« Alejandro - le corps du désir » : différence entre les versions

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sous peine de la mutiler, de la rendre à l’humain, au stigmatisé, à l’éphémère :
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l&rsquo;alejandro&iuml;de viendra au monde pour annihiler ce qui l&rsquo;aura con&ccedil;u, et d&eacute;ployer les fictions intemporelles de son engendrement.</p>
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Version du 31 mars 2016 à 13:29

Texte précédent : Chassés-Croisés, par Longuet

Texte de Tony Duvert accompagnant le catalogue de l’exposition de son ami le peintre et dessinateur Ramón Alejandro à la galerie Arta de Genève (1974).


Les premiers regards qu’on posa sur les toiles d’Alejandro aperçurent des machines de torture. Puis d’autres regards éludèrent cette impression ; on prétendit ne pas s’y laisser prendre, et on trouva un prétexte : le machinisme de l’objet peint n’impliquait aucune action, aucun mouvement, il n’avait pas de vraisemblance, et la machine était donc inoffensive et illusoire.

On la voulait dualisée, divisée, douée d’une apparence « trompeuse » et d’une « vérité » secrète ; on l’étudiait comme l’idéalisme (celui des religions, des métaphysiques ou de la psychanalyse) interprète tout être, tout acte, tout objet : en déchirant leur corporéité, en émiettant leur surface, en leur infligeant une réduction qui les range au sein du système qu’ils perturbaient trop fort.

Une fois postulée la gratuité des architectures machiniques d’Alejandro, on n’avait plus qu’à choisir la métaphore à laquelle elles sembleraient le mieux se prêter — comme si l’objet capté et annulé par le discours critique n’avait droit à l’existence qu’au prix d’une falsification du sens. Et comme si ces toiles désignaient, avec une évidence inadmissible, ce qu’aucune parole culturelle n’ose jamais nommer, par crainte de se disqualifier et d’avouer ses impostures, ses furies castratrices et ses misérables larcins.

Cet innommable, cet absolument-présent dans la peinture d’Alejandro, cet absolument-absent du discours sur l’Art, donnons-lui un nom, un surnom, un pseudonyme plutôt : le désir. Mais on l’appellerait aussi bien a ou x.

D’abord, on s’empêchera de dire que l’architecture machinique des toiles d’Alejandro est « gratuite », et que leur sens est à chercher dans quelque région qu’elles désigneraient sans la constituer. Certes, ces machines ne sont pas des outils ; rien, dans leur mécanisme, n’est organisé pour produire un objet extérieur à elles, un travail ou un effet dont nous ayons notion. Cependant, la logique de leur construction formelle indique la production irréductible qu’elles accomplissent : celle de leur propre existence, impérieuse et une. Cet auto-engendrement impassible, où les parties ne se combinent les unes aux autres que pour se créer, emboîtées, vissées, chevillées, accouplées, n’est pas un secret à surprendre : c’est au contraire ce que la toile veut montrer, dans ses menaces, ses séductions, sa rigueur. L’« alejandroïde »[1] est une publication permanente de lui-même. Il est le récit parfait, et comme éternisé, de sa propre genèse.

Non qu’on puisse le limiter à l’abstraction d’un « discours pictural » : il est tableau, toile, objet concret, objet vivant, tourné vers le dehors, il est spectacle. C’est dire que, dans l’articulation de ses forces en repos dangereux, il est le lieu d’une théâtralité — dont les modalités sado-masochistes nous donneront peut-être la clef. Acceptons, par conséquent, le paraître machinique et tortionnaire des objets peints par Alejandro, et efforçons-nous de définir ce qui les singularise.

Comme « instruments de supplice », ils auraient d’abord la particularité d’être indécidables : impossible de dire comment ils s’appliqueraient au corps qu’ils devraient soumettre. Quelles sont les dimensions de l’engin par rapport à celles du spectateur ? Comment, face à la toile, se loger imaginairement entre ces crocs, dans ces tenailles, dans ces trappes ? Faudrait-il y mettre le bras, la jambe, le bout d’un doigt, la langue, le sexe, le corps entier ? Où sont les parties qu’actionnerait le bourreau, celles que subirait la victime ? On est empêché d’assigner à l’objet une fonction tortionnaire univoque : et, s’il piège bel et bien le corps humain, sa façon de s’y prendre n’est pas celle des instruments dont usent les bourreaux.

Néanmoins, on doit se rappeler à quel point ces instruments de « justice » étaient doués d’une fonctionnalité ambiguë. Tandis que les outils usuels sont conçus pour s’adapter au corps, le compléter, en démultiplier ou en distribuer le travail, les instruments de torture sont, au contraire, des machines d’inadaptation. Mais si, par définition, ils sont inadaptés au corps du supplicié, ils demeurent adaptés à celui du bourreau ; ils sont transmetteurs de travail entre celui qui agit et celui qui subit. Ce n’est donc pas leur spécificité machinique qui est responsable du supplice ; n’importe quel outil peut faire relais entre l’agent et le patient, n’importe quel objet que le tortionnaire détourne de son usage habituel. Et la manipulation aberrante de l’objet est la seule condition de l’effet à produire.

En fait l’instrumentalité des supplices judiciaires d’autrefois était inutile : lorsqu’on veut faire souffrir horriblement quelqu’un, on n’a pas besoin d’appareils compliqués et monstrueux. L’existence de ceux-ci répondait plutôt à une fonction sociale, idéologique, institutionnelle. Il fallait masquer, civiliser, rendre abstrait le rapport du bourreau à la victime, qui est un véritable corps à corps, une machine d’antagonisme corporel dont l’instrument de torture n’est qu’une pièce. Un système de rituels tortionnaires invariables, un code minutieux des tourments prétendaient effacer ce que la torture avait de scandaleux, de charnel à l’excès. Bourreau fonctionnaire et technicité du supplice purifiaient une situation où les corps et leurs pulsions se voyaient un peu trop.

Il en ira de même dans l’évolution des moyens de tuer les condamnés à mort. À l’ancienne hache succédera tardivement la guillotine ; l’ancienne pendaison médiévale (où il était parfois nécessaire que le bourreau s’assoie sur les épaules du pendu pour que ce supplément de poids lui brise le cou et l’achève) sera remplacée par un ingénieux système à trappe qui tuera vite, discrètement et bien. Enfin, il a existé, à côté du bûcher, le Quemadero : inventé par les inquisiteurs espagnols, c’était une sorte de vaste marmite maçonnée ou, lors des autodafés, on enfermait les condamnés ; puis on mettait le feu dessous et autour. Ultime raffinement du bûcher, ce supplice, au lieu de brûler les victimes, les cuisait lentement dans leur propre vapeur. À l’opposé de la guillotine ou de la « bonne » pendaison, qui se veulent humanitaires, c’était là une terrible surenchère de cruauté. Mais l’effet d’occultation du supplice par son perfectionnement était identique ; aux horreurs spectaculaires du bûcher se substituait une action invisible, anonyme et sourde. De tels appareils sont le comble du triomphe de l’Ordre, qui se donne ainsi le moyen de perpétuer ses barbaries en les désincarnant.

Cette conception du « progrès » a conduit le XXe siècle non pas à cesser de tuer légalement, mais à ne plus le faire en public. Tortures policières ou mises à mort, c’est désormais dans la clandestinité même des actes criminels que force reste à la Loi.

Si le machinisme institutionnel et son secret visent à annuler la corporéité du supplice, l’instrumentalité sado-masochiste — celle qui nous intéresse ici — a une fonction exactement inverse. L’œuvre de Sade le montre bien. Toute torture y a sa place, mais celles qu’on privilégie, celles qui préparent ou occasionnent l’orgasme des Maîtres, doivent leur prééminence à la sensualité de l’invention plutôt qu’à l’abomination réelle des douleurs qu’elles infligent (domaine dans lequel toute hiérarchie paraît largement fantasmatique). Qu’on fabrique un appareil étrange ou qu’on trame les fils d’une torture morale, la création machinique exprime chez Sade une relation désirante au corps de la victime. Et, quelquefois, la torture n’y est qu’un excès de la caresse : tel héros au membre monstrueux, par exemple, procure à ses victimes le supplice et la mort en les sodomisant ; en leur faisant cela même qui est la source de jouissance et de vitalité des Maîtres. En tant qu’instrument de torture, le phallus est ambivalent, comme le fouet ou la merde. Le sadien jouit qu’une verge démesurée le pénètre, qu’un fouet l’écorche, que des excréments s’écoulent dans sa bouche, alors que ces traitements ne sont que souffrance et horreur pour les non-sadiens. Nous retrouvons l’engin de supplice comme instrument inadapté au corps qui le subit : mais ici cette inadaptation est aléatoire, et le désir seul en est juge. Outre cela, les supplices « organiques » n’interposent, dans le corps à corps du bourreau et de la victime, que des outils qui, loin de voiler la corporéité du rapport de violence, sont le degré maximal de cette corporéité, l’acte de présence inlassable et superbe de ce que l’Ordre censure. Verges gigantesques, clitoris mythiques, déluges d’excréments, fouets arracheurs de sang expriment avec obstination cet être-là du corps.

C’est pourquoi l’appareil le plus monstrueux, le plus dangereux, d’abord imaginé pour torturer une victime, pourra produire un spectacle qui enflamme tant le Maître qu’il voudra en être victime à son tour — mais lui ne mourra pas. On comprend que le corps, ici, découvre sa réalité dans la théâtralité que la machine lui confère.

Le spectaculaire des supplices institutionnels — qui, donnés en public, ne cessèrent d’attirer, siècle après siècle, une foule de femmes et d’hommes — était précisément celui d’un excès corporel. Les cris, les ruisseaux de sang, les mutilations, l’écorchement, les brûlures, tout cela signifiait : un corps est là. Plus d’homme, plus d’âme, plus de « sexe » : c’était la chair absolue. Apparition fascinante dans une société qui l’interdisait, ou qui ne l’autorisait que pour la détruire aussitôt.

Dès lors, l’imagination érotique peut remonter de ce corps absolu à l’instrument qui a recréé fugacement sa présence — du supplicié à la machine. Dans Sade encore, on ne se masturbe pas en pensant aux charmes d’une jolie fille, d’un joli garçon, mais plutôt en concevant les tortures, machiniques ou pas, qu’on leur destine. Il convient, évidemment, de supplicier des victimes attirantes : mais c’est pour qu’existent mieux et la victime et la torture. Un beau visage, un beau corps, en effet, sont les plus éloignés qui soient de la corporéité brute : tout, dans leur perfection, signifie un au-delà du corps, tout représente de la Valeur, esthétique et morale. Le beau corps est abstrait, il est comme nié par lui-même, mis au-dessus de sa corporéité : il en dit trop long, trop de choses qui appartiennent à un panthéon de la Beauté, de la Vertu. Bref, il est idéaliste et chrétien — et souvent il le montre un peu trop. Cette matière si complètement dématérialisée par son paraître, voici que les tortures vont la rendre à la matière.

Souillés, fouettés, écorchés, dépecés, hurlants, le joli garçon ou la jolie fille redeviennent enfin des corps. Ce brouillage de leurs signes les réintroduit dans l’anonymat de la chair — et leur faiblesse est qu’ils en meurent. Ils ne vivaient que de signifier : ils périssent dès qu’une machine abuse de leur sens.

La corporéité du Maître, au contraire, a déjà fait ce chemin, et elle a survécu ; aux signes de valeur, elle a substitué des modes de pouvoir. C’est pourquoi, dans Sade, dès qu’une victime jouit au lieu de souffrir et se complaît à cette dégradation de ses signes, cette mise au monde d’une corporéité asociale, elle trouble la scène. Les Maîtres s’interrogent : la victime ne doit-elle pas être épargnée, puisque son corps peut survivre à la désinscription ? Ne doit-elle pas prendre rang parmi les Maîtres à son tour ? Naissance d’un pouvoir dans les affres jouisseuses de la soumission aux puissants.

La machine de supplice devient machine d’épreuve, de preuve. Elle détruit les corps-signes, elle révèle les autres et marque leur avènement. Dans l’espace de la fiction sadienne, le machinisme tortionnaire sert à réinventer les corps que la société détourne, à faire réapparaître, sur un mode frénétique, le sujet corporel. Et ce sont les violences de l’Ordre même que le pouvoir sadien copie, pour ramener à lui les corps que l’Ordre avait captés et mettre en scène son désir sans mesure.

Cette subversion de l’Ordre par la théâtralité sadique est exactement celle qu’opèrent les alejandroïdes au sein de l’art pictural. Subversion qui combine, elle aussi, deux temps, deux gestes, dont le second recompose et abolit le premier.

Voici d’abord le premier temps, celui de la captation des valeurs de l’Ordre — ici celles de l’Art. L’objet est irréprochablement, « académiquement » beau ; son architecture, ses perspectives sont d’une maîtrise admirable, ses symétries, son équilibre, ses proportions, ses lumières semblent celles d’un modèle idéal idéalement copié — comme si de temps en temps se matérialisait, dans l’atelier d’Alejandro, un objet parfait venu de nulle part. À la représentation de cet objet inconnaissable ne convient qu’une matière picturale sans grain, lisse, virginale, abstraite, où le pinceau ne laisse pas plus de marques qu’il n’y a de traces de doigts dans le ciel.

Et, au fil des années, la manière du peintre s’affine et se subtilise encore davantage, les tons s’éclairent et rayonnent comme une chair sans substance, la mise en page se dédramatise, les contours s’adoucissent, les attributs agressifs diminuent ou disparaissent, comme si leur dureté, leur emphase devenait incongrue ; l’objet s’embue d’une luminosité poreuse, il ne participe plus en rien de notre univers.

Sous un certain aspect des choses, pourtant, il en fait entièrement partie, puisqu’il cumule, délibérément et cruellement, toutes les exquisités sensibles de la Culture officielle. Il est peinture jusqu’à la parodie, habileté jusqu’au cauchemar, équilibre jusqu’au délire. Mais c’est qu’il est indispensable que ces toiles soient belles — comme il est indispensable que soient belles les victimes que Sade soumet au terrible théâtre de son désir.

Le héros sadien n’introduit pas n’importe qui dans son boudoir à supplices : c’est, invariablement, la plus jolie fille ou le plus joli garçon du monde, qui ont le visage le plus avenant du monde, la jeunesse la plus fraîche, la chair la plus potelée, la plus rose, les fesses les plus mignonnes, les manières les plus civiles, l’âme la plus délicate, la vertu la plus pure, le plus beau vit du monde ou le plus joli con. Il ne manque pas une couche de sucre à ces adorables confiseries que le Marquis aime à transformer en débris sanguinolents, pantelants et merdeux.

Ces destructions consomment une quantité énorme de jeunes gens, mais c’est sans importance ; ils n’ont pas d’existence propre et, autant leur rôle collectif dans le jeu sadien est fondamental (ils sont la Beauté, la Grâce, la Noblesse, la Vertu, Dieu lui-même), autant ces figurants, considérés un à un, sont interchangeables. Puisqu’il s’agit d’écriture, d’ailleurs, il suffit d’une phrase pour remplir à nouveau les harems de jouvenceaux et de pucelles qu’une nuit d’orgies a décimés. Le roman permet que, pour alimenter sans cesse le geste de destruction sadien, les jolies filles et les jolis garçons y poussent comme de la mauvaise herbe, toujours prête à être fauchée.

Le même geste de destruction, sur le plan pictural, ne peut recourir à de tels moyens. Ici, l’espace de la représentation assure a priori la permanence du geste ; mais le désir, le pouvoir, l’invention plastique qui consumeront les valeurs idéales de l’objet exquis doivent simultanément créer et abolir cet objet, en une dialectique dont la toile sera l’opérateur, l’œuvre et le lieu. La théâtralité de la représentation désirante ne disposera d’aucun déroulement, d’aucune durée ; atemporelle, elle devra produire d’un seul coup le total de ses actes.

Tout se passe comme si les toiles d’Alejandro présentaient l’image d’un drame arrêté — non pas interrompu, mais immobilisé au point maximal de ses tensions, et au-delà de toute origine et de tout dénouement possibles.

Ces drames spatiaux ne se décrivent pas : impossible de dé-peindre une telle œuvre, de la démonter, d’en réinventer l’histoire, d’en décrypter la symbolique. Freud, s’essayant à interpréter la pose singulière du Moïse de Michel-Ange, ne sut et ne put que fabriquer un récit à l’intérieur duquel la posture de Moïse prendrait place, comme un instantané, et comme si l’être de pierre n’était pas une sculpture, mais l’équivalent d’un bourgeois de Vienne, psychanalysable à merci. Agir ainsi, c’était prendre les singularités du Moïse pour des défauts artistiques, des fautes injustifiables et scandaleuses, des déviances — des symptômes. Mais, comme il n’était pas question de mettre en accusation un artiste infiniment respecté, il ne restait plus qu’à bricoler une rationalité où l’irrationalité de l’œuvre irait prendre place ; dénouer ses mystères ; rallonger d’un avant et d’un après cet objet qui était pur présent. Alors, on dira que tel geste du Moïse est en train de commencer, tel autre s’achève, tel autre exprime que le personnage a pensé ceci et qu’il va se passer cela. Psychologisée plutôt qu’analysée, la sculpture n’est plus qu’un moment, très bizarrement choisi par Michel-Ange, dans l’histoire de Moïse redescendant du Sinaï. Et l’œuvre est « élucidée » par l’anecdotisme freudien, comme le Jugement dernier fut « réhabilité » à coups de caleçons par un clergé cafard.

À vrai dire, cette tentation de commentaire psychologisant, les toiles d’Alejandro y incitent ; leurs objets sculpturaux bien qu’étranges et inhumains, se prêtent à toutes les analyses anthropocentristes qu’on voudra. Mais, à travers des machines que le corps inspire, est-ce l’Homme qu’il faudrait retrouver ? Dans les iconoclasies auxquelles un artiste se livre, faudrait-il recomposer et admirer les valeurs et les sens sur les ruines de quoi son œuvre s’édifie ?

Une telle réduction conduirait, par exemple, à interpréter en termes de symbolique sexuelle les attributs, les appendices dont la plupart des alejandroïdes sont pourvus. Et une fois que ces dents, ces pointes « seront » des phallus, que ces orifices en trou de serrure ou ces yeux irradiants « seront » des anus ou des vulves, etc., on n’aura plus le choix qu’entre deux façons misérables de considérer l’objet. Ou bien on reconstruira, a partir de cette centralité sexuelle et en utilisant tous les formants de la toile, une vague silhouette humanoïde — et c’est comme de rechercher, dans les nuages ou les taches des papiers peints la représentation de visages « expressifs » et de caricatures. Ou bien, à l’aide de cette symbolique Masculin/Féminin — matrice d’une quantité d’autres dichotomies — on bâtira une cosmologie érotique, qui n’a jamais servi qu’à légitimer un ordre sexuel bien matériel et bien ignoble, avec lequel l’alejandroïde n’entretient aucun rapport de connivence.

En fait, si les œuvres d’Alejandro ont recours, et intensivement, aux valeurs et aux symboles d’une culture désormais moribonde, ce n’est ni assentiment à ses valeurs, ni simple parodie, ni collage ou plaquage ironique de citations identifiables sur des objets incompréhensibles.

Il s’agit plutôt, semble-t-il, que l’œuvre s’incorpore explicitement les repères qu’elle dépasse, les frontières qu’elle a transgressées. Inventant le langage plastique d’une corporéité sans nom, elle récupère à son usage les signes et les symboles par lesquels le censuré du désir survivait au sein de l’ordre comme un vestige. Et ce vestige, l’œuvre lui rend sa place dans un énoncé global de ce que la société avait maudit. L’objet ainsi créé n’est plus décomposable en fragments lisibles d’une part (ces vestiges) et illisibles d’autre part. Si la machine est constituée d’organes qui se combinent, ils ne sont pas des morceaux amalgamés les uns aux autres, mais les moments spatiaux d’une architecture indivisible.

Et c’est aussi pourquoi ces machines sont a-fonctionnelles : leurs pièces n’ont pas à s’enchaîner pour produire un effet matériel, transposable dans l’univers qu’elles renient ; elles n’ont pas davantage à être mises en action, puisqu’elles sont déjà, ou enfin, action pure.

Ainsi, la relation entre ces toiles et la Culture en place, picturale ou philosophique, se fait sur le mode d’une réactivation forcenée, spécifiquement sadienne, de tout ce que cette culture avait détourné, rogné, rangé dans un musée et un lexique de la Valeur « gratuite » — c’est-à-dire, en réalité, marchande et désexualisée. La captation culturelle qu’opèrent les alejandroïdes est commeune renaissance : et non pas celle de l’« Homme », mais de ce que les hommes empêchaient d’exister.

Cette réapparition à la fois agressive et souveraine, impassible et puissante, il reste à mieux préciser pourquoi elle emprunte une spécificité machinique.

J’ai indiqué, en prenant Sade pour exemple, quelle relation érotique pouvait exister entre le machinisme tortionnaire et le corps humain appréhendé par un désir. Cette relation exige trois termes : le bourreau, la victime, l’instrument. Mais ce triangle est, en fait, l’extension, la multiplication d un seul terme, qui est le bourreau, le Maître. Tout vient de lui, tout va à lui, la machine est son organe, la victime est son corps, le maître/machine est un bloc de fonctionnement désirant.

Peut-on admettre qu’il y ait, chez Alejandro, la même relation entre sa perception du corps, le geste pictural et l’œuvre ? Il y a plusieurs éléments de réponse. En premier lieu, Alejandro n’a pas peint, une fois, une machine : le nombre des représentations machiniques, leur diversité extrême, la nécessité et l’accomplissement de chacune d’elles nous prouvent qu’on ne saurait les assimiler à de simples traces d’un fonctionnement fantasmatique, qui se servirait d’elles comme intermédiaire, ou comme « scénario », pour atteindre autre chose qu’elles. Et, si elles sont l’instrument d’une métamorphose, elles en sont, bien plus encore, le fruit ultime. La machine n’est donc pas un relais entre deux termes extérieurs à la toile (le peintre, le corps).

En second lieu, les toiles sont pleines, elles comblent le regard, elles ne se présentent pas comme des mystères à résoudre, des énigmes à déchiffrer, elles n’exigent en aucune façon qu’on aille voir — ou imaginer — à côté d’elles, en dessous, à l’intérieur ou au-delà. Elles ne se réclament d’aucune surréalité ; à plus forte raison, d’aucun surréalisme. Elles sont bien autre chose qu’une référence au concept petit-bourgeois de l’« insolite ». Elles s’émancipent de la piteuse alternative entre figuration et abstraction ; et elles ignorent enfin tout « matérisme » pseudo-contestataire. C’est en dépassant les catégories mentales, les coupures et les cadastres de notre univers qu’elles conquièrent leur magnificence et leur étrangeté. Mais c’est l’étrangeté de ce qui est intégrité et plénitude, et de ce paradoxe : une matière « idéalisée » pour devenir totalement matière — soustraite au temps humain, à la dégradation humaine, à l’histoire.

Elles sont ainsi ce que le corps, le corps individualisé et nommé ne peut pas être ; et l’homme ne les habite pas, car elles l’ont, en quelque sorte, inclus, absorbé, digéré, comme le modèle tout-puissant mais éphémère de leur propre existence.

Les dessins qu’Alejandro a composés au début de l’année 1972 auront ici un intérêt essentiel. Ils éclaircissent en effet le point le plus ambigu, le plus délicat de la démarche d’Alejandro : l’articulation entre l’idéalisme de son invention picturale et la fascination d’une matérialité sensible, charnelle, dégradable et périssable, celle du corps désirant. Et on touche là au passé chrétien qui continue souvent d’orienter notre érotisme et notre perception du corps — passé auquel la toile accorde, dans son jeu, le rôle même que Sade confère à Dieu dans le sien.

Le corps humain, selon Alejandro dessinateur, est caractéristique : excessif de formes, de postures, d’attributs, il est en deçà de la beauté ou de la laideur, il est marqué, non par des signes de valeur esthétique, mais par les preuves qu’il est de chair. C’est le contraire d’un corps « humaniste », idéalisé, asexué et parfait. Ses muscles en boule, ses membres noueux, ses articulations distordues, ses orifices ourlés, sa crudité organique, l’usure des sexes qu’on dirait étirés, ridés, mâchés par des millénaires de sodomie, nous évoquent les portraits immondes que Sade a fréquemment tracés de ses personnages souverains : âgés, fripés, malodorants, véritables résumés de l’organicité sexuelle lorsqu’elle est tenue d’incarner le Mal.

Mais cette organicité, dans les dessins d’Alejandro, a une tout autre fonction. Elle établit le règne d’un humour graphique très particulier (qui est absent des toiles), où se combinent ces représentations « chargées » du corps humain comme machine de jouissance, et une religiosité sacrilège, faite d’allusions grotesques aux mythologies de l’Ancien et du Nouveau Monde. Ce saccage des valeurs, du divin, du sacré, ce sont des êtres péjoratifs et ludiques qui l’accomplissent  — comme dans la Démolition de l’Empire romain par les Tantes.

Êtres mythologiques, aussi (je veux dire fictifs et atemporels), dont l’anatomie se prête à des déconstructions et à des mélanges aussi perturbateurs de notre image du corps que sont iconoclastes les univers mêlés où ils évoluent. Hybrides de l’homme et de la machine alejandroïde, voici des monstres-organes, tout appliqués à convoiter quelque surmâle : par exemple la roue de verges et d’éclairs, à visage de faune, qui contemple les fesses du Détenteur de la foudre, ou l’admirable bestiaire d’organes qui compose la Pluie et le beau temps entourés d’autres agents climatiques. Cette prolifération de sexes, de bouches, de mamelles, de sphincters, de pieds crispés, de langues-phallus, de doigts danseurs, démultiplie les régions significatives du corps, les régions de jouissance, et nous sommes comme dans le temps permanent d’un orgasme, d’une crise qui, loin d’évoluer, de suivre la courbe sage de ce qui commence et de ce qui disparaît, s’acharne en cercle sur elle-même : et l’étonnant est la sérénité de cette fureur.

L’artiste affirme ainsi l’insuffisance du corps, il exprime et répète que la chair manque de chair et que, pour qu’elle puisse tenir ce que promet son apparition, pour qu’elle soit à la hauteur, à la bassesse, du désir qu’elle inspire, elle doit devenir innombrable. Les êtres humains d’Alejandro ne sont pas « expressifs », ils ne sont ni tristes ni gais, ni malins ni stupides, ni vieux ni jeunes : ou plutôt ils sont tout cela comme le seraient de masques de carnaval ou de théâtre. Surchargés d’ornements, de coiffures ou d’objets fantaisistes, ils brandissent une vaste panoplie d’attributs de pouvoir : mais ce ne sont que marottes de bouffon, qui parodient le sceptre des rois ou la foudre des dieux — quand ce n’est pas la croix du nôtre. Ils sont dérision de tout signe, et c’est au fou et aux Folles qu’ils empruntent leur génie cruel de la mascarade.

Nous rejoignons ici la théâtralité des machines ; et certains dessins, comme l’Affrontement de l’Orient et de l’Occident, vont nous montrer, mais à l’état de pastiche, un « alejandroïde ». On croirait le surprendre en pleine métamorphose ; il a encore ses jambes d’homme, ses hanches et son sexe : mais au-dessus, il est machine de guerre, hérissée de pointes, de tubes, de crochets articulés, où ce qui est arme et ce qui est ornement se confond. Est-ce là son corps, ou une cuirasse qu’il a revêtue ? Englouti dans cette grotesque parure, il n’est plus un guerrier, il veut être la guerre. Encore une affectation de pouvoir qui tourne au ridicule : rien de moins agressif que cet attirail à pattes affrontant un Romain de musée, qui pose sur son socle à la façon d un modèle un peu fat pour étudiants des Beaux-Arts. Ce ne sont pas deux soldats qui se font face ce sont deux exhibitions, deux mises en scène, et la plus piteuse semble bien celle de l’homme écrasé par sa cuirasse, qui plagie les architectures menaçantes auxquelles il ne saurait ressembler. Homme en métamorphose ? Alejandroïde raté, parce qu’humain.

Cette série de dessins revient à une exploration des limites du corps, et au constat de son échec : si la matérialité du corps désirant ne peut vivre que dans la dérision, le travestissement, les masques, l’impuissance, la dégradation de l’objet de désir même, il n’y a pas d’issue de ce côté. Le théâtre ironique des dessins, qui sollicitent jusqu’à l’outrance le corps et son excès, répond au même idéalisme que les toiles ; il voudrait les éprouver, les justifier en affirmant, au nom du désir, la nécessité d’une théâtralité supérieure qui construirait, par l’objet absolu, ce que la jungle des folles, des surmâles, des organes démultipliés pulvérise avec frénésie. Là où il y a délire, il faudrait qu’il y ait équilibre ; là où il y a prolifération, il y aurait unité ; là où il y a exhibition obscène, il y aurait séduction de la froideur ; là où il y a corporéités fragiles, anonymes, parodiques, insignifiantes, marquées, découpées en organes incapables d’incarner le corps, il y aurait organisme puissant, architecture hypercorporelle, individuée, a-signifiante et indestructible : ainsi naîtront les machines d’Alejandro.

Cette problématique n’a rien qui puisse surprendre : elle est conforme aux constantes idéologiques qui gouvernent, en Occident, le désir et l’art. Dessins et toiles montrent l’alternative : représentation d’un paganisme perturbateur et forcené, ou idolâtrie de l’invention machinique ; rapidité endiablée du trait de plume, ou lent artisanat d’une peinture lissée ; entassement anarchique des mouvements et des formes, ou calcul rigoureux d’un solide minutieusement perspectivé ; écriture nerveuse de la caricature à l’encre, ou impassibilité de la couleur.

Mais ce n’est pas si simple : l’intrusion d’art « maudit » que constituent, dans l’œuvre d’Alejandro, les dessins de 1972, n’est pas le temps originel d’une démarche au terme de laquelle l’idéalisme glacé de la toile aurait vaincu la barbarie et la perversité des érotiques. Les dessins viennent à la suite d’une longue production « surmoïque » d’alejandroïdes ; ils obéissent à l’exaspération d’un désir trop contraint par l’exigence culturelle d’un objet absolu : et, par eux, l’artiste reconnaît et inscrit, pour la première fois, ce que ses toiles hautainement sublimées avaient soumis à elles, et qui revendique sa liberté. Qui réclame, autrement dit, que le geste pictural s’assimile davantage le censuré du corps, et évolue pour en témoigner mieux. La fulgurance des dessins, la fascination d’un charnel péjoratif, les jouissances du chaos de la jouissance se révèlent sous les yeux et par la main de l’artiste, comme pour lui dire que les jeux ne sont pas faits. Et on prévoit que, d’étape en étape, l’œuvre d’Alejandro pourra être traversée par d’autres crises de confrontation graphique, où le purgatoire des dessins et la sacralité des machines se contempleront l’un l’autre — et jusqu’à ce que les secondes aient épuisé, et non détruit, les premiers.

L’appartenance de l’invention plastique d’Alejandro à la problématique idéaliste (art pérenne/corps mortel, sublimation formelle/éros chaotique) est donc vécue non comme solution, mais comme conflit essentiel. Ce conflit est sans vainqueur, il se résoudra dans l’art même.

Les alejandroïdes qui sont contemporains de cette crise ou qui l’ont suivi épanouissent, je l’ai déjà signalé, les séductions de l’objet machinique. Ils gomment sa dureté, fardent moelleusement ses surfaces, rendent plus compacte et plus charnelle l’idole qui, à mesure qu’elle renonce à ses raideurs implacables, à ses charpentes à claire-voie, à son agressivité tortionnaire, s’invente une puissance autre, faite de cohérence accrue, de beauté plus ronde, d’étrangeté plus résolue, de dynamisme où les tensions des symétries articulées cèdent peu à peu la place à l’inertie des masses en équilibre souverain.

L’art initial d’Alejandro détournait, au sein d’un archirecturalisme hyperviril, les valeurs tièdes de l’art installé ; c’était, comme dans le schéma sadien du désir tortionnaire, l’Ordre subverti par un bloc machinique de consumation obsessionnelle de l’Ordre même. Mais, tandis que le Maître sadien gouverne ce machinisme, qui est son mode d’érotisation, de corporéification de l’objet, le machinisme pictural semblait au contraire écraser, soumettre comme une victime le désir du peintre. L’évolution récente de la peinture d’Alejandro suggère que, désormais, cette situation s’inverse, comme si l’alejandroïde avait reçu une leçon de plaisir et tendait à se plier au règne désirant de l’artiste.

Plaisir, mais aussi danger ultime que le peintre s’est mis en devoir d’affronter, si la présence du plaisir était pour lui l’imminence du périssable. Aussi, l’œuvre évite toute rupture avec elle-même, elle explore et retouche, toile après toile, son ancienne cuirasse, elle tâte sa chair, étend des spatialités neuves, se met en scène comme pour se jouir. Elle recherche non l’énergie brutale, mais l’extrême densité, non pas l’éclatement mais la plénitude, et une plénitude qui soit le fruit non d’une ascèse du désir, mais de son accomplissement. Et ce jeu extraordinairement tendu entre le corps et l’art ne saurait laisser aucune trace à l’intérieur de l’œuvre peinte sous peine de la mutiler, de la rendre à l’humain, au stigmatisé, à l’éphémère : l’alejandroïde viendra au monde pour annihiler ce qui l’aura conçu, et déployer les fictions intemporelles de son engendrement.



  1. Bernard Noël


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