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Version du 21 avril 2009 à 21:39

Cette nouvelle de Jacques Lancel, intitulée Jean-Gérard, a paru en 1955 dans la revue homophile Arcadie.

Texte intégral



JEAN-GÉRARD


par


Jacques LANCEL



Ô passion secrète, si pure, si fidèle, si tendre et si furieuse ! Les grandes personnes ne la connaîtront jamais ; aucun mot ne pourrait leur faire comprendre ces choses, puisque ce n’est pas une amitié comme les leurs. Mais nous voici seul et il est nuit ; disons à haute voix le prénom de notre ami…
Valéry Larbaud.



Jean-Gérard prêta l’oreille au babil des feuillages que le vent de nuit tourmentait, puis se dressa à demi pour observer son voisin. Celui-ci reposait, le menton enfoncé dans le sac de couchage.

— Dominou !

À l’autre extrémité de la tente, un garçon s’agita et bredouilla des mots sans formes. Jean-Gérard attendit qu’il fût apaisé pour appeler de nouveau.

— Dominou… Tu dors ?

Dominique ne répondant pas, Jean-Gérard n’osa l’éveiller. Il s’étendit, en profita pour approcher sa tête de celle du petit, ramena sur son épaule la couverture qui avait glissé, puis ne bougea plus. Devinant qu’il aurait quelque peine à s’endormir, il revint à ses songes.

Que Dominique eût pris si soudainement une telle place dans sa vie l’étonnait et le ravissait à la fois. Il ne savait comment cela avait commencé. Bien qu’il se fût méthodiquement remémoré tout ce qui s’était passé depuis le départ du collège, depuis le moment où, en constituant les équipes, le Père de Boisseuil l’avait mis en présence de Dominique, il ne gardait souvenir du plus petit fait, du plus petit indice lui permettant de penser qu’il souhaitait déjà de s’en faire un ami.

Il n’était point surpris de n’avoir jamais, au collège, rencontré ce garçonnet que rien, à vrai dire, ne distinguait des autres élèves. Ils appartenaient l’un et l’autre à des divisions différentes et les Pères veillaient à ce que les « moyens » eussent peu de rapports avec les « petits ». Il trouvait plus étrange, en revanche, d’avoir laissé passer les premiers jours du camp en continuant d’ignorer Dominique qui faisait partie de son équipe. Mieux encore ! n’était-il pas allé jusqu’à parfois le molester ?

Il est vrai que ce garçon maladroit semblait être né sous le signe des catastrophes. Faisait-il la cuisine, on devait s’attendre à ramasser les nouilles dans la cendre ; le morigénait-on pour quelque étourderie, il vous jetait un regard de chien battu et s’allait venger un peu plus loin en s’entaillant le doigt avec une hachette.

Et c’était pour cet hurluberlu que Jean-Gérard, brusquement, s’est pris d’une amitié incompréhensible, déjà si exigeante qu’il se demandait comment, le camp fini, il parviendrait à vivre loin de Dominique !

Renonçant à s’expliquer l’inexplicable, il pensa qu’il aimait Dominique, qu’il puisait dans cette amitié des joies qu’il n’eût jamais soupçonnées, et qu’il devait surtout déplorer de n’avoir pas aimé son camarade six jours plus tôt.

Résolu à rattraper le temps perdu, il avait demandé à Dominique de changer de place pour venir coucher près de lui. Ce soir, pour la première fois, ils avaient longtemps bavardé, entre haut et bas, tête contre tête – ils avaient tant de choses à se dire, tant de projets à se confier !

Aussi bien, sans plus s’attarder aux « pourquoi », Jean-Gérard s’abandonnait aux délices que lui causait la présence de Dominique et l’idée qu’il allait dormir près du petit, dans la nuit d’été, pleine de murmures, de frissons et d’étoiles.

Si grand était son bonheur qu’il douta tout à coup de le mériter. La pensée lui effleura l’esprit qu’il n’est point de joie qui ne se doive payer ; il se demanda si, pour fortifier cette amitié nouvelle, il ne fallait pas qu’il lui sacrifiât quelque chose. Oui, sans doute, un renoncement lui permettrait de mieux s’attacher à son camarade.

À peine cherchait-il le sacrifice à s’imposer qu’il trouva : dans un élan de pureté, il voulut s’interdire à l’avenir le honteux petit culte qu’il rendait parfois à son corps. S’il fallait un sacrifice, ne convenait-il pas de choisir celui qu’il savait le plus dur, mais aussi le plus méritoire ? À quelques reprises, au collège, il avait envisagé de porter sur ce point ses efforts, mais sans parvenir à opposer à son secret démon une longue résistance. Cette fois, c’était pour Dominique qu’il se voulait meilleur, pour être plus digne de l’affection de l’enfant. Il tiendrait bon !

Une rapide prière scella cette résolution. Ayant récité le Je confesse à Dieu et l’Acte de contrition – pour les fautes passées – Jean-Gérard ajouta, dans le secret de son cœur : « Mon Dieu, je vous promets de ne plus rien faire de sale et de rester pur pour Dominique ».

Il eut la sensation d’avoir retrouvé une nouvelle innocence et, du même coup, placé son amitié sous la garde de Dieu. Cette pensée le transporta d’allégresse ; elle l’exalta à ce point que, frémissant, sentant fondre tout à coup son âme et son cœur dans un désir de naïve tendresse, il posa ses lèvres sur la joue de son camarade.

L’audace de ce geste le surprit lui-même. En vérité, il ne l’avait point prémédité.

Dominique ne bougea pas. Il dormait. Tant pis ! – ou tant mieux ! – il ne saurait jamais que Jean-Gérard l’avait embrassé.

Au matin, lorsque le moment fut venu d’aller chercher le lait à la ferme voisine, Jean-Gérard se proposa et invita Dominique à l’accompagner. Comme ils revenaient vers le camp, marchant sans parler – avaient-ils besoin de mots pour se comprendre ? – Jean-Gérard prit la main de son camarade. Celui-ci le remercia d’un sourire.

Ils allaient arriver près des tentes et, déjà, entendaient les cris joyeux des garçons qui revenaient de la toilette. La soutane du Père de Boisseuil apparut sur la route et Jean-Gérard lâcha la main qu’il tenait. Dominique, soudain, s’immobilisa. Il posa sur son ami un regard noyé ; un peu de rouge colora ses joues. Il ne pouvait reculer davantage l’instant de la confidence qui lui brûlait les lèvres et que, bientôt, au milieu des autres, il n’oserait plus faire.

— Tu sais, Jean-Gé… murmura-t-il d’une toute petite voix. Hier soir, je ne dormais pas.



— Comme vous récompensez mal la confiance qu’on met en vous ! disait le Père de Boisseuil. Il a fallu que vous profitiez de ce camp et de la liberté qu’on vous laisse ! Car je suppose que cette liaison a débuté ici… S’il y avait eu quelque chose, au collège, entre Dominique et toi, cela ne m’aurait pas échappé.

Jean-Gérard se tenait coi, les yeux au sol, obstiné dans son silence. Il n’avait pas pipé mot depuis que le Père parlait et ce dernier cherchait à deviner ce qui bouillonnait dans cette petite tête où il venait de jeter le désarroi.

Pas une seconde, le Père de Boisseuil n’eût suspecté Jean-Gérard d’être un de ces garçons à gosses qui vous empoisonnent la vie d’un préfet de division avec leurs billets doux, leurs rendez-vous, leurs mystères, leur sensiblerie maladroite et la surveillance qu’ils vous forcent à exercer autour de leurs intrigues. La surprise et l’idée d’avoir manqué de perspicacité l’incitaient à la dureté plus encore que la gravité de ce qu’il avait découvert. Au collège, Jean-Gérard passait pour un élève moyen. Petit pour ses quinze ans, de caractère renfermé, se liant peu, il ne semblait pas fait pour inspirer beaucoup de sympathie et se comportait d’ailleurs comme s’il ne le souhaitait pas. C’était bien le dernier que le Père eût soupçonné de donner un jour dans une amitié de ce genre !

Du plus jeune non plus il ne se fût pas méfié. Il est vrai qu’il connaissait peu Dominique qui n’appartenait pas à sa division et, de surcroît, ne venait au collège qu’en qualité d’externe. Mais en ce garçon falot, les treize ans ne se paraient même pas de cette trouble grâce qui peut expliquer bien des choses.

Non, en vérité, le Père ne comprenait pas. Mais comment être jamais certain que la plus subtile psychologie ne sera pas mise en défaut par ces êtres déconcertants qui savent si bien, croit-on les tenir, vous échapper sur une pirouette ?

Jean-Gérard ne bronchait pas. Pour cacher son inquiétude – mais ne la trahissait-il pas davantage ? – il s’amusait à faire rouler une pierre sous son pied. Dès les premiers mots du Père, il avait flairé le danger à quoi était exposée l’affection qu’il portait à Dominique, et tenté d’imaginer comment il pourrait déjouer la suspicion du Père. L’inquiétude le tenait de savoir ce que ce dernier, au juste, avait découvert.

— Cesse de jouer avec ce caillou et réponds-moi, reprit le prêtre que cette attitude agaçait. Je vous ai vus tous les deux pendant la sieste, près de la rivière. Vous auriez dû être avec votre équipe. Pourquoi vous trouviez-vous à l’écart du camp ?

Il s’interrompit, croyant avoir surpris un sourire sur le visage du garçon.

— Oh, je ne vous espionnais pas ! Ce n’est pas dans mes habitudes. Je n’avais aucune raison de vous espionner, d’ailleurs, puisque j’ignorais vos mystères. C’est bien par hasard que, cherchant un coin d’ombre où lire mon bréviaire, j’ai surpris ce petit rendez-vous.

Jean-Gérard leva le nez et, soudain agressif :

— Alors, vous avez dû voir qu’on ne faisait rien de mal !

— Il semblerait que vous vous donniez le mot. Combien de fois l’ai-je entendu ce « on ne faisait rien de mal » ! C’est l’excuse que vous invoquez pour jouer avec le feu. Si encore vous n’étiez pas fait d’une matière prête à flamber à la première étincelle, on ne demanderait qu’à vous croire.

— Si vous ne voulez pas me croire…

— Ne joue pas sur les mots, veux-tu ! Si je ne te croyais pas, je ne te parlerai pas comme je le fais. Comprends donc que c’est précisément ta sincérité qui m’inquiète. Tu es persuadé de ne pas mal agir et mon devoir est de te mettre en garde : auriez-vous éprouvé le besoin d’aller vous cacher s’il n’y avait pas, déjà, puissance de mal dans votre amitié ?

— D’abord, on ne se cachait pas.

— Vraiment ?… Alors pourquoi aviez-vous quitté votre équipe ?

— On s’était mis là pour être tranquille.

— Et pour quelle raison, je te le demande, ce besoin de tranquillité ?

— Pour rien, répondit Jean-Gérard que cette question semblait avoir quelque peu déconcerté.

Le Père de Boisseuil se croisa les bras sur la poitrine et repartit, avec fermeté :

— Je vais te la dire, moi, la raison ! Vous vous êtes éloignés de vos camarades parce que vous saviez très bien que vous faisiez quelque chose de défendu ; parce que, s’il n’y avait pas sensualité entre vous, vous ne vous seriez pas tenus par la main. Tu ne nieras pas, je suppose, avoir embrassé Dominique… Et que signifiait, s’il te plaît, cet aveu qu’il t’a fait : « Depuis que je t’aime, je fais tous les jours quelque chose pour toi » ?

— Oui, il m’a dit qu’il faisait chaque jour une B.A. (1) en pensant à moi.

Il était désespéré de devoir livrer au Père une parcelle de leur intimité.

— L’intention est louable, certes, et prouve l’innocence de ce gosse ; mais il n’est pas bon de mêler les B.A. à des histoires où elles n’ont que faire… Finissons-en : tu sais parfaitement ce que je veux dire. Cette liaison avec Dominique doit cesser. Tu es le plus âgé, à toi d’être le plus raisonnable… Souviens-toi de cette amitié entre Rivoix et Perdrier ; tu es certainement au courant puisque ces deux individus étaient dans ta classe. Nous les avons renvoyés à temps, grâce à Dieu ! avant que leur déplorable exemple ne contamine leurs condisciples.

— Oh, ceux-là !

— Je sais ! vous ne les avez pas regrettés. Mais si je te rappelle cette affaire, c’est pour te montrer que la tentation vous guette. Dominique et toi. La tentation viendra, sois-en certain ; et à l’heure où elle vous prendra, je ne serais pas entre vous et vous ne viendrez pas me chercher… Au début, on ne fait jamais rien de mal, et puis brusquement…

Le Père souleva le menton du garçon.

— Du moins, reprit-il plus doucement, j’aime à croire qu’il n’y a rien de coupable encore dans votre amitié et que vous ne vous êtes pas laissés aller… à des gestes.

Jean-Gérard sursauta. Ses joues s’empourprèrent et il répondit vivement :

— Non, Père ! ça je vous le jure !

À mi-voix, il ajouta :

— J’aime trop Dominique.

Il paraissait si indigné que le Père sentit fondre à la fois son courroux et ses doutes.

— Quand cesserez-vous d’employer des mots que vous ne comprenez pas ? T’ai-je reproché de l’aimer ? Mais tu es chef d’équipe, et cette façon de le couver ne peut être que mal jugée par les autres. Ce n’est pas à un seul, mais à tous, que tu dois ton amitié. Et puis, on peut s’aimer sans aller se cacher. Vous ne vous voyez pas assez toute la journée ?

Non sans peine, Jean-Gérard avait jusque là refoulé ses larmes. Cédant à la nervosité, au choc causé par les affreux soupçons du Père, il se mit tout à coup à pleurer. Il renifla, puis s’essuya les yeux du revers de la main.

— Inutile de pleurer, lui dit le Père. Je veux que tu me promettes de cesser ces rendez-vous et ces cachotteries et nous ne parlerons plus de cela… Bien entendu, si je surprends la moindre chose, Dominique changera d’équipe. C’est compris ?

— Oui, Père.

— Encore ceci : cet après-midi, je jetais un coup d’œil sous les tentes… Par parenthèse, elle ne m’a pas paru très en ordre, la tente de ton équipe. Mais il ne s’agit pas de ça. C’est bien le sac de Dominique, n’est-ce pas, que j’ai vu près du tien ?

Jean-Gérard baissa la tête.

— C’était à prévoir, ironisa le Père de Boisseuil. Il ne me souvient pas que vous dormiez l’un près de l’autre, au début du camp. Tu diras donc à ton camarade de reprendre son ancienne place.

Jean-Gérard comprit que l’entretien avait pris fin. Crainte de laisser voir aux autres garçons qu’il avait pleuré, il se moucha, puis essuya ses yeux et ses joues. Le Père lui caressa la tête ; son pouce traça sur le front de l’enfant un rapide signe de croix.

— Évidemment, j’entends que Dominique ignore ce que je viens de te dire : n’agitons pas les eaux dormantes.



Le repas du soir achevé, Dominique, désigné pour faire la vaisselle, nettoyait les couverts au bord de la rivière. Jean-Gérard jeta un regard vers les autres garçons qui, en attendant la veillée, jouaient sur le pré voisin, avec le Père. Il vint rejoindre vivement son ami.

— Tu viens m’aider ? dit Dominique. C’est gentil.

— Il faut que je te parle.

Dominique dévisagea Jean-Gérard avec surprise.

— Qu’y a-t-il ? Tu as l’air tout drôle.

— Il y a que le Père m’a appelé, tout à l’heure, et qu’il m’a passé un savon.

— Pourquoi ?

— Il nous a vus pendant la sieste.

Dominique, tout en lavant l’assiette qu’il tenait en mains, jeta sur Jean-Gérard un regard sans inquiétude.

— Et alors, on ne faisait rien de mal !

Cette réponse fit sourire le grand.

— C’est ce que tu dis, toi aussi. Figure-toi que c’est également ce que je lui ai répondu. Il m’a dit : « Vous dites tous pareil ».

— Il a râlé ?

— Au début, oui. J’ai même cru que ça allait chauffer ; mais à la fin il s’est un peu radouci… Au fond, il n’a pas été trop rosse. Seulement, il ne veut plus qu’on aille se planquer comme aujourd’hui. Il s’est aussi aperçu que tu t’étais mis à côté de moi, sous la tente. Il va falloir que tu déménages.

Dominique haussa les épaules.

— Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ?

— Je n’en sais rien ; mais il va nous avoir à l’œil.

— On s’en fiche !

— S’il nous retrouve ensemble, il te fera changer d’équipe.

— Même si j’étais dans une autre équipe, ça ne m’empêcherait pas de t’aimer.

Ils se turent. Dominique acheva de rincer sa dernière assiette qu’il s’amusa ensuite à faire flotter.

— Moi aussi je voulais te dire quelque chose, reprit-il subitement, tout en continuant de jouer. Cet après-midi, en revenant du jeu, Guy m’a raconté…

Il se prit à rire.

— Quand même, il exagère !

— Qui ? demanda Jean-Gérard qui, tenu en souci par les avertissements du Père de Boisseuil, n’avait pas prêté attention à ce que disait son camarade.

— Guy.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il paraît qu’au collège, à la « récré » de cinq heures, il s’enferme dans les cabinets avec un type de sa classe…

Le ricanement de Dominique mit le grand au supplice.

— Il m’a tout dit… Je n’aurais pas cru ça de lui !

— Peuh !… Guy est un dégueulasse !

Un sentiment de dégoût, auquel se mêlait une étrange jalousie, s’empara de Jean-Gérard à l’idée que Guy avait fait à Dominique de telles confidences. Une pensée lui traversa soudain l’esprit :

— Dis-moi, ce n’est pas à côté de Guy que tu couchais, au début du camp ?

— Si !

— Écoute, Dominou : puisqu’il faut que tu changes de place, j’aimerais mieux que tu ne te remettes pas près de lui.

— Oh, tu sais, s’il voulait m’embêter, je ne me laisserais pas faire.



C’était l’heure du bain. Quelques garçons jouaient au ballon ; d’autres, un peu plus loin, apprenaient à nager sous la direction des aînés.

Pour déjouer la surveillance du Père de Boisseuil, les deux amis avaient convenu de ne point toujours demeurer ensemble ; aussi, pendant que Jean-Gérard se mêlait aux joueurs, Dominique, à l’écart, s’exerçait à la brasse. Il avait appris à nager depuis peu et, par jeu, avançait au gré du courant. Il pensait au bonheur que l’amitié de Jean-Gérard lui faisait découvrir et aux projets que tous deux avaient faits pour la rentrée d’octobre.

L’esprit requis par ses frémissantes songeries, il ne remarqua pas qu’il approchait de la gorge où la rivière coulait impétueusement entre les rochers – le Père avait mis les enfants en garde contre les dangers de cet endroit. Quand il se rendit compte de son imprudence, il tenta de revenir vers ses camarades. Luttant contre la force sourde qui déjà le tirait en arrière, il s’essouffla rapidement, puis, se sentant faiblir, prit soudain peur.

— Jean-Gé !.. Jean-Gé ! appela-t-il.

Tout autre que Jean-Gérard n’eût point deviné l’angoisse du cri lancé par Dominique. Le garçon se retourna et aperçut les bras du petit qui battaient désespérément l’eau. Il eut la brusque intuition du drame qui se préparait.

— J’arrive !

Il eut tôt fait de rejoindre son ami et de l’empoigner, au moment où, hors d’haleine, Dominique allait renoncer à résister au courant. Affolé, l’enfant perdit la tête et se cramponna à son sauveur.

— Ne me serre pas ! cria Jean-Gérard, paralysé par le petit corps crispé qui se collait au sien. Ne me serre pas : on va couler !

Le petit ne pouvait plus commander à ses nerfs. Si grand avait été son effroi que, haletant et hagard, il s’agrippait à Jean-Gérard. Du mieux qu’il put, celui-ci tenta de vaincre la force de l’eau, pour atteindre la rive. Il voulait sauver Dominique et cette unique volonté lui inspirait une farouche énergie ; mais, gêné dans ses mouvements, il comprit qu’il n’y parviendrait pas. Angoissé à la pensée qu’ils allaient être tous deux entraînés, il appela à l’aide.

Le Père de Boisseuil était déjà sorti de l’eau. En caleçon de bain, debout sur la rive, il suivait des yeux la partie de ballon. Il sursauta au cri de Jean-Gérard et vit les deux enfants en danger. Excellent nageur lui-même, il plongea.

— Tiens bon ! lança-t-il au jeune chef d’équipe.

Voyant qu’il s’épuisait en vain pour gagner la rive, soucieux avant tout de maintenir hors de l’eau la tête de son camarade qui était sur le point de perdre connaissance, Jean-Gérard s’était laissé emporter par le courant. Il avait réussi à saisir un rocher, le dernier avant la gorge et les remous, et à s’y accrocher de son bras libre. À peine s’il sentait le corps enlacé au sien et les doigts crispés dont les ongles mordaient la chair de son épaule. S’il lâchait, c’était la mort. Il le savait et sa propre souffrance ne comptait pas. C’était à Dominique qu’il pensait.

Allait-il perdre son ami… Non : Dieu ne permettrait pas cela !

Il fallait tenir, tenir jusqu’au bout, malgré l’épuisement, malgré la douleur. Sa main se déchirait aux aspérités de la pierre ; il avait la sensation affreuse qu’on lui arrachait le bras. Le visage contracté par la souffrance et l’angoisse, il regardait approcher le prêtre.

— Vite ; implora-t-il, tragiquement.

Encore quelques brasses et le Père de Boisseuil l’aurait rejoint. Les yeux du prêtre ne quittaient pas ceux du garçon. Ceux-ci brillaient d’un éclat sur le sens duquel le Père ne se méprit point : ils disaient le sacrifice inspiré par l’amour et déjà accepté.

Les cris et les jeux avaient cessé. Alertés, les grands arrivaient à leur tour. Déjà, les meilleurs nageurs s’étaient approchés et avaient pris pied sur un rocher plat, non loin de là. Ils tendaient les bras pour recevoir l’enfant évanoui que le Père de Boisseuil avait enfin saisi et attiré à lui.

— Donnez-le, Père !

Le prêtre parvint à atteindre le rocher et à confier le corps inerte aux aînés. Il revint en hâte vers Jean-Gérard, comprenant que celui-ci n’aurait plus la force de s’arracher seul au courant. Comme il était près de lui tendre la main, son cœur se serra soudain. Dans les prunelles du garçon, la lueur s’était éteinte. Jean-Gérard ne cessait de regarder la petite tête bouclée que les grands emportaient vers la rive. Il avait lutté pour Dominique jusqu’à la limite de ses forces, et Dominique était sauvé.

Jean-Gérard ne pouvait plus tenir. Ses doigts ensanglantés lâchaient prise. La douleur était trop vive…

— Dominique !

Muets d’horreur, les garçons virent leur camarade glisser sur la roche. Un moment, ses cheveux bruns émergèrent dans le tourbillon ; ses bras s’agitèrent une dernière fois hors de l’eau…

— Seigneur ! balbutia le Père.



Dominique était revenu à lui. On l’avait étendu sous la tente de son équipe. Enveloppé dans des couvertures, il claquait des dents et tremblait, de nervosité et de frayeur.

— Mon petit… murmura tendrement le Père, lorsqu’il vit s’ouvrir les yeux angoissés.

Il caressa les boucles blondes sans mot dire, n’osant encore apprendre à l’enfant la mort de son camarade ; mais Dominique avait déjà compris.

— Jean-Gé… Jean-Gé… bredouilla-t-il.

Puis, les yeux mouillés, soudain tendu :

— Il est mort ?

— Oui, Dominique… pour te sauver.

— Non ! C’est pas vrai !… C’est pas vrai !

Le prêtre prit dans la sienne la main tremblante de l’enfant.

— Jean-Gérard a donné à tous ses camarades la plus belle preuve d’amour qui se puisse donner… C’est très beau, Dominique.

— Je ne le reverrai plus.

— Tu le retrouveras dans la prière… Dieu l’a rappelé à lui et peut-être a-t-il bien fait d’ouvrir son paradis à cette âme ardente, avant qu’elle ait connu les vilenies du monde…

Le Père de Boisseuil se tut, ne sachant plus que dire. Contre la douleur de cet enfant, il avait conscience que les mots d’homme devenaient impuissants.

— Où est-il ?… Je veux le voir.

— Viens…

Le Père aida Dominique à se lever. Il le prit par la main et le conduisit à sa tente personnelle. C’était là que reposait Jean-Gérard. Les aînés l’avaient revêtu de sa tenue de camp. Autour du cou, ils avaient noué le foulard bleu ; à son côté, ils avaient disposé le sac bouclé, comme pour une excursion – symbole de disponibilité à tous les départs. La mort donnait à Jean-Gérard comme une nouvelle beauté. Les yeux étaient clos ; encore que les cheveux eussent été peignés, la mèche brune, par habitude, était retombée sur le front.

À travers ses pleurs, Dominique regardait, hébété, le visage aimé. Cette expression inhabituelle de sérénité, il ne la reconnaissait pas. N’était-ce point un inconnu qui gisait sous cette tente ?

— Oh, Père !…

— Il a donné sa vie pour toi ; tu ne prieras jamais assez pour lui.

Le garçon hochait la tête, refusant de croire à la terrible réalité.

— Je l’aimais…

— Je sais, mon petit.

Le Père n’avait pas lâché la main de l’enfant. Il l’attira doucement vers lui et dit :

— Nous allons réciter ensemble une dizaine de chapelet.

Il commença la prière. La voix tremblante de Dominique buta sur les mots, puis, soudain, s’étouffa dans un douloureux sanglot. Terrassé par l’émotion, le garçon se tourna vers le prêtre et se blottit contre lui, enfouissant son visage dans l’étoffe de la soutane. Le Père continua seul de prier, de toute la ferveur de son cœur, pour celui qui s’était sacrifié, pour que Dieu accordât le courage à celui qui avait inspiré ce sacrifice. Il serra plus fortement contre lui Dominique. Longuement, paternellement, sa main caressa la petit tête, les épaules frissonnantes.

Alors, songeant à tous les Jean-Gérard, à tous les Dominique dont il avait connu les sommets et les abîmes, les beautés et les laideurs, le Père de Boisseuil murmura :

— Seigneur ! vous qui avez pouvoir de faire rejaillir sur tous les mérites d’un seul, faites que pour tant d’amour il soit beaucoup pardonné.


Jacques LANCEL.

  1. Bonne action.


Voir aussi

Bibliographie

« Jean-Gérard » / Jacques Lancel, in Arcadie : revue littéraire et scientifique, 2ème année, n° 1, janvier 1955, p. 37-46. – Paris : Arcadie, 1955 (Illiers : Impr. Nouvelle). – 72 p. ; 23 × 14 cm.

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