L’île atlantique : II

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chapitre I

II

— Oh, gémit madame Lescot, douce et dolente, ils ont assassiné une malheureuse vieille femme pour cinquante francs !…

Elle feuilletait le journal du matin.

— C’est combien cinquante francs ? demanda Joachim Lescot.

Il comprenait seulement les sommes en centimes. Il était débarbouillé, ravissant, peigné de frais. Il mangeait des tartines de beurre avec un bol de chocolat.

— Cinq mille francs mon poussin, dit Yvonne Lescot. Ils sont épouvantables ! Une pauvre vieille de chez nous. Et voilà.

— Cinq mille francs !… Qu’est-ce qu’elle était riche !

Joachim ouvrit des yeux admiratifs.

— Non ma bébé c’est que dalle ! corrigea Hervé. Elles planquent leur pognon à la caisse d’épargne, y a plus rien à voler. Là c’est complètement con de les bousiller !

Il prenait toujours son petit déjeuner au café de madame Lescot, dans la cuisine. Puis il emmenait Joachim à l’école. Il allait lui-même au collège technique ; il y rencontrait Guillard, Cormaillon et d’autres.

Joachim, au reste, n’avait pas besoin qu’on l’accompagne : il faisait les autres trajets tout seul. Hervé s’en occupait plutôt pour le plaisir.

— Ça en fait du pognon ! insista Joachim, épaté.

— C’est où ? demanda Hervé. Ça s’est passé où, tante ?

— Ah je sais pas mon petit, regarde, dit madame Lescot d’une voix accablée. C’est trop affreux, toutes ces histoires… Et si ça se trouve vous verrez ç’aura été des gamins de dix-huit ou vingt ans, les imbéciles ! Ils l’ont même pas fait exprès, le journal dit qu’elle était cardiaque. Elle a eu un coup quand elle les a vus, tu penses, à son âge. Et plof. C’est terrible.

— Zzzz ça doit faire un peu un peu peur ! reconnut le petit Lescot. Moi si y en avait un là dans la cuisine ! qu’arrive comme ça là ! ajouta-t-il avec enthousiasme.

Il rit. Hervé rit aussi.

— Vous n’avez pas de cœur ! reprocha tendrement Yvonne Lescot. Cette pauvre femme, si c’était une fin pour elle…

Hervé avait pris le journal. Il trouva l’article.

— Soixante-cinq francs elle avait ! Pas cinquante ! Soixante-cinq ! s’écria-t-il. Six mille cinq. Dans son porte-monnaie.

Joachim roula les yeux de considération, et secoua la main comme si son pouce le brûlait :

— Ça en fait du pognon !… Hervé lis-moi ?

Hervé lut l’article, d’une voix vivante. Madame Lescot soupira à chaque phrase, la paupière désolée, son beau visage un peu gras embué de commisération. Elle jeta un coup d’œil à la pendule.

— Vous avez encore le temps pour une tartine, les enfants, proposa-t-elle.

Joachim fit non de la tête. Hervé dit qu’il allait se griller un bout de pain, juste comme ça, à la flamme du gaz, en le piquant avec une fourchette. L’odeur intéressa Joachim. Ils grignotèrent ensemble le pain brûlé, tartiné de beurre qui fondait. Gourmande, madame Lescot en accepta une petite bouchée très beurrée, qu’elle trempa dans le chocolat de son fils.

— Quand même, dit-elle avec un sourire triste, vous n’êtes pas bons pour cette pauvre femme !

— C’est pasqu’elle a eu peur, maman. Sinon elle serait pas morte. C’est sa faute ! affirma Joachim.

— Cannibale ! lui dit madame Lescot en riant. Vous êtes deux petits cannibales !

Elle pensa qu’elle allait se réchauffer un peu de café, et elle commença à débarrasser la table pour éplucher les légumes. Hervé voulut l’aider. Elle refusa.

Elle envoya son monde à l’école. Elle relut l’article ; la victime était une vieille que Madame Lescot ne connaissait pas, quelqu’un d’un village aux environs de Saint-Rémi. On y élevait des moutons, dans un val.

Il y avait de bons légumes, par là-bas, de jolies primeurs. Elle était au lit, elle a entendu du bruit, elle est allée dans sa cuisine, elle les a vus, elle est morte.

« Comment ils savent tout ça ? » pensa madame Lescot. Les malfaiteurs n’avaient laissé aucune trace, malgré le temps pluvieux.

« Moi je serais restée dans mon lit, et qu’ils volent ce qu’ils veulent !… Les vieilles c’est un peu folles », pensa-t-elle encore.

Elle admira ses légumes, imagina la brave cuisine qu’elle allait faire. Une soupe, d’abord. Puis de la poitrine et du collet de mouton en ragoût, avec des carottes, des navets, des patates, des oignons : Yvonne Lescot saliva et se coupa un petit bout de fromage.

Elle n’ouvrait pas avant neuf heures, ne fermait pas avant minuit. Elle l’expliquait aux gens : elle était du soir. Le café commençait à bien tourner. Il y avait eu deux années difficiles après la mort de son mari. Ce fut mal fréquenté. Elle avait failli vendre. Mais que faire, et où ?

Peu à peu, ses bons petits plats, sa jeunesse grasse et maternelle, sa propreté, sa gentillesse avaient attiré une nouvelle espèce de clients. Des dames seules, à midi. Des ouvriers honnêtes. Des employés économes. Quelques bons vivants. On braillait et buvait moins, on mangeait davantage, on causait, on n’avait pas honte d’amener les enfants. Un jour elle abandonnerait la limonade, elle ferait restaurant à prix fixe. Mais elle n’aimait pas se lever tôt, se coucher tôt, c’était cela l’obstacle.

Elle se ferait bien des escargots, à midi.

Hervé rendait service comme un ange. Il aurait mieux été à sa place devant un fourneau qu’à l’école, ces lois étaient idiotes. Quand madame Lescot récompensait son neveu, celui-ci en profitait pour acheter, avec l’argent, des friandises ou un jeu à Joachim. En voilà un qui était adoré, et qui ne s’en doutait même pas ! Madame Lescot eut les yeux un peu humides d’attendrissement. Elle se coupa un doigt de lard.

« Il trouve ça beaucoup, soixante-cinq francs ! » Elle sourit. Joachim n’aurait pas fait de mal à une mouche. Il était triste que les biftecks soient des bêtes. Mais il faut bien manger, soupirait Yvonne Lescot. Les pauvres bébêtes, les pauvres, les petits lapins, les petits bœufs, les petites saucisses, oh oui. Toutes les bébêtes. On était méchants.

Elle éleva et tendit les bras devant elle, pour éplucher les oignons sans se piquer les yeux. Elle se rinça les mains, elle but son café. Bientôt l’heure d’ouvrir. Ça restait calme, jusqu’à onze heures, mais ce n’était pas une raison. On a besoin d’habitudes.

Elle préférait le café noir. Cependant, elle préparait, pour la salle, un vrai café au lait : le café moulu très fin infusait dans le lait, sucré d’avance. On en prenait des bols, on complimentait, on le croyait fait à la crème, on avait des moustaches, un régal. C’était bon marché. Une cafetière émaillée bleu et blanc, qui contenait presque trois litres. Il fallait des bras !

Les parents d’Hervé travaillaient tous deux en usine, à la conserverie de poisson. Elle parait les sardines, il entretenait des mécaniques. Il avait une bonne paye. Mais ils n’étaient jamais là. Ils n’habitaient qu’à cent mètres, pourtant. L’usine était en arrière du port vieux. Madame Pellisson aurait voulu une place aux biscuiteries ; elle patientait.

Tout naturellement, Hervé se réfugiait chez sa tante, au café. D’ailleurs c’était commode, cela soulageait madame Pellisson du petit déjeuner, du dîner (Hervé déjeunait à la cantine). On s’arrangeait pour l’argent à la fin du mois, il n’y avait pas d’histoires : et c’étaient des occasions d’avoir des nouvelles, de se voir un peu.

On gourmandait seulement Hervé quand il rentrait vraiment trop tard, la nuit. Oh, sans le battre : les Pellisson n’avaient pas ce genre-là. Ils n’étaient pas doux, mais l’idée de frapper un gosse leur aurait fait hausser les épaules. Pourquoi pas injurier une porte, mettre une plante au piquet, gifler un robinet qui fuit.

Un pied de veau, une sauce piquante. Madame Lescot saliva. Elle faillit encore manger. Elle se morigéna, elle croqua un sucre. La vitrine du café, maintenant.

C’était une ancienne épicerie, on avait gardé le rideau de fer.

Sur le seuil, Yvonne Lescot contempla la longue rue vide, les murs d’usines, l’horizon plat, le vieux quartier géométrique aux maisons sans étage. Il faisait encore frais. Bientôt mai. Elle achèterait deux chemises en coton et une culotte courte en velours bleu pour Joachim. Elle maigrirait à cause d’un chemisier brodé, ou elle déferait les pinces là et là. Un nœud papillon sous son cou qui rit à Joachim le dimanche, et elle aussi se nouerait un ruban.

D’ailleurs le premier mai ils se retrouveraient tous, avec les Pellisson, ils prendraient la navette, ils iraient sur le continent. Les vaches y sont moins belles, mais le paysage est moins plat, les enfants voient un tas de voitures et on ne sent plus du tout la mer, ce qui est curieux. Odeur fade de l’intérieur.

Des tripes de mouton aux haricots rouges. Si Pussort en a cuit. Mais les haricots sont bien vieux. Joachim, ce serait simple : deux noisettes d’agneau ou une solette, un peu de beurre cru, pas de persil il le recrache. Une poignée de légumes délicats, à peine cuits, qu’ils aient encore leurs bonnes vitamines et qu’ils croquent, croquent sous ses jolies dents. Ensuite une vache-qui-rit et une glace au chocolat, un bâton. Il aime tant les glaces. C’est gras, sucré, ça lui fait son petit ventre tout doux, tout sucré.

Madame Lescot eut les yeux un peu mouillés d’attendrissement. Non, il ne faisait pas si chaud. Elle se servit une larme de vieux marc.

Rôtir une jolie poulette, plutôt, s’il y en a chez Beauregard. Joachim sera heureux. Il la miamiamera la poulette, il les croc-croquera ses cuissettes, il sera tout barbouillé de jus luisant. Yvonne Lescot, séduite par ces images, se décida pour une volaille.

Elle restait émerveillée d’avoir un fils. Incrédule, même. Cela durait depuis la naissance de Joachim. Qu’elle le quitte des yeux, et il s’évanouirait en fumée, car c’était impossible qu’il existe vraiment.

Mariage trop court, veuvage, maternité : qu’est-ce qui avait eu lieu ? Yvonne Lescot ne le savait plus. Quand le petit garçon commença à marcher, la journée fut trouée de longs moments où elle ne le voyait pas. Il avait disparu à jamais. Elle avait rêvé. Maintenant, un fantôme enfant lui rendrait des visites immatérielles.

Puis elle craignit qu’il meure, loin d’elle ; lorsqu’il se couchait, douillet, coquet, dans sa chambre, il lui échappait : il allait cesser de respirer, son cœur ne battrait plus, sa chair deviendrait froide et verte. Les premières années, Yvonne Lescot se leva plusieurs fois par nuit pour vérifier que Joachim n’était pas mort. Ensuite elle se raisonna. Elle s’interdisait ces enquêtes, à présent : mais elle avait des pensées, des pincements douloureux.

Chaque matin, elle tremblait de trouver un cadavre dans le petit lit. Ou de ne plus trouver personne. C’était possible. Son mari déjà avait été effacé comme cela.

Oui, on n’était pas sûr que les gens existaient. On n’était pas sûr de vivre soi-même. Cette pauvre vieille du journal non plus, elle n’avait pas deviné qu’elle serait morte : sinon elle n’aurait pas bougé de son lit.

Il y eut des clients, qui burent de la bière. Joachim, lui, il aimait le panaché : surtout de la limonade, évidemment, avec trois gouttes de bière pour teinter. Ça avait la couleur de son pipi, ça moussait. Égarée, madame Lescot embrassa le gros navet qu’elle épluchait. Puis elle rit d’elle.

— Tu ferais mieux de te remarier ma fille ! se dit-elle à voix haute.

Elle ne rit plus. Elle ne regrettait pas vraiment son mari. Elle n’avait pas envie d’un homme.

Les Roquin sont maraîchers. Julien est leur dernier enfant, et ils l’ont eu tard. Maintenant, les autres sont à l’armée et il ne reste que celui-là à élever. Une teigne, une nature coléreuse. Beau gamin solide, pourtant, et pas idiot pour ses dix ans. Mais il manque l’école, il traîne on ne sait où, il fait la tête quand on lui demande d’aider un peu au travail.

Cette nuit il a plu : les jardins maraîchers sont boueux. Il faut attendre que la terre se ressuie, mais le temps est encore humide, avec un soleil jaunâtre et sans chaleur. Simone Roquin a découvert des châssis, elle travaille en grosses bottes, penchée dessus. Son mari passe la matinée à Saint-Rémi, sous un prétexte d’outils, de moteur.

Simone Roquin n’est pas dupe. Le bonhomme l’entendra à son retour. Qu’il se coupe et, au moindre mot qui ne tient pas avec le reste, ce sera la scène.

Madame Roquin aperçoit soudain des traces de pas, à peine marquées, très espacées, à travers un terrain.

— Qui c’est le salaud qu’a marché là-dedans ?

Elle va voir. Les empreintes sont petites, mais claires à suivre, orientées.

— Un gosse ?… Un gosse qu’est-ce qu’il a foutu là ?…

De son flair spécial, elle sent une occasion d’être furieuse, de crier, peut-être de battre. Elle étudie la trace.

— Mais ça va à la fenêtre de Julien !… Mais ce petit con pourquoi il rentre dans sa chambre par la fenêtre ? Il est fou ! Mais il est fou ce môme !…

Elle se rend compte, s’indigne, analyse.

— Mais non il a pas que rentré !… Il est sorti. Sorti : sorti !… Et quand ça ? Petit salaud. Qu’est-ce que t’as fabriqué ? Cette petite ordure qu’est-ce qu’elle a foutu…

Elle inspecta encore les alentours, entra à la maison, se débotta, examina la chambre de Julien.

— Toi mon bonhomme ! gronda-t-elle. Attends un peu que tu reviennes, on va s’expliquer. Ah ça va être le jour. Allez, les deux ensemble. Ces deux-là, merde. Merde !… Salauds !… Salauds.

Elle voulait dire : l’enfant, le père.

Elle pensa que les traces dataient forcément de la nuit précédente. Julien avait donc vadrouillé pendant la nuit ? Cela dépassait tout. Il pouvait préparer son dos. Elle cria aux murs une quantité d’imprécations, de menaces, d’insultes, monta de ton, ragea d’être seule.

— Jusqu’au sang le petit salaud la raclée ! Jusqu’à l’os !

Elle serrait les dents, elle se serait frappée elle-même d’impatience. Elle remit ses bottes.

Elle avait à planter sur couche des semis de mars qui avaient levé et qui n’attendraient plus : tomates, courgettes, concombres, un essai de melons. Mais c’est un travail presque délicat, et elle était trop énervée. Elle alla en bottes à la cuisine, elle se hurla :

— Et merde allez tant pis pour la bouillasse ! C’est moi qui lave ! Hein ! C’est moi qui la lave leur merde par terre ! Alors la mienne j’aurais pas le droit peut-être ?… Non mais salauds. Salauds ! Vous gênez pas mais vous gênez pas, salauds ! C’est pas vous qui lavez !

Elle but du vin faible à même le litre, avec un suçon violent. Elle fut tentée de fracasser la bouteille. Elle se retint. Une fois, elle s’était assouvie de cette façon et elle l’avait regretté : trop d’odeur de vinasse, trop d’éclats de verre. Un travail infernal, à en dynamiter la baraque.

— Petit salaud !… Et ce vieux con !… Encore avec sa putain. Sa pouffiasse ! Ah c’est bien ce qu’i lui faut. Vieux con. Vieux c-con ! Mais qu’est-ce qu’il a foutu cette nuit ce petit salaud ? Oh mais je vais le savoir. Je l’saurai ! Je l’saurai ! Sale merdeux. Ah je suis montée avec ces deux salauds. Ah je suis bien montée. Ah i vont me voir. Ah les brutes ! Ah les salauds les sauvages ! Ah j’pourrais bien crever i danseraient dessus ! Ah les salauds ! Ah j’en ai ma claque de ces deux-là !…

Elle rangea la bouteille, referma le frigo, qui fut secoué. Elle eut faim. Elle alla pisser.

Julien n’a pas dit non, il avait un peu compris. Cependant il hésite. Il ne connaît pas bien Marc Guillard. Il se méfie.

— Eh si vas-y Roquin on l’fait ! insiste Guillard.

Julien a un drôle de sourire :

— Et si y a quelqu’un qui vient ?

— T’es con je t’ai dit qu’il est chez Grandieu mon père.

— Et ouais s’il a oublié quelque chose ?

— Il a rien oublié pourquoi. Et puis s’il a oublié on l’entendra. Et puis il entre pas comme ça dans ma chambre hein… Allez !…

— Alors t’aurais qu’à mettre un verrou s’il entre pas, dit Julien.

Le petit Roquin pesa les meubles du regard. Il se demandait si l’un d’eux pourrait servir à barricader la porte. C’était riche chez Guillard, on n’aurait pas imaginé. Tout bien ciré, une descente de lit, un bureau en métal avec une lampe de bureau en métal et la chaise, les cahiers rangés, les bouquins. Même un tas de romans policiers des séries chères. Il s’embêtait pas Guillard. Il se débrouillait. Il se débrouillait pas qu’un peu.

— T’as même pas la clef ? demanda Julien Roquin.

Marc lui dit de laisser tomber et il lui attrapa une jambe, entre les cuisses, avec une main qui ne cherchait pas une jambe. Julien recula les fesses, se libéra, fronça les sourcils.

— Non écoute faut pas j’t’ai dit !

— T’es con c’est normal ça s’fait, dit Guillard pour la trentième fois. T’es plus un môme non ? C’est pas de ma faute si ça se fait. Ou alors t’es un môme quoi ?…

— Non, fit Julien à mi-voix.

La main de Guillard revint, devint précise, adroite. Julien eut, sur son visage sévère, rustique, naïf, un nouveau sourire de malaise :

— Eh touche pas ça t’es un con !… Si tu touches ça.

Mais Guillard agissait étrangement. Il n’était pas seulement en train de provoquer Julien : il semblait presque attiré par l’enfant. Ou bien il le prenait comme support d’un rêve trop amoureux.

— T’as qu’à avoir des filles, murmura Julien, masturbé. Toi c’est facile. Ça doit être facile ! Mais alors moi j’en suis pas une ! de fille !

Son sourire gêné s’élargissait, comme s’il venait de découvrir, dans ses propres phrases, qu’il était un garçon. Il ne se l’était probablement jamais dit. Il rit, haussa les épaules. Guillard se leva du lit et prit Julien par le cou et la taille, à la façon des danseurs.

— Dis donc si on s’marie alors ! dit grassement Julien, qui reçut avec une grimace comique, rétive, satisfaite, rengorgée, le baiser que Marc Guillard lui ficha sur une joue, près de la bouche. Alors toi tu t’maries !… Toi t’y vas ! Dis donc. T’y vas toi !… Arrête.

— C’est là qu’on s’marie, répondit Guillard.

Il sortit son sexe d’un revers de paume et le poussa, gluant, contre Julien.

— Touche, dit-il. Julien hésita puis, en continuant à faire non avec la tête, il caressa gauchement de deux doigts la grosse bite à Guillard. Celui-ci lui attrapa la main et la disposa autrement.

Le contact chavirait Julien. Il n’aimait pas ça : on avait une impression, on éprouvait quelque chose. C’était dégoûtant.

Guillard pressa d’une main les fesses du garçon, qui se tortilla, rigola, se laissa défaire à la fin. Le cul c’était bête, il n’y avait pas de mal, mais pas lui toucher le rond attention.

Julien se regarda, ses vêtements aux cuisses. Il sentit un peu d’odeur. Il jeta un coup d’œil à son slip, s’il avait été sale. Pas trop. Guillard s’agenouilla devant Julien et grogna :

— J’bouffe ça.

Il le fit. Légèrement picoté au pubis, l’enfant demanda :

— Ah tiens Guillard tu t’rases !

Marc Guillard fit non avec la tête. Quand même, sa lèvre piquait.

— Eh si tu t’rases ! dit Julien.

Il haussa les épaules. Il était fou Guillard. Guillard le dégueulasse. Ah quel vieux salaud. Guillard il t’bouffe la quique. Guillard il encule les pétasses (les filles, dans l’argot de Julien). Guillard il s’agite à deux mains. Il est fou. Son père roi des poivrots.

— Aïe ! Eh quel salaud ! fit Julien, qui tenait le crâne de l’autre et n’osait pas le repousser, peur d’être mordu. M’use pas tout !

Plus tard, Guillard tomba sur le lit avec Roquin. Il le tira contre lui, il lui jouit entre les cuisses, par-devant, en l’empoignant de haut en bas sans ordre.

— Magne eh maintenant ! répétait Julien emprisonné, embarrassé que Marc l’embrasse à la bouche et essaie d’enfoncer la langue. Les gens, de tout près, c’était écœurant. Ça n’aurait pas dû exister. Salauds.

Marc Guillard se retira, fut debout. Julien voulut se lever.

— Attends, bouge pas ! dit Guillard. Il chercha un mouchoir, essuya l’entrejambe du gamin.

Julien se reculotta. Ça n’était que ça alors. Il fit la conversation :

— Guillard dis donc des poules alors y en aura ceux de Roche-Notre-Dame ?

— T’es con non. Là s’ils en ramènent mon vieux. Là non hein.

— Théret il m’a dit qu’y en aura.

— Pas vrai. On sait même pas si on ira avec eux.

— … Ouais tu peux le dire si y en aura des pétasses moi je le dirai pas. Sinon si tu l’dis pas c’est qu’y en aura. C’est la preuve.

Guillard ricana :

— Et quoi t’en veux des à piner peut-être ?

— Non ça dépend. Ça s’pourrait ! dit Julien Roquin. Ouais ça s’peut. Ça dépend. Ça dépend. Moi j’te demande que si y en aura.

— De toute façon ça vous regarde pas, dit sèchement Guillard. Et je te dis que non. Théret non plus il veut pas. Même pas les mecs de là-bas. Ça sera des histoires.

— Quelles histoires ?

— Des bagarres, ils sont un peu cons. C’est des ploucs à Roche-Notre-Dame.

— Ah ouais et ceux de Saint-Loup ? dit malicieusement Julien.

— Quoi Saint-Loup, comment tu sais Saint-Loup ?

— Rien, je sais. Je sais !

— T’as pas besoin. Arrête avec ça. Je te dis que c’est pas vos affaires. Fous-nous la paix.

— Si c’est nos affaires autant que toi. Et t’as pas le droit de faire le chef. On a pas de chefs. On a pas besoin de vous. On a que des emmerdes à cause de vous. C’est vous qui la foutez toute la merde. Nous avant c’était bien.

Julien semblait retenir une colère :

— J’suis tout seul, tu peux me battre, dit-il durement. Mais parce que je suis tout seul maintenant.

— Eh où t’as trouvé ça ? Je veux rien te faire, dit Guillard, gêné.

— Ouais ben t’as pas intérêt.

Il était bientôt une heure. Ils sortirent de la chambre. Ils étaient fâchés. Ce n’était pas à cause de ce qu’ils avaient dit, pensa Guillard. Le gosse s’en fichait. Non, il ne fallait pas se branler avec lui, voilà tout. Julien avait trop mauvais caractère, une brute, ses parents tout crachés. Les autres morveux pareils : rien faire avec. Ils disent qu’ils connaissent, ils sont d’accord, et puis quand on a joui ils se vexent.

Marc Guillard ne se trompait pas. Roquin était humilié d’avoir servi à ça. On ne lui ferait plus le coup.

Cependant, ils voulurent ne pas se brouiller.

— Les trucs comme ça c’est dégueulasse, murmura Julien. Toi t’es un drôle de mec si tu les fais. T’avais qu’à me dire, moi j’aurais pas dit oui. C’est les salauds qui font ça. C’est dégueulasse.

— Alors on se fâche pas ? demanda Guillard le plus gentiment qu’il put.

Julien fit non de la tête. L’air penaud de Guillard le satisfaisait. Dans la rue, ils se remirent à parler comme si rien ne s’était passé.

La boulangerie Dumay était encore ouverte. Ils y entrèrent. La fille Dumay, un boudin de seize ans à gros pieds, gros nichons, des joues de charcutière, des yeux de porc, apparut en blouse rose. La famille Dumay déjeunait dans l’arrière-boutique. Vapeurs de friture et de chou-fleur merdeux.

Elle ne connaissait pas les garçons, qui n’étaient pas clients. Julien demanda un pain aux raisins, le paya, le rendit, demanda un pain au chocolat à la place, le rendit, réfléchit en traînant, se décida pour un flan et le refusa. Il choisit enfin un éclair. La fille Dumay rougit de bêtise : elle aurait houspillé le gosse qui la charriait, mais elle n’osait pas à cause de l’autre, le garçon qui était grand et beau. Guillard souriait tout gentiment, timide. D’abord il n’acheta rien, puis il prit un petit étui de chewing-gum à la fraise. Il le défit immédiatement et il offrit une tablette à Anne-Grâce Dumay.

Elle souffla, écarlate, qu’elle était en train de manger.

— Du chou-fleur, dit aimablement Guillard.

— Ui ! chuchota Anne-Grâce.

— Ça fait rien, prenez-le pour plus tard, insista Marc Guillard avec un sourire printanier.

La fille Dumay saisit le chewing-gum d’une main effarée, plus rouge que ses oreilles. Elle la retira aussitôt. Elle loucha sur les monnaies, s’empêtra, rendit de travers. Guillard rectifia, forma encore un museau galant, ramassa ses pièces, prit l’air photogénique.

Il eut tort. La Dumay le trouva enfantin et devina qu’il était nettement plus jeune qu’elle.

Elle balança son avant-bras, en un geste à la par-dessus les moulins, et elle se vengea :

— Allez allez allez les gosses rentrez chez vous vot’ maman elle vous attend.

Elle nasillait rintré, minmin, atin. Elle piaulait le reste. Marc et Julien filèrent, mouchés.

Quand ils eurent tourné la rue, pris une ruelle, gagné l’abri d’un porche, et qu’ils se virent seuls, ils se montrèrent ce qu’ils avaient volé à la barbe de mademoiselle Dumay. Un butin d’escamoteurs chevronnés, à croire qu’ils avaient huit mains et douze poches. Bonbons, biscuits, crêpes, chocolats, dragées, caramels, réglisse, petits fours, jouets en plastique, mirlitons, et le hérisson de caoutchouc rouge sur lequel on rend la monnaie.

Ils rirent, ils s’estimèrent, ils se racontèrent les coups : ceux de Guillard pendant que Julien se faisait servir, puis ceux de Julien pendant que Marc avait enjôlé la fille. Ils partagèrent les friandises : Julien empocha presque tout. Ils étaient réconciliés.

Grandieu était un capitaine de gendarmerie à la retraite. Il possédait un pavillon cossu, un grand jardin de roses, un escalier de vieilles pierres qui descendait jusqu’à la grève de galets. Grandieu y avait fait construire un petit môle derrière lequel il abritait un canot automobile.

Sa femme, une veuve maniérée qu’il avait connue par une agence matrimoniale, quelques années plus tôt, aimait aussi descendre là, en été. Elle lisait ou tricotait sous une paillotte et observait son mari s’en aller, revenir. Il pêchait dangereusement, vers les récifs. Une bonne apportait le thé, le porto. Madame Grandieu appréciait la marche, la promenade, mais non pas le canot, qu’elle appelait un hors-bord. Hugo était resté si jeune d’esprit, si dynamique, si vigoureux. Un sportsman ! Elle avait cent ans de plus que lui ! Plusieurs siècles !

On disait que madame Grandieu c’était le sac : Hugo n’avait rien.

Le père Guillard repeignait la longue clôture sur rue de leur jardin. Elle était faite d’un muret à hauteur de cuisse, où étaient scellés de grands barreaux qui portaient un fort grillage treillissé. C’était un gros travail de repeindre tout cela, de gros frais.

Monsieur Grandieu tenait volontiers compagnie au père Guillard. Le soleil n’était pas mauvais, vers quatre heures. Ils parlaient des affaires, des événements, de l’avenir, entre vieux.

À la vérité, monsieur Guillard avait peut-être quinze ans de moins que Grandieu : mais la fatigue, les chagrins, l’alcool, une constitution mesquine, une figure à avoir l’air fripé effaçaient cette différence d’âge. Et le père Guillard était bien du parti des vieux, des plus vieux, qui le rassuraient.

Le meurtre de la paysanne avait fait sensation. L’île, avec ses cent trente kilomètres carrés et ses soixante-douze mille habitants, n’était pas un lieu où l’on assassinait beaucoup. Une forte moitié des insulaires habitait des villages de quelques centaines d’âmes ; l’autre moitié se répartissait entre Saint-Rémi, Saint-Loup, Pierrenoire et quelques gros bourgs. On existait chacun pour soi.

L’assassinat évoquait ceux du continent. Il sentait le voyou, le samedi soir, la populace, la ville. Grandieu estimait que les auteurs du crime devaient habiter Saint-Rémi ou ses environs. Une banlieue douteuse n’enserrait-elle pas désormais la sous-préfecture ? Saint-Rémi avait tellement changé de caractère, depuis quelques années.

— Et s’ils étaient du continent ? demanda le père Guillard.

Hugo Grandieu eut une moue d’ironie. Venir de France pour voler soixante francs à une pauvresse, ce n’eût pas manqué d’humour. Mais le tourisme, particulièrement au printemps, était relevé, luxueux. Et ça, c’était un crime de petites gouapes à moto. Un fric-frac minable, sans doute improvisé par des jeunes ivrognes, et qui avait mal tourné.

Oui, la racaille des périphéries, insista monsieur Grandieu. Ou, si le père Guillard y tenait, un universitaire parisien, un intellectuel de gauche qui avait voulu s’amuser… On en voyait souvent par ici, avec leur chauffeur, leurs nippes savamment effilochées, leurs enfants nus, leurs domestiques de pauvres. Mais Hugo Grandieu n’y croyait pas sérieusement. Ces jeux-là. Ce serait trop puéril.

Monsieur Guillard suivit mal ces finesses. Il demanda :

— Est-ce qu’on va les rechercher, au moins ?

Autre problème, soupira Grandieu. Les forces de police, sur l’île… Ou déranger ceux du continent… Enquêter pour une, enfin une… C’était triste à dire, mais il y avait victime et victime : et celle-là manquait un peu de poids pour…

— Ce qui rend de telles agressions encore plus odieuses ! conclut Grandieu.

Il n’était visiblement pas de ceux que la société négligeait de venger, et qui n’en étaient que des victimes plus scandaleuses, selon lui. D’ailleurs, l’élégante portion de littoral où il résidait n’avait pour ainsi dire jamais connu de faits divers.

Le père Guillard parla de l’inquiétude générale et affirma l’éprouver vivement.

Grandieu, qui n’était pas une baderne, sourit au pataquès. Il répondit que, sans doute, la police ferait un peu de remue-ménage pour assoupir la conscience publique. On patrouillerait, on importunerait les habitants suspects, les adolescents, les chômeurs, les étrangers sans le sou, les célibataires mal famés. Au reste, il arrivait que des coupables soient appréhendés à la faveur de ces opérations, qui intimident toujours les faibles.

— Les gens n’ont pas tellement peur de la jeunesse, chez nous, dit le père Guillard.

Il était indigène, tandis que Grandieu était continental.

— Ce qui effraie, continua-t-il, c’est plutôt que ce soit un professionnel. Un truand. Un assassin, vous comprenez : un assassin.

Grandieu le tranquillisa. Allons donc, les truands sont du côté de l’État, ils ne commettent pas ces sottises. Ce sont les gosses qui… L’idée qu’un truand à mitraillette eût pu envahir la cuisine de la vieille femme, entre son chat et ses pantoufles, le mit de bonne humeur.

— Non, Guillard. Des gosses. Des gosses. Peut-être même des mineurs !… Et ça, ajouta brusquement Hugo Grandieu, ça ça me fait gerber. La responsabilité des… On ne surveille plus les…

Le père Guillard posa des questions sur la délinquance juvénile. Grandieu, en réalité, ne savait pas grand-chose et il l’avoua. Il avait, lui, une formation d’ingénieur, il avait travaillé dans des bureaux, il était un scientifique, un militaire : mais pas un flic.

Tous deux en fréquentaient, des flics. Ils échangèrent des opinions à ce sujet. Ils auraient des renseignements sur l’affaire. Monsieur Guillard remarqua naïvement que les cambrioleurs avaient été adroits, pour des amateurs. Ne laisser ni empreintes ni traces, malgré la boue de l’autre nuit…

Grandieu haussa les épaules. Ils portaient des gants, tous les motards en ont. Les traces de pieds, cela se brouille avec la semelle. Dehors il y avait du ciment, des gravillons, du pré, un chemin vicinal bitumé, que l’averse avait battus et lavés dix fois. Du moins on était sûr qu’ils avaient été plusieurs : le carrelage de la cuisine était une telle porcherie. Non, aucun désordre.

— Ils n’ont pas perdu la tête, dites, avec cette morte sur les bras.

Monsieur Grandieu demanda à Guillard pourquoi il ne brûlait pas l’ancienne peinture au chalumeau. Il serait allé beaucoup plus vite. Le père Guillard prétendit que le grillage était trop fragile. Ça ne tenait plus que grâce à la peinture qu’il y avait dessus : à l’intérieur, c’était tout pourri.

En ce cas, suggéra Grandieu, n’était-il pas préférable de ne rien gratter ? Le père Guillard fournit des arguments, allégua le juste milieu.

Vers la fin de l’après-midi, ils souhaitèrent un beau temps sec. Au moins quand Guillard poserait la première couche. Le peintre dit qu’il suffisait d’être patient. Hugo Grandieu, pétulant, était d’un autre avis. Cette clôture grattée lui torturait la vue.

Oui, du blanc, comme d’habitude. À peine cassé, coquille d’œuf pâle. C’était le plus élégant, avec les haies, le chèvrefeuille, les prodigieux rosiers.

Le vert foncé, lui aussi, était distingué. Mais cela dépendait de l’effet à produire, sans nul doute. Le style que l’on affectionnait. Car le blanc cru était ceci, le blanc cassé était cela, le vert foncé était encore autre chose. Quant au noir, il eût paru sombre : du moins, c’était la conviction de madame Grandieu. Elle se portait comme un charme, merci.

Le blanc était bien le ton le plus clair, reconnut le père Guillard. Il n’accepta pas de vin avant l’heure de la sortie des classes, qu’on entendit sonner à la gracieuse école du quartier : trois jolies maisons couvertes de tuiles, murs blancs, fenêtres de poupée, dans un immense et ravissant jardin. Les petits enfants mignons et décents, eux aussi. Sans racaille dedans, précisa monsieur Grandieu, qui ajouta :

— Oui, on est entre soi… Oh, je sais, ce n’est pas charitable, mais il faut être réaliste. Les enfants des, des employés de maison par exemple, seraient malheureux s’ils devaient aller à l’école ici et, ensuite, retourner dans leurs… Enfin, vous vous êtes bien, Guillard : le vieux Saint-Rémi, pardon. Ça devient du luxe. Et d’ici qu’on ait tout rénové…

— Je serai mort avant qu’on nous expulse, prédit le père Guillard.

Hugo Grandieu protesta, sollicita des nouvelles de Marc. Il ne venait pas aider son père aujourd’hui ? Ah oui, trop de travail : cette scolarité, cela accapare. Enfin, il serait qualifié, diplômé en somme. Monsieur Grandieu ricana sur le mot diplôme, le père Guillard aussi. Ils se portèrent une santé.

Ils eurent des points de vue sur l’âge d’homme, le travail manuel, l’armée, l’immobilier et ses escrocs, les fonctionnaires corrompus, la fin de toutes choses, le drôle de siècle. Hugo Grandieu acheva sans façon la bouteille avec son peintre : un petit vin local à sept ou huit degrés, il n’était que temps. Il répéta fortement que l’île manquait de vignes. Elle avait eu un cru si aimable. Mais les vieux mouraient et on arrachait les ceps. On boirait du vin préparé sans raisins, une infection qui vous ronge les boyaux et dont les bouteilles en plastique pollueraient tout le littoral. Quel dommage c’était, avec un climat si admirable, si propice aux cultures. Grandieu le pensait. De vrais étés. De vrais hivers. Des printemps paradisiaques, des automnes émouvants. Oui, un climat. Sauf cette année : on ne savait pas expliquer pourquoi, mais on avait l’impression que ça commençait mal. C’était réel : on pouvait sentir ces choses-là. L’Homme avait des pouvoirs méconnus, des certitudes infuses.

Jean Roquin n’était rentré chez lui qu’à deux heures de l’après-midi. Il avait trouvé sa femme dans un état proche de la crise de nerfs.

Haut, vigoureux, sanguin, il était aussi violent qu’elle mais il n’aimait ni les scènes ni les cris.

Il s’assit à la cuisine et déjeuna de rillettes, l’air désabusé, tandis que Simone Roquin, lancée d’un coup, hurlait. Il ne répondait pas, ne la regardait même pas. Debout, embarrassée de ses bras, elle tournait, piétinait, harcelait, et sa gueule claquait. Roquin supposa qu’elle avait ses règles : devenues rares, elles demeuraient volcaniques, acerbes, meurtrières.

— C’est Claire Fouilloux. Hein. C’est elle que t’es allé voir ! Cette pouffiasse. C’est elle. La Fouilloux ! Hein ! accusait Simone Roquin, plus brutale qu’émue. Son mari négligea de nier.

Elle avait d’ailleurs raison. Claire Fouilloux, une gamine de seize ans et demi, soulageait cinq ou six pères de famille, dont Jean Roquin. Elle était employée à l’usine de chaussures Baron ; elle y cousait des empeignes. Mais elle était souvent absente, et toujours en retard. On la renverrait bientôt. Elle en trouverait vite d’autres, des empeignes, plaisantait-elle. Ses parents l’assommeraient ? Qu’ils n’aillent rien lui reprocher. Si son vieux l’avait pas tripotée et à moitié violée toute gosse — oui, qu’il la ferme. Quant à sa charogne de mère… là aussi elle en aurait raconté long.

Les parents Fouilloux, en effet, ne réagissaient pas. Claire ramasserait bientôt ses cliques et ses claques, elle ferait sa vie sur le continent. Elle avait déjà de quoi.

En réalité, les hommes mûrs qu’elle rançonnait (cela se passait invariablement à l’heure du déjeuner) lui abandonnaient cent francs ou environ. Elle quémandait davantage, ou des cadeaux, une gentillesse. Ils prétextaient grossièrement que la chambre était ruineuse.

Ils ne mentaient pas. À Saint-Rémi, on avait peine à trouver où coucher avec une mineure, si on voulait un lit, un siège de w.-c., de l’eau courante, un bidet. Les hôtels de passe se méfiaient, et on se connaissait trop entre familles. Il fallait changer de niveau social, louer au Sphynx-Club.

C’était une auberge de week-end pour les continentaux fortunés. Ils venaient là filer de rapides adultères gastronomiques, luxueux, sans conventions, qu’ils portaient sur leurs notes de frais.

Le personnel du Sphynx-Club commençait à la connaître, Claire Fouilloux. Elle leur souriait, bonne fille. On la toisait, on plissait les lèvres, on s’inclinait ironiquement devant le miché mal à l’aise qui donnait de trop gros pourboires et qui acceptait la pire chambre au pire prix. Le couple saugrenu prétendait monter se rafraîchir, puis aller déjeuner. Ce mensonge ne variait jamais. Les papas s’échappaient dès treize heures, Claire hirsute à leur bras. Elle avait besoin d’un secours, elle n’aurait pas osé descendre seule après eux.

Claire Fouilloux était brève et maigre. Sans seins, presque sans figure ni fesses, du goût des mâles. Elle avait le menton effacé, les traits falots, les oreilles décollées qui lui sortaient des tifs, les poings serrés, l’œil vide, à grandes comédies compliquées, comme si elle avait fait jouer des faux cils un peu trop longs et posés de travers.

Moins petite, on l’aurait prise pour une adulte, cependant, si elle avait déguisé son museau et maquillé sa carte d’identité. Mais ses papiers lui donnaient seize ans, sa figure n’avait pas d’âge, son grand ventre osseux évoquait une femme morte. Les amateurs s’excitaient sur son état civil et négligeaient le reste.

D’ailleurs elle était agréable, elle avait bon caractère ; elle ne pensait de mal que d’elle-même, des salauds ou des gens.

— Oui ! hurlait Simone Roquin, la lèvre retroussée, c’est la Fouilloux ! Claire Fouilloux ! Ton sac d’os ! Ce cadavre ! Ah t’aimes ça. Ah t’en tiens. Ah c’est des petites filles qu’il te faut maintenant. Ah c’est ça. Tu vas faire les sorties d’école. Qu’est-ce que t’attends ? Mais vas-y. Vas-y ! Sors-leur ta queue aux gamines ! Sors-leur ta queue ! Si au moins ça te fait bander une fois dans ta vie. Impuissant. La Fouilloux !…

Elle lui sauta à la figure, mais avec une retenue qu’ils sentirent. Il la repoussa d’une main, sans frapper. Et elle n’enfonça pas ses ongles, qu’elle avait avancés pour lui déchirer une joue.

Elle se replia contre la cuisinière et elle se remit à hurler.

— Ah oui les petites filles ! Ah ah ah. Les mômes. Voilà c’qu’i te faut ! Des mômes ! T’en violerais bien hein vieux dégueulasse ! Dis-le : t’en violerais bien !… Vieux sadique. Et des p’tits garçons, tant qu’tu y es ?… Tu vas t’faire enculer aussi ? Ordure !… Mais t’as qu’la Fouilloux hein ! L’araignée ! T’as qu’ça ! Cette sauterelle ! T’as qu’ça hein ! T’as qu’ça !… Ah j’te dégoûte hein ! Ahh. Aaahhh !…

Elle bondit à nouveau sur son mari. Elle avait saisi le couvercle d’une cocotte en fonte.

Il se leva brusquement, il la désarma. Il se rassit, en affectant d’être calme, de continuer à manger.

Un instant, elle fut paralysée. Elle haletait. Puis elle reprit en grondant, avec un râle qui s’enfla peu à peu et rejoignit le hurlement, tandis que son débit se précipitait :

— … Et combien t’as claqué pour l’enfiler cette traînée. Tu t’en fous d’en claquer quand c’est pour le cul hein. Là tu t’en fous. Tu fais pas de comptes. Tu discutes pas. Tu casques. Là tu casques tu discutes pas. Elle peut te faire bouffer sa merde la Fouilloux là tu casques. T’aimes ça en claquer pour le cul hein. À quatre pattes elle te la fait bouffer sa merde la Fouilloux. Et toi t’en redemandes. Il te la faut ta merde, au prix de l’or il te la faut tu t’en fous ! Ordure. Salaud. Salaud. Salaud. Eh ben — eh ben tu peux raller les lui bouffer ses crottes à la Fouilloux ! Tu peux raller lui sucer le cul à l’araignée ! Ah ah ! Tu vas avoir tout ton temps pour ça ! Tout le temps que tu veux ! C’est pas moi qui va te déranger ! Ah ah tu peux bien le claquer ton fric pour ce qu’on en voit ! C’est pas moi qui va t’empêcher ! Qu’est-ce t’attends donc pour la ramener ? T’es chez toi ! Qu’est-ce t’attends ?… Vieux salaud. Ordure. Ordure. Ordure. Ordure. Ordure. Ordure. Tu peux y raller !

Elle émit ses menaces habituelles de divorce, de départ immédiat. Elle récita une vieille litanie d’invectives contre leur métier, leur terre, leur baraque (l’exploitation appartenait à Roquin), leur mariage, le passé, le présent, le passé, l’avenir, le passé. Elle exprima le désir de tuer les autres et de se suicider : elle croyait en Dieu, au moins, on lui rendrait justice dans l’au-delà. Elle estimait que quand c’était trop c’était trop. Elle avait droit à la tranquillité, à la sainte paix. Elle avait travaillé et travaillait encore comme une chienne : elle méritait, sinon du respect (elle n’en demandait pas tant) ou de l’affection (elle n’était pas folle à ce point), du moins un peu de calme, de repos, de repos. Mais son mari lui refusait même cela. Alors où ? Qui ? Quand ?…

Elle poursuivit dans ces grandes vues, s’écorchait la gorge, oubliait l’adultère. Elle en tirait rarement un motif oratoire fécond, il est vrai. Puritaine, elle détestait coucher avec son mari. Elle haïssait tout ce qui était physique, sauf la mangeaille et les coups. Elle était intimement satisfaite que Jean Roquin se vidange hors d’elle. Parfois, dans ses crises de démence, elle osait le lui brailler : elle aurait même payé une pute pour être débarrassée définitivement de cette saloperie. La Fouilloux ou une autre. De sa poche.

— De ma poche ! De ma poche ! hurla-t-elle.

Le dégoût, le mépris lui inspirèrent de montrer les muqueuses de ses lèvres. Cette grimace de guenon menaçante était familière à Jean Roquin : elle annonçait le sommet de la scène. Il fut sur ses gardes.

Elle se jeta une troisième fois sur lui. Elle avait attrapé un couteau.

Il se dressa devant elle, lui balança tout son bras contre une oreille, d’un énorme élan. Elle tomba. Il se pencha, lui arracha le couteau. Elle hurla, s’empoigna elle-même à s’en déchirer les jupes. Elle sanglota.

— Tu m’emmerdes, dit-il pesamment, à voix basse.

Elle se remit debout. Elle léchait ses larmes. Elle aspira sa salive mousseuse, qui coulait.

— Assez ! Assez ! Assez ! hurla-t-elle. Assez ! Va les retrouver tes putains ! Assez ! Assez ! Assez ! Mon Dieu !… Assez !

Elle oscillait, elle allait s’écrouler, s’assommer, se détruire.

Jean Roquin la gifla, lui saisit les poignets, la secoua. Elle parut se défaire. Il la toucha, hésita à l’embrasser, renonça.

Un peu après, ils étaient attendris, calmés. Elle s’assit près de lui, à table. Elle accepta même, sur une pointe de couteau, une noix de rillettes, un cornichon, en hoquetant.

Parfois elle s’en tenait là ; parfois la scène comportait une seconde partie ; Roquin sentit que ce serait le cas. Elle se revigora. Elle gardait les joues pâles, mais ses yeux redevenaient fiévreux, féroces.

Elle se relança à propos des enfants, thème rituel de cette phase de la crise. Elle aimait se réconcilier avec son mari au détriment d’un de leurs fils, qui s’en rappellerait longtemps.

Leurs enfants. Ah !… Ceux qui étaient à l’armée, bien entendu, n’écrivaient jamais. Sauf pour réclamer de l’argent, exiger des colis. Des douceurs ! Il leur fallait des douceurs ! Et ça ne vous répondait même pas merde, ça passait ses permissions Dieu sait où, on s’était torturé pour eux, mais je t’en fiche. Quant à Julien…

Madame Roquin eut soudain en mémoire ce qu’elle avait découvert. Elle s’enflamma. Julien ! Elle avait failli oublier ça !

Ah mais oui ! Mais Jean Roquin ne savait pas encore la plus belle de la journée ! Ah mais non ! Il n’était pas au courant ! Mais il ne savait pas ! Mais il ne savait pas ! Ce qu’il venait de foutre ce petit salopiot de Julien !…

Elle gloussait, riait, étincelait. Elle fit du mystère, du genre. Elle aimait mettre en scène ses dénonciations, ses autodafés.

Elle tira Jean Roquin dans le jardin. Elle lui montra avec véhémence, avec enthousiasme, les traces de pas à travers le terrain humide. Elle lui demanda cinq ou six fois ce que cela voulait dire.

Roquin dit qu’elles étaient très espacées, les traces. Madame Roquin prit un masque indigné, comme si on l’injuriait. Il avait couru, le salopiot, voilà tout : mais c’était lui ! C’était lui !

Jean Roquin joua le jeu, gagné par la colère de sa femme. Il était brutal, obtus, formaliste : les preuves contre Julien étaient évidentes, indiscutables. Il douta cependant que l’enfant eût osé sortir la nuit : les traces dataient peut-être de ce matin seulement ? Cela restait très grave, d’ailleurs, très grave.

Simone Roquin fut à nouveau scandalisée. Non, non, c’était cette nuit. Pas ce matin. Cette nuit ! Elle dévida brillamment ses déductions. Elle risqua même un rapprochement entre la fugue de Julien et la fameuse vieille assassinée dans le journal d’aujourd’hui. Roquin n’avait pas lu ?… Une vieille ! Qu’on avait égorgée chez elle. Un village à deux ou trois kilomètres d’ici. Les murs barbouillés de sang. Ah, il n’avait pas lu ? Dommage, elle n’avait plus le journal. Oui, une femme encore belle, peut-être cinquante-cinq ans, éventrée du cou jusqu’à la nature, les tripes dehors. Un crime sadique, et ils avaient pas perdu leur temps : six millions elle avait. Dans son linge, l’imbécile. Six millions !

Jean Roquin haussa les épaules. Sa femme exagérait. Un morpion de dix ans. Non, d’ailleurs la faute de Julien était bien pire. Un gosse qui tue, au moins, on le comprend : c’est un fou. On le soigne. Mais Julien, lui, n’était pas fou du tout. Il avait désobéi. Il cachait quelque chose. Il avait une autre vie.

— Pas fou ça non ! Pas fou, oh là non ! psalmodiait Simone Roquin, comme pour suggérer que l’enfant avait des malices subtiles, monstrueuses, une intelligence qu’on ne soupçonnait même pas.

La femme et le mari s’accordèrent. Ils décidèrent de grandes mesures contre le mioche. Ce soir, à son retour, Julien aurait à s’expliquer. On tuerait le ver dans le fruit avant qu’il soit trop tard.

Les Roquin visitèrent leurs cultures. La saison serait mauvaise. Ils envisagèrent vaguement des remèdes, des travaux, des achats. Ils se jouaient la comédie d’être réfléchis, avisés, maîtres d’eux. Ils parlaient durement, sans se regarder. Leur tension montait. Ils ne pensaient qu’au soir.

Julien rentra à huit heures, chose qu’on lui permettait.

Il n’était pas inquiet. Il avait vidé ses poches.

Personne dehors. Aucune lumière, sauf à la fenêtre de la cuisine. Rien d’anormal. Julien passa la porte d’entrée et négligea d’allumer le plafonnier du couloir.

Il était à deux mètres de la cuisine, quand on se jeta sur lui. On l’empoigna par un bras, on hurla.

Sa mère l’avait entendu et s’était mise à l’affût. De son coin de couloir, dans un renfoncement de porte, elle avait guetté et étudié sa silhouette, vaguement découpée sur le vitrage de la porte d’entrée. Elle avait repéré l’endroit qu’elle agripperait.

D’un coup vers un interrupteur, elle donna de la lumière. Julien eut un vacillement des jambes. Puis il se renfrogna, se contracta, ferma presque les yeux. Ces séances-là tombaient n’importe quand, il était toujours prêt.

D’abord, il éprouva une curiosité pour le prétexte qu’elle aurait. Puis, secoué avec une brutalité anormale, il ne pensa plus rien.

Simone Roquin interrogea et frappa Julien là, sur le carrelage mal éclairé du couloir, marqué de pas boueux. L’ampoule était faible. Cette lumière entre chien et loup, jaunâtre, sinistre, miséreuse, convenait aux corrections, et les Roquin l’appréciaient. Une odeur de soupe, poireaux, navets, carottes, sortait de la cuisine. Dans l’île, on disait qu’une marmite au coin du feu doit sourire. Chez les Roquin, elle crachait, sifflait, se martelait elle-même en faisant battre son couvercle. Car Simone Roquin avait la passion de tout exécuter à fond. C’était son mot, son jugement, son principe. On lavait à fond, balayait à fond, cuisait à fond, discutait à fond, inspectait à fond, apprenait à fond : et ce qui n’était pas fait à fond n’était pas fait du tout. Cette règle mettait une grimace de vertu sur sa haine perpétuelle des choses et des gens.

Les questions qu’elle posait à Julien n’appelaient pas de réponses : elles ajoutaient simplement de la couleur aux secousses et aux claques. L’enfant n’eut pas de peine à demeurer muet, sa mère criait trop.

Puis elle le lâcha d’un grand coup, comme s’il était devenu gluant.

Maintenant il devait répondre, s’expliquer, raconter, avouer, ou sinon. Julien nia tout, même les traces. Il ne savait rien, n’avait rien fait.

C’était sa tactique face aux plus forts que lui : résister en bloc. Argumenter, imaginer des phrases, donner le change, ruser, mentir, devant les grandes personnes ? Non. Pas plus que si un éléphant vous charge.

Son père avait suivi l’interrogatoire. La mauvaise tête de Julien l’avait exaspéré. Il en eut assez. Il entra en scène. Noyé de cris et de coups, l’enfant ne le vit pas tout de suite.

— Pousse-toi. Va dans la cuisine, ordonna Jean Roquin à sa femme. Et toi, torse nu.

Julien, étonné, regarda son père. Roquin, manches retroussées, avait une chaîne qui lui pendait au bout d’un bras. Un clebs à eux, mort quelques années plus tôt.

Comme l’enfant hésitait à enlever son pull-over, Simone Roquin, revenue là, se jeta sur lui et lui arracha le vêtement en criant. Il secoua la tête et défit plus docilement sa chemise.

Solennellement, d’une voix sourde, Jean Roquin demanda à Julien d’expliquer pourquoi il était sorti la nuit précédente. Le gamin baissa la figure, nia. Roquin resta calme, grave, et répéta lentement sa question. Julien ne dit rien. Roquin prit son temps, planta ses yeux sur le petit, souffla par les narines, patienta encore, en mauvais acteur qui sait impressionner les imbéciles en foule. Il posa sa question une dernière fois.

Julien ne répondit pas ; ses lèvres tremblèrent ; il lui vint honteusement, rapidement, une larme à chaque œil. Son père lui poussa le crâne pour le retourner, le retint par un bras et frappa.

Simone Roquin accompagnait :

— Le salaud ! Le petit salaud ! L’ordure ! hurlait-elle.

Elle s’enfonçait les ongles dans les paumes, elle regardait la chaîne, le bras, la victime. Elle était rouge d’excitation à en éclater.

— Le petit salaud ! hurlait-elle. Salopiot ! Salopiot ! Ah tu l’as pas volée celle-là ! Ah tu l’as pas volée au moins celle-là ! Mais qu’est-ce qu’il a foutu cette nuit ? Qu’est-ce qu’il a foutu ? Qu’est-ce qu’il a pu aller foutre ? Mais il le dira ! Il le dira la vache ! Je te jure qu’il le dira ! Jusqu’aux os on le démolira ! Mais tu le diras ! Tu le diras ! Je te jure que tu le diras ! Le petit salaud ! La petite ordure ! Qu’est-ce qu’il a fait encore ? Qu’est-ce qu’il a encore fabriqué ? Non mais on en a pas assez d’emmerdements comme ça ? Non mais tu crois pas qu’on en a pas déjà assez comme ça des emmerdements ? Non mais tu crois pas qu’on en a pas plein le dos à cause de toi ? Tu crois que ça suffit pas ? Ça te suffit pas ? Ça te suffit encore pas ? On en a pas encore assez bavé à cause de toi ? Il faut aussi qu’on crève à cause de toi ? Ça te suffit pas ? Faut que tu continues ? Faut qu’tu continues ? Ah faut qu’tu continues. Ben on va continuer nous aussi ! Ah maintenant c’est fini ! C’est fini ! Fini ! On va pas se laisser faire figure-toi ! On va pas se laisser avoir ! Oh mais tu nous auras pas ! Si tu te figures que tu nous auras ! Tu nous auras pas !… Mais il nous tuerait ! Mais il nous tuerait ! Mais c’est plus possible ! Mais c’est plus possible ! Mais c’est un supplice ce gosse ! Mais je peux plus ! Je peux plus ! Mais on peut plus ! Personne pourrait ! Mais c’est une croix !…

Elle hurla si rudement le mot croix qu’elle fut blessée. Elle se courba, toussa, cracha un glaviot sanglant qui colla à sa lèvre.

— Il me tuera ! Il me tuera ! gémit-elle en allant boire un peu d’eau à la cuisine.

Jean Roquin cessa en même temps de frapper : il avait senti que la chaîne retombait à vide. Il aperçut par terre, devant ses pieds, une chose rouge, molle, mouillée, sans forme explicable. Roquin contempla son fils.


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