Hammam, nudité et ordre moral dans l’Islam médiéval (Mohammed Hocine Benkheira)

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Dans un article titré « Hammam, nudité et ordre moral dans l’Islam médiéval »,[1] Mohammed Hocine Benkheira[2] traite des évolutions et variantes du discours sur l’ordre moral et la sharia dans les hammams dans l’Islam médiéval. Les extraits suivants montrent que les oulémas s’intéressent aux garçons.

Résumé

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Avec le hammam, les oulémas ont été confrontés au problème épineux de la nudité physique. Tout en en restreignant la fréquentation pour les femmes, qui ne doivent s’y rendrent que pour un motif légitime (menstrues, accouchement, maladie), on veille à la stricte ségrégation des sexes : baigneurs et baigneuses doivent y ceindre un pagne. Cette doctrine, fixée dès le iiie/IXe siècle, est martelée dans les siècles suivants par les juristes, toutes écoles confondues : c’est l’occasion pour eux de tenir un discours sur la sexualité des fidèles et de définir ce qu’est l’ordre moral conforme à la sharîca. Telles sont les conclusions de notre étude (en deux parties), fondée sur l’analyse de la littérature de traditions.[3]

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Fréquentation unisexuelle

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La première règle est que la fréquentation du hammâm doit demeurer « unisexuelle » : les femmes ne doivent jamais y être qu’entre elles, de même que les hommes. Les deux sexes ne doivent jamais s’y retrouver ensemble : on doit respecter une stricte ségrégation des sexes. Telles heures dans la journée ou tels jours dans la semaine sont réservés aux femmes et tels autres aux hommes15. Cette règle ne souffre aucune exception. Au moment où le bain est réservé à la clientèle féminine, le personnel est également féminin : il ne peut être question d’y admettre des employés masculins, même efféminés. Le corps de la femme est tabou dans sa totalité ; seul son époux (ou son maître, pour les esclaves) a le droit de le contempler. Il n’y a guère longtemps, même le visage devait être voilé devant les « étrangers », y compris les parents au degré non prohibé. Dans ce système, les jeunes garçons, qui ont un statut ambigu, constituent une exception. En effet, ils peuvent aller au bain avec la mère ou le père, indifféremment, jusqu'à ce qu’on estime qu’ils ont cessé d’être en âge de fréquenter le bain avec les femmes. Quand la maman veut continuer à emmener son fils au bain le jour des femmes, la tenancière ou les autres femmes peuvent lui faire observer qu’il est devenu un homme. Ce qu’il y a de remarquable c’est que seuls les jeunes garçons vivent une telle ambiguïté : les petites filles ne vont jamais au bain avec les hommes. Il y a une étrange dissymétrie entre jeunes garçons et petites filles16.

16. Abdelwahab Bouhdiba, qui signale cette dissymétrie, n’en propose aucune interprétation (La sexualité en Islam, PUF, 1975, p. 206-10).[4]

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Risque de débauche

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La peur de l’homosexualité n’est pas étrangère à la campagne de moralisation et de répression du comportement des baigneurs. C’est ce dont témoigne l’anecdote suivante, qui met en scène une des figures les plus prestigieuses du iie/VIIIe siècle. Un jour que Sufyân Tawrî (m. 161/777) était au hammâm, un jeune garçon, au beau visage, pénétra. Sufyân s’écria : « Ôtez-le de ma vue ! » On fit sortir le bel enfant. Le grand juriste de Kûfa expliqua : « Si chaque femme est accompagnée d’un démon, chaque jeune garçon l’est par dix démons ! »161. Dans un traité contre l’homosexualité, le shafîcite Shams al-dîn Muhammad b. cUmar al-Ghumarî (m. 849/1445), originaire de la ville de Wâsit, écrit : « Quand à la fréquentation du hammâm par les garçons [impubères] (sibyân) ensemble, on peut la comparer à la fréquentation du hammâm aussi bien par les femmes que par les hommes, [en concluant] qu’elle est permise. Mais il est primordial d’éviter qu’ils se mélangent (wa-l-awlâ cadam ihtilâtihim) [avec les mâles adultes] par crainte de la débauche (fasâd) ».162 On doit donc surtout éviter qu’ils aillent au bain aux mêmes heures que les hommes : c’est pour cela que dans la pratique ils y vont en même temps que les femmes, étant donné qu’il n’y a pas d’heures qui leur soient réservées en propre.

161. Dahabî, Al-kabâ’ir, Beyrouth, s.d., p. 58. Il y a là une référence explicite au débat sur l’éphèbe (al-amrad).
162. Al-hukm-al-madhbût fî tahrîm ficl qawm lût, Tantâ, 1988, 54. Je remercie mon ami Avner Giladi de l’Université de Haïfa qui m’a aimablement procuré une copie de cet ouvrage.
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La police du regard

Dans cette seconde partie (« Les juristes et la police du regard »), l’auteur explique que « le hammâm est devenu le prétexte à tenir un discours normatif sur la nudité des corps » et traite de la période qui suit le iiie/IXe siècle. Il prend comme point de départ la critique du hammam par « les milieux les plus rigoristes et les plus portés à l’ascétisme comme les soufis mais aussi les ahl al-hadît ». Cette critique sera reprise par les juristes sunnites, développée et adaptée à leur propre casuistique. Après le mâlikisme, les shâfiites et les hanafites, il parle du hanbalisme. Les disciples et suiveurs de Ibn Hanbal ne partagent pas son strict manque de goût pour les hammams.

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Il n’est permis à aucune femme — y compris mère, sœur ou fille — de porter le regard sur la nudité d’une autre femme dès l’âge de sept ans (…). C’est pour cela que nous soutenons qu’il est permis à un homme de faire la toilette d’une fillette avant cet âge, car alors il ne peut y être question de nudité (li-anna dalika al-zamân lâ yatbutu fîhi hukm al-cawra) et on peut porter le regard sur le corps nu [d’une fillette de moins de sept ans]. C’est la doctrine des hanbalites. Ibn cAqîl (m. 513/1120) disait : La vue du corps nu [d’une fillette de moins de sept ans] n’éveille pas le désir sexuel habituellement, c’est pour cela qu’on ne le tient pas pour nudité sur le plan légal74.

74. Ibn al-Jawzî, op. cit., p. 33.[6]

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Voir aussi

Articles connexes

Notes

  1. Mohammed Hocine Benkheira, « Hammam, nudité et ordre moral dans l’Islam médiéval (I) », in Revue de l'histoire des religions, T. 224, fascicule 3, juillet-septembre 2007, p. 319-371.
    La seconde partie est parue dans le T. 225, fascicule 1, janvier-mars 2008, p. 75-128.
    Ces articles sont en ligne : I et II.
  2. Anthropologue et spécialiste de droit musulman, maître de conférences à l’École pratique des Hautes Études (Paris), section des sciences religieuses.
  3. P. 319.
  4. P. 326.
  5. P. 370-371.
  6. Mohammed Hocine Benkheira, « Hammam, nudité et ordre moral dans l’Islam médiéval (II) », in Revue de l’histoire des religions, T. 225, fascicule 1, janvier-mars 2008, p. 98-99.