District (première version)

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Première version de District, de Tony Duvert, parue dans les Cahiers du chemin, nº 3  (avril 1968).
Une version remaniée en a été publiée chez Fata Morgana en mars 1978.



I. Chantier


Des camions, des voitures. On dresse des maisons. On évacue des blessés. Le silence tombe. Et la nuit. Certains blessés ont la diarrhée, s’accroupissent dans un coin.

Des enfants jouaient. Quelques jours se passaient. Il y avait des tumulus de sable ocre. Pour faire des pâtés. La crèche était construite, pas tout à fait. Elle n’avait pas de plancher, les enfants tombaient, pas de cave, pas de sol. Pas de terre sous la crèche. Les enfants vont en enfer.

Les pancartes qui avaient annoncé les immeubles, on les déplantait. On ne les brûlait pas : on les portait dans une brouette jusqu’à une cabane, faite de tôle emboutie, vissée, rivée. La neige recouvrait la cabane. Sous le brasero, la neige fondait, qui roulait par terre, creusait une rigole, évacuant des gravillons qui s’accumulaient plus loin, près de l’arrêt des taxis.

Un autre jour. On s’habituait. On s’approchait de l’immeuble. On passait ses mains, ses ongles dessus, on laissait un peu de sang. Notre sang est blanc et terreux. Leur sang rongeait les portes de verre, de bois, de plastique, elles ronronnaient sous nos caresses, qui entrions, sortions, laissions de la sueur aussi.

L’après-midi, les femmes criaient et, chez le coiffeur, se faisaient teindre les cheveux en rouge. Puis on séchait les têtes qui aspiraient des magazines. Toute la rue passait devant la boutique. Les clients dedans regardaient les clients dehors, ou les promeneurs dehors regardaient les promeneurs dedans. On rentrait chez soi. Il faisait nuit.

La rue était calme. Les voitures passaient, les enfants. Les journaux étaient vendus. Personne ne s’arrêtait.

On écartait des chaises, mettait des couverts sur des tables, faisait brûler du gaz, de l’électricité.

Du bois, du métal, du tissu sous les mains. Une sorte d’incendie dans les têtes qui s’affaissaient sur des oreillers blancs, creusés au milieu par une flaque de gris. Comme l’encre des journaux, la sueur des mains, le bœuf qui bout, les vêtements qui pendent à des cintres, reposent sur des dossiers de chaise.

Les planchers craquaient. Il pleuvait. Les persiennes étaient fermées, les stores abaissés. Les lumières ne brillaient plus. Sauf celles des trains sur l’horizon, leurs vitres passantes. L’heure de forniquer. Les cigarettes près des lits s’éteignaient, dans les wagons les cendres tombaient sous les secousses d’amour ou de chemin de fer, sur les vêtements gris, les mains, les bajoues, les draps. Dans le silence, qu’elles ne brisèrent pas.

On déchargeait encore un camion. De longs tuyaux noirs, rectilignes, qu’on empilait comme des bûches, dans la boue rouge, ou orange, couleur de fiente, de sang. Dessus on en mettait d’autres, en porte-à-faux, plus courts et coudés. Et aussi des types bruns au nez aiguisé, ils ouvraient leur gamelle, pausaient, pissaient sur les tuyaux.

On riait dans la rue, la nuit. Des voix jeunes. Avec des cordes vocales qui sont douces, miaulent, et d’autres qui râpent leur rire, elles se mêlaient dans chaque gorge. D’autres voix répondaient, brèves, rires aigus, chevrotements de femme, autour des soupirs des voix mâles. Cela s’éloignait, comme la fatigue d’avoir trop ri, le sternum, le diaphragme distendus, arrachés par le rire — allait plus loin, au delà des rues boueuses, gelées par les tubes fluorescents, des fenêtres, du chantier, là-bas, où il y avait une fosse obscure, qui a vingt mètres de profondeur.

On ne riait plus nulle part. On attendait le jour.

Il faisait jour. Les enfants criaient. D’autres pleuraient. Riaient. C’était le même cri. Ce sont les enfants. On les entendait.

Et des voix de mères, des voix dures, aigres, fortes, de femmes aux manteaux noirs, bleu marine, brun anus, aux cheveux gris, noirs, anus, voix paroles avec des rides, des cils dans les rides, des ouvertures flasques d’où sortent des sons, des liquides.

Les tuyaux étaient enterrés. On avait ouvert le sol, une vulve boueuse, orange, la terre couleur de limace suintait en tas près des trous, les tuyaux porteraient le gaz, ou l’eau, au milieu du chantier, là où les gens parlaient, où les enfants couraient.

Du calme partout, pas de bruit, motos, trains, avions, marteaux-piqueurs, vélos, mâchoires, portes, on n’entendait rien.

Mais plus tôt les marchands appelaient, les boutiques étaient envahies, se vidaient, on entrait dans les boutiques, en sortait avec son butin, on laissait de la boue sur les carreaux, sa marque, on reviendrait, on était content, les rues s’emplissaient d’acheteurs à pied, en véhicule, chiens en laisse, des enfants à la main, des viandes et du pain à la main, et le porte-monnaie. C’étaient des femmes qui avaient les mains pleines et qui rentraient.


II. Personnage


Une librairie. C’est aussi un magasin de jouets. Les enfants entrent et sortent à leur tour, mais plus vivement, en se bousculant, sans cacher l’avidité, le plaisir, le désarroi de dépenser l’argent. Ils regardent les livres pour enfants dans la vitrine, les jouets, entre les livres et au-dessus, les stylos dans des écrins ouverts en satin blanc, les lampes qui éclairent d’une clarté blanche et jaune le papier crépon rouge où sont posés les livres, les jouets, les stylos.

Un type regarde la vitrine. Il n’est pas encore vieux mais il est habillé de noir, sa peau est grise parce que l’automne est tombé, un automne brusque, pâle, trop doux, qui l’inquiète. Il est âgé si les enfants sont jeunes, parce que les enfants ne le regardent pas.

Dans la librairie, les vendeuses distribuent des confiseries, de la réglisse, des choses en sucre qui sentent la neige, la neige ne tombe pas, en automne ce sont les feuilles. On ne voit pas les petites pièces de monnaie entre les doigts des enfants.

Le type se dit qu’il aimerait vendre des choses aux enfants. Ils sont nombreux, car c’est la sortie de l’école, qui est à côté, quand ils sortent du cours, ils passent devant le magasin, viennent acheter des amorces, regarder les mitrailleuses en plastique, les ours, les poignards.

Le manteau du type est fermé. Ses mains sont dans ses poches, y tripotent un paquet de tabac. Une main, plutôt. L’autre, dans une poche vide, s’étreint elle-même. Mal sous les côtes. Les enfants vont et viennent. Mal dans les os des jambes, et au bas-ventre, à la verge. Les enfants n’ont pas de verge. Un lézard dort entre leurs cuisses. Il pense à ce lézard, le faire s’éveiller et courir dans l’herbe. Eux n’y pensent pas, le lézard courra tout seul si ça lui chante, la nuit, sous les draps, ou dans leur tête, la petite bête courra qui n’est qu’un dragon en petit, là elle dort, le type pense à elle, n’a plus de sang dans la tête, son sang creuse son ventre comme une faim, y pèse comme la faim, brûle dans le ventre, tout son corps a déjà la couleur de la cendre.

Il regarde les figures des enfants, où se reconnaissent les traits et les laideurs des parents. Il voit de vieux visages à travers les têtes d’enfants, les rides, les marques, une figure humaine se dessine, apparaît dans cette chair de ver blanc. Il n’aime pas les enfants, n’a rien à leur dire, rien à en dire, il les déteste, il en a besoin.

De sales petites gueules d’adultes en petit, sales petits vices, sale petite bêtise, méchanceté, lâcheté d’adultes en petit. Mais ils bougent. Les adultes marchent lentement, mâchent, aiment, souffrent, dorment lentement, les adultes pensent, les enfants bougent. Les éléphants sont lents, et les mouches rapides, pense le type, et ça le fait rire. Devant la vitrine, il pense qu’il aime les mouches et les écoute comme des petits chiots piaffer autour de lui.

Les enfants brillent à la lumière des vitrines. Il aime cette lumière. Il sourit, il fait nuit, la rue est vide, les enfants ont peur, il aime cette peur.


III. Fenêtre


Après quelques années, la peinture blanche d’un plafond s’est encrassée — radiateurs, tabac. Les murs sont tapissés d’objets qui, accumulés depuis trop longtemps, ne sont plus susceptibles d’être regardés. S’asseoir, se mettre à table, se coucher, autant de besognes qui ne révèlent rien, objet ou présence. Le plancher, effacé par les nettoyages, est cependant marqué des pas qui l’ont parcouru, chutes d’objets durs, tranchants, qui l’ont entaillé, taches de liquide, vin, eau, encre, sperme. Chaque rainure de ce parquet est fréquemment (d)épouillée des petits débris qui signalent votre habitation. Les vêtements qu’on suspend aux patères des portes, dépose sur une commode, qui chevauchent les dossiers, s’enroulent par terre, n’appartiennent plus à personne. La pièce fait l’aveu que vous n’êtes pas vivant. Son espace perd toute rigueur géométrique, apparaît comme le fruit d’un agencement conventionnel et hasardeux ; la solidité de sa topographie se dilue, dont on avait meublé chaque empan d’un souvenir, d’un regard, laissant même errer les yeux sur ces places que nul emploi, ornement, saillie dangereuse, détérioration, scrofule, n’avait fait sortir de l’invisibilité. Cela devient un coin d’ombre, réduit aux dimensions prescrites, où vous êtes tel un cyprin dans l’aquarium, globe étroit orné de cailloux colorés vulgairement, où l’on tourne cent fois dans l’eau tiède, chichement mesurée.

On quitte donc son lit, glacé par le matin, pour s’approcher, nu, courbé, des meubles où sont les vêtements ; on ne les regarde pas, trop pressé d’être soutenu, enclos par eux — l’habillement devient un bandage herniaire, réprimant ici un trop-plein d’être, d’où naîtraient la douleur et l’orgueil, il n’émane plus qu’un petit parfum de tristesse grise, honteuse. Votre corps a molli ; seule raideur, sur les bras et les cuisses, une horripilation de l’épiderme : les frissons que provoque le froid. Chaussé, cravaté, vaguement lavé pour ce qui est des régions du corps qu’il faut montrer à ses semblables, on se dresse peu à peu sur ses jambes.

On regarde d’un œil matinal, incapable même de déception, les murs, le plafond, présences indifférentes, comme une banquette de métro, un zinc de café, une console de salle d’attente, un pavé de rue, qui n’y peuvent mais de votre lassitude. On sent avec plus d’acuité le pâlissement, ralentissement progressifs du sang dans les artères qui se durcissent, détendent, sous une chair qui n’est plus que lourde enveloppe sur un bâti douloureux, mal dressé, d’os qui s’emboîtent gauchement, cartilagineux et plus lourds d’année en année. On hésite, le temps d’un geste, avant de poser sur le bouton de la porte une main qui n’est pas là, car vous ne rappelez plus votre corps à vous-même. On pense qu’on travaille huit heures, dort huit heures, attend huit heures chaque jour, on voit sur sa montre qu’on a peut-être avant de s’en aller le loisir de s’asseoir au bord du lit, sortir de sa poche un paquet de cigarettes et en fumer une doucement. On décide cette pause tout en ruminant les gestes qu’on fera cinq ou six minutes plus tard pour sortir et descendre et se rendre au travail — en bas, là-bas, et d’abord dans le métro, sous la rue, sous les autres. On grille la cigarette ; on surveille du coin de l’œil l’aiguille des minutes. On se sent satisfait peu à peu. Puis, malgré soi, bien qu’on sache la réponse, qu’on soit las de cet examen quotidien, on regarde l’emplacement de la fenêtre, qui est comme le visage de notre vie. Sans le plus petit frisson d’amertume, en doutant seulement un peu de la clarté de sa vue, on vérifie qu’en place de fenêtre il n’y a qu’un mur.


IV. Sortie, fin


Une fête est venue sur la place. Sens dessus dessous, les filles, les vieilles, les chiennes, les truies se vautrent dans les épluchures de melon d’eau. La mascarade est une Babel : porteurs de tambours, pipeurs de cigares, baratteurs, suceurs, malins de faubourg, décoration au nombril, déhanchés, piétinent. Vins, soleil. Le rut, ils enfoncent leur index dans des orifices naturels qui désignent les femmes, les poules qui vont pondre. Drôle de saison ; les feuilles tombent à toute vitesse. Et ces fumeurs hors de nombre, le talon au cul, donnent des coups de boule dans les troncs d’arbres fendus qui s’élèvent avec toute la rigueur du dimanche.

Les prêtres entament leur procession, balai en main, hostie à l’oreille, se frayent un chenal, bénissent les enculades. Des bolées de cidre sur le zinc urbain où se mouiller les doigts. Et les cocardes ! Triomphantes dans la valse, les femmes au profil auvergnat grognent, bardées de cuivre et de limaille, les couteaux percent, on enfonce de gros enfants dans les boyaux mis à sac. Pour enclore la cohue, ils ont des voitures à chevaux, lesquels crottent sur les marmots sans culotte et coupent chaque voie qui mène à la place ou s’en éloigne. Assis dans les charrettes, les sacristains de secours, en falbala impérial, portent à la nuque des mariées leur moustache d’honneur. La foule se soulage d’ovations. C’est bien difficile de traverser la place.

À condition de sauter par-dessus les chariots, on le peut.

Et soudain, droit devant, la rue est déserte.

Mais vraiment silencieuse. Volets de fer aux vitrines ; volets de bois aux fenêtres ; les maisons, comme abandonnées, semblent cependant exiger la pluie, les feux d’artifice, les bouteilles, les torgnoles qu’on expulse, paume levée, avant de rentrer sous l’édredon pour, demain, avoir le foie noir.

On sait qu’on vient de franchir l’attroupement des proprios, la liesse confite où le vin coule ; on sait que, derrière eux, à quelques centaines de mètres, la ville commence ; on sait que, devant soi, sur deux ou trois kilomètres, on a des baraques, des usines, des landes à détritus et des routes bombées. Et la rue, droite comme un timon, qu’on parcourt jambe à jambe, rejoindra ces routes.

Les maisons se détassent, à gauche, à droite. Amenuisées au milieu de cours avec des petits massifs où sont des rosiers entre les cailloux. Des glycines aux barreaux des grilles, elles sentent le linge sale de l’orphelinat. Elles ont des perrons, ces bicoques, avec trois marches de ciment gris où de petits silex enchâssés jettent du soleil, une marquise de tuiles ou de verre cathédrale et un paillasson roux comme les poils du vicaire, sur le seuil.

Plus loin, des maisons, il n’y en a plus. C’est après un dernier bougnat, son jardin maraîcher, les stalles du charbon, les tôles émaillées du pastis, des sodas, le chat noir dans l’escalier de la cave, les vélos sur la meulière. Alors, de grands terrains vagues, parfois clos comme des jardins.

L’ivraie y monterait jusqu’au ventre, églantiers, gratte-cul, herbe aux chats, clôtures de branches où, sur l’écorce décollée, sèchent les vrilles noires des liserons, affiches lacérées en forme de cornets, fourrés poudreux où la broussaille brûle, hérissons, trous, fondrières à larcins, vieux os de bœuf, il y a de quoi jouer, fouiller, s’entre-tuer, pour les enfants.

Dans certains de ces terrains, dissimulées par les sureaux, des cahutes basses en toile, carton, ficelle, logis de veuves en chasuble, cabanes de jardinier, de chemineau, morts aujourd’hui, et où on va se mettre tout nu, bas la culotte, chemise haute sous les aisselles, bien blanc et frémissant, le ventre qui se tortille, tout dardé, quand il pleut, la pluie est mère de tous les vices.

Des fois aussi, des hangars s’ouvrent sur la rue, des entrepôts, menuiseries, à poutres, falourdes, sciures, carcasses de chaises en noyer ornées de boules et de chèvre-pieds, ateliers de serrurerie rouillés, forges, peaux de lapins, vieux chiffons, une camionnette cabossée pour la tournée du matin, collection de pneus, ailleurs, des bouteilles fêlées, vertes, acrobates angulaires de métal, poteries grenues, gamelles de la Grande Guerre, fagots aux cheveux sorciers, fils barbelés, coquilles d’huîtres et de solens, soutanes moisies, enfouies sous les tortillons des lombrics, tableaux du dimanche, cordes de piano, rubans gâtés, potirons qui explosent de soupe, fourmilières, portes de placards bretons, reliures rouges des prix d’excellence, mâchoires de mouton, semelles, marmites, vitres, valises brunes et bouillies, béantes de papier à fleurs comme une chambre d’hôtel de passe, manuscrits inconnus, liés de ficelle à gigot, lambeaux de tapis, là-dessous cloportes, perce-oreilles, mille-pattes, limaces grises — grands chapeaux lycéens, gnomes en plâtre creux, saints décollés, vierges polychromes, déchirures de campagne, escargots qui s’accouplent et fientent, châssis d’autos à pédales, cheveux blonds, regards vifs, incisives écartées, souvenirs d’enfance.

Au delà commencent les manufactures, qui signalent le lieu où la voie ferrée roussit les terrains vagues, au plus creux, sortie des maisons, vers les gares de triage de la banlieue. Et on trouve, fichées sur un poteau dans les nuages, des boîtes à lettres en contre-plaqué blanchi d’averses, en zinc craquelé par la griffe des facteurs. Enfin là-bas, tout devant, le ciel est bleu pâle, presque gris, comme des yeux de province.


V. Marché


C’est peut-être un cylindre en forme de porte-parapluie. Ou un de ces grands sacs dans lesquels on rapporte chez soi les achats de magasin. Ou une boîte à chaussures, bien vaste. Un cache-pot en plastique vert, rouge ou jaune, un cône tronqué renversé, dont la base atteindrait les trente centimètres de diamètre. En tout cas, c’est un récipient. Il est plein. Gris, recouvert de poussière : les cendres de cigarette qu’on y a régulièrement vidées.

On déplie un journal, d’il y a quelque temps, qu’on n’a plus envie ou besoin de lire. Il est froissé, gondolé, il n’est plus lisible, il apparaît tel qu’il a toujours été : du papier sale. On verse dessus le contenu de la corbeille.

Les rues sont vides. Comme d’habitude ; car les vieux et les vieilles, au début de l’après-midi, guettent derrière les rideaux, tricotent, lisent le journal du matin ; les magasins sont fermés, personne ne marche dans la rue. Personne dans ce petit soleil qui en profite.

Le monceau d’ordures, sur la feuille de papier, a grossièrement forme d’étron, longuement moulé, bien bombé du centre ; et sa matière a bien l’incohérence d’une digestion.

Maintenant, le marché fini, les marchands partis, et avant que la voirie ne vienne balayer, brûler, des petites personnes en châle de tricot gris, en pantalon de médaillé militaire, des têtes avides et somnolentes, estomacs gercés, mains d’os noir avec des plaques de corne, des vieux rôdent sur la place, en poussant des voitures d’enfant ou des caisses à savon sur quatre roues récupérées aux patinettes de leurs petits-enfants. Ils ramassent le bois et les copeaux des emballages, poisson et viande, les boîtes de carton gondolé, tout cela fait du combustible qu’ils entassent, chacun le sien.

L’étron a un début et une fin. Ce qui a d’abord été éjecté de la corbeille, de la boîte, du sac, c’est le plus léger, bouts de papier gazeux, roulés dans le poing et qui en ont pris la taille, allumettes brûlées du bout et noircies, épointées par le feu, sur un tiers de leur longueur, mégots tordus par la pression qu’on leur a fait subir pour les éteindre, fripés de plis transversaux où parfois le papier a craqué pour laisser apparaître des excréments filamenteux. C’est aussi l’étage des écorces d’orange. Pas de toutes. Celles-ci sont très petites, soulevées avec l’ongle du pouce, lentement découpées en lanières courbes sur des oranges menues, avec une peau bien fine qui collait étroitement au fruit, elle a emporté des petits chancres pulpeux et jaunes. Écorces légères, entrelacées ; qu’on en prenne une, on ramène une riche guirlande, qui se défait tout de suite en deux ou trois chapelets.

Là, c’est le coin des poissons. Une odeur d’organes génitaux sales. On s’y précipite, parce que les marchands abandonnent sur place la marée invendue, parmi les branches de sapin luisantes d’écailles, les flaques glauques de la glace pilée. Mais les chiens, les chats, ou quelques vieillards plus prompts ont déjà emporté le meilleur des débris. Restent des têtes mi-dévorées, les fournis ont déjà prélevé leur part, et les mouches. Restent aussi des boyaux, tuyaux violets, rouges, marrons, des poches gluantes qui collent à la semelle, mais où l’on découvre parfois une belle limace grenue de frai rosé ou jaune.

Ce qui était la couche proche du bombement central est décevant. On n’a trouvé à jeter qu’une grande quantité de paquets de tabac. De Gauloises, qu’on a torsadés, ils portent des coulées de jus brun, on y a essuyé sa pipe. De gris, caporal ordinaire, tassé, ils bâillent comme des sacs à charbon vides. Ils sont montés les uns sur les autres, étayés par les boîtes d’allumettes, un stylo à bille bleu (rongé à un bout, fortes marques de canine et de prémolaire, bavant d’encre durcie à l’autre), entrelacés de fils arrachés au bord d’un vêtement usé, fils gris, bruns, qui se décâblent, libèrent des flammèches, des fils avec des nœuds comme la mauvaise laine, brusques étranglements, boucles, et dont les extrémités se perdent au cœur des paquets de tabac.

En face des poissonniers, rien d’intéressant, à première vue : c’est l’éventaire des bonnetiers, marchands de savon et autres quincailliers. Mais, si l’on soulève les feuilles craquelées de papier strong, les réclames en bristol, les étuis aplatis, on trouve des ficelles. De blanches ficelles velues. Des heures à défaire tous ces nœuds. Les ficelles, ça sert à ligaturer des tas de légumes grimpants à leur tuteur, ça fait des ceintures, des bretelles, des attaches pour les volets qui claquent, le jour contre les murs, la nuit l’un sur l’autre. Ça remplace les élastiques des chaussettes de laine grise, avec deux ou trois tours dans le gras de la cuisse cela maintient les bas dans une rigole de chair où ils se greffent. On s’en sera d’abord servi pour arrimer ce qu’on rapporte du marché.

Pièces maîtresses de l’édifice : des grands morceaux d’assiette en faïence blanche, épaisse. Un long peigne aux dents espacées, lourdes de suie. Un livre — bon marché, dans les kiosques de gare on en achète en guise de papier hygiénique, dans les chiottes on arrache cinq, dix, vingt pages, puis on garde le livre en poche : après une dizaine de voyages, il est réduit à un cartonnage creux. Dans celui-ci il reste quelques pages, déchirées à demi et de biais, avec des traces de doigts kaki.

Autres pièces : deux tubes vides. L’un est plat, crevé à la base, la pellicule de peinture qui recouvre l’aluminium est blanche, sans inscription. L’autre est roulé jusqu’à l’embouchure, cette spirale est de couleur voyante, touchée de doigts poisseux dont les empreintes ont recueilli poussière, moutons, grumeaux. Un bouquet de fleurs, soucis et anémones, jeté bien après la flétrissure. Corolles noires, recroquevillées comme sous le feu, et dégouttantes de pourriture liquide ; les feuilles du haut sont des petits rouleaux secs d’un vert moisi ; celles du bas ont la mollesse, le luisant équivoque d’un bout de viande avariée ; les tiges sont des baguettes, dont le bout a subi l’eau comme un acide, qui l’a réduit à une cage d’aiguilles longitudinales vide de toute pulpe ; celle-ci a coulé au fond du vase, avec d’autres feuilles, un ou deux cailloux qu’on avait mis pour maintenir les fleurs dans un certain sens — une lie grise et noire, délayée dans un peu d’eau de robinet ; ce fond de vase est déversé dans la corbeille, il fait un petit tas plastique et compact sur des lambeaux de tissu vert émeraude qui ont, comme en font foi des traces de couture et des plis bien marqués, appartenu à une doublure d’habit.

Fruits et légumes, c’est le mieux. La saison est riche, la putréfaction va vite, il y a plusieurs kilos de végétaux par terre, pour qui veut les ramasser. Tomates, poireaux, radis, endives, navets, choux de Bruxelles, cosses de pois. Pommes, poires, raisin, pêches, peu importe l’état : la partie fraîche fait le dessert de midi, la partie écrasée ou pourrie fournit une compote pour le soir, bien cuite et recuite avec le sucre de la commune, ou un autre, ou sans sucre.

C’est un marché couvert, bitumé d’un bout à l’autre. La voirie arrête son camion, les balayeurs descendent, il n’est que temps. Fouiller aux emplacements des viandes, triperie, charcutiers, il y a de grands cartons, des sacs en plastique près du vendeur de confection, plus loin, une paire de lacets, neuve dans sa bague, le marchand de chaussures fume et fume encore, et lâche sa cigarette pour servir les gens, et sa cigarette tombe par terre, percée de salive, à peine fumée, alors il en rallume une autre, et la repose pour parler, rendre la monnaie, ouvrir des boîtes, et elle tombe, et deux paquets y passent, chacune sera bonne à fumer pour nous quand elle sera sèche.

La déjection s’amenuise, enrichie d’objets minuscules et divers, confondus dans une boue aux reflets métalliques. Fragments mystérieux, comme ce petit coin de plastique rouge, ce court tuyau métallique, ces cristaux transparents qui pourraient être des perles de verre brisées. Microcosme d’agrafes, de vis, papier d’étain, boutons de braguette et de col, tickets de métro, petites boules de coton jaune, baleines, pièces d’un centime, balles de cheveux arrachées à des brosses, on ne pourrait inventorier tout ça qu’au microscope, comme les tests de radiolaires, diatomées, foraminifères, quand on a calciné la boue verte des étangs ou le plancton des rivages.

Ils s’en vont, l’œil neuf, la tête raide. Les roues grincent, les balais frottent, un feu de planches grésille sur le pavé, flambe de plus en plus haut, ils remontent les rues, chacun de son côté, ils ont disposé sur leur butin la toile cirée qu’il y a vingt ans ils avaient collé sur la table de cuisine, quand ils avaient des enfants, la table de bois blanc, épaisse, et le soleil, sans chaleur, brille dur, il est tout à fait jaune.


VI. Une affiche


J’ai bien le droit de m’arrêter devant une affiche, une grande photo, et de chercher à comprendre. Elle représente un sofa. À gauche, le mur ; à droite, la fin de la photo. Un corps nu, à plat ventre sur le sofa.

Un sillon partage ce dos, part d’entre les épaules, descend jusqu’entre les jambes. En avant du sillon vertébral, la nuque, un peu penchée vers l’extérieur de l’affiche : on voit nettement et de face une oreille, moins précisément le profil d’un visage.

La bouche, le menton sont dissimulés par l’épaule qui est devant ; la courbure du dos cache l’autre épaule.

Les cheveux sont plus hauts que tout le reste du corps : point culminant, bien que la tête soit, non dressée, mais dans le prolongement du sillon qui coupe le dos dans la longueur ; les cheveux sont au bout de ce sillon, mais c’est la perspective qui les fait sembler plus élevés que tout le reste. Quoiqu’ils le soient réellement.

De chaque côté du sillon, une moitié du dos. Car le corps nu est couché sur le sofa de telle sorte que la plante des pieds sort de l’affiche, et qu’une ligne oblique est tracée fictivement de l’entrejambe à la tête, du coin inférieur gauche de l’affiche au coin supérieur droit. Les pieds, presque joints, sont un peu écartés, c’est pareil. Les cheveux sont une tache noire, ou gris foncé, représentant la blondeur, et, de ces cheveux aux pieds, le corps se trouve orienté comme une aiguille de boussole qui montrerait le nord à main droite, et devant. Et la pointe bleue de la boussole, qui est aimantée, et qui est rouge sur d’autres boussoles, est la tête du sujet photographié, tandis que la pointe blanche, qui est parfois bleue, ce sont les pieds.

Ils semblent malpropres. On ne voit que la plante des pieds, c’est cette plante qui est sale. En réalité, on voit aussi le bord extérieur droit du pied droit, presque de profil. Quant au pied gauche (très écarté de l’autre, à seconde vue), on n’en voit que le dessous. Parce que le corps est couché sur le ventre, orienté comme on sait. Les pieds s’étirent sur le sofa comme le reste du corps, les doigts de pied sont dans le prolongement de la cheville, du tibia, que la jambe droite montre presque de profil, tandis que la jambe gauche montre presque l’intérieur du genou, le mollet y est visible quasiment de derrière.

Ces zones sombres qui suggèrent la saleté des pieds sont inégalement réparties. La plante du pied droit est indiquée par une ligne très sombre, une semelle noire. En bas du pied gauche, il y a une région presque noire, le dessous des orteils, le détail en est mal saisi par la photo géante, ou confondu dans l’impression trop grasse. De toute façon, les orteils sont noirs.

Le milieu du pied est clair et lisse.

L’ombre où se trouvent les pieds, la tête, le grisé qui désigne le creux des lombes, tandis que le fondement est très clair — laissent supposer que l’intérêt du photographe était centré sur la partie du corps comprise entre les lombes et les mollets. La lumière se réunit là, encore qu’au premier regard cela ne semble pas, puisque les parties sombres, si l’on excepte la plante des pieds, ne sont pas noires, mais tout au plus d’un gris un peu accusé.

L’ensemble de l’affiche est un rectangle très allongé qui circonscrit un corps lui aussi très long. Cette élongation du corps est un effet de la perspective, tant la disproportion est évidente entre la longueur des jambes et celle du dos, qui semble court.

Il semble tel parce qu’il est incurvé comme le bois d’un arc quand on tire la corde de l’arc, ou plutôt donnerait l’impression d’être incurvé de la sorte si on imaginait l’arc, non vertical, comme on le tient pour tirer, mais horizontal, ou mieux, orienté comme l’est exactement le corps allongé sur le sofa. Ainsi, le milieu de la convexité de l’arc serait, non à moitié du bois, mais plutôt dans le tiers le plus éloigné — écourté, comme ce dos justement — dernier tiers à partir de l’extrémité de l’arc, de la plante des pieds.

L’ensemble, disais-je, est étiré sur un espace étiré lui aussi, et donne une impression, assez agréable, qui n’est qu’une impression, de longueur et très considérable sveltesse.

Le corps repose sur les coudes. On voit le bras droit (pas l’avant-bras), qui forme avec le torse (le profil du torse) un angle aigu, on voit un peu le creux de l’aisselle droite, pas assez pour qu’apparaisse la toison, si elle existe. Le bras droit, on n’en voit donc que ce qui va de l’épaule au coude, ce coude étant planté presque verticalement dans un coussin du sofa, dont la matière est peu souple, car ce coude, non plus que le corps entier, ne la creuse.

Cette position du bras (on peut supposer que l’autre, invisible, fait de même) redresse le torse, comme un piquet, comme serait redressé par un piquet, par un bras, le torse d’une personne qui, allongée, nue ou non, sur le ventre, lirait un journal, une brochure, et redresserait son torse en se tenant sur les coudes, à seule fin de mettre entre son visage et l’objet imprimé cette distance qui autorise une lecture aisée à ceux qui ne sont ni presbytes, ni myopes. Ce relèvement du torse explique la convexité du dos et le creusement des lombes.

Le milieu du dos, je l’ai dit, est dans une clarté remarquable ; il est imberbe. L’observateur libidineux note que le grain de la peau est très fin, la chair elle-même, dure et serrée. Ce dos semble asexué, encore que sa longueur, sa vigueur, sa souplesse même, l’étroitesse des hanches lui donnent un air plutôt masculin. On ne voit pas assez le visage, pourtant, la longueur des cheveux est trop ambiguë, on ne découvre pas assez le torse (dissimulé par le bras droit, pour sa portion qui ici m’intéresserait) — pour préciser, par l’examen des caractères sexuels secondaires, tels que barbe, moustache, mamelons, favoris, papillotes, le sexe du corps dont on voit le dos.

La position concourt aussi à cette ambiguïté. Ce pourrait être le dos d’une jeune fille ou d’un jeune homme de quatorze à seize ans, qui attendrait sur un sofa un soin quelconque réclamant cette posture. Je n’ose rien supposer d’autre.

D’ailleurs aucun détail, texte imprimé, raison sociale, nom déposé, slogan, invite, harangue, suggestion publicitaire, ne permet de donner un sens à cette immense photographie. Aussi les différents passants qui circulent à hauteur de cette affiche ne s’y intéressent pas, et moi-même, qui l’ai examinée, n’en puis ne fût-ce qu’approximativement interpréter le curieux symbolisme.


VII. Le bar américain


Tant d’histoires. Dans la trace du whisky, il faut chercher. Il y a ce grondement, cela est acquis. Toutes les trois minutes, on entend gronder. Plutôt, des ferrailles qu’on traîne silencieusement sur le sable. Silencieusement. Ils portent des ferrailles. Du fer. Des chaînes. Le sable porte des hommes.

On écoute le parfum du whisky. Il n’a qu’à parler, nous l’écouterons, de verre en verre un peu mieux. Cela parle. Ne parle pas. Nous marchions sur le sable, sec, ou moins sec. Sec, peu à peu, lentement, si lentement qu’on ne l’entend pas, lui non plus, se dessécher sous les pieds. Si, le bruit continue, le bruit, doux, tout à fait paisible, qui n’est pas dans notre tête, qui est silencieuse, le bruit n’y résonne pas, le bruit résonne à côté, nous savons qu’il résonne, mais nous ne l’entendons pas, qui reste loin de notre tête, dans le brouillard qui porte des fers.

Les hommes marchent, dis-moi où tu marches, je te dirai où tu vas, qui ferait mieux, ton chemin est raisonnable, le sable efface les traces, peu à peu, bien avant que tu sois au bout.

Ce sont des voitures, qui font ce bruit. Simplement. Avec des hommes dedans, qui font gémir les jeeps à coups de pied. Voilà même une flamme, le long du bar, le long d’un mur cuivré. On s’y attendait. Les flammes lèchent les murs, c’est leur devoir, chacun le sien, user les murs à coups de dents, les dents sont blanches, par devoir d’être blanches, et liquides, par devoir de s’emplir de salive et de rejeter la salive comme une huître, comme des flammes qui bavent, car les flammes ne montent pas, comme des éclairs, elles tombent. Les voilà. Elles coulent par la moitié du mur où les canons ont fait des plaies jaunes et noires, jusqu’au sol, et perdent en cascade leur couleur et leur chaleur, jusqu’à devenir froides et noires et blanches et liquides comme des glaçons qui brûlent les doigts quand ils ont fondu dans les doigts.

Pour jouer, on tripote le glaçon, dans le verre, on le sort, le glaçon est un cube je crois qui a forme de cube lorsqu’il est fondu, forme de langue et de gorge, les glaçons s’évanouissent un à un comme du riz cela y ressemble dans le flou, il ne reste qu’une flaque de sang jaune huilé d’où s’échappent en longues rigoles ces flammes liquides, effilées, qui font un grésillement asiatique, jaune de l’or, feux follets dans le brouillard, là, sur la table. Nous portons notre verre à la bouche, par à-coups, le dévorons, le sable de chaque verre gicle des naseaux comme lorsque nous jouons avec nos enfants, dans le sable sec, et que nos enfants aux cheveux de whisky nous enterrent déjà, la terre nous sort de partout, dont la couleur est verte et noire, un masque adipeux coule ainsi qu’une lave tout le long de notre corps, alors on éclate de rire et s’amuse avec les enfants qui pincent nos genoux.

Le grondement, j’ai vu les hélices, au-dessus de nous, l’hélicoptère dans la nuit rouge et douce, qui passe au-dessus de nos têtes, nos milliers de têtes se lèvent, voient tomber des bombes et éclatent de rire puis plongent dans les verres où éclatent je le dis des bombes morceaux qui tailladent nos milliers de figures d’où la boue s’écoule, nous ne sommes pas responsables, l’hélicoptère tourne autour de son hélice, j’ai lancé mon verre, un éclat l’a atteint, il tombe, le sable l’avale. Le sable avale le feu, qui broie le métal et les crânes, qui brûle les métaux et les couleurs, avec une gueule lourde aux yeux clos énormément ouverte qui bâille somnole et dévore et s’endort tout à fait sur le sable sur la table pour digérer. On ne l’a pas fait exprès, c’est venu comme ça, nous ne sommes pas, nous buvons, etc., je ne peux pas dire si c’est le jour ou la nuit, il y a une plage de lumière, et au delà de cette lumière il ne fait plus jour, dans la nuit des incendies éclairent la nuit, c’est fait exprès, ce sont les autres qui le font exprès. On ne voit plus personne, la table est lisse, mon verre craque, une nuit chaude est tombée, de très loin là-haut, au-dessus de nos têtes, de quelles têtes ? Il n’y a plus personne, la boule de chaleur noire est tombée, chaque fois que le soleil est rouge une météorite tombe, et on est dans le noir, le feu en coule, un feu épais comme une vidange se déverse sur nos pieds, non, ce sont d’autres corps qui grillent et dansent sous les météores, nous sommes devant nos verres et nous tripotons les glaçons qui montent dans les verres et sortent un à un comme sait faire, une à une, la lumière. Qui craindrait l’alcool ?


VIII. Lupanar


Un sein, une lucarne claque. Le couloir, vestibule d’entrée, perpendiculaire à la rue, est ouvert au vent. Il y a un carrelage blanc, que les passages ont creusé ; des rainures, griffes noires et qui le demeurent même si on frotte longuement. Nuit.

Il y a, près du seuil, une flaque de vomi, naïve, en forme de langue : du vin, du bordeaux mêlé de sucs et de globules blanchâtres, glandulaires ; vomi en entrant, sortant. On a marché dans cette flaque, on s’en est mouillé les doigts ; des traces violettes souillent le carrelage ; paumes de main, tramées d’index sur les murs, dont la peinture est orangée.

Par la lucarne, qui est au fond du couloir, monte l’ombre d’une cour intérieure. Par la porte, vis-à-vis, les clignotements bleutés d’une enseigne, fixée à l’entresol de l’immeuble d’en face. Il vente dans la rue, dont la pente est forte : cela jaillit dans le couloir, fait claquer la lucarne, fait grincer sur leurs gonds les portes qui, tous les deux mètres, creusent le mur de gauche — gauche quand on entre.

Ces portes sont peintes dans un orangé plus sombre que ne sont les murs. Ou c’est une patine que confèrent à la longue les corps qui s’y heurtent.

Les carreaux du couloir sont mal cimentés. Sous le vent, ou dans un mouvement de la pierre, des pas invisibles les déchaussent de leur alvéole ; ils s’entrechoquent, mais ces claquements sont noyés dans le courant d’air, on n’entend qu’un bruit de monnaie secouée dans la rumeur d’une chasse d’eau.

Des morceaux de papier, mouillés de pluie, le couloir les aspire, ils se coincent dans les portes, s’apaisent, venus de la rue, du caniveau, du trottoir goudronné, des gens sont passés, cousus dans leur manteau, mains aux poches, ils y émiettent des papiers inutiles et les jettent, au prix d’une courte onglée.

Le plafond du couloir est de plâtre non peint. Dans l’ombre il semble immaculé, ni craquelure, ni fente, ni tache. Pourtant des écailles de plâtre, détachées par l’humidité des tuyaux d’eau que contient l’épaisseur du plafond, s’effritent jusque par terre, chaque fois qu’un robinet s’ouvre et fait vibrer les tuyaux.

La flaque de vomi n’est plus violacée ; l’enseigne bleue s’est éteinte. Le liquide semble mauve, puérilement rosé, fluide. Il luit dessus quelques reflets qui proviennent du carrefour, en haut de la rue, où trois réverbères éclairent des bancs, un préfabriqué de travaux publics et une vespasienne, sous quelques érables.

Le long des dalles verticales de la vespasienne, en ardoise moussue, ou en zinc profondément noirci, circule un petit filet d’eau chantante comme une source. Et les mousses reçoivent doucement l’eau et la lumière.


IX. Métro


On s’assoit sur un banc ; ce n’est pas un siège, mais un signe qui suggère une position de repos : demi-accroupi, fémurs horizontaux, dos à l’équerre, ou voûté vers les genoux, bassin oscillant entre ces deux poids, fléau de balance hors d’usage. La migraine. Une absence de tête, avec une migraine dedans. Une roue en place de tête, nuque, tempes flambant vieilles, visage avalé, tête sous les talons, qui marchent, frottent, rôdent. Déflagrations périodiques, danses feutrées, bruit de couperet, couinements qui font sonner de haut en bas chaque corne des vertèbres.

Le métro est sexué. Regards d’homme s’abaissant sur des jambes de femme : seulement pour alimenter le vice solitaire du métro, qui trépide.

Et puis, dans la fosse, au milieu, il y a des rails, deux par deux, tête-bêche. Têtes douloureuses sous ces roues que, bien au-dessus, des corps font peser.

Le regard peut partir d’entre les rails, s’élever du profond de cette fosse, monter sur le quai, choisissant, à l’extrémité du quai, un petit escalier ; parcourir le quai jusqu’à l’autre bout, on y trouve un couloir.

Une possibilité de couloir, où les corps se déplacent avec un frottement caractéristique, apparenté à celui des casiers à bouteilles qu’on fait glisser sur une plate-forme de camion. Groupés par six, huit, douze, ils suivent le couloir, franchissent des portillons, oscillent devant des plaques d’émail bleu, jusqu’à un vaste tunnel.

Aussitôt un cri les saisit et les fait vibrer. Il y a une masse noirâtre, pyramidale, écroulée (pyramide dont la base aspire le sommet, qui s’y refuse et s’élance vers le haut, tombe encore, les tendons du cou accablé se découvrent sous la peau, plissée comme le ventre des lézards, striée d’un quadrillage rhomboïdal où la poussière du temps se dépose, humide de sécrétions), un amas de matière goudronneuse, contre un mur, mais rejeté vers le centre du couloir par la courbure de la voûte — et il en sort un cri qui ressemble à une chanson, proférée les yeux clos — néfaste, si pure que l’on vibre un à un.

C’est une femme qui dit ces cris monnayables, qui déchirent étoffes, chairs sures : et parfois une pièce tombe par terre, à proximité de la source du cri.

Une femme chante. Voix si belle que le couloir est démesuré. Le couloir est un demi-cylindre creux, couché dans sa longueur, où se bouscule une chanson, cliquetant sur les carreaux de faïence blanche dont la voûte s’enveloppe. Long viscère, longue poitrine où hommes et femmes marchent suburbainement.

Le couloir s’achève en cloaque. S’écoulent de celui-ci des grappes d’hommes qui se répandent sur chacune des semelles de pierre entre quoi s’ouvre la fosse où sont les rails.

Les gens s’arrêtent là, font cortège à la fosse sur toute sa longueur et se taisent. D’agréables silences s’engagent, les sourires de jeunes femmes se multiplient : elles montrent avec une modestie charmante la lessive, l’entremets, le soutien-gorge dont elles font usage ; et à son tour on sourit, un peu anxieux, confus, tant on se sait indigne d’une telle gentillesse, si jolie, si obstinée.

Les affiches sont de vastes feuilles de papier concaves où courent nos paroles. Taches mobiles qui font un dessin fixe (il représenterait une putain après l’ablation des ovaires, ou, si l’on préfère, une coquille d’œuf quand une cuiller la pénètre : cela s’éprouve). Regards en forme de cuiller qui tintent lentement dans l’éclat des affiches.


X. Jardin public, nuit


Le regard battu de lignes qui interfèrent, enfer de lignes humides, gélatineuses, où les immeubles sont des lèvres obscènes, fermées, durcies, prêtes aux succions, et le ciel tombe et retombe dessus.

À quelques pas, des arbres, une gouttière de calcaire où le fleuve passe géométriquement. Goudron, métal, rides de ventre, c’est la nuit qui y plonge. Certaines rues, d’entre les champs de pierres dressées, vont au fleuve, aux berges, où les camions tournent.

Deux personnes marchent comme à fleur d’eau. Reniflent la vase de l’eau. Côte à côte, se touchant. Autour d’elles, par elles, une apparence de veillée d’armes, baïonnettes, canons, cela au couchant. Sous leurs bras le fleuve passe et reste. Là-haut ça se remplit de ferrailles, les nuages y sont convulsivement chiés, giclent et figent, sperme dans l’eau froide aussi bien. Roulement des convois, entre chaque appel du métal chaque pas mesure son silence.

Cinq heures du matin. Ils traversent le pont. Les réverbères se ploient vers l’eau, mouvante, aux strates mêlées de fuseaux blancs et jaunes, tout brillants. Ils sont de l’autre côté du fleuve, vers le jardin, rien qu’eux, la pierre est grise et il fait froid.

À deux sur la berge, assis sur les bittes d’amarrage, champignons phalloïdes, tabourets funèbres, leur fer luit, gras, réclame des cordes et des raclements de bois contre la pierre, limon que l’eau dépose chair qui verdit de sommeil les arbres du petit matin le vent s’élance dans les jambes glacé et qui dénude.

Les moteurs vont à mi-voix, des cris d’oiseau claquent brusquement, éclatent de panique, les voitures vont plus fort.

Ce morceau de ciel mal lavé refuse de s’étendre, dans l’aube pâteuse il couche avec le fleuve et n’y pense pas, vieil amant à queue plate, trempe dans les eaux ondulées comme la paroi d’un vagin et sa colonne vertébrale craque et meurt.

Eux, ils marchent. Du gris, du violet dans le gris, jeu de miroirs qui se renvoient les lueurs du béton au plus haut. (Là, au bord, si près qu’ils marchent, droits près de l’eau, tous les deux, à côté, où qu’ils aillent, d’un bout à l’autre de la boucle du fleuve.)

Ils entrent dans les buissons, arbres bleus, allant, venant, ils sont dans les buissons s’agenouillent se lèchent le visage — eux deux, là, ils sont heureux.

Ce buisson est enclos dans un parterre qui émerge du sable avec d’autres buissons, des fleurs rouillées qui suintent, petites liqueurs frigides, exsudées le long des portillons de métal noir. Le square est fermé pour la nuit, ils sont là, sous l’ombre des feuilles qui est poussière qui boit tout.

Quand des pas sonnent sur le bitume, à distance, ils se séparent. Le parterre est vide, qui ne luit pas, avec la liqueur qui jute du terreau, où les fourmis s’empâtent.

À l’envers du square, le parapet, en bas, à l’envers, le pont, le fleuve qui nage, parce qu’il va faire jour. C’est l’été.


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