L’île atlantique : III

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chapitre II

III

Alain Viaud tendit le bras gauche et montra à Marie-Antoine Péréfixe un cercle de garçons assis dans l’herbe, à quelques mètres.

La bande n’avait pas été si nombreuse depuis les vacances de Pâques. Certains manquaient, il y avait des nouveaux, on remarquait un groupe d’inconnus qui n’avaient pas le genre habituel. Ceux-là discutaient avec les plus âgés.

Les garçons s’associaient à leur fantaisie. Ils étaient cependant sensibles aux identités d’âge, de classe, d’école, et aux proximités de domicile. Quant à la bande de Joachim Lescot — Viaud et Marie-Antoine —, on la tenait un peu à l’écart. Ils étaient trop petits : on préférait ne rien leur dire, de crainte qu’ils répètent. On les supposait étourdis, imprudents, presque dangereux.

Ils babillaient dans leur coin de prairie, indifférents à ce que tramaient les autres. Le soleil les ravissait ; on était bien.

Péréfixe, un garçonnet un peu bête, très coquet, était l’ami principal de Joachim Lescot. Il avait quelques mois de plus. C’était donc Viaud l’aîné. Les parents de Péréfixe tenaient une papeterie-journaux près de l’école où ils allaient tous trois.

— Eux là-bas ? demanda Marie-Antoine.

— Non pas eux, dit Alain Viaud. Lui !… Et puis lui !…

— Eux-là ? Qu’est-ce qu’i z-ont ?

Viaud baissa le bras. Personne au monde n’avait encore remarqué qu’il était gaucher : les petits n’y prenaient pas garde, les grands ne voyaient même pas Viaud, et, à l’école, il cochonnait tout de la main droite. On s’était seulement aperçu qu’il louchait, parce qu’il fallait plaisanter dessus.

— I z-ont rien, fit Viaud, qui avait oublié ce qu’il voulait dire.

— Alors rien, admit Marie-Antoine, conciliant.

Il prit une bonne tête intéressée. Il adorait le calme plat. Ce coin de pré était très joli. On ne s’ennuyait pas du tout, non.

— Ah si, je sais c’qu’i z-ont, reprit Alain Viaud après un moment. Parce que lui, attends… Ça y est. Lui, il lui met sa biroute dans sa turbine à chocolat, alors lui il a sa biroute en chocolat. Voilà.

Il avait montré des garçons qu’il n’avait jamais vus. Marie-Antoine n’avait aucune notion de turbine, il redemanda.

— Alors lui, répéta paisiblement Alain Viaud, il lui met sa biroute dans sa turbine à chocolat, et lui il l’a après celle à lui en chocolat.

— Qui, lui ? dit Marie-Antoine.

— … Lui ! Parce que c’est lui ! Il lui met sa biroute dans sa turbine à chocolat, et puis alors après, lui, il a sa biroute en chocolat !

Viaud écarta largement les bras d’évidence.

Joachim Lescot mâchouillait du trèfle et n’écoutait pas.

Cette fois, Marie-Antoine eut une petite bouffée de pensée qui avait peut-être un rapport avec ce que racontait Viaud. Il sourit, en coquin :

— Sa goulotte ?

Alain Viaud soupira : il ne savait pas ce mot, qu’on employait dans une région de l’île où Péréfixe était né.

— Tu sais, expliqua-t-il placidement, c’est facile !… Lui, il a la biroute en chocolat, parce que lui, il lui met sa biroute dans sa turbine à chocolat. Tu comprends ? Parce que c’est du chocolat !

— Qu’est-ce que je fais, moi ? dit une voix rieuse derrière eux.

C’était Hervé Pellisson qui leur rendait visite.

— Voilà Paillasson, il a sa biroute en chocolat, dit Viaud.

— Tais-toi Mille-pattes ! dit Hervé, bonasse. Dis pas ces mots-là avec mon cousin !

Il bisa Joachim, puis Marie-Antoine. Il serra la main à Viaud. Il s’assit près d’eux. Il recherchait la compagnie des trois enfants, malgré la différence de taille entre eux et lui, et sa voix presque un peu muée. Elle redevenait claire et gaie quand il leur parlait.

Il allongea ses jambes et les écarta en équerre. Il invita son cousin à s’asseoir là. Il se l’appuya contre le torse et eut ses cheveux dans le nez.

Joachim aimait qu’on le caresse. Il aimait aussi entendre le ventre d’Hervé résonner dans son dos, à cause des paroles, des rires, des exclamations. Le ventre s’effaçait, ressortait, vibrait. Une boucle de ceinture gênait un peu : Joachim se décala et il ne la sentit plus.

— Eh t’as perdu qu’qu’ chose, dit rapidement Viaud à Hervé, en montrant du doigt une touffe d’herbe, derrière.

Hervé regarda : il n’avait rien perdu. Il comprit et il rit. Alain Viaud faisait cette farce à tout le monde. On s’y laissait prendre chaque fois.

— On a beau savoir tu m’as encore eu Nœuneuil ! dit Pellisson.

— Non j’ai eu ça, répondit Viaud.

Il explora sa culotte. Il extirpa un élégant collier de chien en cuir souple, menu, luxueux et neuf. Ah ce chien-là ! Ils accrochent des choses riches à leurs chiens ! Ils étaient pas fauchés !

— Où tu l’as eu, dans un magasin ? demanda Hervé, intéressé.

— Sur le chien j’l’ai eu, dit Viaud.

— T’as un chien ? demanda Marie-Antoine.

— Le collier, dit Viaud.

— Justement, dit Marie-Antoine, nous non plus ma mère elle en a pas un chien comme ça. Y en a des dorés.

— Des chiens dorés, dit Pellisson, Marie eh !

— C’est le collier non, dit Marie-Antoine.

— Eh comment tu l’as eu ? dit Joachim, enthousiaste.

— Sur le chien, dit Viaud. La vioque, une vioque, c’était son chien tu comprends ? Avec une laisse. T’enlèves le chien, t’enlèves la laisse, et puis t’as l’collier.

— Ah oui si i mord pas, dit Marie-Antoine.

— Elle faisait quoi ? dit Joachim Lescot.

— Moi j’étais dessous, dit Viaud, un banc avec le chien tu sais.

— Il mordait pas ?

— Moi un chien i mord pas, dit Viaud, on s’est marrés sous le banc et puis il s’est barré, et puis moi.

— Moi j’ai rien, dit Péréfixe.

— Moi j’ai un truc ! cria Lescot.

Il repoussa un peu le ventre de Pellisson et se fouilla une poche.

— Je l’donne à Marie-Antoine ! dit Joachim en tendant l’objet.

On sifflait d’admiration. Péréfixe accepta, mais il dit :

— Je peux pas le garder, ma mère elle va le voir, elle va croire que je l’ai pris. Alors tant pis !

— Moi non plus, dit Lescot.

— Moi si, dit Alain Viaud. Tu me le donnes ?

— D’accord, dit Marie-Antoine, je te l’donne après moi, d’accord tout à l’heure ?…

Hervé lissait doucement l’intérieur des cuisses de Joachim calé contre lui. Il lui demanda de raconter le vol. Un coup de chance, d’après Lescot.

Sa mère l’avait envoyé au bar-tabac Vasseur acheter deux cartouches de cigarettes pour ses clients. Il avait rangé les cartouches dans son sac à provisions, puis il avait regardé les présentoirs d’illustrés. Ils étaient au bord d’une table où quelqu’un consommait.

— Et t’as piqué ça sur la table ? dit Hervé, sensationné.

— Oui.

On resiffla : il était doué Lescot, pour son âge.

Mais le client, alors ? Il était là ? Joachim répondit, grisé, d’une voix trop rapide et criarde :

— Là non juste il s’est levé, c’est madame Vasseur qui l’appelait au comptoir pour téléphoner, elle a dit monsieur votre numéro ! Moi j’ai vu le stylo, alors j’ai regardé si on me voyait et puis après flop ! Eh il avait même laissé son porte-monnaie !

— Non il aurait gueulé t’as bien fait, dit Hervé Pellisson.

Sa main droite avait rejoint l’entrecuisse de Joachim et lui tâtouillait machinalement les génitoires.

— Tiens j’vais pisser, dit Lescot.

Il se leva, alla à deux pas, montra le dos, tourna la tête vers les garçons et continua son récit :

— Il a dit mais où qu’il est foutu mon stylo vous l’avez pas vu madame Vasseur eh dis donc ? Un quatre couleurs !

— Y en a des dorés, remarqua Marie-Antoine Péréfixe, ma mère elle en vend, y en a même avec six couleurs !

— Ça coûte trente francs ceux-là à quatre ! annonça Hervé.

Il n’avait aucune idée du prix, il désirait simplement flatter son cousin.

— Quoi ? cria Lescot. Combien ? Ça fait combien ?

— Non deux mille, corrigea Marie-Antoine, chatouillé dans son amour-propre familial.

Joachim parut trouver deux mille très bien. Jamais il n’avait imaginé qu’il volerait un jour quelque chose d’aussi cher. Deux mille francs !

— Ça en fait du pognon !…

— Oui dis ! renchérit Hervé, complaisant. Il avait réinstallé le petit comme avant, mais il attendait un peu pour remettre la main.

Péréfixe se leva à son tour et il alla pisser.

— Eh t’as perdu qu’qu’ chose ! dit rapidement Alain Viaud.

Marie-Antoine se retourna, chercha des yeux par terre, puis il secoua la tête et traita Viaud de crétin.

— T’as qu’à le faire ! Fais-le à moi ! Fais-le-moi à moi ! tu verras ! protesta Alain Viaud.

— Et il a pas cru que c’était toi ? demanda Hervé.

— Si mais pas lui ! dit Joachim. C’est madame Vasseur elle a dit au monsieur monsieur ! Y a qu’un voleur alors c’est le petit Lescot ! Là dans le coin ! C’est quand même pas lui monsieur quand même !

— Elle a dit ça ?

— Oui et lui il a dit non non quand même pas j’vais pas accuser va t’inquiète pas mon bonhomme non je…

— Mon bonhomme ! ricana Alain Viaud.

Joachim le tapa en riant :

— Arrête, seulement après madame Vasseur elle m’a dit eh Lescot tu l’as pas vu toi le stylo du monsieur un quatre couleurs eh ?

— Et tu l’avais pas vu ? demanda Péréfixe, qui ne suivait plus.

— Si mais j’ai dit non parce que j’ai dit je vais regarder par terre ! Pasque si i s’était méfié tu comprends moi je dis oh je le vois là par terre sous les machins et puis je fais semblant que je le trouve eh !

On admira l’astuce, l’adresse, l’audace de Joachim Lescot. L’histoire était à peine croyable. Mais le stylo était là.

Joachim recommença tout son récit. Hervé lui embrassait le derrière des cheveux et des oreilles. Alain Viaud s’écrivait sur la main avec le stylo.

Madame Théret, assise à sa caisse, appelle René. Elle patiente un instant, crie une seconde fois, hausse les épaules. Impossible de le tenir celui-là le mercredi. Une manie de vadrouiller. Et Dieu sait où il va. Pour ce qu’il y a d’intéressant par ici. On se demande même quelle bêtise on pourrait faire. Madame Théret essaie d’imaginer. Non, vraiment. À part des âneries. Elle soupire.

Elle se tortille sur son siège, elle appelle son mari :

— Edmond ?…

Long silence. Serait-il sorti, lui aussi ? Ce n’est pas son genre. Un mari de tout repos. Non seulement il ne tromperait jamais sa femme, mais il oublie un peu trop souvent de s’en servir. Louise Théret ne s’en plaint pas. Elle n’est pas prude, mais ces saletés.

Elle passe dans l’arrière-boutique, appelle encore. Une faible réponse monte de la cave. Bon, Edmond fait l’inventaire des bouteilles. Un homme qui ne boit jamais. Une perle. Madame Théret soupire. Il ne fume même pas. Il travaille. Il obéit. Il dirige. Madame Théret se dit qu’elle a épousé un bonnet de nuit. Elle jure qu’elle ne sait seulement plus comment ils ont fait leurs trois gosses. Le pauvre aussi a dû oublier. Qu’est-ce qui les a pris. Enfin, tant mieux.

Une cliente entre. C’est la vieille madame Salorde et sa petite-fille. « La petite Salorpe », pense Louise Théret, qui est caustique à ses heures. La gamine a cinq ou six ans. Les Salorde sont très connus sur l’île, très ancienne famille, le dessus du panier.

Madame Théret n’était aucunement jalouse des femmes de ce milieu, pourtant si supérieur au sien. Elle n’enviait que les continentales. Qu’une touriste chic, en pantalon, bronzée, longue, lunettes de soleil remontées sur le front, pacotilles ruineuses, maigre comme une chèvre et la voix comme un aéroport, entre dans la boutique : et madame Théret chavirait de rage. Elle qu’on jugeait belle, élégante, juste assez replète, elle n’était plus qu’un petit pot, une commère, une concierge bas du cul, une bonniche mal ficelée et mal attifée, devant ces prétentieuses de Paris. Des femmes qui réclamaient des produits impossibles sur un ton protecteur, vous souriaient comme à une attardée et n’achetaient presque rien. Ça ne les empêchait pas de vous empoisonner pendant une heure, avec leur genre, à sucer leurs lunettes pour vous cracher dessus.

Belle et élégante, au contraire, demeurait madame Théret devant les Salorde et toutes leurs semblables de l’île, qu’elle accueillait courtoisement.

Madame Salorde baisse les yeux vers sa petite-fille :

— Yolande voyons ! Ne mets pas tes doigts sur ce comptoir tu vas te salir ma chérie !

« C’est ça fous-les-toi au cul ce sera plus propre », pense madame Théret, en veine d’ironie.

L’enfant préfère se toucher le nez. Madame Salorde fait la cliente avec talent. Elle ne lésine pas. Louise Théret lui donne très bien la réplique. Hélas non, elle n’a pas de vinaigre de mangues. Ni même de vinaigre de framboises ? Ni même de framboises. Cela se prépare chez soi, madame. Certes, madame, mais j’aurais souhaité, euh. Désolée, madame.

Yolande a rêveusement investi une de ses narines et elle l’occupe du pouce, en béant sur les rayons poussiéreux de chêne noirci. Tant de boîtes coloriées ! Tant de bouteilles ! Tant de beaucoup, non, de bocaux ! Tant de choses, de choses. La narine, bien grattée, s’humecte peu à peu.

— Je t’ai pourtant défendu Yolande ma chérie. À ton âge, voyons !

La fillette fronce les sourcils : quelle interdiction est-ce, déjà ? Ah oui, le nez. Zut pour le nez. Elle se fait indolemment essuyer le doigt coupable. Madame Théret, du haut du comptoir, lui grimace un sourire. Ce ne sont pas ses filles à elles qui seraient aussi moches et gourdes. Des trésors, les petites Théret.

— Et vos trésors ? dit madame Salorde. Je ne les vois plus ! Nous habitons, oh ! si loin !

— Elles vont bien, mais je vous remercie ! dit coquettement madame Théret. Elles sont un peu plus grandes que cet amour, bien sûr, neuf et dix ans, bien sûr.

— Bien sûr, oui oui, oh ! oui ! Ça pousse si vite, si vite, oh, oui !

— Oh oui, oh, oui ! Ça pousse vite ! Ça pousse à une allure !…

— Oh, oui, à une allure ! C’est le mot ! On ne les voit plus grandir ! À peine elles naissent, et les voilà déjà mariées !

— Oh oui, oh. À peine ! approuve Louise Théret.

— Je sais pas, de votre temps, mais de mon temps, on ne grandissait pas si vite ! dit madame Salorde. On restait plus longtemps petite fille, il me semble ! Tenez votre fils est-ce qu’on ne dirait pas déjà un grand garçon ? Ah ! Et pourtant il n’a que…

— Treize ans, complète madame Théret. Eh oui ça pousse, ça pousse. À peine ils sont là et on ne les voit plus.

— Oui, oui, oh ! Ne m’en parlez pas !… À une allure !

— Oh, ne m’en parlez pas, c’est affolant ! Enfin… Vous l’aurez bien encore quelques années cet amour !…

— Oui, oui, oh ! oui ! Tout de même ! Cette chérie ! Ça ne pousse quand même pas si vite que ça !

— Oui, oui, oh non ! Il ne faudrait quand même pas exagérer ! Ça ne pousse pas si vite, oh non !… On a le temps de les voir les années !

— Oh ! oui, on a le temps ! oh oui, hélas, oh ! Comme ça passe !…

Elles émettent des soupirs protecteurs, nostalgiques et tendres.

Madame Salorde achète des confitures de gingembre, de bergamote, de cédrat, un flacon de marjolaine, cinq grammes de safran en filaments et deux onces de thé Mao Feng cha.

— Oui, oh ! Succulent, si fin, si léger, si délicat, oh ! Il n’y a que chez vous qu’on le trouve ! Rien que pour cela d’ailleurs ! Mais toute votre boutique est… Oh ! cet arôme !

« Je te crois qu’elle sent meilleur que la tienne ma boutique », pense sarcastiquement madame Théret. Elle jette à la dérobée des regards carnassiers à la vieille madame Salorde, baisse les yeux avec pudeur, murmure « un thé très rare, il est très rare », tuerait un chat à coups de talons s’il y en avait un sous le comptoir.

Yolande a changé de doigt et de narine ; et, juste quand la grand-mère et la petite-fille vont sortir, René Théret franchit la porte. Il tient son pull-over en boule contre un côté de sa figure comme s’il réchauffait une fluxion ; il traverse rapidement le magasin.

Madame Théret n’aime pas que ses enfants rentrent par la boutique. Surtout René, qui est toujours dépenaillé, dans un état, un clochard. Qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ? Une bagarre, sûrement. C’est encore un gnon qu’il dissimule avec son chandail. Il doit savoir boxer, quand on pense à la quantité de bleus qu’il a ramenés à la maison depuis qu’il trotte.

La porte tinta, les Salorde étaient parties.

— René ? appela madame Théret.

Ce fut Edmond qui accourut, et il dit à mi-voix :

— Viens vite, c’est grave.

Madame Théret prit l’air allons-y, elle franchit son mari et pénétra dans l’appartement. René était devant l’évier, il lavait sa joue, il s’était mis torse nu.

— Fais voir ça ! dit sèchement Louise Théret.

Elle hocha du menton.

— Ça c’est un coup de couteau mon petit ami, je me trompe ?

René fit non.

Son père, tout blême, les avait rejoints.

— René, c’est terrible ! murmurait-il.

Edmond Théret, père timide, mari feutré, était terrorisé par la violence de son fils, de sa femme. Il se consolait avec les deux fillettes, qui étaient douces comme lui.

La blessure de René saignait à gros bouillons. Elle était longue, un peu courbe, les lèvres nettes. Elle s’ouvrait sur la joue droite, commençait sous l’orbite, descendait jusqu’au maxillaire. Il aurait fallu plusieurs points de suture.

— Si j’appelais le docteur Gorin ? suggéra monsieur Théret.

— Pf, dit la Théret, ce vieux singe ! Il l’enverra à l’hôpital, il est bon à rien. Quand il te vise une fesse il pique l’autre. Non.

Elle était en verve, décidément. Mais on ne rit pas.

— Montre si c’est vraiment profond ?

René, passif, approcha la joue. Sa mère, paupières plissées, fit l’experte, prononça mm, mm, bouche close ; et dit que ç’aurait pu être pire.

— Appelle Ambreuse, conclut-elle. Celle-là elle n’est pas bavarde, au moins, et elle n’exigera pas d’explications.

René se tamponnait la joue et le cou avec un torchon, qui devenait déjà écarlate. Les vêtements qu’il avait ôtés étaient inondés de sang, eux aussi.

— Je te demande rien maintenant, dit madame Théret, mais y a d’autres morts ?…

René dit non.

— Si tu te mets à te battre au couteau, mon ami, il faut s’attendre à tout figure-toi. Ce sera lui ou toi ! affirma Louise Théret, héroïque, comme si elle avait livré jadis cent combats au poignard.

— J’en avais pas, de couteau, murmura René.

Il raconta d’un seul jet une histoire exagérée, dramatisée, à moitié fausse : il voulait faire l’homme, le dur, se vanter, se protéger de sa mère en se couvrant d’une grande aventure.

— Non, dit-il, je me battais normalement avec un mec, pas des mecs d’ici, c’est des, euh… des copains de Saint-Loup… On se battait normalement et puis y en a un qui a voulu m’avoir par-derrière, c’est lui qui avait le couteau, heureusement je l’ai senti, alors je l’ai reçu là le coup parce qu’il m’a raté… parce que sinon c’était là, je sais pas il était cinglé.

René venait de se trancher la gorge avec l’index. Madame Théret fut soudain choquée et effrayée. Le récit du garçon la révulsa, réveilla ses peurs, sous forme de hargne et de colère. Elle imagina son fils dans un terrain vague ou une impasse de briques, à la pleine lune, seul contre les Loups Noirs ou les Tigres Bleus, une terrible bande de voyous, fils d’ouvriers, de putains, chacun brandissant des coutelas, des rasoirs, des bouteilles cassées.

— Tu me raconteras ta vie plus tard, dit-elle. Pour l’instant, je ne veux plus que tu sortes. Je te l’interdis. Tu entends ? Tu entends ? Tu passeras la journée là, devant moi. Et je t’interdis de voir personne. Et tu as de la chance d’avoir… ça, sinon je te montrerais, moi, si tu es un gosse ou quoi. Des bagarres au couteau, à treize ans !… Même à n’importe quel âge, d’ailleurs !

La doctoresse Ambreuse passerait après dîner. Elle expliqua au téléphone ce qu’on devait faire en attendant. Monsieur Théret sortit acheter les produits pharmaceutiques. Madame Théret s’échauffait.

— … Ici ! Devant moi ! Toute la journée ! Et quand tu retourneras au lycée ce sera pareil ! Je veux, tu entends, je veux la preuve que tu y seras allé ! On aura un carnet spécial que tu feras signer là-bas ! Tamponner par le proviseur ! Tous les jours ! Tu entends ! Et le reste du temps, ici ! Avec nous ! Et tes fameux copains, dehors !… Et la nuit, bouclé ! Bouclé !

Elle faisait le geste de tourner une clef dans une serrure. Puis René eut le droit d’enfin s’allonger. Il avait perdu trop de sang, il était blanc, il avait un vertige, il allait tomber dans les pommes, Louise Théret le vit bien. Qu’il se dépêche ! Elle l’accompagna, laissa la chambre ouverte et dut quitter le garçon : des clients étaient entrés. Mais elle l’avait à l’œil.

Amélie-Lyane se demandait, comme souvent quand elle n’avait rien à faire, quel serait le meilleur nom : Amélie-Lyane Glairat, Amélie-Lyane Boitard, Amélie-Lyane Boitard-Glairat, Amélie-Lyane Glairat-Boitard. Jusqu’ici, par un caprice des parents, la fille portait le nom de son père et le garçon celui de sa mère. Malgré la notoriété de Glairat, Amélie-Lyane n’était pas satisfaite de ce partage : d’ailleurs elle aurait préféré, à tout prendre, le nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle, mère de Maurice et épouse du pépé Gaston Glairat. Elle s’appelait Constance Pinon, avant la noce. C’était gentil, Pinon. Amélie-Lyane Constance aurait été le rêve. Quand son père serait député, elle… Ah ce môme ! Encore François-Gérard qui sort sa boutique toute raide.

— Tu peux bien te promener avec ton zingouingouin en l’air, protesta Amélie-Lyane, ça-ne-m’in-té-resse-pas-du-tout !

François-Gérard ricana. Sa sœur ricana aussi.

Les rejetons de Laure et de Maurice avaient gardé, de leur petite enfance, certaines habitudes de nudisme, sinon d’impudeur. Laure Boitard jugeait cela si gracieux, si éthéré. Cependant, Amélie, depuis la puberté, dissimulait énergiquement son corps. François, lui, profitait de son état de cadet, et de ses douze ans — s’il était seul avec sa sœur. Il prétextait un bain, se déshabillait, traînait tout nu, l’importunait.

Amélie-Lyane était accoutumée à ce rituel. Elle jouait les excédées, les dédaigneuses, juste comme il fallait.

— Encore un bain qui coule pour rien, je devine ça… commenta-t-elle avec ironie.

— Si ! je vais le prendre ! dit François-Gérard.

On entendait la baignoire se remplir. François détestait se laver : mais, quand il avait terminé ses exhibitions, il était obligé de faire semblant. Il fermait la porte, il agitait un pied dans l’eau, il grognait brouf, brouf, il se mouillait un peu les cheveux, remuait encore un peu son bain de l’autre pied. Puis il enfilait le grand peignoir de papa et il se versait de l’eau de Cologne sur le crâne et les orteils. Il débondait la baignoire. Pendant qu’elle se vidait, il s’admirait dans la glace, flatté de soi, parodiant un clown ou sa mère. Vous êtes très joli, très beau, Françoâ-Gérâârd. Il simulait un nez de lapin. Vous êtes très lapin, très, très, Françoâ ! Et la bistouquette, oui ?… Hum, pas mal. Pas mal, mon garçon. Il se finissait en trois coups de poignet, il entendait le dernier rot de la bonde. Il prélevait l’odeur de son sexe avec un ou deux doigts, qu’il reniflait, délecté, en quittant la salle de bains. Il adorait ce parfum-là, que la toilette atténuait parfois, car il prenait quelques douches. Le tempérament de François était porté au plaisir : et, depuis le printemps, un goût pour l’insolence, la farce, les gros mots, les calembours, l’imitation, s’y ajoutait. Il approchait des années difficiles.

— D’ailleurs c’est zigouigoui, pas zingouingouin ! dit-il à sa sœur.

— Tu peux l’appeler comme tu veux, le pauvre, ça y change rien, dit Amélie-Lyane.

Ils se piquaient volontiers tout un après-midi, tout un soir, à échanger des méchancetés conventionnelles, en riant mal, en s’énervant.

Entre les quatre Glairat, parents et enfants, tout sonnait toujours faux. C’était la fausseté du théâtre de boulevard, quand il met en scène les familles bourgeoises telles qu’elles se rêvent. Modernes, non-conformistes, follement enjouées : chacun est très drôle et a beaucoup de personnalité, on s’adore, on pétille. Ce ton régnait chez les Glairat à en écœurer les visiteurs les plus complices. On repartait nauséeux. On quittait des Glairat enchantés de soi et de la représentation fournie : ils étaient l’idéal, non ?

— Oui le pauvre c’est déjà assez triste depuis douze ans qu’il est pareil… Moi à ta place je préférerais le cacher, dit Amélie.

Vaincu, François, qui avait à ce moment une érection si intense qu’elle lui endolorissait l’anus, cria :

— Toi si t’avais pas la chatte grande comme une vache !

— Je vois pas le rapport, d’abord, et tu crois pas que tu exagères pas un tout petit peu par hasard ? Il faudrait quand même pas…

— Ouais bon, coupa François, pas comme une vache, disons, euh, comme une âne, euh, une ânesse !

— … T’es lourd, François-Gérard, dit Amélie. Et ce bain ?… Je te signale que tes pieds ne sentent pas la rose. La couleur non plus.

— Mes pieds la barbe, glapit François, tu nous rases le minou !

Amélie-Lyane composa une mimique appropriée et soupira par les narines.

— Ils sont pas sales, reprit son frère. Tiens, regarde !

Il s’était approché et, sous prétexte de lever un pied à hauteur d’Amélie (elle était vautrée à la Récamier sur les bras d’un fauteuil club), il lui ficha dans la figure son petit pénis cambré.

Amélie-Lyane s’indigna et l’éloigna d’une tape, qui prit de fouet le membre du garçon. Il brailla :

— Rhahh ! Non mais vas-y ! Te gêne pas ! Au viol ! Au viol ! Au secours ! À moi ! Les pompiers !

— Chh !… Et tu sais même pas ce que c’est, un pompier, dit mystérieusement Amélie-Lyane, avec hauteur.

Elle pinça l’air pour que son frère cesse de hurler. Il était fatigant, il ne se contrôlait pas, il tournait hystérique.

Par malheur, François avait appris récemment le sens obscène du mot en litige. Et il l’expliqua d’un geste, joues gonflées, main devant la bouche comme s’il mangeait une carotte, et répétant gromp, gromp. Il la regarda avec des yeux particulièrement comiques et brillants. Gromp, gromp.

Amélie-Lyane détourna le visage et réprima un rire, en pinçant et en étirant les lèvres, haussant les épaules, louchant sur son nez en marmite, pour dire quel petit idiot s’il croit me faire rire quelle pitié de voir ça. Elle ne s’intéressait qu’aux hommes mûrs, dans les vingt-cinq ans. D’ailleurs elle n’était pas vierge : seulement niaise.

— Encore tout nu, François-Gérard ! s’exclama gaiement Laure Boitard en pénétrant dans le living.

Le garçon tourna les talons aussitôt et il disparut.

— Quelles jolies petites fesses il a ton frère ! ajouta-t-elle pour Amélie-Lyane.

Elle jeta sa sacoche sur le sofa. Elle gémit :

— Quelle épuisante journée, chérie ! J’aime encore mieux enseigner, au moins on est assise !

— C’est même tout ce qu’il a de bien, ses fesses ! dit Amélie. Y a des jours je me demande avec qui tu l’as fait ce singe-là… Au fait, tu as vu le père Guillard, pardon, monsieur Guillard ?

— Tu es dure chérie ! François-Gérard est encore un enfant… Il est naturel, spontané… À croire que tu es jalouse… Non, je n’ai pas vu Guillard. J’ai laissé un mot, je lui demande de venir avec les échantillons ce soir ou demain. Tu seras là demain ?

— Tu parles jalouse d’un singe ! C’est un comédien oui ton petit garçon si spontané, un cabotin oui !… Demain, ça dépend de l’heure, ajouta Amélie sur un ton « ma vie me regarde ».

Laure Boitard n’appréciait pas ce genre. Depuis plusieurs mois, elle avait promis des contraceptifs à sa fille, sous simple condition que celle-ci lui rendrait compte de leur emploi. Or Amélie n’avait rien demandé et rien dit jusqu’à ce jour. Pourquoi donc simulait-elle d’avoir une vie privée ? C’était ridicule. Et quelle marque de défiance. Laure Boitard haussa les épaules :

— Je suppose que tu peux être là vers sept huit heures, non ?

— Je peux… oui je peux, forcément je peux, et pour cause je peux ! grinça Amélie-Lyane, vexée.

— Enfin chérie, c’est toi qui as demandé qu’on la refasse, cette chambre ! Moi je m’en moque ! Tu es extraordinaire ! On croirait que je te torture. Si tu as changé d’avis, dis-le calmement, et…

— Avec ces meubles tocards, de toute façon, même retapissée… soupira Amélie.

— Tu es terrible chérie… Je sais, je sais que tes meubles te déplaisent, ils sont pourtant charmants, mais soit !… Seulement un peu de patience je te prie, comprends à la fin que… Non ! Il te faut tout tout de suite, et…

— Quel toutou ? demanda François-Gérard avec esprit.

Il avait déjà pris son bain, ou ce qu’il nommait ainsi.

— … Ah ça pue ! gémit Amélie-Lyane en se pinçant le nez.

— Quoi ?… C’est l’eau de Cologne de papa !

— Il en met moins, chéri, il en met moins, dit la Boitard.

— En tout cas bon, je serai là demain, enfin, s’il passe pas ce soir, dit Amélie. Mais t’es sûre que ces tissus adhésifs…

— Mais non je ne suis pas sûre, chérie ! Évidemment non ! Nous n’en avons jamais utilisé. Nous verrons ! Ne sois pas, enfin, si… si… Tu es si… agressive avec moi ! Il faudrait que tu saches que…

— Minou minou minou, persiflait François. Miaou ! Mrrwwôh !…

Il y eut, tranquille, un bruit de clefs.

— Tiens, Maurice. I s’pique pas l’nez today ? dit François.

— Tu as trop… trop d’entrain, chéri, tu deviens mal élevé ! admonesta Laure Boitard.

Elle se tourna avec sollicitude vers l’entrée du living.

Maurice Glairat entra. Il semblait n’avoir pas bu.

— Bonsoir. Tous. Bonsoir, dit-il, sourire grave, doux.

— C’est vrai qu’t’es pas bituré ? cria François en fausset. Maman elle veut pas qu’j’le dise !

— C’est vrai, chéri, dit Glairat, moelleux. Mais ne dis pas maman, c’est moche. C’est bête. Ça pue. C’est passé. Ne le dis pas. Oui ?

— Bon, euf, Laure elle veut pas.

— Oui, elle veut pas. Tu viens de le dire. Soit. Elle ne veut pas. Oui. En effet, elle a peut-être tort, car en effet au fond…

Il s’interrompit pour sucer théâtralement la bouche de Laure Boitard. Il n’ôta pas ses lunettes importantes. La Boitard, quant à elle, n’en portait qu’au lycée ou pour écrire : elle était presbyte, son amant était myope.

Laure s’aperçut qu’il était imprégné de… C’était peut-être de la vodka, mais avec quelque chose d’anisé, ou du genièvre, ou…

— De l’akvavit, murmura Glairat à son oreille, quand il eut retiré les lèvres. Mais très peu !… Cinquante degrés je crois… Un délice que… Mais enfin tu sais, Humières, celui qui a passé trois ans au Jutland…

Humières était un vieux garçon, vieux prof, qui avait des appuis politiques quelque part, des airs acerbes, méprisants, une vocation d’éminence grise. Des Parisiens lui rendaient visite. Il détestait Glairat. C’était stupéfiant qu’il l’eût invité à boire.

— Chez lui ? murmura Laure, prudente, la prunelle agitée d’espoir.

— Oui. Oui. En effet. Chez lui. Je dois le dire. Chez lui. En effet. Sinistre endroit, dit Maurice. Sinistre. Vieux puceau… Enfin.

— Chéri ! c’est vrai ! je suis radieuse ! glapit Laure Boitard.

— Maurice t’as pas cent balles ? disait François, entortillé dans son interminable peignoir.

Deux ou trois fois par semaine, il faisait les poches de son père. Ce privilège était officiel, moqué, contesté rituellement.

— Simplet ! On dirait Simplet ! nasilla Amélie-Lyane. Tu sais, celui qui joue dans Blanche-Neige, là, le dessin animé, le nain !

— Hier t’en as eu, chéri, protesta Boitard, presque raide.

— Chéri, dit Maurice Glairat en se tournant vers François, j’ai peut-être… mmm… « cent balles », en effet… encore que je ne sache si tu l’entends en francs ou en centimes… mais, basta !… mmm… mais… crois-tu indispensable de me fouiller ?… Mmm… Hhhh… Est-ce que je fouille les poches, tes… hhh… poches, à toi ?…

— Parce que j’y fous pas des litrons, sinon ! riposta François-Gérard. Il avait déniché et happé un billet de dix francs froissé en boule.

Maurice Glairat attesta des yeux le plafond, haussa les épaules et sourit en écartant un peu les bras, comme un pingouin qui se donne de l’air. Il vénérait son fils, il l’aurait posé sur un trépied pythique et l’aurait drapé de vapeurs, pourvu que l’enfant soit une statue de la Liberté, en facile et en mieux.

Or François-Gérard avait toujours été un gamin obéissant, passif, travailleur, sage, indolent, presque falot. Une larve, que le suc et la sève de la puberté (pensait Glairat) étaient désormais en train de métamorphoser. Le monstre allait s’épanouir, justifier, témoigner, accomplir, réincarner, transfigurer, être.

— Tu sais que je suis amoureux de toi, gâtifia Glairat, visqueux, en pointant un index un peu tremblant, un peu flasque, vers le nez de son fils. Mais n’abuserais-tu pas… hhh… un peu, quand même ?…

— Pof, juste c’qu’elle dit ta fille, juste pareil, paraît que j’exagère ! s’écria François.

— Ah ça oui ! Ah ça oui ! dit Amélie-Lyane, à la mijaurée qui ne tolère pas qu’on la pince. Elle eut un long ricanement agacé.

Maurice Glairat, l’oreille tirée par ce nouveau bruit, papillota des cils sous ses lunettes et tourna lentement, pompeusement sa figure vers Amélie.

— … Oui… Ma merveilleuse fille… Merveilleuse… Qu’a-t-elle ?

Il lui dédia un sourire si alcolo que même Laure Boitard dut se rendre à l’évidence. Glairat était rentré tôt parce qu’il s’était bourré plus vite que d’habitude. Voilà tout. Il allait, d’ici une minute, penduler, ronronner, se prendre les jambes dans des obstacles imaginaires : ses jambes, par exemple. Il se tenait trop soigneusement debout.

— P’pa t’sais j’ai estourbi une vieille ! cria soudain François-Gérard.

Il affabulait. Sa sœur haussa les épaules et se vissa un doigt dans la tempe. Sa mère n’entendit pas. Son père, lui, réagit.

Maurice Glairat, en effet, réorienta son masque, le baissa péniblement, vit François, écarta péniblement les lèvres, les étira péniblement en un sourire de patriarche indulgent, qui a tout compris et qui contemple, désabusé, les générations des générations.

— … La mort, François-Gérard, la mort… hhh… en effet… une blague de gosse… Une blague de gosse… Oui… Mmm. Mmm… Hhh…

Il referma la bouche. On comprit que c’était un mot de la fin. Il sortirait de scène, ôterait sa cravate, jetterait son veston, vacillerait jusqu’à sa chambre en bousculant les meubles.

François-Gérard, mécontent, regarda sa mère et se tordit le nez dans le poing.

Laure ignora le message. Maurice avait besoin, tant besoin d’elle. (« … Non, je ne négligeais pas mon fils… mais il faut savoir que Maurice avait tant besoin de moi… et l’attachement de cet enfant pour moi… presque maladif… pathologique… psychanalytique… pour sa mère… moi… je ne devais pas l’encourager, je… moi… »)

Sauver Maurice, son immense cerveau, son œuvre de géant. L’alcool. Terrible drogue. La chose dont il s’agit. Bref, des problèmes d’adultes (« certes, adultes privilégiés, mais… ») : il était temps que François-Gérard le comprenne, et laisse un peu leur couple se réaliser. Son attachement maladif, pathologique, presque psychanalytique, à-sa-mère, une ambiguïté équivoque dans son rapport-au-père… Jalousie ? Quoi qu’il en soit, il fallait désormais qu’elle contraigne le garçon à se détacher d’eux, à se projeter autrement, à… Cet amour fou était si…

Laure Boitard suivit Glairat. Leurs enfants se regardèrent avec satisfaction et filèrent piller le frigo. Ils portèrent la télé dans la chambre d’Amélie et, vautrés au lit côte à côte, ils se goinfrèrent de mangeailles froides et de baratin en se lançant des niches.

Ils adoraient les soirées où leur père rentrait assez tôt pour que Laure, accaparée par l’ivrogne, leur fiche la paix à eux. Ils en redevenaient presque naturels.

Celui qu’on appelait Cormaillon l’aîné, fils de paysans devenus elle femme de ménage et lui gardien de la paix, avait offert un jeu de cartes obscènes à Jean-Baptiste Seignelet quand ils s’étaient quittés.

C’était venu à propos de tampons périodiques. Cormaillon avait expliqué à Seignelet l’usage de ces machins qui, par intervalles, bouchaient les chiottes chez eux. Jean-Baptiste avait été sidéré : il n’aurait pas cru ça si large, si long, si vaste, le trou où. Il était trompé par le gonflement des tampons dans l’eau du siège. Cormaillon, ignare malgré ses quatorze à quinze ans, ne démentit pas. Une cave immense et rouge béa autour d’eux.

Ensuite Cormaillon avait eu les pommettes piquées de sang. Il avait fait un sourire excessif qui avait découvert beaucoup de dents jaune citron, courtes, gâtées. Il avait fait aussi des petits yeux de rat noir, et son front boutonneux avait lui.

Alors il avait invité Seignelet dans un bosquet taillis, au bord du pré où s’étaient rassemblés les garçons. Il avait désiré qu’ils se touchent, et s’était débraillé. Pendant ce temps, il avait eu l’air si fou qu’on aurait cru que les boutons lui poussaient même dans les yeux.

Jean-Baptiste avait refusé, mais il n’avait pas osé partir. Il s’était détourné du fou. Son attention avait erré. Étrons, papier cul, emballages de friandises, gros journaux croûtés. Orties. Pas un seul oiseau.

À l’orgasme, Cormaillon l’aîné avait donné un coup de coude dans le flanc de Jean-Baptiste, et il avait haleté ou bégayé :

— Regarde ! Regarde ! Regarde !

Dans l’autre main, il tenait plusieurs cartes en éventail, que Seignelet avait regardées d’abord, poliment. Des cœurs, des carreaux, des têtes frisottées de ménagères à poil, des gros seins de nourrices, des cavalières cambrées et crémeuses, des mères bourrelées en poire. Les femmes.

Les photos (ce jeu devait dater des années cinquante ou environ : Cormaillon l’avait peut-être volé à son père, à un jeune oncle) étaient en couleurs, avec des plantes en pot comme décor. Les cuisses étaient serrées. Certaines jambes avaient du linge, des godasses. Trèfle, carreau, valet, dame, roi, maman.

Pénis gros rouge secoué mousseux rouge gros astiqué. Floc floc blanc de floc floc un floc de. Plusieurs. Blanc glauque floc. Papa.

Le jus écœura Jean-Baptiste encore plus que les photos. Il n’était vraiment pas pressé d’être comme Cormaillon. Ça vous soulevait l’estomac.

Cormaillon avait arraché des feuilles aux buissons pour s’essuyer. Elles piquaient un peu, selon lui.

Jean-Baptiste avait caché l’étui de cartes obscènes dans une jambe de chaussette, à sa cheville, et rabattu attentivement son pantalon. Il avait envie de jeter, de garder, il ne savait pas.

Quand les enfants Seignelet se couchèrent, Jean-Baptiste arrêta Dominique dans le couloir, devant leurs chambres. Philippe, le petit dernier, était déjà au lit. Bertrand, lui, discutait avec leurs parents, on entendait sa voix rauque se tortiller, pataude, du caverneux à l’aigu et retour. Il devait émettre des convictions, des promesses, le ton était sincère, gai, éléphantesque. Cela aussi soulevait un peu le cœur de Jean-Baptiste : Bertrand communicatif. Bertrand se confiant à papa et maman, s’exprimant dans leur langue, entrant dans leurs vues. Rapide nausée.

Jean-Baptiste montra l’étui, qui était en plastique rigide et transparent :

— Tiens, Cromagnon il m’a filé ça ! Toi si t’en veux. C’est des bonnes femmes.

Dominique sourit :

— Qui ça ?

— Un mec que tu connais pas, il s’appelle Cormaillon. On dit Cromagnon, vu qu’il est…

Jean-Baptiste mima ce qu’était Cormaillon. Comme Bertrand oui, à peu près. Ce devait être l’âge. Non, pourtant : Dominique, lui aussi, était de leur bord, avec ses treize ou quatorze ans. Et il ne leur ressemblait pas. Il était bon garçon, intelligent, affable. Il était gentil même avec Philippe, qu’il aimait beaucoup — d’ailleurs sans y penser : un petit n’est qu’un petit, on n’en attend rien.

L’amusant était qu’une mince cloison seulement séparait ces âmes douces, Dominique et Philippe, de la chambre conjugale où monsieur et madame Seignelet prenaient, rarement mais pesamment, leurs ébats laborieux. Philippe n’entendait et ne comprenait rien, heureusement. Il écoutait autre chose, qui l’hypnotisait le soir et l’éveillait le matin : une horloge lunaire, ronde, douce et calme comme le cœur, qui était le battement du sang dans son oreille écrasée sur l’oreiller. Une cloche nocturne ou matinale, l’étrange place d’un village où il neige. Car c’était un bruit de l’hiver, quand Philippe se couchait en chien de fusil : l’été il dormait à plat dos, il n’y avait plus de sang qui résonnait, plus de cloches, plus de pays imaginaire.

Dominique, lui, entendait le devoir conjugal. Il savait. Il en était malade. Il n’en parlait à personne. Mais il craignait les bizarres couinements de madame Seignelet, qui répondait ainsi au ventre bombé d’alcoolique qui écrasait son ventre à bouffissures :

— Hip, hip, hip, hip. Hip, hip, hip, hip.

C’était un hoquet piaillé, saccadé, régulier comme si on avait pinçoté Raymonde Seignelet en suivant une trotteuse de montre, et qu’elle eût répondu mécaniquement sa note de mirliton, de bébé qu’on balance :

— Hip, hip, hip, hip. Hhhê… Hn. Hip, hip, hip, hip. Hk ! hk ! hk ! hk ! Huh, huh, huh, huh. Hn ! hn ! hn ! hn ! Hip ! Hip, hip, hip, hip. Hp.

Le bois de lit ébranlé accompagnait ce glapissement, ce tic-tac.

Bertrand et Jean-Baptiste, eux, partageaient une chambre à l’abri du fléau : ils l’auraient pourtant mieux supporté.

— Des femmes à poil ? dit Dominique Seignelet. Non, j’en veux pas. T’es gentil.

À travers l’étui, il avait aperçu la première photo : une quadragénaire debout sur fond de jungle, si velue du bas-ventre qu’elle paraissait couverte d’un large cache-sexe tricoté, chiné noir et marron. Ses cheveux étaient coiffés à la Colette, raie sur le côté, frisures rêches et boudinées, échevelées. Elle était fardée, montrait les dents. Ses mains à veines noueuses, plissées de rides en écailles, étaient marquées par la vaisselle et les lessives au lavabo.

Dominique rit :

— C’est là-dessus qu’i s’astique ce mec ? Ben mon vieux.

— Cromagnon ? Pas qu’un peu ! Ça lui sort d’la fumée par les oreilles ! affirma

Jean-Baptiste. Qu’est-ce que j’en fous alors ? J’ui rends ?

— Non, dit Dominique. Mets-le dans les affaires à Bertrand, on se marrera.

Ils furent enchantés. Jean-Baptiste rempocha l’étui avec satisfaction.

Dominique avait beaucoup de pudeur. Il se masturbait peu. Depuis quelque temps, il arrivait que son sommeil tache ses draps. Raymonde Seignelet s’en était aperçue. Elle avait été furieuse, indignée. Jamais l’aîné n’avait commis ces cochonneries-là ! Jamais !

Bertrand, en effet, savait prendre les devants. Sa mère le croyait pur. Elle imaginait peut-être que cela s’évaporait dans le travail scolaire, se distillait subtilement en équations, en dissections de grenouilles, en cartes de géographie, en déclinaisons latines ou allemandes, en sauts à la perche, en bouche cousue et en bras croisés.

Mais Dominique, lui, ne distillait, ne transsubstantiait pas, le petit dessalé ! Il suffisait de voir son visage sans boutons pour comprendre. Et ne menaçait-il pas de sa perversité l’innocent Philippe ? Elle devrait en parler à monsieur Seignelet, emmener Dominique chez un docteur. D’ici là, une explication à demi-mot ou une bonne raclée dès la prochaine fois. L’hypocrite. Ah les beaux airs de sainte nitouche ! Une infection, oui, un malade.

Dominique rentrait dans sa chambre, mais Jean-Baptiste le retint encore :

— Non, attends… Y a quelque chose. Attends. Toi je peux te le dire à toi, viens. C’est une histoire qu’y a… Viens dans la salle de bains.

Ils s’y réfugièrent. Dominique, docile, regarda son cadet en rêvassant. Il n’aimait pas se laver les dents le soir. Le goût du dentifrice au lit. La brosse trop dure. Il aurait dû se contraindre, on devient édenté, on pourrit, on sent mauvais, on… Dominique oubliait quoi. Il pensait souvent à des idées, et il les oubliait en même temps. Oui, le corps pourrit, se décompose, dès qu’on cesse de le récurer, de le forcer, il pourrit, il pourrit, on devient une charogne vivante, on pourrit même plus vite qu’un cadavre. Récurer, brosser, discipliner, dresser, couper, gifler la machine à pourrir, la dégueulasserie : soi. Dominique écrivait des poèmes sans rimes, qu’il cachait de crainte qu’on les lise : il n’avait confiance en personne, et il était dépourvu d’amis. Il se relisait presque avec dégoût : il y a toujours des fautes, c’est sale, sale, ça pourrit. Dresser, contrôler, rectifier, sanctionner, punir. Sales, sales les textes. Décomposés tout vifs. Surveiller, gifler, déchirer, gifler, s’interdire de faire ça. Sale, sale, sale. Pire qu’un corps. Si ses parents l’avaient découvert, ce double de Dominique, écœurant, pourri, crispé, inoffensif et nu. Au feu ! Aux chiottes, et vite ! Purifier.

— J’ai estourbi une vieille, murmura Jean-Baptiste.


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