Un sodomite de génie, Jean-Baptiste Lully (Robert Amar)

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Cette étude historique intitulée Un sodomite de génie, Jean-Baptiste Lully (1632-1687), par Robert Amar, a paru d’avril à juin 1968 dans trois numéros successifs de la revue homophile Arcadie.

Texte intégral

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UN SODOMITE DE GÉNIE

JEAN-BAPTISTE LULLY


(1632-1687)



par Robert AMAR.




L’homophile se plaît à rappeler le nom et le souvenir des hommes célèbres qui lui ont appartenu, de ceux qui, par leur caractère, leur valeur et leurs œuvres ont enrichi le patrimoine commun de l’humanité, dans les domaines les plus variés, dans tous les temps et dans tous les pays.

Pourquoi faut-il que, dans ce livre d’or, manque généralement un génie incontesté : Jean-Baptiste Lully ?

Probablement parce qu’il est très peu ou mal connu. Ceux qui se sont penchés sur lui ont souvent été trompés par tout ce qui avait circulé, de son vivant, comme médisances et calomnies qu’inspirait la jalousie, sans faire la critique des documents ; elle seule aurait permis d’approcher de la vérité. À cette tâche, un écrivain s’est entièrement consacré, Henry Prunières, et nous a livré, il y a une quarantaine d’années, le fruit de ses recherches, dans des publications devenues introuvables. Grâce à lui, nous pouvons maintenant nous faire une idée assez juste de cette vie et de cette œuvre.

Il m’a semblé opportun de montrer l’homme, le compositeur, l’homophile — on disait de son temps : sodomite. Ils méritent mieux que notre attention : l’admiration que les plus illustres de ses contemporains ne lui ont pas marchandée.


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À Florence, dans le moulin de Lorenzo Lulli au bord de l’Arno, on se réjouissait fort, le 29 novembre 1632, de la naissance d’un fils ; porté aussitôt au baptistère de la Place du Dôme, on le mit sous la protection du patron de la ville en lui donnant le prénom de Jean-Baptiste.

De son enfance on ne sait rien sinon qu’il chantait à Santa Lucia Sulprato, sa paroisse, qu’un vieux moine cordelier lui enseigna la guitare et qu’à la période du Carnaval il se mêlait aux baladins avec beaucoup d’ardeur.

Une circonstance inattendue allait, du jour au lendemain, le faire passer de l’ombre à la lumière. La Duchesse de Montpensier, nièce de Louis XIII, dite Mademoiselle, demanda à son cousin Roger de Lorraine de lui ramener un Italien avec qui elle pourrait converser. En 1646, revenant de guerroyer, il passa à Florence où il avait des relations et choisit — on ne sait comment — le garçon qui n’avait pas quatorze ans. Celui-ci exultait à la pensée de ce départ, qui flattait aussi sa famille. Qu’eût-ce été si, dans une vision prophétique, il avait su que, de là, le destin allait harmonieusement le conduire jusqu’aux cimes ?

La charge, mal rétribuée mais honorifique, était celle de garçon de la Chambre de la princesse. Il avait encore en lui la gaminerie de son âge. Un soir d’été, dans son jardin des Tuileries, elle remarqua un socle demeuré vide et dit qu’il faudrait songer à y mettre quelque statue. Le soir suivant, se promenant après souper avec deux amies, elle aperçut de loin, sur le même socle, une statue qui lui parut être celle d’un berger ou d’un faune nu, jouant de la flûte. Surprise, tandis qu’elle demandait qui avait sitôt exaucé son vœu, la statue sautait à terre, fuyant à toutes jambes à travers les allées.

Mademoiselle, informée de ses dons de musicien, favorisa son éducation. Lui, ébloui par la vie des artistes qui s’écoulait autour de lui parmi les adulations, progressait rapidement. Il eût des occasions de s’introduire au Louvre et d’y faire la connaissance de quelques-uns de ses compatriotes en place ; ils furent frappés de ses talents de danseur et de virtuose. Moins de quatre ans après son arrivée, il était le chef d’une bande de six violons qui faisait le régal des invités.

La politique qui aurait pu ruiner son ambition allait au contraire la servir. Mademoiselle avait pris le parti de la Fronde ; elle finit par être exilée sur sa terre de Saint-Fargeau. Lui ne voulut pas demeurer à la campagne, dans un vieux château délabré, privé de l’ambiance brillante qu’il avait connue et demanda son congé. Il se mit en route vers la capitale, ne possédant que quinze écus et son violon ; en réalité, riche de ses vingt ans, de sa jeune réputation et des trois clés de la réussite : science, patience, habileté.


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Voltaire écrit de Louis XIV : « Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne mais c’est lui qui les faisait ».

Rien de plus exact : avec une intuition sans défaut il sut toujours choisir et soutenir ceux qui devaient servir ses desseins et concourir au rayonnement de sa gloire.

Après la peinture et la sculpture, les sciences, dont il créa les Académies, et la tapisserie pour laquelle il fonda la Manufacture des Gobelins, il jugea indispensable d’organiser la musique. Sa place était grande à la Cour : à la messe, aux fêtes champêtres et nautiques, à la chasse, aux soupers, aux bals, aux soirées, nécessitant des formations spécialisées suivant ces besoins multiples. Mais qui sera l’ordonnateur de cet immense domaine ?

Le 23 février 1653, trois mois après qu’il eût quitté Mademoiselle, on voit paraître notre jeune artiste, à Versailles, dans le fameux Ballet de la Nuit, tenant plusieurs rôles, amusant tout le monde par son jeu et ses pitreries. Le souverain — il a cinq ans de moins que lui — manifeste sa satisfaction et lui dit : « J’espère, Baptiste, que vous n’aurez pas à regretter, ici, votre service auprès de ma belle cousine ». Il le veut désormais à son côté, comme partenaire attitré dans les ballets et les mascarades, un partenaire qui s’ingénie à lui épargner la moindre erreur, le maintenant dans la cadence par de discrets battements de pieds et s’effaçant pour lui permettre de mieux paraître. Le temps viendra vite où il le consultera à propos de toute danse, de toute musique, de toute festivité. La faveur royale lui est désormais acquise : il n’est que de la conserver et de la mériter toujours davantage ; ce sera, jusqu’à son dernier souffle, son souci et sa loi.

Un mois ne s’était pas écoulé depuis la représentation du Ballet de la Nuit qu’il est choisi, le titulaire, Lazarini, venant de mourir, pour la charge enviée de Compositeur de la musique instrumentale. Son prédécesseur lui avait prédit : « Si vous entrez un jour à la Cour, vous devrez votre fortune, premièrement à vos jambes, puis à vos bras, enfin à votre tête » ; ce qui se réalisa à la lettre, puisqu’il se fit remarquer successivement comme danseur, joueur de violon et compositeur.

Il fut bientôt autorisé à fonder la Bande des Petits Violons, avec vingt exécutants, qui ne tarda pas à surpasser la Grande Bande, pourtant renommée.

Avec eux, il part, au milieu d’un éblouissant cortège, pour rehausser l’éclat des fêtes et de la cérémonie du mariage du roi avec l’Infante d’Espagne à Saint-Jean-de-Luz.

Encouragé par Colbert, le souverain le nomme, en 1661, Surintendant de la Musique, sur laquelle il va, dès lors, régner sans contrôle et sans limite ; il n’a que vingt-neuf ans et il est encore italien. Mais comme il serait délicat pour un étranger d’avoir autorité sur des Français de qualité, des « lettres de naturalité » lui sont remises, rédigées en termes très élogieux. Remarquons qu’il n’attendit pas ce brevet pour orthographier son nom avec un y, il l’avait employé depuis son arrivée dans notre pays.

Les occasions l’amenèrent peu à peu à écrire des danses, des récitatifs et des airs pour les ballets ; désormais, ceux-ci, tels La Raillerie, L’Impatience, Les Arts, Les Muses, La Naissance de Vénus, seront composés par lui seul.

Voici qu’une nouvelle voie s’ouvre à lui. Au lieu de ces ballets dont la danse réunissait des scènes sans presque de lien entre elles, Molière lui demande de mettre en musique des comédies-ballets et des pastorales. Leur collaboration nous donne le Mariage forcé, L’Amour Médecin, La Pastorale Comique, Le Sicilien, Georges Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois Gentilhomme, Les Amants Magnifiques, qui sont restés au répertoire de notre Théâtre Français.

Tandis que Baptiste — ainsi l’appelait-on couramment — progressait chaque jour dans le métier de compositeur (pour combler ses lacunes, il s’était mis à l’école de trois maîtres sans génie mais qui lui enseignaient une bonne technique), un fait, petit en apparence, allait avoir une importance capitale dans l’histoire de l’Art.

Cambert, un musicien, et Perrin, un poète, associés avec deux aventuriers, avaient obtenu, en 1669, la permission d’établir à Paris un théâtre où l’on représenterait des opéras, comme cela existait en Italie. Lully ne croyait pas que notre public s’intéresserait à une action chantée d’un bout à l’autre mais il changea promptement d’avis. Les démêlés entre les associés, leurs malversations puis leur faillite vinrent à point pour le servir. Perrin était en prison ; il se vit proposer le rachat du privilège en échange du désintéressement des créanciers et du versement d’une pension à vie. L’affaire fut conclue ainsi, à la satisfaction commune. Et le 13 mars 1672, le roi accordait à Lully des lettres patentes pour le privilège exclusif de l’Opéra, lui donnant un pouvoir souverain sur tous les musiciens de France et pour toutes les formes d’harmonie ; il était interdit de faire chanter une œuvre musicale sans sa permission écrite et tout théâtre utilisant plus de deux musiciens lui devait une redevance. Les oppositions furent véhémentes. Molière, au nom des comédiens, obtint seulement que de deux, le nombre maximum des musiciens soit porté à six. Quant aux instrumentistes, leurs plaintes restèrent vaines. Colbert, à qui ils montraient quelle misère allait être la leur, devant l’opulence du « privilégié », leur répondit : « Je voudrais que Lully gagnât un million à faire des opéras afin que l’exemple d’un homme qui aurait fait une telle fortune à composer de la musique, engageât tous les autres musiciens à faire tous leurs efforts pour parvenir au même point que lui ». À quoi, quelqu’un osa répliquer que s’il y avait en France à la fois deux Baptiste, il faudrait bien que l’un des deux mourût de faim puisque l’autre avait seul le pouvoir de faire entendre ses œuvres.

Un arrêt du Parlement, en date du 27 juin suivant, ordonna l’enregistrement des lettres patentes : la partie était gagnée. Un an après (27 avril 1673) est joué le premier opéra français : il comporte un puissant prologue, cinq actes et une intrigue tragique, c’est Cadmus et Hermione.

Le roi, venu tout exprès à Paris, avec sa famille, constate que c’est un succès complet. Dès le lendemain, il accorde à son auteur la jouissance gratuite de la salle du Palais-Royal — qui sera aménagée et embellie par sa cassette — salle que la mort de Molière, survenue quelques semaines avant, rendait libre.


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Penchons nous maintenant sur le compositeur.

Son œuvre est considérable ; outre diverses danses, des airs de trompette, des symphonies et des trios pour les petits concerts du soir, elle comprend : 19 ballets, 12 comédies-ballets et pastorales, 16 opéras et 23 motets. Pour la petite histoire, ajoutons parce qu’il eut une singulière fortune, l’hymne, composé à la demande de Mme de Maintenon, qui fut chanté par les demoiselles de Saint-Cyr à l’entrée du souverain dans leur chapelle ; les premiers mots étaient : « Grand Dieu, sauvez le roi ». Haendel entendit ce cantique à Versailles, en nota la musique et alla l’offrir au roi Georges Ier d’Angleterre, en oubliant simplement de dire qui en était l’auteur : il devint le God Save the King.

Le librettiste fut, pour presque tous les opéras, Quinault dont les vers savent exprimer, dans une langue pure, les passions tendres et peindre le cœur humain. Le mépris jeté par Boileau sur

« Ces lieux communs de morale lubrique
Que Lully réchauffe des sons de sa musique »


provoqué par ce passage d’Atys :

« Il faut souvent, pour être heureux,
Qu’il en coûte un peu d’innocence »


ne pèse pas d’un grand poids à côté des jugements contraires de La Bruyère et de Voltaire. Et l’on peut sourire de l’entendre demander au placeur : « Mettez-moi dans un endroit où je n’entende pas les paroles ; j’estime fort la musique mais je méprise souverainement les vers ».

Quinault imaginait des sujets mythologiques où le merveilleux de légende permettait le grandiose et les proposait au roi qui fixait son choix. Après quoi, le musicien divisait la matière en actes et en scènes ; le librettiste n’avait plus qu’à broder des vers appropriés qu’il soumettait à l’Académie Française, dont il était membre. Le texte revenait alors au compositeur qui entreprenait un travail de révision, ajoutant ou retranchant. Dans Phaéton des scènes entières furent changées vingt fois.

Nés de cette collaboration, citons, parmi d’autres, ces opéras : Alceste, Thésée, Isis, Proserpine, Persée, Amadis, Roland et Armide.

Régulièrement, chaque année, un opéra paraissait dont la composition musicale demandait trois mois. Chacun forme un ensemble dont on ne peut détacher ni un air ni un chœur, les éléments étant agencés en fonction d’une action déterminée. La majesté et le plaisir chers au souverain y sont exaltés : on y trouve le magnifique symbole de la grandeur de Versailles.

Des esprits logiciens, tels La Bruyère et Boileau, pouvaient considérer comme faux un genre où l’on voyait des personnages se raconter leurs passions en chantant, le public ne les suivait pas. Les représentations à la Cour comme à la ville remportèrent toujours un grand succès. Mme de Sévigné — bon juge — manifesta son sentiment à plusieurs reprises : « l’opéra (Alceste) est un prodige de beauté ; il y a des endroits de la musique qui ont monté mes larmes ; je ne suis pas seule à ne les pouvoir soutenir, l’âme de Mme de La Fayette en est alarmée » et, à propos du Miserere : « Je ne crois pas qu’il y ait d’autre musique dans les cieux ».

Le peuple, lui, n’était pas moins enthousiaste ; certains de ses airs étaient chantés par toutes les cuisinières de France, dans les rues et sur le Pont Neuf : il y faisait quelquefois arrêter son carrosse pour donner, à l’interprète, le mouvement juste.

Dans les cahiers manuscrits, où les amateurs du temps notaient leurs chants favoris, on trouve les siens, en majorité.

La fermeté et la concision, la grâce et la précision de la ligne mélodique, la simplicité du contrepoint caractérisent son style. Il excelle dans les ouvertures, ces morceaux d’apparat dressés en tête des tragédies lyriques (leur coupe adagio-allegro-adagio sera définie comme ouvertures à la française), dans les airs de danse et dans les symphonies descriptives qui reflètent son sentiment de la nature ; il sait aussi nous restituer le mystère de la magie et du surnaturel.

La science des effets oppose les passages de bouffonnerie aux récitatifs et aux motifs chargés d’intensité dramatique. Il réalise avec aisance la fusion de la poésie et de la musique, s’élevant souvent jusqu’au sublime comme Vauvenargues le constate. Sa faculté d’invention est remarquable : rythmes et mélodies naissent en lui en toutes circonstances, la nuit comme le jour et il les note aussitôt. Elle ne connaîtra pas de déclin. Sa dernière composition, la Pastorale d’Acis et Galathée, donnée au Château d’Anet, en présence du Dauphin, est toute empreinte de fraîcheur, de gaieté et de jeunesse.

Il fut un novateur ; ses harmonies et son instrumentation ont passé pour révolutionnaires alors qu’aujourd’hui la sobriété voulue de ses moyens n’est plus comprise. Ses effets rares et sans excès distribués avec un art savant ont perdu de leur portée, surtout depuis l’avènement du romantisme en musique. On le redécouvrira car il est injustement délaissé.

De son vivant, on le jouait dans nos grandes villes aussi bien qu’en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Italie.

Venus de plusieurs pays pour recevoir son enseignement, ses disciples contribuèrent à diffuser ses idées et ses œuvres ; on a pu affirmer qu’il n’y a personne, dans toute notre histoire, qui ait exercé sur la musique européenne une emprise plus pénétrante et plus durable.

À sa mort, les regrets s’exprimèrent de toutes les façons et jusqu’en de naïfs couplets :

Quelle pitié que l’Opéra
Depuis qu’on a perdu Baptiste !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Baptiste est mort
Adieu la symphonie !
La musique est finie,
Déplorons son sort.


Jusqu’à l’apparition de Rameau au théâtre (1733) on resta convaincu qu’il était irremplaçable et pendant trois quarts de siècle, on le joua fréquemment.

Sa réussite, il faut le souligner, elle est due, pour une bonne part, à l’approbation et au soutien de Louis XIV, sur lequel la France et l’Europe avaient les yeux fixés.

L’abbé Lully, en lui offrant, en 1708, la partition gravée d’Alceste — deuxième opéra de son père — pouvait écrire en toute vérité : « …le public, peu accoutumé encore à la Musique de Théâtre, hésita sur le jugement qu’il devoit porter de celle-ci. Mais le goust de Votre Majesté fut sa loy et le détermina aux applaudissements que cet ouvrage a toujours reçu dans la suite ; peut-être sans cela n’en seroit-il plus parti aucun de la main d’un auteur découragé, et l’on conviendra aisément aujourd’hui de ce que l’on y eût perdu et par conséquent de ce que l’on doit aux lumières et au discernement de Votre Majesté ».




Observons le maître de ce vaste domaine qu’est l’Académie Royale de Musique où son activité tient du prodige.

Directeur de théâtre, directeur de scène, chef d’orchestre, il voit tout et règle tout par lui-même. L’opéra doit tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement : on imagine combien cet impératif demandait d’imagination, d’attention et d’efforts.

Exigeant mais juste, il était, craint et respecté, à l’abri des récriminations et des conspirations si fréquentes chez les artistes. Il distribuait les rôles dans l’intérêt du spectacle, insensible à toute autre considération, chaque chef d’emploi étant pourvu de doublure pour le cas d’empêchement.

Solistes, chœurs, orchestre, corps de ballet, tout était à créer : tâche énorme à laquelle il se donna à plein.

L’orchestre se composait de quarante à quarante cinq exécutants et avait pour base le quintette à cordes ; il comportait aussi : clavecin, théorbes, flûtes, hautbois, bassons, trompettes et timbales. Il avait banni pour la tragédie lyrique certains instruments pittoresques tels que le tambour de basque, les castagnettes, la musette et la guitare qu’il avait employés dans ses ballets.

Il eût le mérite de former les plus illustres chanteurs de son époque et même de les découvrir (tel Duménil, le plus célèbre ténor du XVIIIe siècle, qui n’était — au départ — qu’un garçon de cuisine). Ceux qui furent à son école devinrent d’excellents tragédiens car il les avait obligés à dire les récitatifs d’une manière vive et naturelle.

Il leur apprenait leur rôle, geste par geste, leur enseignait à entrer, à marcher et comment participer à l’action. Il veillait à ce que chaque syllabe soit bien articulée, que le ton soit soutenu, surtout aux finales, et que l’accent soit mis sur la passion.

Quant aux musiciens, il était intransigeant sur l’exécution, les fioritures étant proscrites : ils devaient jouer la partition et rien d’autre. Ajouter ou omettre une note, déplacer un seul ton étaient des fautes graves. Il suivait toutes les répétitions et avait l’oreille si fine que, du fond de la salle, si un violon jouait faux, il bondissait sur le coupable, saisissant parfois son instrument et le lui brisait sur le dos, quitte à lui en payer trois fois la valeur. Il lui arriva de faire donner, à ses frais, des leçons particulières pour parfaire une éducation musicale. Sa sévérité, en éliminant les médiocres, fit que, seuls, les virtuoses restèrent. Pour les danseurs, il imaginait des entrées et des pas d’expression, joignant l’exemple au précepte.

Il réalisa la mise en scène avec les ingénieurs chargés des machines ; on vit des prodiges de magnificence avec des transformations continuelles : chars aériens, apparitions infernales, un Etna crachant des flammes, etc… Les indications des livrets et les chroniques de l’époque montrent qu’on ne fera jamais mieux, même de nos jours.

La charge matérielle de l’administration lui incomba jusqu’à ce qu’il put s’en décharger sur son gendre, Nicolas de Francini.

Un tel rassemblement d’artistes dans des œuvres d’une rare qualité assuraient à l’Opéra une vogue constante. La Fontaine témoigne de cet engouement :

Il a l’or de l’abbé, du brave, du commis,
La coquette s’y fait mener par ses amis
L’officier, le marchand sur son rôti retranche
Pour y pouvoir porter tout son gain, le dimanche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les jours de l’opéra, de l’un à l’autre bout,
Saint-Honoré rempli de carrosses partout
Voit, malgré la misère à tous états commune,
Que l’Opéra tout seul fait très bonne fortune.


On jouait le mardi, le vendredi et le dimanche — également le jeudi lorsqu’il y avait une œuvre nouvelle. Malgré les prix élevés, toutes les places étaient occupées. On payait un louis pour les premières loges, un demi-louis pour les secondes et trente sols pour les autres. L’amphithéâtre n’étant pas éclairé était fort recherché des amoureux. Aux troisièmes loges, sans séparations, on pouvait se promener : plus que pour le spectacle, on y allait pour faire des rencontres.

Les gentilshommes, eux, avaient l’habitude d’occuper des tabourets sur la scène elle-même, usage que le Surintendant voulait abolir. Il dut transiger et établir des loges des deux côtés de la scène, que le rideau, en se baissant, séparait de la salle. Ainsi, dans les entractes, avait-on toute facilité pour conter fleurette aux artistes. Bien qu’à deux louis d’or, ces places, où on entendait fort mal et où on ne voyait pas grand chose, étaient toujours louées ; on les rechercha encore plus lorsque les danseuses firent leur entrée sur le plateau — pour la première fois dans le Triomphe de l’Amour — jusque là les emplois étaient tenus par des hommes accoutrés en femmes.

À une reprise du Bourgeois Gentilhomme, en 1681, Lully joua le rôle du Mufti, avec un tel entrain qu’il tomba dans un clavecin de l’orchestre, le défonçant dans un fracas terrible. On en rit beaucoup et le roi aussi. Saisissant l’occasion au bond, il lui déclara qu’après avoir joué ce rôle burlesque, il n’oserait pas solliciter la fonction de Conseiller-Secrétaire car ses collègues ne voudraient pas le recevoir. « Comment, répliqua le Monarque, ce sera bien de l’honneur pour eux ; allez voir, de ma part, Monsieur le Chancelier ». Cette dignité brillait au sommet de la hiérarchie, conférant la noblesse et le titre d’écuyer. La procédure, y compris l’enquête nécessaire de « bonne vie et mœurs », fut expédiée en quelques jours par Le Tellier et le candidat reçu en la Salle du Conseil. Après avoir remercié l’Assemblée, il lui offrit un magnifique repas et la conduisit à l’Opéra où l’on n’avait jamais vu leurs manteaux noirs et leurs bonnets de castor.

Pour armes, il prit ce blason : d’azur à une épée d’argent et poignée d’or posée en pal, la pointe en bas, autour de laquelle est entortillé un serpent de sinople, langue de gueules et une bande d’or, chargée à son extrémité de deux roses de gueules brochées sur le tout.

Cette promotion fit du bruit et provoqua dans le Mercure cette note, probablement inspirée de haut : « Quand on possède un bel art dans le suprême degré, qu’on ajoute à la nature et qu’on la perfectionne, il n’est point de dignité où l’on ne puisse se voir élevé ».


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Le moment est venu d’esquisser son portrait.

Au physique, un homme de taille moyenne, avec un visage au teint basané, à l’expression très mobile, un front haut coupé de rides, des cheveux noirs, des yeux pétillants de malice sous des sourcils en broussailles, un nez fort, des lèvres épaisses, un cou massif reposant sur de larges épaules : ainsi nous le montrent sculpteurs et graveurs de son temps.

Au moral, un honnête homme, parti de rien et arrivé au sommet par ses dons et une volonté tenace, dont la vie fut abrégée par les excès du travail et du plaisir.

Sans orgueil, mais connaissant sa valeur, il n’admettait pas qu’on cherchât à rivaliser avec lui et à lui disputer la suprématie, défendant ses privilèges avec férocité. Ses démêlés avec Marc-Antoine Charpentier, grand musicien et sodomite comme lui, en témoignent. Il aurait tué, avouait-il, quiconque lui aurait dit que sa musique ne valait rien.

Toujours en mouvement, il étonnait par son esprit prompt et hardi ; sa conversation était émaillée de réflexions plaisantes et il savait tirer des effets comiques de ce qui lui restait d’accent italien. Il aimait la table et le vin ; les joyeuses et libertines réunions d’amis faisaient diversion à son dur labeur. Voltaire raconte (le mot s’expliquera mieux par ce que nous dirons plus loin) qu’un jour, il dit à un page pendant que le tonnerre grondait : « Mon ami, fais le signe de la croix car tu vois bien que j’ai les deux mains occupées ».

Il aimait vivre dans un décor harmonieux et avait le goût du luxe ; on voyait chez lui de beaux meubles, des pièces d’orfèvrerie, des tableaux, le tout éclairé par de grands lustres de cristal. Il ne cherchait pas à éblouir et ne gaspillait pas son argent ; il recevait beaucoup mais sans profusion de mets, ne voulant pas, disait-il, ressembler à ceux qui font des repas de noces chaque fois qu’ils traitent une personne de qualité.

Il était partout à son aise, avec les grands seigneurs comme avec les derniers de ses musiciens, sans bassesse avec les premiers, sans hauteur avec les autres.

Bon courtisan, mais sans platitude, il ne manquait pas les occasions de célébrer les événements du règne : pour la naissance du Duc de Bourgogne, par exemple, il offrit au peuple de Paris une représentation gratuite de Persée tandis qu’une fontaine de vin coulait toute la nuit.

Dans le privé, il avait une tenue assez négligée, ses vêtements étaient couverts de taches de tabac car il ne cessait de priser. Pour paraître au dehors, il avait une riche garde-robe.

Bourgeois et bohème, brusque et courtois, il avait meilleur cœur qu’on ne l’a dit ; il savait rendre service et être généreux, nous en avons bien des preuves. Mais il avait le sens des affaires : c’était un partenaire redoutable qui allait jusqu’au bout de son droit. La légende l’a noirci ; est-ce étonnant si l’envie et la malveillance l’entourèrent toujours, dès lors qu’il avait la faveur royale, la renommée, la richesse et aussi des mœurs réprouvées ?

Il se montra spéculateur avisé. En 1670, il achetait à Paris deux terrains à l’angle de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits Champs ; sur l’un, il se fait construire un hôtel par Gittard dont on peut encore admirer la belle façade avec un haut relief et dix mascarons, sur l’autre une maison de rapport, pour lesquels Molière lui consentit un prêt de 11 000 livres. En 1682, il devenait propriétaire d’une confortable demeure avec dépendances et jardin à la Ville l’Évêque, où il va habiter dès l’année suivante (actuellement le 28 de la rue Boissy d’Anglas).

Il s’occupait lui-même de tout : négociant les achats de terrains, concluant les marchés, dirigeant les constructions. Sa fortune patiemment édifiée venait du produit de ses charges, des recettes de l’Opéra, des redevances des concerts et académies de province, des dons extraordinaires du roi.

À sa mort, il laissait cinq immeubles à Paris, deux maisons de campagne à Sèvres et à Puteaux, des perles, des diamants et autres pierres précieuses, des sacs remplis de louis d’or et de doublons d’Espagne, des œuvres d’art, de l’argenterie, le tout évalué au total considérable d’un million de livres. Toute tentative de conversion en francs actuels est très délicate pour diverses raisons, mais on peut penser qu’avec les revenus d’un million de livres, on menait alors à peu près le train de vie que mènerait aujourd’hui le possesseur d’une fortune de vingt à trente millions de nos francs.


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Il semble que, de tout temps, Lully ait été adonné à la sodomie qui fleurissait particulièrement dans son pays natal. Le Président de Brosses s’illusionnait en pensant que l’habitude d’utiliser des castrats sur les théâtres pour représenter les rôles de femmes y était pour quelque chose : « habillés en filles, avec des hanches, de la croupe, de la gorge, le cou rond et potelé, on les prendrait pour de véritables filles… on prétend même que les gens du pays s’y trompent parfois jusqu’au bout ».

En France, les goûts de Baptiste étaient connus de tous car ses ennemis ne manquaient pas une occasion de les proclamer. Il faisait partie d’un groupe assez discret qui comptait parmi ses membres les plus marquants : les deux Vendôme (demi-frères bâtards de Louis XIII), le Chevalier de Lorraine, le Comte de Fiesque, Campistron, maints poètes et musiciens. En public, beaucoup prenaient le masque de la piété et, comme lui, se rendaient en famille à la messe dominicale.

Le roi eut toujours horreur des sodomites ; il n’ignorait certes pas ce que les pamphlets, souvent violents, voire grossiers, répandaient sur son compte mais, malgré quelques menaces verbales, il lui pardonnait. C’est qu’il se retrouvait et s’admirait dans sa musique, avec ses apothéoses et ses sonorités de triomphe, dans ces héros de la mythologie qui bravent les périls, anéantissent leurs ennemis et terrassent les monstres.

Tout à l’opposé de la réprobation, il le couvrit d’une faveur insigne et constante, que ne connut jamais aucun des hommes qui illustrèrent son règne, parce qu’il était indispensable à ses desseins et à son rayonnement.

Peut-être pour donner le change sur sa vraie nature, peut-être pour connaître un havre de paix entre les orages de ses passions, Lully consent au mariage. L’élue est Madeleine Lambert, fille unique du Maître de musique de la Chambre, venue avec 20 000 livres de dot et la promesse de succession de la charge paternelle. Dans le contrat qui porte les signatures de la famille royale, il s’attribue le titre d’« escuyer, fils de Laurent de Lulli, gentilhomme florentin et de défunte damoiselle Catherine del Sarta » ; la cérémonie se déroula, en l’église Saint-Eustache, le 24 juillet 1662.

L’époux paraîtrait exemplaire si l’on considérait seulement la naissance, au cours des six années suivantes, de trois garçons et de trois filles. En réalité, sa femme ne tenait pas une grande place dans son cœur, mais il l’avait en vive estime et la jugeait prudente et de bon conseil. Elle ne prit pas aisément son parti de ses fréquentations masculines — car elle était très amoureuse de lui et le resta toute sa vie — mais elle cessa de se montrer jalouse, se résignant à son rôle de bonne ménagère et d’éducatrice ; point mondaine, elle préférait rester chez elle que de paraître à la Cour.

À la naissance de son fils aîné, Louis, le roi avait déclaré qu’il serait son parrain de baptême. Mais les années passaient : le nouveau-né avait maintenant treize ans et le sacrement ne lui avait pas encore été conféré. Enfin, la cérémonie eut lieu, en grande pompe, à Fontainebleau, le Cardinal de Bouillon, grand aumônier de France, officiant comme pour un prince du sang. On y chanta le Te Deum, composé spécialement par le Surintendant. Le baptisé ne devait pas répondre à tant d’honneurs ; il donna, par la suite, grand souci à son père par ses dissipations et ses dettes, au point qu’il dut l’enfermer à Charenton, chez les religieux de la Charité, et fut bien près d’être déshérité.




Vers la fin de 1672, éclata un scandale retentissant mettant en émoi la Cour et le monde de Sodome qui croissait en nombre et en audace. Le roi, malgré son aversion pour lui, était bien gêné pour agir car le plus haut adhérent de la secte était le premier seigneur de France, Monsieur, son propre frère. Néanmoins il résolut de faire un exemple. La victime fut un jeune bourgeois, riche et raffiné, Chausson, qui donnait à ses amis — dont Lully était — des fêtes inspirées de la Rome de la décadence. Saint-Pavin ironisait sur sa jalousie :

Si, quand ton page donne à boire
On jette l’œil sur sa beauté,
Aussitôt dans une humeur noire,
Tu nous regardes de côté ;
Est-ce une chose criminelle
Pour nous traiter de la façon,
La nature nous défend-elle
De regarder un beau garçon ?
Crois-moi, sois désormais plus sage
Et quand tu fais goûter tes vins,
Si tu ne veux souffrir qu’on regarde ton page
Donne à diner aux Quinze-Vingts.


Chausson, dénoncé par les dévots, fut surpris la nuit, par la police, en compagnie d’un page, de famille noble, qui appartenait au Prince de Conti. Conduit à Saint- Lazare, le page fut durement fustigé.

Quant à son complice, il fut condamné à être pendu et brûlé en Place de Grève. La mort était, en effet, selon la loi héritée du Bas-empire romain, la peine prévue pour la sodomie mais on ne l’appliquait pratiquement qu’aux cas de flagrant délit ou de dénonciation fondée, encore l’entourage des rois en était-il excepté ; le fabuliste l’a dit :

Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


Monsieur, Philippe d’Orléans, veuf d’Henriette d’Angleterre, remarié à Charlotte de Bavière, dite Princesse Palatine, était intouchable.

Elle nous fait, à son sujet, cette pittoresque confidence : « Monsieur a toujours fait le dévot. Il m’a fait rire une fois de bon cœur. Il apportait toujours au lit un chapelet d’où pendait une quantité de médailles, et qui lui servait à faire ses prières avant de s’endormir. Quand cela était fini, j’entendais un gros fracas causé par les médailles comme s’il les promenait sous la couverture. Je lui dis : « Dieu me pardonne mais je soupçonne que vous faites promener vos reliques et vos images de la Vierge dans un pays qui leur est inconnu ».

Monsieur répondit : « Taisez-vous, dormez ; vous ne savez ce que vous dites ». Une nuit, je me levai doucement, je plaçai la lumière de manière à éclairer tout le lit, et au moment où il promenait ses médailles sous la couverture, je le saisis par le bras, et lui dis en riant : « Pour le coup, vous ne sauriez plus nier ». Monsieur se mit aussitôt à rire, et dit : « Vous qui avez été huguenote, vous ne savez pas le pouvoir des reliques et des images de la Sainte Vierge. Elles garantissent de tout mal les parties qu’on en frotte ». Je répondis : « Je vous demande pardon, Monsieur, mais vous ne me persuaderez point que c’est honorer la Vierge que de promener son image sur les parties destinées à ôter la virginité ». Monsieur ne put alors s’empêcher de rire et me dit : « Je vous en prie, ne le dites à personne ».

Parlant de la sodomie en général, elle écrit : « Ceux qui s’adonnent à ce vice et qui croient dans la Sainte Écriture, s’imaginent que c’était seulement un péché lorsqu’il y avait peu de gens dans le monde, et qu’on était ainsi coupable en empêchant qu’il ne se peuplât ; mais depuis que toute la terre est peuplée, ils ne regardent plus cela que comme un divertissement ; on évite cependant, autant que possible, d’être accusé de ces vices parmi le peuple ; mais entre gens de qualité, on en parle publiquement ; on regarde comme une gentillesse de dire que, depuis Sodome et Gomorrhe, le Seigneur n’a puni personne pour ces méfaits. Vous me trouvez savante sur ce texte ; j’en ai maintes fois entendu parler depuis que je suis en France ».

L’affaire Chausson venait à point pour reprendre les attaques contre le surintendant : on n’y manqua pas, comme le montrent parmi d’autres, ces trois courtes pièces :

Tous ses voisins l’ont en horreur
Et ne le souffrent qu’avec peine,
Si fort ces pauvres gens ont peur
Que leurs enfants il ne surprenne.
Un d’eux disait l’autre semaine
À son fils qui sortait matin :
Mon cher fils, Dieu te ramène
Dieu te garde du Florentin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il sera sourd à la trompette
Lully au jour du jugement
Il faudra qu’un jeune ange p…
Pour le tirer du monument.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un jour l’Amour dit à sa mère :
Pourquoi ne suis-je pas vêtu ?
Si Baptiste me voit tout nu
C’en est fait de mon derrière.


*
*   *


Pendant trois ans, le procès que Lully intenta à un certain Guichard, coupable de méfaits en tous genres, ambitionnant la direction de l’Académie royale, tint l’opinion publique en haleine. La maîtresse de cet individu, Marie Aubry, qui chantait à l’Opéra, était venue l’informer que son amant avait décidé, avec l’aide de son frère Sébastien Aubry, de l’empoisonner avec du tabac mêlé d’arsenic qu’il prendrait dans la tabatière qu’on lui tendrait : toutes les dispositions, disait-elle, étaient déjà prises. Sur le conseil du roi, plainte est déposée contre Guichard qui est écroué. Cette affaire, née peut-être d’une vengeance de femme, est très obscure et embrouillée, un vrai mélodrame. Mémoires et conclusions sont brandies par les avocats des deux parties qui se traînent mutuellement dans la boue.

Le 17 septembre 1676, une sentence déclare le prévenu convaincu d’avoir formé le projet d’empoisonnement et le condamne à l’amende et aux dommages-intérêts.

Mais, en appel, devant la Chambre de la Tournelle, revirement complet ; Guichard est acquitté, le plaignant, condamné aux frais du procès tandis que Sébastien Aubry, acquitté d’abord, est frappé de neuf ans de bannissement. On ne comprend pas et le malaise est général. Mais ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’un jugement montre de l’incohérence.

Au cours du procès — bien que ce fût hors du sujet — l’accusé n’avait pas manqué de s’étendre sur les mœurs de son adversaire.

Celui-ci, en juin 1674, pour fêter la conquête de la Franche-Comté avait fait tirer un feu d’artifice devant sa maison. Sur la façade une machine représentait le coq gaulois et le lion d’Autriche. Le coq devait mettre le feu à la queue du lion mais il tourna sur lui-même et, une averse étant tombée, les fusées ratèrent. D’où ce couplet attribué à Guichard :

Quitte, Baptiste, le caprice
D’entendre si mal à propos
De faire des feux d’artifice.
Tu n’es bon qu’au feu de fagots ;
Ton coq a tourné le derrière
Si tost qu’il a veu le lion.
Quelle autre chose eût-il pu faire
Étant un coq de ta façon.


Besoin d’abuser l’opinion publique ou fantaisie sans importance, Baptiste afficha une liaison avec la petite Certain : quinze ans, jouant du clavecin et chantant à ravir, plus de talent et de beauté que de vertu. C’était sa mère qui dirigeait ses lucratives amours. Cela eût pu rester une farce ; nous verrons bientôt qu’elle faillit se terminer en drame.

Il faisait aussi le galant près de la vieille maréchale de la Ferté, il écrivait des vers tendres, voire brûlants, à ses interprètes, Marthe Le Rochois et Fanchon Moreau, mais cela n’allait pas loin et personne ne croyait à sa conversion.


*
*   *


Dans son sermon de la Noël 1684, le Père Bourdaloue, prédicateur de la Cour, dénonça avec rigueur l’hérésie sexuelle et pressait le souverain d’agir : « De ces monstres que Votre Majesté poursuit… il en reste encore, Sire, qui demandent votre zèle et tout votre zèle. L’Écriture me défend de les nommer mais il suffit que Votre Majesté les connaisse et qu’Elle les déteste… Quand Elle voudra, ces vices honteux au nom chrétien cesseront d’outrager Dieu et de scandaliser les hommes ».

Louis XIV, encouragé sans doute par la dévote Mme de Maintenon, se décide à sévir. Il commence par mander Monsieur, son frère, mais ne fait nulle allusion à ses débauches, se contentant de lui faire remarquer que ses domestiques méritent le bûcher.

Dans le même temps, il est informé par le Lieutenant de police de l’existence d’une société secrète de sodomites (autre que celle à laquelle appartenait le Surintendant) comprenant, notamment, le Duc de Grammont, le Chevalier de Tilladet, le Marquis de Biran, le Comte de Tallard ; il faut prêter serment de n’avoir aucun rapport avec le beau sexe et porter, sous le vêtement, un insigne d’or où est représenté un homme foulant une femme aux pieds « à l’exemple de la Croix de Saint-Michel où l’on voit qu’il fait de même avec le démon ». Leur débauche s’exerce dans une maison de campagne. Ils font chaque jour des conversions et reçoivent suivant leur cérémonial abominable qui comporte, en particulier, la « visite » des impétrants par un des quatre grands prieurs. Tout dernièrement sont entrés dans leurs rangs le jeune Prince de Conti et le Comte de Vermandois, le propre fils du souverain et de Mlle de la Vallière qui avait seize ans.

La colère secoue le roi ; il décide, sans délai, de décapiter la secte maudite : pour tous les chefs, l’exil, pour Conti, la résidence forcée à Chantilly, pour son fils tendrement aimé, le fouet en sa présence.

La jeune Certain n’était pour Lully qu’une maîtresse de façade mais sa cupide mère exigeait que ce rôle lui rapportât toujours davantage. Les discussions étaient entre eux fréquentes et violentes : elles finirent mal. Profitant de l’ambiance de proscription, elle osa écrire une lettre au roi pour lui révéler que son compositeur se livrait à son vice, dans sa propre maison, au su de sa femme et de ses enfants, avec le page Brunet qu’il logeait chez lui. (Sa charge lui permettait d’avoir un page nourri et couché aux frais du Trésor).

L’épouse avait pris l’habitude de voir se succéder sous son toit des garçons trop jolis et avait fini par se résigner. Avant celui-ci, il y avait eu un certain Lafarge, mais comme il le trompait ouvertement, il l’avait chassé avec une chanson qui finissait ainsi :

J’abandonne ta beauté
À notre communauté.


Le petit Brunet, plus ravissant que Cupidon, chantait à merveille et son maître, qui avait alors cinquante trois ans, était follement amoureux de lui.

Sa Majesté fait venir le Lieutenant de police, M. de Seignelay, pour lui donner ses ordres. Deux sergents arrivent chez Lully et somment sa femme, seule à la maison, de leur livrer le page ; force est d’obéir. Le pauvre est conduit chez les Pères de Saint-Lazare et fouetté sans pitié. Point habitué à un pareil traitement, il s’engage à nommer ses complices si on cesse de le torturer. Il parla des assemblées de sodomites auxquelles il avait assisté et nomma tant de grands seigneurs que M. de Seignelay l’engagea à se taire.

Ce qui devait sauver les deux coupables d’une situation fort dangereuse, c’est que le propre fils du Lieutenant de police se trouvait parmi les plus débauchés de la bande et qu’au surplus il était mêlé à une affaire de sacrilège.

Averti, Lully courut chez le Lieutenant et lui confirma, avec empressement et moult détails, le comportement de son enfant. Grâce à cette bienheureuse circonstance, un rapport émaillé de nuances et de subtilités — où il était parlé d’exagérations et même d’inventions — fut rédigé et permit de classer l’enquête sans suite. Le souverain ne demandait qu’à se laisser convaincre : les apparences étaient sauves.

À la Cour, à la ville, pourtant, on parla beaucoup de l’affaire et des vers impudiques circulèrent à nouveau ; Saint-Évremond fut l’auteur des plus décents :

D’Orphée et de Lully le mérite est semblable ;
Je trouve, cependant, de la diversité
Sur un certain sujet assez considérable ;
Si Lully, quelque jour, descendait aux enfers
Avec un plein pouvoir de grâces et de peines
Un jeune criminel sortirait de ses fers !
Une pauvre Eurydice y garderait ses chaînes.


*
*   *


Le roi est malade. Tout le pays implore sa guérison car on doit opérer sa fistule. Enfin la joie explose : il est sauvé !

Le Surintendant fait chanter, à ses frais, son Te Deum, le 8 janvier 1687, dans l’église des Feuillants de la rue Saint-Honoré par les cent cinquante chanteurs et musiciens de l’Académie, en présence de la Cour et des grands personnages du royaume.

Lui-même battait la mesure avec une longue canne de manière à être vu des plus éloignés des artistes ; malencontreusement il s’en donna un coup sur le bout du pied, ce qui provoqua un abcès. Il n’en a cure et s’en retourne à ses travaux et à ses plaisirs. Mais le mal peu à peu s’aggrave ; son médecin lui conseille, en vain, de se faire couper le doigt. La gangrène monte et c’est le pied tout entier et même la jambe dont il faudrait faire l’ablation.

S’il faut en croire certains contemporains, il se faisait soigner par Janot, célèbre spécialiste des maladies secrètes, et ce serait une danseuse de l’Opéra qui lui aurait transmis son mal. Cela n’est pas impossible car sa blessure au pied ne semblait pas présenter de gravité particulière.

Ses amis l’encouragent dans sa résistance à l’opération et comme un charlatan se présente — se disant certain de la réussite — il s’en remet à lui, tandis que les Vendôme, de leur côté, lui promettent deux mille pistoles s’il le guérit.

Son état empire : on vient de partout aux nouvelles.

Pressé par sa femme, il accepta de recevoir le curé de la Madeleine qui le confessa ; mais avant de lui donner l’extrême-onction, il lui demanda s’il travaillait à un opéra ; et comme la réponse fut affirmative, le prêtre s’en fit remettre le manuscrit qu’il jeta dans le feu de la cheminée.

À un jeune prince, venu le visiter, qui lui reprochait d’avoir consenti à l’autodafé, il répondit : « Paix, paix, Monseigneur, j’en avais une seconde copie ».

Bientôt, sentant la mort venir, il se mit à genoux sur la cendre, la corde au cou, faisant amende honorable.

Reporté sur son lit, il demanda du papier réglé et composa un canon à cinq voix sur ces paroles : « Il faut mourir, pécheur, il faut mourir ».

Il fit venir son notaire et lui dicta ses dernières volontés : inhumation dans l’église des Augustins déchaussés dits Petits-Pères (aujourd’hui Notre-Dame-des-Victoires) où une messe basse sera dite chaque jour à perpétuité ; fondations et legs en faveur des pauvres, des employés de l’Opéra et de ses propres serviteurs.

Après quelques jours de grandes souffrances durant lesquels il revit toute son existence, avec ses grandeurs et ses faiblesses, en toute lucidité, il expira le 22 mars 1687, âgé de cinquante cinq ans, en pleine gloire, sans avoir connu l’amertume de la vieillesse et le déclin de ses facultés.

Sa mort fut un deuil national ; après le service funèbre célébré à la Madeleine, son corps fut porté là où il l’avait demandé. On lui éleva un grand mausolée, en marbre noir et blanc, œuvre du sculpteur Cotton, comportant, notamment, deux statues de femmes représentant la musique légère et la musique dramatique. La Révolution le détruisit en partie. Il en reste des vestiges importants dont le médaillon en marbre par Coysevox et le buste en bronze doré par Collignon.

Si sa disparition consterna tout le royaume, elle devait pourtant réjouir les jaloux de sa réussite. Elle ne fut même pas respectée par ceux-là qui s’acharnaient contre sa vie privée en leurs écrits venimeux. À propos de son mausolée où l’on voyait la Mort tenant d’une main un flambeau renversé et, de l’autre, soutenant une draperie au-dessus de son buste, circula un factum virulent. Son auteur ? Un dévot, un austère moraliste, pensera-t-on. Nullement, si pénible que cela soit à constater, il s’agirait d’un certain Pavillon qui avait participé aux plaisirs de celui qui n’était plus : on n’est jamais si mal servi que par les siens.

Le cas ne restera pas unique, hélas ! À toutes les époques et contre toute logique l’homophilie a eu, parfois, plus à souffrir de certains de ses adeptes que de ses adversaires déclarés. Persécuté et Persécuteur, deux épithètes qui peuvent fort bien s’appliquer au même homme et pour le même objet, tant sont viles certaines âmes.

Voici ces vers, rappelés à la honte de leur auteur :


Ô Mort qui cachez tout dans vos demeures sombres,
Vous par qui les plus grands héros,
Sous prétexte d’un plein repos,
Se trouvent obscurcis dans d’éternelles ombres
Pourquoi par un faste nouveau,
Nous rappeler la scandaleuse histoire
D’un libertin indigne de mémoire,
Peut-être indigne du tombeau ?
S’est-il rien vu de si fâcheux exemple ?
L’opprobre des mortels triomphe dans un temple
Où l’on rend à genoux ses vœux au Roi des Cieux ?
Ah ! Cachez pour jamais ce spectacle odieux,
Laissez retomber sans attendre
Sur ce buste honteux votre fatal rideau,
Et ne montrez que le flambeau
Qui devrait avoir mis l’original en cendres.


Jean-Baptiste Lully restera à jamais comme une de nos gloires. Si certains, dans le dessein de le diminuer, lui reprochaient sa nature de sodomite, on pourrait leur répliquer — en attendant que l’homophilie soit reconnue comme parfaitement compatible avec la morale — par ces remarques d’Henry Prunières, qui seront notre conclusion : « Rien de moins exemplaire à coup sûr que la vie de Lully qui fut un libertin et un terrible débauché, mais s’il avait davantage pratiqué les vertus qu’on exige d’un honnête homme, s’il s’était montré tempérant et dévot, trouverait-on dans sa musique ce je ne sais quoi qui jette les cœurs et les sens dans un trouble délicieux ? Il fallait un homme singulièrement voluptueux et passionné pour peindre, avec tant de bonheur et de délicatesse, les nuances de l’amour et de la volupté, pour exprimer avec tant de force les passions les plus furieuses qui emportent l’âme. La morale du commun n’est point faite pour un homme qui, par son génie, s’éleva si fort au-dessus des autres ».


Robert AMAR.



Voir aussi

Source

  • « Un sodomite de génie, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) » / Robert Amar, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 15e année, n° 172, avril 1968, p. 163-170. – Paris : Arcadie, 1968 (Illiers : Imp. Nouvelle). – 52 p. ; 22 × 14 cm.
  • « Un sodomite de génie, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) » / Robert Amar, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 15e année, n° 173, mai 1968, p. 229-235. – Paris : Arcadie, 1968 (Illiers : Imp. Nouvelle). – 52 p. ; 22 × 14 cm.
  • « Un sodomite de génie, Jean-Baptiste Lully (1632-1687) » / Robert Amar, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 15e année, n° 174-175, juin-juillet 1968, p. 289-297. – Paris : Arcadie, 1968 (Illiers : Imp. Nouvelle). – 52 p. ; 22 × 14 cm.

Articles connexes

Notes et références