Étienne-Benjamin Deschauffours

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Benjamin Deschauffours (  ? - mort à Paris en 1726)


L'affaire Deschauffours

Les petits ouvriers savoyards couraient bien d’autres dangers en se rendant chez des clients inconnus. Ceux qui avaient eu affaire à l’abbé Desfontaines pouvaient s’estimer heureux d’avoir attiré l’attention de ce prêtre cultivé, plutôt que d’être tombés entre les griffes de son brutal contemporain Deschauffours. Cette mésaventure était arrivée au jeune Thomas Vaupinesque, dit « Chambéry », qui ne s’en était pas tiré sans encombre. Originaire d’Annecy, il était âgé d’une quinzaine d’années au moment de sa rencontre avec Deschauffours (ce qui correspond à peu près, pour le développement physique, à un garçon de treize ans aujourd’hui). C’était probablement un ancien ramoneur devenu trop grand, car il faisait maintenant profession de « décrotteur de souliers place du Palais-Royal » :

« J’ai rencontré Deschauffours il y a deux ans, rue de l’Arbre-Sec, près de la Croix de Trahoër. Il m’a demandé si je voulais faire quelques messages et que je lui paraissais assez adroit pour cela. Je l’ai suivi jusqu’à chez lui. Il habitait rue Plâtrière, au second étage. Il m’a remis un paquet avec une lettre à porter chez une personne de condition appelée le sieur de Montizelli ou Monzelli, je ne me souviens plus exactement, et de rapporter la réponse qu’il attendait. Je me suis donc rendu rue de Vaugirard, Faubourg Saint-Germain, en face du mur du Luxembourg, chez ledit sieur de Montizelli ou Monzelli. Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai eu affaire à un laquais vêtu de gris qui m’a dit de laisser la lettre, que son maître était sorti, qu’il ne rentrerait que le soir, qu’il ferait réponse et qu’il irait la porter le lendemain chez le sieur Deschauffours. Mais je n’ai voulu laisser ni la lettre ni le paquet et je suis revenu chez le sieur Deschauffours auquel j’ai raconté mon histoire. Celui-ci s’est écrié : « Que diable ! Il était donc bien pressé ? Que n’a-t-il attendu toute la matinée ! »… Le lendemain matin, je suis retourné chez le sieur de Montizelli que j’ai trouvé en robe de chambre. Après avoir lu la lettre, il m’a examiné très attentivement, puis il m’a dit d’attendre la réponse. Après avoir écrit et cacheté sa lettre, il me l’a remise et m’a dit, avec une petite tape sur l’épaule : « Va, mon enfant, je crois que je pourrai faire quelque chose pour toi. » Quand je suis revenu chez le sieur Deschauffours, il a ouvert la lettre et après l’avoir lue, il m’a posé des tas de questions, m’a demandé mon âge, ce que je faisais, qui j’étais, etc. Alors, il m’a dit que le sieur de Montizelli paraissait fort bien intentionné à mon égard, que c’était un homme assez riche et généreux, mais qu’il fallait que je sois habillé un peu plus proprement. Je lui ai dit que je n’avais pas de plus beaux habits que ceux que je portais. Alors, il m’a répliqué qu’on y suppléerait et qu’il fallait que je revienne sur les onze heures et demie. Je suis revenu à l’heure indiquée. Le sieur de Montizelli était là ; il m’a dit que si je voulais, il me prendrait à son service. Je répondis que je ne souhaitais rien d’autre que de gagner ma vie honnêtement. Montizelli m’a encore posé plusieurs questions, puis il m’a fait dîner et m’a donné quarante sols, en me disant de revenir chez lui le lendemain, vers huit ou neuf heures au plus tard, qu’il voulait m’habiller.[1] »

Il convient de faire ici quelques remarques. Tout d’abord, le jeune Savoyard dit avoir rencontré Deschauffours rue de l’Arbre-Sec vers 1723 : or c’est justement là qu’habitait l’abbé Desfontaines à cette époque. Est-ce un hasard ? On remarque ensuite l’habileté de Deschauffours : il rencontre un beau garçon, il lui propose un travail différent de son emploi habituel (jouant à la fois sur l’attrait d’une situation meilleure et sur le goût du changement, il vérifie en même temps que Thomas est assez libre de ses mouvements) ; il le flatte, puis il l’envoie chez son client, pour s’assurer que la “marchandise” conviendra bien à l’usage prévu ; quand Montizelli a définitivement “passé commande”, il s’inquiète des antécédents et des relations du garçon, afin d’éviter toute plainte ou recherche ultérieure. Enfin, il sait bien qu’il n’y a rien de tel qu’un bel habit pour plaire à un adolescent :

« Quand je suis revenu le lendemain, j’ai aperçu dans son antichambre un habit de droguet et du linge. Étant entré dans sa chambre, j’y ai vu le sieur Deschauffours qui causait avec lui. Montizelli m’a dit de prendre les habits qui étaient dans l’antichambre et de les lui apporter. Ayant obéi, il m’a ordonné de me déshabiller. Comme je n’osais pas le faire devant ces messieurs, le sieur Deschauffours m’a dit : « Va, va, mon garçon, ne fais point de façons ; il ne faut pas être honteux. » Il m’a fait ôter mon justaucorps, ma culotte et ma chemise. Alors, le sieur de Montizelli m’a examiné longtemps tout nu et manié par tout le corps, en regardant de temps en temps le sieur Deschauffours, lequel a dit : « Montizelli, je crois que c’est là ce qu’il te faut ; il est fait sur mesures. » L’autre a répliqué : « Je le crois bien et j’en suis fort content. » Là-dessus, ils m’ont dit tous deux de prendre le linge et les hardes qui consistaient en une chemise, un habit veste et une culotte de droguet gris mêlé et de m’habiller, ce que je fis. Le sieur de Montizelli m’a dit alors qu’il me prenait à son service au prix de trente écus par an.[2] »

On imagine mal, de nos jours, un employeur éventuel faisant déshabiller un apprenti avec autant de facilité, le caressant et le touchant sans vergogne, et discutant tranquillement avec une tierce personne des charmes physiques de l’adolescent nu. Et il est difficile de croire qu’un gamin des rues de Paris, à l’âge de quinze ans, ait été assez innocent pour ne pas comprendre où les deux hommes voulaient en venir. La vérité, c’est que ce témoignage de Thomas Vaupinesque n’est qu’une déposition de police – non seulement les paroles réelles du garçon ont été complètement transformées (car ce n’est guère là le style d’un petit cireur ignorant), mais il savait que tout aveu de complicité risquait de lui valoir les pires ennuis avec la justice. C’est pourquoi il insiste à plusieurs reprises, et jusqu’à l’invraisemblance, sur le fait qu’il n’a jamais consenti à rien :

« Deux jours plus tard, le sieur Deschauffours étant venu chez mon nouveau maître, m’a dit d’entrer dans la chambre où ils étaient tous deux, puis il ferma la porte et demanda à Montizelli s’il était content de moi. « Je n’ai pas encore essayé ce que peut faire ce petit fripon », répondit celui-ci, et il ajouta : « J’ai envie d’en tâter tout de suite. » Là-dessus, le sieur Deschauffours m’a dit d’approcher, m’a pris entre ses bras, a défait ma culotte, et le sieur Montizelli s’est mis à me connaître charnellement, malgré mes cris et ma résistance. Cela fait, sans me laisser le temps de me remettre, le sieur Deschauffours a dit qu’il voulait lui aussi avoir sa part, selon leurs conventions, et que même il aurait dû avoir les prémices, et il m’a connu pareillement, malgré toutes mes prières et mes supplications. Après quoi, le sieur de Montizelli m’a donné deux écus en me disant : « Ne pleure pas, mon enfant, je ne veux que te faire du bien. »[3] »

Montizelli, qui a attendu deux jours pour « en tâter », semble avoir fait preuve là d’une retenue remarquable. Mais faut-il croire Thomas Vaupinesque sur ce point ? Le garçon ne donne-t-il pas le prétexte de la présence de Deschauffours pour alléguer un viol ? Viol sur la réalité duquel, d’ailleurs, on peut avoir quelques doutes : car sodomiser de force un garçon de quinze ans, « malgré ses cris et sa résistance », n’est sûrement pas chose facile – surtout deux fois de suite, même s’il se contente la deuxième fois de « prières » et de « supplications ». La suite n’est pas moins équivoque :

« Étant pauvre et étranger et ne sachant pas la conséquence de ce que je venais de faire, je n’avais pas osé sortir de la maison. Huit jours plus tard, le sieur de Montizelli me fit venir un soir dans sa chambre et me dit que mon lit n’était pas assez bon et qu’il voulait que je couche avec lui cette nuit-là. C’est ce que j’ai fait par crainte. Cette nuit-là, le sieur de Montizelli m’a encore connu charnellement trois fois de suite. Le lendemain matin, il m’envoya porter un mot au sieur Deschauffours. Celui-ci m’a demandé si j’étais content de mon maître. J’ai répondu oui. Alors, il s’est mis aussitôt en devoir de me connaître charnellement, mais j’ai refusé en le menaçant de crier en cas de violence. Il m’a laissé aller en me disant qu’il ne voulait rien de force.[4] »

Le jeune Thomas insiste sur son ignorance de la gravité des actes en question : il rencontre pourtant régulièrement son confesseur, comme on verra plus loin, qui a bien dû le mettre en garde contre les péchés de la chair. Le voici donc qui passe la nuit avec son maître, acceptant par trois fois ce qu’il refusera le lendemain à Deschauffours (lequel reste d’ailleurs bien raisonnable dans ses propositions). Tout ceci n’est guère cohérent, et on ne peut se défendre de l’idée que l’adolescent était en réalité beaucoup moins innocent et plus consentant qu’il ne veut l’avouer devant les enquêteurs. En réalité, c’est un religieux qui parviendra à le culpabiliser vraiment, jusqu’à le faire renoncer à son nouvel emploi :

Condamnation de Benjamin Deschauffours
Placard officiel,
1726
« À cinq ou six jours de là, je suis allé voir mon confesseur habituel, le père Anselme, jacobin, du couvent de la rue Saint-Honoré, et lui ai raconté fidèlement tout ce qui m’était arrivé. Le père Anselme m’a dit que j’avais commis un crime horrible et détestable devant Dieu et devant les hommes, pareil à celui des Sodomites qui furent brûlés du feu du Ciel, et que si la justice le savait, je serais puni très sévèrement. Épouvanté par ces paroles, je lui ai répondu que j’ignorais les conséquences de ce que j’avais fait et que j’y avais toujours été forcé. Sur quoi le père Anselme m’a dit que je ne devais pas rester un moment après la première violence qu’on m’avait faite et que je ne devais pas non plus recevoir d’argent. Comme je lui demandais si je devais dénoncer à la justice lesdits sieurs Deschauffours et Montizelli, il m’a dit que non et que tôt ou tard, le Seigneur en prendrait vengeance, mais qu’Il aurait peut-être pitié de moi, eu égard à mon innocence et à ma jeunesse, mais que je devais sur-le-champ faire une sincère pénitence ; qu’outre cela, je devais quitter ledit sieur de Montizelli, lui renvoyer mon habit, mais n’y pas aller moi-même et donner aux pauvres les deux écus que j’avais reçus. Sans cela, non seulement il ne me donnerait pas l’absolution, mais il ne voudrait plus jamais m’entendre à confesse. En sortant, j’ai rencontré rue Saint-Nicaise un de mes camarades savoyards. Je lui ai demandé de venir avec moi chez mon hôtesse où se trouvaient mes hardes. Là, je me suis déshabillé, j’ai repris mes anciens habits et donné les neufs à mon camarade pour qu’il les rapporte au sieur de Montizelli. Ce que mon camarade ayant exécuté, ledit sieur de Montizelli fit réponse qu’il n’avait pas envie de courir après moi, qu’il était bien aise d’être débarrassé de ma personne, car il en était déjà las. Après cela, j’ai donné mes deux écus aux pauvres.[5] »

Le confesseur, lui, n’est pas dupe de la prétendue innocence du garçon : il lui rappelle que recevoir de l’argent pour s’être fait posséder, et surtout accepter de rester dans la place après de tels incidents, c’est être consentant. Certes, Thomas Vaupinesque ne s’est sans doute pas laissé faire par goût des relations homosexuelles ; il a plutôt agi par intérêt : quand on est pauvre, on ne quitte pas facilement une bonne place, peu fatigante et bien payée. L’adolescent a même si peu l’intention d’abandonner son emploi, que le jacobin doit se fâcher et le menacer d’une sorte d’excommunication. L’emprise des prêtres était encore très forte, à cette époque, sur certains Savoyards de Paris, même s’ils échappaient à l’atmosphère traditionnelle de piété des communautés montagnardes.


Notes et références

La source de ce texte est l'article sur les Ramoneurs savoyards (version du 7 mai 2011)

  1. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 345-346. – Ce texte, comme ceux qui lui font suite, est la transcription exacte en style direct, par Maurice Lever, de la déposition de Thomas Vaupinesque, notée par le greffier en style indirect. L’instruction du procès de Deschauffours dura du 16 juillet 1725 au 16 mai 1726 : il reconnut finalement avoir sodomisé de nombreux garçons, dont certains avaient été violés, en avoir prostitué ou vendu d’autres – ceci pendant sept ou huit ans (il aurait eu plus de deux cents clients, essentiellement des nobles français ou étrangers) –, avoir assassiné un enfant d’une dizaine d’années, avoir fait châtrer un jeune homme, etc. Les pièces de ce procès sont conservées à la Bibliothèque Nationale (Manuscrits, fonds français 10970, 530 pages).
  2. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 346-347.
  3. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 347.
  4. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 347-348.
  5. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 348-349.