Alcibiade enfant à l’école (Texte intégral – 1)

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(Traduction française attribuée à Édouard Cléder, 1866.)



AU LECTEUR



Les philosophes anciens, quand ils enseignaient les belles lettres, commençaient à inculquer à leurs élèves toute leur science par le trou de derrière. Ils leur assuraient que, par ce moyen, ils deviendraient parfaitement savants, lorsque, par cette voie, ils auraient reçu toute la science de leurs maîtres.

Mais si jamais les vices ont foisonné dans les écoles, on peut dire aujourd’hui qu’ils sont arrivés au nec plus ultra.

On en est à ce point, qu’elles peuvent s’appeler un théâtre d’opprobre et d’ignominie, un réceptacle de tous les vices. Les maîtres de notre temps ont gardé la méthode antique d’enseigner aux enfants. Et si tu t’es occupé de ces choses, tu auras entendu dire de plusieurs que le maître, dans sa fougueuse ardeur d’infuser sa science à son élève, lui a plus d’une fois, dans sa hâte, effondré le derrière.

Donc la lecture d’Alcibiade à l’école t’apprendra que, pour rendre tes enfants parfaits, il faut d’abord les soustraire aux maîtres de Sodome.

— Et sur ce, vis heureux.





D. M. V.
AUX MAÎTRES D’ÉCOLE



Écoutez, maîtres babouins,
Qui poussez par le cul la science
Aux enfants de l’école, et qui faites toujours
Reposer dans l’anus votre béatitude.

Pythagoriciens, infâmes pédérastes,
C’est à vous que j’en ai, à vous
Qui, d’un œil effronté, ne visez jamais qu’au cul,
Comme si la vulve était pour vous ruelle fermée

Reconnaissez le grand maître, archi-poltrons,
Qui découvre aujourd’hui toutes vos turpitudes ;
Donc, vieux buffles, coupez-vous le vit.

Et maintenant quand vous entendrez un garçon gaillard
Dire
couilles ou vit,
Lui foutrez-vous au cul telles vilenies ?





L’ÉDITEUR
À L’HONORÉ LECTEUR



Cet opuscule m’étant tombé par hasard dans les mains, je l’ai jugé assez curieux et assez digne de votre attention, lecteur, pour le livrer à l’impression. Vous y apprendrez à veiller attentivement sur vos enfants pour les soustraire à l’influence pernicieuse des mauvais maîtres, détestable engeance qui n’abonde que trop par le temps qui court.

Je vous promets prochainement la seconde partie, qui paraîtra sous ce titre : Le Triomphe d’Alcibiade ; ouvrage d’autant plus curieux qu’il sort d’une des plus savantes plumes de notre pays. Attendez-vous donc à le recevoir au plus tôt, et honorez-moi de votre estime.





ALCIBIADE ENFANT À L’ÉCOLE




Alcibiade était à cet âge où la nature industrieuse se fait un jeu charmant de répandre sur des formes divines des traits indécis, où l’œil amoureux cherche en vain à distinguer les sexes. Il avait sans doute cet air de jouvencelle, le beau Ganymède, quand il força Jupiter à descendre du ciel sur la terre, pour le ravir à la terre et le donner au ciel, où il devait devenir dieu sous une forme humaine ; âge charmant, trésor inépuisable de volupté, où chacun peut puiser, entre toutes les jouissances de l’amour, celles qui lui sont les plus chères ! but glorieux, offrant aux tireurs une double perspective : à l’une courent à l’envie les jeunes filles haletantes de désirs, à l’autre se précipitent, pleins de dévotion et de respect, les plus doctes et les plus sages.

Tel était, dis-je, alors Alcibiade, quand, par la prévoyance de ses tuteurs, il fut envoyé à l’école. L’heureux mortel élu entre tous pour son maître fut Philotime. Parvenu à l’âge viril, vénérable d’aspect et de maintien, il savait mesurer dans de si justes proportions ce qu’il donnait à l’esprit et aux sens ; il avait une prudence, une prévoyance si parfaites, qu’il se conciliait tous les cœurs : il se faisait tout à tous, et pour infuser ses solides et profondes connaissances dans l’intelligence des autres, il montrait qu’il avait la véritable vocation de son métier.

Les grands d’Athènes étaient jaloux de confier à sa fidélité, de soumettre à sa conduite les plus tendres gages de leur affection. Ils étaient sûrs que ces chères images d’eux-mêmes, tirées au vif par la nature, ces fils bien-aimés, trouveraient en lui un refuge contre tout accident ; sa réputation éprouvée leur en était garant. Il n’y avait pas à cette époque de jeune homme vraiment instruit qui n’eût puisé son savoir à la source pure de ce grand homme.

C’est donc à lui que l’on confia Alcibiade, et, sauf les égards commandés par la politesse, on lui donna tout pouvoir sur l’enfant. Au lever radieux de ce nouveau soleil, la beauté de tous les autres garçons de l’école pâlit, perdant sa lumière et son prix, comme font les étoiles aux premières blancheurs de l’aube. Diane au bois, parmi ses nymphes, est moins brillante et moins pleine d’attraits ; Cérès, aux enfers, rayonnait de moins d’éclat et de grâce que ne fit Alcibiade en entrant chez son maître.

À son port souple et gracieux, à ses mouvements aisés et harmonieux, on voyait bien qu’il n’était fait que pour s’ouvrir tous les cœurs, et devenir le maître de toutes les âmes. Les boucles de ses beaux cheveux, s’épanouissant comme des fleurs, et tombant sur ses épaules en anneaux séparés, faisaient honte à l’éclat de la pourpre et de l’or ; ses yeux, ombragés sous le voile de ses grands cils, cachaient sous leurs paupières, comme sous un royal pavillon, leur attrayant éclat ; nuancés d’ivoire et de rubis, bleus comme l’azur, rayonnants, bien proportionnés, pleins de noblesse et de grâce, ils dardaient plus de flèches d’amour au cœur de ceux qui les voyaient, qu’ils ne reflétaient eux-mêmes d’images des objets extérieurs. Son front large et majestueux était pur et serein comme une belle matinée de printemps ; ses joues, où les roses se confondaient aux lis sur un visage plein et ovale, surpassaient en attraits les délices des jardins de Tempé.

Le corail animé qui, sur ses lèvres divines, répandait avec une juste proportion ses teintes rougissantes (ô cruelle puissance de l’amour !), aurait invité aux baisers les statues insensibles et leur aurait fait puiser la vie à leur contact. Les perles orientales qui, rangées en ordre dorique, étincelaient dans sa bouche divine, délicatement effleurées par une langue fluette et purpurine, invitaient non pas les abeilles à y faire leur miel, mais les dieux du ciel à venir y cueillir l’ambroisie de leurs banquets divins, et à y composer la cire céleste, pour leurs éternels foyers de gloire. Et comment les étoiles n’auraient-elles pas rougi de se comparer à elles !…

Son nez, dont la courbe gracieuse se dessinait au-dessus de la bouche, vraie merveille pour les yeux, résumé accompli de la beauté, symbole d’autres trésors cachés, admirable déjà par lui-même, ne l’était pas moins par les mystères pleins de promesses que révélaient deux narines disposées avec une symétrie savante et voluptueuse ; des ailes fines et délicates, blanches comme le lait, ombrageant la lèvre supérieure, relevaient encore l’éclat de sa suprême beauté. Son cou éblouissant soutenait sans désavantage la comparaison avec les autres parties découvertes de son corps ; plein, rondelet, vermeil, ni trop long ni trop court, nuancé de veines d’un sang vif et chaud, il semblait admirablement fait pour servir de base aux beautés surhumaines de son visage.

Les mains bien assorties à tout le reste, mignardes, potelées, fluettes, pleines de je ne sais quelle grâce morbide, les doigts faits au tour, se montraient déjà capables de manier voluptueusement les armes de l’amour, en attendant que, plus viriles et plus fortes, elles pussent manier celles de la guerre.

Quant aux autres membres, couverts, hélas ! de voiles jaloux, qui, formant une barrière à la convoitise des yeux, semblaient inviter le désir à les soulever pour contempler les sanctuaires les plus secrets, et pour jouir par les sens plutôt que par la pensée, les autres membres, dis-je, ne le cédaient en rien à ceux que nous avons dépeints. Mais, par une merveilleuse symétrie, et bien que destinés chacun à un plaisir et à un usage différents, ils avaient avec eux une singulière analogie. Ainsi la poitrine correspondait au front ; les deux fesses aux deux joues ; le v… au nez ; le jardin de volupté à la bouche ; au nombril le menton ; aux mains les pieds ; aux bras les cuisses ; au ventre le profil du visage, et partout le teint à la coloration.

Mais l’inestimable joyau de ce trésor était l’angélique accent de sa parole. Il exprimait d’une voix si suave l’harmonie propre à chaque mot, il faisait retomber les périodes de ses discours sur des pauses si musicales que, semblable à une sirène, il faisait couler dans les âmes une douceur enivrante, non pas pour les frapper de mort, mais pour les livrer vivantes aux tourments de l’amour.

Quand s’ouvrait cette bouche céleste, les assistants stupéfaits, ravis en extase, laissaient passer leur âme sur leurs lèvres béantes, pour aller au-devant de la sienne. La voix humaine avec ses notes articulées a le don de soumettre les bêtes féroces et fait sentir sa puissance même aux pierres, comme le témoigne l’ingénieuse fable d’Orphée et d’Amphion.

La langue de cet ange était une foudre qui abattait les cœurs ; une chaîne qui, dans la prison d’amour, tenait les âmes pour toujours captives. Sa toge d’enfant, brodée de fleurs nuancées, aux couleurs vives et brillantes, semblables aux rayons du soleil qui s’échappent des nuages chargés de pluie, éclatait comme un nouveau soleil aux yeux éblouis des hommes étonnés. Son rire modeste et charmant était un trésor de joies, un fidèle messager d’amour, un jardin de volupté. Tout respirait en lui la grâce, ce don immortel de Dieu, qu’on ne connaît pas par les sens, qu’on n’explique pas par la parole, qui ne parle qu’au cœur, qui l’attire à lui par sa douce magie, qui le captive, qui n’éveille pas des sentiments impies et idolâtres, mais qui, les purifiant par la contemplation de la beauté céleste et divine, les dépouille de tout ce qu’ils ont de terrestre et d’humain.

Quand ce nouveau Cupidon, cet ange du paradis, eut été confié par ses tuteurs à la garde de son maître, celui-ci, avec les manières les plus affables, l’emmena à l’écart, et après l’avoir contemplé d’un œil avide et enthousiaste, il lui parla à peu près ainsi :

« À votre royal aspect, à votre grâce toute divine, ô mon gentil garçon, je sens dans mon âme des mouvements inusités d’humilité et d’adoration, et si à mes ardents désirs, nés de vos mérites, répond votre bon vouloir, je ne doute pas qu’il ne résulte de cette entente des effets merveilleux qui répondront et à mon expérience et à la capacité de votre esprit. Mais je me fonde sur la souplesse de votre caractère pour vous promettre que, plus affectueux qu’un père, plus dévoué qu’un précepteur, j’introduirai dans le réceptacle de votre intelligence des semences de doctrine fécondes et agréables qui vous paraîtront surnaturelles. Je n’userai pas avec vous de la rigueur avec laquelle j’entre d’habitude dans le cœur des autres enfants pour leur imprimer le respect ; mais nos premiers rapports seront pleins de confiance et d’agrément. Recevez d’abord, en tout bien tout honneur, ce baiser que je vous donne, comme un gage de mon affection et de l’égalité de nos rapports. »

Non, l’iris n’a pas de couleurs si fraîches, la prairie, en avril, n’a pas des fleurs si vives que celles que prirent sous les lèvres de Philotime ces joues enfantines. Et comme la sévérité répugne à l’instinct des enfants, comme, au contraire, la douceur les attire et les rend dociles, Alcibiade ouvrait avec plaisir tous les trésors de son âme à l’affection de son précepteur. Il bannit toutes ces craintes qui pèsent sur l’esprit des enfants à leur entrée à l’école et ne conçut que des pensées libres et confiantes. Au dévouement du maître répondit le zèle de l’enfant, assidu à tous ses devoirs ; seulement les leçons étaient particulières et se donnaient dans un appartement séparé.

Ceci entrait dans les desseins, dans les intérêts, dans l’entreprise du maître. Le brandon que lui avait jeté au cœur la main toute-puissante de Cupidon, s’était enflammé avec une incompréhensible violence et y avait fait de tels ravages qu’il ne lui restait plus qu’à trouver accès dans le jardin du jouvenceau, ou à mourir. Ce dernier méritait-il quelque punition pour ses devoirs manqués ? Le discret précepteur la lui donnait en baisers. « Et voilà, mon beau gentilhomme, comme vos maîtres vous instruisent ! Les soufflets, les coups, qui sont le lot des autres se transforment à l’aspect de votre beauté et deviennent des baisers amoureux ; ainsi le veut le respect qu’on doit à vos mérites, et la distinction de vos manières. Recevez donc cette marque de tendresse, ô mon fils, et ne dégénérez pas de la noblesse de vos ancêtres ; ne souillez pas votre âme royale du vice bas et honteux de l’ingratitude, et baisez-moi encore, ô ma chère âme ! » Et toujours docile, l’aimable garçon fermait et rouvrait toujours avec ses baisers, qui donnaient la mort et la vie, la blessure du pauvre maître, percé au cœur.

Et Philotime reprit : « Ce ne sont pas des baisers d’un ami loyal et sûr, mais des baisers d’ennemis et d’étrangers ceux qui n’entrent pas dans la bouche : les vieux amis, on les introduit dans le cabinet. La langue qui reçoit les prémices du baiser demande à entrer dans la bouche de celui qui répond fidèlement au baiser ; c’est là son vrai domicile ; elle n’aspire en baisant qu’à ce but. Contentez-moi donc, mon enfant, complétez mon œuvre imparfaite, tendez-moi cette langue divine… Bien, bien, je la tiens, je la tiens !… »

L’enfant à ce nouvel assaut se rejeta un peu en arrière et devint pâle et tremblant. Le maître le rassura et lui dit : « Ne craignez rien, mon fils, la langue dans la bouche ne saurait faire aucun mal, elle n’est nuisible que quand sa hardiesse sort des limites de la justice. Cette éloquence que vous attendez de mon savoir, que vos tuteurs ont cherchée avec tant de zèle, que mon dévouement saura vous donner, vous ne l’obtiendrez que si votre langue ne fait qu’une avec la mienne. La main aide la main, l’esprit aide l’esprit, la langue aide la langue. Sur moi, mon trésor, sur moi !… » Et le pressant en même temps sur son sein, il entrecoupait chacune de ses paroles de baisers.

Il eut pleine jouissance de son désir ; toute son âme se porta sur ses lèvres, toute sa vie se concentra dans un baiser ; et si, au souffle brûlant de l’enfant qui pénétrait jusqu’à son cœur avec une suavité divine, l’esprit du maître ranimé n’eut retrouvé la force et la vie, c’en était fait de lui ; il demeurait froid et inanimé. Mais à dépeindre les mouvements divers qui l’agitaient, l’intelligence et la langue sont impuissantes. Ma plume succombant à une pareille tâche laisse à ma pensée, toute pleine de son sujet, le soin de retracer ces profonds mystères ; et ma convoitise, allumée par l’idée de cette scène, éveille en moi de doux chatouillements, tourne et retourne mon imagination en tous sens, la rend ingénieuse à se représenter la chose et à exprimer au vif, sans paroles, le contentement du fortuné précepteur. Mais là ne se bornaient point ses désirs ; sa passion ne s’arrêtait pas aux baisers : les baisers ne sont pas seulement les messagers et les fourriers d’amour, ils sont la trompette qui appelle à des entreprises plus glorieuses ceux qui en font le but de leurs travaux amoureux. Les baisers laissent à l’amant une source d’amertume douloureuse et mortelle. C’est ainsi qu’à un homme affamé d’un long jeûne on servirait un repas en lui permettant de goûter légèrement aux mets, mais en lui interdisant de prendre le suffisant ou le nécessaire. Le maître se mourait à cette pensée ; c’est vers ce point important qu’il concentrait tous ces efforts ; tout le reste le trouvait distrait et indifférent. C’est de cela qu’il parlait le jour, par allusions et figures, de cela qu’il rêvait continuellement la nuit. L’entreprise lui paraissait ardue, la tentative périlleuse, l’exécution pleine de scandale et de vergogne ; tout n’était que misère auprès de son martyre et de son tourment. Son âme, échauffée par les charmes et les grâces riantes de ce bel enfant, était comme une furie qui s’agite au fond de l’enfer ; point de repos pour elle, si elle ne pouvait modérer l’ardeur de ses aspirations, refroidir le feu de ses désirs, trouver le calme et la raison dans la jouissance convoitée. Il attend donc l’occasion favorable à ses desseins ; au lieu de corriger et de châtier l’enfant pour ses fautes, il le comble des cadeaux les plus gracieux, des distinctions les plus honorables. L’amoureux enfant, heureux d’être bien traité, sourit aux attentions de son maître et s’en montre reconnaissant. Celui-ci profite de ces dispositions ; un jour il l’attend au passage, l’embrasse, le presse sur son sein ; plus agile qu’un faucon, plus prompte qu’un éclair, sa main court avidement sur les parties les plus secrètes de son corps qu’elle dépouille.

L’enfant se détourna un peu d’un air de courroux dédaigneux ; mais c’était une de ces résistances provocantes qui ne font que raviver le désir et assaisonner la volupté. Alcibiade ne se montrait pas rebelle et laissait le maître caresser à son aise le fruit délicat et velouté des bienheureuses et célestes pommes ; celui-ci donc visitait d’une main fébrile ce séjour du paradis, et, dans les vaines extases d’un désir inassouvi, il concevait au contact de la douce entrée toute la félicité des bienheureux. Ce jeu plaisant, ce charmant prélude, dura jusqu’à ce que des affaires importantes vinssent l’arracher à sa joie ; mais il lui en resta une sorte d’ivresse qui lui confondait les sens, au point qu’à la seule pensée de ce bonheur, il était obligé d’interrompre ses travaux.

Il donna donc vacances pour plusieurs jours, et montra pendant tout ce temps la sérénité ineffable d’un mortel qui a goûté ces joies mystérieuses et célestes qu’il n’est guère donné à l’homme d’exprimer, et cela était bien vrai pour la forme, mais non pour l’essence de l’acte. Nous avons déjà dit qu’il avait l’art de plaire au plus haut degré : il n’y avait jamais eu dans son école de garçon si rétif qu’il n’eût assoupli par ses manières affables et courtoises et qu’il n’eût forcé à se jeter vaincu dans ses bras ; pas un qui ne lui eût accordé ce qu’il désirait, et qui ne l’eût récompensé avec usure de son affection. C’était là le délassement de ses fatigues dans l’enseignement ; c’était là le véritable revenu de sa science féconde et infaillible.

Mais autant la beauté d’Alcibiade l’emportait sur celle des autres, autant le plaisir qu’il espérait goûter avec lui lui semblait devoir être supérieur. C’est pourquoi le passionné précepteur n’aspirait qu’au but souhaité, se fondait de désirs et ressentait une invincible ardeur de cueillir les fleurs désirées qu’amour lui promettait. La complaisance de l’enfant lui donne quelque confiance ; sa propre passion le réconforte et le soutient ; l’amour le pousse avec une douce violence. Donc le jour suivant, il engage Alcibiade à venir à l’école avant l’heure accoutumée, pour certains travaux importants qui demandaient, pour être bien faits, d’être faits à loisir. L’enfant, toujours docile, arriva de bonne heure ; mais quelle ne fut pas l’impatience et l’agitation de son maître en l’attendant !

Il se met à table et se lève à chaque bouchée ; il va et vient la bouche pleine ; au moindre bruit de pieds, il court au balcon, à la porte : « Qui passe là ? Qui a parlé ? Qui est venu ? » demande-t-il à chaque instant ; il compte les pas que l’enfant doit faire, selon lui, pour arriver à l’école : « Il tarde bien, se dit-il, il se joue de moi ; » et voilà qu’il perd la force de parler, qu’il tient les yeux fixés à terre, que son visage devient terne comme la cendre, comme s’il devait désespérer du bonheur rêvé. Il croyait l’heure passée, longtemps avant qu’elle eût sonné, quand la soudaine arrivée de l’enfant vient lui rendre la vie.

Les tuteurs d’Alcibiade sont heureux de lui voir ce zèle au travail ; il leur semble extraordinaire qu’un enfant de cet âge oublie de manger pour étudier. Ils vantent, ils portent aux nues le précepteur, ils donnent comme preuve de son talent les progrès merveilleux de l’enfant. Il y avait quelques bonnes âmes qui attribuaient ce zèle à d’autres causes, mais la bonne réputation du maître leur fermait la bouche et rendait les autres incrédules à leurs soupçons. L’enfant donc étant arrivé à l’école, comme nous l’avons dit, Philotime, qui l’attendait sur la porte, mourant d’impatience, le prend aussitôt par la main, l’introduit, le régale de dessert, le conduit dans sa chambre, et là, avec de grands transports, revient aux baisers accoutumés, sans trouver aucune résistance chez son élève.

Il ne s’en tient pas là, mais avant qu’il ait prononcé un seul mot, déjà sa main tremblante a découvert les parties où nichent les amours, où gît le but de son désir, où il veut sacrifier son sang sur l’autel de la volupté. Tant que les entreprises du maître ne se dessinèrent pas bien, tant que ses démonstrations purent passer pour des caresses indifférentes, l’enfant ne témoigna aucune répugnance, mais quand il le vit en disposition bien arrêtée d’accomplir la maîtresse œuvre, quand il vit son canon affûté prêt à battre la place, et à entrer par la brèche, son visage et sa voix s’altérèrent, et les yeux pleins de larmes et d’effroi douloureux :

« Je ne croyais pas, lui dit-il, vous voir aller jusque-là ; comment pouvez-vous penser à des choses si indignes ? Comment, avec la gravité qui respire dans votre personne, osez-vous souiller la pureté d’enfants de bonne famille, confiés à votre foi, soumis à votre discipline ? Qu’ont voulu ceux qui nous ont mis entre vos mains ? Que nous devenions des hommes instruits, honnêtes, vertueux et non pas des bardaches. Si c’est là ce que vous enseignez, de quel front nous reprendrez-vous ? Qui nous donnera bon exemple ? Si un homme de votre âge et de votre condition a le droit de commettre de ces erreurs, que ne pourront pas faire les jeunes gens en qui la jeunesse et la chaleur du sang autorisent plus de licence ? Faites-vous aussi la chose aux autres enfants ; et si vous la faites, qu’en disent leurs parents ? À quels périls ne vous exposez-vous pas ! En résumé, je ne consentirai pas. »

Il dit ces paroles d’un visage plein de dépit, mais où se lisait encore le respect, ce qui ne l’empêcha pas de s’arracher vivement aux embrassements de son maître. Sans sortir de la chambre, il reprit l’entretien sur un ton familier qui réveilla l’espoir quasi éteint dans le cœur de Philotime. Bref, il lui montra encore tant de confiance que ce dernier se hasarda à lui parler ainsi :

« Alcibiade, mon fils bien-aimé, pardonnez à l’ardeur d’un maître qui vous aime, n’affligez pas un cœur respectueux qui vous adore ; un homme qui vous fait les caresses les plus tendres, qui vous aime du fond des entrailles, ne mérite ni vos fuites, ni votre haine. Les amis et les ennemis se reconnaissent à ce signe : ces derniers se fuient, les autres se recherchent et s’embrassent. Quand Amour veut percer un cœur il n’y a pour lui ni condition, ni âge, ni sexe. Votre divine image, gravée au plus profond de mon âme, y a pris une forme vivante et y règne sur mon être en souveraine absolue. C’est là qu’elle séjourne, c’est là qu’elle commande ; en sorte que mon âme exilée de son domaine s’est réfugiée toute en vous. Elle confond dans son ardeur son existence propre avec la vôtre ; elle est toute en vous, elle jouit amoureusement de vous-même, et vous possède comme vous la possédez.

» L’amour, en dirigeant sur moi les traits enflammés de vos beaux yeux, a imprimé, dès le premier jour où je vous vis, votre image en traits de feu dans mon cœur, et l’a replacée ensuite vivante et animée dans votre sein. Mais votre cœur est trop froid pour sentir l’incendie qui me brûle ; il ne fait que refléter mes ardeurs, et il me les renvoie si brûlantes que, s’il ne m’est pas donné de les éteindre à la source vive de votre beau jardin, vous verrez bientôt votre pauvre maître réduit en cendres, et vous serez homicide, que dis-je ! parricide, en causant la mort d’un malheureux qui, comme homme et comme père, vous aime et vous désire de toutes les forces vives de son âme. Ne rougissez pas d’avoir pour loyal amant votre maître, car ma réputation de savoir, la dignité de mes fonctions, balancent jusqu’à un certain point la noblesse de votre sang. Votre beauté divine, implorée par mes humbles désirs, doit se montrer clémente pour se montrer divine. La beauté doit condescendre aux prières des mortels, et sa grâce répondre à leur humilité. Vénus se laissa aimer d’Achille, Diane d’Endymion, l’Aurore de Tithon, les nymphes des bergers et des sylvains. Je me prosterne donc devant votre majesté ; j’attends de votre bouche une sentence de vie ou de mort qui sera sans appel. »

L’enfant le prit tout à coup par le bras, et d’une voix caressante : « Daignez, lui dit-il, ne rien faire à votre confident qui puisse le déshonorer. Si je me refuse à vos désirs, ce n’est pas que j’ignore vos mérites, ni que je désire votre tourment ; je ne suis pas un tigre ; je n’ai pas un cœur de pierre, ni une âme insensible, mais ce que vous voulez faire offense l’honnêteté, répugne à la loi et à la nature. Tempérez donc vos ardeurs, renfermez-les dans des limites plus étroites, plus discrètes, prenez ces plaisirs permis, que je vous accorde de bon cœur : baisers, embrassements, attouchements de toute autre nature, voilà ce que je vous permettrai toujours ; mais de passer outre, jamais ! »

Le désolé maître, une fois convaincu que le dédain de l’enfant ne venait pas de ses entreprises téméraires, reprit soudain courage et se consola en pensant qu’avec quelques assauts mieux dirigés, plus sagement préparés, il finirait par enlever la place ; que dans ce combat d’amour, il obtiendrait le triomphe de la volupté et dresserait le grand trophée de gloire. Toutefois, pour satisfaire aux exigences impérieuses d’une situation tendue, quand il l’eut quitté, il fit avec la main un sacrifice volontaire à son idole.

Dans ces pénibles moments, il avait coutume de se détendre l’esprit et de donner le change à ses désirs en détournant le cours de ses pensées, sans avoir recours à l’entremise officieuse de la main. Mais, pensant bien qu’il ne pourrait retrouver dans aucune autre créature humaine l’apparence même de l’incomparable beauté de cet enfant, il se déchargea sur ses doigts du soin de le soulager, et ne cessa de se représenter à l’imagination, pendant la jouissance, l’image enchanteresse de son ange adoré. Néanmoins toutes les forces de son esprit restaient tendues vers la grande entreprise, tout le reste lui était indifférent, rien ne lui était plus, plus ne lui était rien, auprès de l’espoir qu’il avait de rendre l’enfant docile à ses désirs. Un jour donc il prit sur lui de s’en ouvrir librement, et voici à peu près ce qu’il lui dit :

« Une personne raisonnable, mon cher Alcibiade, doit faire raisonnablement ce qu’elle désire, ou s’abstenir. Si tel vous êtes, comme tous vos actes le témoignent, dites-moi, je vous prie, quelle cause vous porte à résister avec tant d’obstination et de cruauté aux vœux les plus ardents de votre très amoureux maître. Je sais bien que, dans notre dernier conflit, vous m’avez allégué je ne sais quels vains prétextes, auxquels je ne peux pas m’arrêter, ne les considérant pas comme le résultat d’une mûre et sérieuse réflexion.

» Je désire donc savoir de vous la vraie cause d’un aussi cruel refus, qui me conduira fatalement à la mort ; si je n’en trouve pas d’autre que votre volonté, je me sacrifierai moi-même pour ne pas vous offenser. J’accepterai sans résistance le coup mortel venu de vos beaux yeux ; vous vous servirez contre moi de ma douleur comme d’un poignard, et je mourrai sans murmure.

— Ma volonté, mon cher maître, n’est pas la cause de vos souffrances ; s’il en était ainsi, je serais trop cruel, trop ingrat, trop injuste. Il y a d’autres motifs, clairs, pressants et, selon moi, invincibles, et, pour que vous ne croyiez pas que je parle contre ma pensée, je veux bien vous les rappeler un à un. D’abord (et c’est l’opinion de personnes très considérables que j’ai entendues converser sur ce point chez nous avec mes parents) c’est un vice affreux qui révolte la nature et qu’on appelle pour cela le vice contre nature ; nos lois le défendent. Pallas, la grande patronne d’Athènes, l’a en horreur. On raconte même que les dieux ont envoyé sur certaines villes, souillées de ce crime, une pluie de feu, de soufre et de bitume, et les ont détruites et submergées. Et c’est en souvenir de cette punition que l’on trouve encore aujourd’hui, dit-on, sur leur emplacement des terres sulfureuses, peuplées d’arbres dont les fruits, vermeils en apparence, ne contiennent à l’intérieur que cendres et charbons : dernières traces, mon maître, de la vengeance divine.

» Et si vous songez que le châtiment ne s’arrête pas aux peines temporelles, mais que l’âme elle-même, séparée du corps, est poursuivie par des supplices incompréhensibles, éternels, vous ne voulez pas que j’aie ce vice en horreur, qu’il m’effraie, qu’il me répugne ? et vous-même vous ne craignez pas ces terribles menaces ? vous vous exposez à de si affreux périls. Ah ! mon maître, ou délivrez-moi de ces doutes, ou renoncez à l’exécution et même à la pensée de votre dessein.

— Ô ! adorable enfant, reprit ce dernier, si votre esprit était déjà à la hauteur de pareils mystères, je discuterais sérieusement avec vous, je vous prouverais que les intelligences d’élite ont jeté sur ce genre de voluptés un voile d’horreur pour les rendre inaccessibles au vulgaire, pour ne pas prostituer à tous ces précieux trésors. Qu’est-ce qui donne du prix aux choses, sinon leur rareté ? Qu’est-ce qui les rend saintes et vénérables, sinon leur mystère ? Si le lait et le miel coulaient à ruisseaux, nous estimerions moins le lait et le miel que nous n’estimons l’eau.

» Les politiques se sont réservés ces plaisirs-là, comme un morceau de choix, comme une pièce exquise de gibier, comme un fruit unique en son genre et qui donne la vie. Mais je verrai, comme c’est mon devoir, à vous ouvrir l’intelligence à la vérité ; à vous donner par des enseignements graduels, une vue générale de toutes choses. En attendant, reprenons un à un tous vos arguments. Vous dites que c’est un vice contre nature, mais ce n’est là qu’une misérable argutie amplifiée par les hommes d’État. Et voici d’où vient cette erreur : la fleur (le cul) étant placée chez les femmes à l’opposé de la figue (fica con) que nous appelons nature, ils ont dit qu’user de la fleur, c’est agir contre nature.

» Et si le con s’appelle nature, ne croyez pas que ce soit parce qu’on le désire plus naturellement que la fleur ; c’est seulement parce que l’homme naît du con et que naître dérive de nature, de l’accord unanime des lettrés. D’où il suit que cette détestable jouissance ne doit pas s’appeler ainsi, et que les lois, dictées par la nature elle-même, ne peuvent pas être contre la nature : rien de plus facile à démontrer. Un acte est naturel quand la nature y pousse, quand elle en désire la fin et l’effet.

» Si donc c’est un penchant naturel d’aimer à voir les beaux garçons, comment cet amour serait-il contre nature, et si la nature ne fait rien de vain, rien d’inutile, si elle achève tout ce qu’elle commence, après avoir créé chez les enfants cette beauté qui excite les cœurs à les aimer, à les adorer, laisserait-elle ceux qui les aiment se morfondre en de vains désirs ? Ces beautés n’ont-elles pas leur raison d’être ? Sont-elles vaines, inutiles ? Non, non, ce sont des objets charmants, faits pour satisfaire le désir, qui, tendant toujours à sa satisfaction, a pour fin unique la jouissance.

» Est-ce que ce n’est pas entre les êtres les plus semblables que la nature établit des rapports d’amour ? Or, n’y a-t-il pas plus de ressemblance entre l’homme et le garçon qu’entre l’homme et la femme ? En donnant aux garçons des traits de jeunes filles, la nature ne semble-t-elle pas nous dire que les uns et les autres sont créés pour notre jouissance ? Est-ce que, de toutes ces productions, celles-là ne sont pas les plus précieuses et les plus estimables qui s’appliquent à un si grand nombre d’usages ? Si la main a tant de prix, si on l’appelle la reine des organes, cela ne vient-il pas de ce qu’elle est propre à toutes sortes de services ? Et vous viendrez me dire qu’il faudra borner à une seule fonction, et la plus vile, la plus immonde de toutes, une partie du corps, qui, appropriée à d’autres offices, fait le bonheur des hommes ; une partie si noble, si gentille, que le ciel, pour l’honorer encore davantage, lui a donné sa forme sphérique.

» Et le cul ne servirait qu’à un usage ignoble et servile ! Non, non, la nature lui a réservé un assaisonnement propre à en relever les charmes et la saveur. Comment ! ces parties-là, dans les animaux dont la chair est bonne, sont aussi les plus friandes, les plus agréables au goût ; le con servira à la fois de conduit à l’urine et à la volupté, et cette jolie fleur d’amour ne jouira pas des mêmes prérogatives ? elle ne nous servira que de latrines !

» La nature, à votre compte, serait bien imprévoyante, bien jalouse de notre bonheur, bien stérile en jouissances ! Est-ce que vous croyez qu’on peut lui dérober quoi que ce soit malgré elle ? Non, elle a tout fait pour nous, mais aussi elle a tout fait pour sa gloire en même temps que pour notre plaisir.

» Ne pas user de ses dons, c’est l’outrager ; ne pas appliquer ses inventions, c’est se mettre hors de la nature, se révolter contre elle et mériter d’être rayé du livre de la vie. Si elle nous a donné le plaisir, c’est qu’elle veut qu’en jouissant, nous lui rendions hommage et la célébrions comme la plus chère, la plus prévoyante, la plus riche, la plus aimable des mères.

» C’est ce qu’avaient bien compris les sages législateurs de Sparte, quand ils exprimaient en texte de loi ce vœu que formule la nature en son muet langage. Ils voulurent que chaque citoyen choisît un enfant pour l’aimer d’amour : tant que durait chez l’objet aimé la fleur de l’enfance, l’amant lui restait fidèle, et, la fleur passée, il passait lui-même à un objet plus tendre. C’est sur cette base qu’ils ont fondé la stabilité de leur république, qui subsiste depuis si longtemps florissante et respectée. C’est là le bien le plus solide de la bienveillance et de l’amitié. Chez eux, celui qui enfreint cette loi est réputé ennemi de l’État et de lui-même.

— Mais, reprit Alcibiade, à quelle fin ont donc été créées les femmes ? Et si les garçons peuvent les remplacer et donner aux hommes plus de jouissances, comme vous le prétendez, que vont devenir les malheureuses ? Faudra-t-il que l’une joue au mâle et l’autre à la femelle ? ou, inutiles au monde, seront-elles rayées du nombre des vivants ; ou, assimilées aux bêtes de somme, seront-elles simplement nos esclaves, satisfaisant nos besoins et non pas nos plaisirs, et laissant aux garçons le privilège de nous faire des enfants ? À moins qu’il ne vienne un autre Prométhée qui nous en façonne avec de la terre glaise, à moins encore que nous ne naissions des dents d’un dragon, comme dans la fable de Cadmus, ou des feuilles, ou enfin des pierres, comme dans la fable de Deucalion et de Pyrrha.

— Mon cher Alcibiade, répondit le maître, vous donnez à côté de la question. Les hommes sont guidés par une multitude d’instincts, dont le plus puissant, le plus universel, chez tous les êtres vivants, est de reproduire par la génération des êtres de la même espèce, et de perpétuer ainsi, de génération en génération, l’héritage de la vie dont la nature a mesuré à chacun de nous la durée d’une main si avare. À lui seul cet instinct suffit pour que les femmes ne soient pas oubliées, ni réduites à l’état d’esclaves, ni frustrées du tribut d’amour que nous leur devons.

» Mais quoi ? quand nous les prenons, le désir d’engendrer doit-il être la seule fin de nos plaisirs amoureux ? Espérer avoir autant d’enfants que de spasmes érotiques serait une chimère aussi contraire au bon sens qu’à la justice. Quand nous avons engrossé une femme, nous sommes arrivés par son canal à notre but, et de son côté, quand elle est devenue la mère de l’homme, elle sort de l’infériorité de sa condition et participe à la haute dignité de son fruit.

» Il ne manque pas de gens qui ont plus de goût pour les femmes que les garçons ; il y a à cela deux causes : l’une, c’est que la nature prévoyante, pour les sauver de l’abandon où on les laisserait et pourvoir à la perpétuité de l’espèce, a donné aux deux sexes un penchant mutuel ; l’autre est ce vain préjugé contre l’amour des garçons, qui, passé dans les âmes vulgaires, y produit des sentiments d’horreur, source de violences et de supplices. Enfin on peut ajouter que l’amour se développe et se fortifie au contact de l’objet aimé. D’ailleurs, chez les garçons, la grâce et la beauté s’évanouissent avec l’enfance, tandis qu’elles durent plus longtemps chez les femmes : heureusement pour elles, car si elles n’avaient pas cet avantage, les malheureuses auraient bientôt perdu, ou peu s’en faut, tous leurs adorateurs.

» Il est vrai que c’est là le côté faible du plaisir qu’on goûte avec les garçons, mais cette imperfection même aiguillonne nos désirs et nous force à compenser ce qu’il y a de court et de passager dans la jouissance, par la fréquence et l’intensité des sensations. En résumé, ceux qui se prennent à la glu des femmes sont ceux qui se passionnent pour un seul objet, et, s’opiniâtrant dans cet amour, veulent trouver plus de sécurité et plus de facilité dans la jouissance.

— Mais, dit Alcibiade, si la nature n’est pas contraire à ce penchant, d’où vient que chez les animaux, où elle règne comme chez nous, et plus tyranniquement encore, nous ne voyons pas de goûts pareils ?

— Alcibiade, mon amour, que vous êtes enfant ! Dites-moi, je vous prie, si vous aviez à recevoir à votre table un prince ou un homme du commun, feriez-vous les mêmes façons ? Non certes ; et vous voulez que les brutes soient conviées au même banquet de voluptés que les hommes ! Il y a entre elles et nous inégalité de nature, de sens, de condition, et vous voulez qu’il n’y ait pas inégalité dans les actes ! Si elles faisaient concurrence aux hommes sur ce point, ne faudrait-il pas qu’elles rivalisassent avec eux pour le reste ; qu’elles eussent des cités, des villes, des maisons, des arts, des magistrats, des lois, des tribunaux ; alors vous n’auriez pas des troupeaux de brutes, mais des républiques d’animaux raisonnables. Si donc la nature, qui est une ouvrière si intelligente qui va toujours droit à son but, sans s’égarer jamais, a orné l’homme, sa plus belle créature, de tous les attributs les plus nobles, elle ne peut lui refuser cet avantage sans manquer à ce qu’elle lui doit, à ce qu’elle se doit à elle-même. Elle a voulu que les bêtes se nourrissent toujours du même aliment, tandis que l’homme a besoin dans ses mets de profusion et de variété pour vivre et se soutenir. À ce sens du goût correspond celui du tact ; le premier, réduit à une seule nature d’aliments, resterait imparfait ; l’autre, réduit à une seule espèce de sensations amoureuses, resterait impuissant et misérable. Pourriez-vous donner le nom de courtois et généreux à un homme qui, recevant chez lui un hôte noble et puissant, ne lui donnerait pendant longtemps à manger que d’un seul mets commun et grossier, tandis qu’il aurait chez lui des vivres en abondance ? Et que penser de la prévoyance d’une tendre mère qui ne donnerait à ses enfants bien-aimés que ce qu’elle prodigue libéralement aux lapins et aux mouches ?

» Je pourrais vous dire encore, pour vous prouver que ce genre d’amour est un instinct naturel et non pas un caprice de notre fantaisie, un jeu de notre volonté, que la nature en a jeté, comme en se jouant, le goût chez les animaux ; et à cela qu’auriez-vous à répondre ? Il est vrai qu’ayant les sens moins délicats que les hommes, les bêtes ne savent pas mettre le comble à leurs jouissances en les raisonnant, parce qu’elles n’ont pas une pleine connaissance de ces sortes de douceurs. Mais, sans les désirer aussi ardemment que les hommes, elles en jouissent dans la mesure de leurs facultés, et aucune n’en est privée complètement.

» Le coq demande au coq son tribut d’amour ; le perdreau a guerre avec les mâles de son espèce, pour arriver à la même conquête ; le vaincu se soumet au caprice du vainqueur et satisfait ses désirs. L’autre n’emploie contre lui que les armes d’amour, et ne le fait mourir que de volupté.

» Les chiens, ceux de tous les animaux qui se rapprochent le plus de l’homme par l’intelligence, se rendent entre eux les mêmes services. Le lion, quand sa lionne est en gésine, s’ébat avec les jeunes lionceaux. Le dauphin, non content de sa dauphine, porte plus haut ses visées et s’éprend d’amour pour les enfants des hommes. Il y en eut un qui, amoureux du visage et de la voix touchante du beau chanteur Arion, et plus humain que les matelots impies qui l’avaient précipité à la mer, vint à son secours et le porta sur le rivage. Un autre, sur les côtes de la belle Parthénope, serviteur obéissant et amoureux d’un beau garçon, le conduisit et le ramena, pendant l’espace de deux milles, de la maison à l’école et de l’école à la maison, et cela sans jamais lui faire aucun mal. Et le sort comblant leurs vœux, le même coup trancha leur existence, la même tombe les reçut, et le même éloge célébra leur mémoire.

» Même aventure à Lérisse, dans l’île de Rhodes. Là se trouvait un dauphin qui n’avait d’autre joie, d’autre bonheur que dans ses relations avec un garçon qu’il aimait. Ce dauphin était pour l’enfant un frère affectueux ; en sorte que celui-ci, sans craindre les flots, sans se fatiguer au mouvement de la rame, sans redouter la perfidie des vents, le trouvait toujours docile à ses moindres signes, toujours prêt à suivre d’un mouvement agile et réglé ses moindres caprices. De son côté, l’enfant prompt à satisfaire les désirs de l’animal discret, éteignait ses ardeurs que les flots eux-mêmes semblaient animer. Pour acquérir plus de vertu, et s’épargner de la peine, il faut que les hommes montent les uns sur les autres, et celui-là est le plus semblable à Dieu qui tire le plus de lui-même de quoi se suffire à lui-même.

» Celui-là donc qui ne sait pas s’aider lui-même est un être malheureux et languissant ; si donc l’homme ne trouvait pas dans l’amour des garçons un complément de son existence imparfaite, une source capable d’éteindre ses ardeurs, il perdrait sa liberté, son génie, son activité ; il serait le plus misérable, le plus vil des animaux.




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Texte italien,
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Sources

  • La première version de cette page a été partiellement récupérée de Wikisource [1], le 29-8-2009 (crédits : voir historique).