« L’île atlantique : IV » : différence entre les versions

De BoyWiki
(Page créée avec « ''chapitre III''<br><br> {{Citation longue|<center><big><b>IV</b></big></center><br> Les Roquin couchèrent et soignèrent Julien. Ils ne lui... »)
 
(copyright)
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}}
''[[L’île atlantique : III|chapitre III]]''<br><br>
''[[L’île atlantique : III|chapitre III]]''<br><br>
{{Citation longue|<center><big><b>IV</b></big></center><br>
{{Citation longue|<center><big><b>IV</b></big></center><br>

Version du 8 avril 2016 à 18:53

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

chapitre III

IV

Les Roquin couchèrent et soignèrent Julien. Ils ne lui parlaient pas, ne le regardaient pas. On lui portait à manger, on lui changeait ses pansements. Il vivait à plat ventre ou sur le côté. Il ne lisait rien, dormait beaucoup, ne prononçait pas un mot, mangeait à peine.

Les blessures ouvertes guérirent assez vite. Il put s’adosser à un oreiller. Il garderait de longues cicatrices en travers des omoplates. La douleur la plus lente à s’éteindre fut celle de la colonne vertébrale, depuis la nuque jusqu’à la taille. Il avait surtout mal debout.

Julien attendit, buté et muet, d’être rétabli, de pouvoir à nouveau courir, se plier, prendre, frapper. Alors il s’enfuit, un matin vers dix heures, par la porte.

Ses parents n’étaient pas loin : ils travaillaient de l’autre côté de la maison. Ils découvrirent à midi la disparition de leur fils, quand Simone l’appela pour le déjeuner.

Ils ne comprirent pas immédiatement. Puis ils s’inquiétèrent, visitèrent la chambre de Julien, les w.-c., le cabinet de toilette. Ils appelèrent. Ils firent un tour du jardin. Non. Personne.

Ce n’était pas forcément une fugue. Avec sa mauvaise tête, Julien était sorti sans prévenir qu’il se portait mieux. Ça ne l’avait donc pas amendé, cette petite crapule, sa correction ?

Cependant, Simone Roquin farfouilla de gauche et de droite, soupçonneuse, et l’on sut bientôt la vérité. Julien avait emporté ses habits, de la nourriture ; il avait vidé une caisse à cigares où on comptait à part l’argent des ventes (légumes, fruits, semences) aux particuliers, aux voisins. Environ cent francs.

Pour aller où ?

Simone Roquin eut une belle occasion de crise, de scène à son mari. Il y eut de la vaisselle cassée, un nez qui saigna, des hurlements que les voisins entendirent, malgré les radios. Ils ne s’en occupèrent pas : chacun avait droit à son tour, n’est-ce pas. Eux aujourd’hui, nous demain. Elle avait du tempérament, la Roquin : quelle endurance ! Quelle voix ! Personne dans le quartier ne savait tenir aussi longtemps qu’elle : pas même madame Vitart quand elle fouettait son chien enchaîné à la cave. La pauvre bête, pourtant, hurlait aussi fort qu’elle : cela stimule. Madame Vitart, veuve sans enfants, avait ses nerfs. C’est si dur, la viduité. Elle prenait ses chiens à la fourrière. Ils ne lui duraient pas l’année.

Les Roquin eurent beaucoup de peine à s’accorder sur ce qu’il fallait faire à propos de Julien. Simone voulait qu’on prévienne la police. Un enfant de dix ans ne peut pas survivre seul. Julien n’était pas loin : et les flics, si on se dépêchait, l’auraient bientôt retrouvé. Jean Roquin avait une autre opinion. Il préférait mener une enquête lui-même. Ce serait plus discret, car le dos de l’enfant était gênant. Que Julien parle, ôte sa chemise, et ce serait des histoires. Certes, la police comprendrait, on n’avait pas de suites à craindre : mais ces choses-là s’ébruitent. Quand on était comme eux, en somme, dans le commerce, on devait ménager sa réputation.

Simone Roquin admit ces arguments. Elle cria contre l’hypocrisie des gens : qui donc ne battait pas ses gosses ? Il n’y avait pas mille façons de les civiliser, et chacun y venait, tôt ou tard. Mais on vous tirait des gueules sucrées, on caressait les chéris par-devant pour mieux les tabasser par-derrière, et on vous montrait du doigt si vous vous étiez franc. Les salauds. Les ordures. Les dégueulasses. Est-ce que ses légumes à elle seraient moins bons si son gosse avait le cul un peu rouge ? Est-ce que les gifles ça tale les poires ? Le petit merdeux, on l’aurait calotté comme ses frères, il aurait filé droit. Maintenant c’était trop tard. Roquin verrait, elle en était sûre : Julien on le retrouverait cadavre ou assassin.

Jean Roquin fit le tour des boulangeries, des épiceries du faubourg. Il questionnait indirectement, adroitement, pensait-il. Il ne voulait pas révéler la disparition de Julien.

Personne n’avait vu l’enfant. Il n’y avait aucune piste à suivre, du côté des commerçants. Julien ne s’était pas ravitaillé par ici. Quant aux boutiques où on ne connaissait pas les Roquin, vers la campagne ou sur la ville, on voyait tant et tant d’enfants faire les commissions…

Interroger ses copains. Mais qui fréquentait-il ? Jean Roquin n’en savait rien. Il passa à l’école, avec l’idée que les maîtresses lui apprendraient quelque chose, prononceraient des noms.

Là, il eut une surprise : Julien, ce même après-midi, était allé en classe. Il avait expliqué à l’institutrice qu’il avait été malade. Elle avait exigé qu’il en apporte une preuve le lendemain : il s’absentait trop souvent, il était trop menteur. Julien avait promis un mot de son père, une lettre du docteur, tout ce qu’on voudrait. La maîtresse l’avait jugé inquiet, distrait, fatigué : peut-être une convalescence réelle, au fond. Mais il avait une nature si maussade. Jean Roquin désira visiter le casier du petit. L’institutrice le lui montra. Il était vide. Il n’y avait même plus de cadenas. Elle fut étonnée.

Julien était donc venu pour ça. Que cachait-il de si nécessaire, dans ce casier ? ou quel dépôt compromettant ?

Cette audace de son fils inquiéta Jean Roquin plus que la fugue même. Il décida de se confier à la maîtresse. Elle ne vit rien de grave dans ce qu’il put dire. Selon elle, Julien rentrerait sûrement dîner, dormir. Il faudrait l’accueillir avec calme, lui faire comprendre qu’il exagérait, qu’il se nuisait à lui-même.

— Et s’il ne rentre pas ? demanda Roquin. Il n’avait pas osé parler de la correction.

L’institutrice lui conseilla d’avertir la police si, cette nuit, Julien découchait. Mais elle n’y croyait pas, il ne fallait pas dramatiser, l’enfant était très, trop indépendant, certes, et un contrôle plus attentif dans le passé, voire un peu de sévérité, sans aller jusqu’aux châtiments corporels, bien sûr, aurait peut-être évité qu’à présent les choses…

Elle vida son baquet de platitudes ; Roquin n’écoutait pas. Il retint l’idée d’attendre le lendemain pour prévenir les flics. Lui seul, Jean Roquin, savait pourquoi l’enfant ne rentrerait ni ce soir, ni demain, ni peut-être jamais. Mais les autres n’allaient pas prendre au sérieux une fugue de quelques heures. Demain elle aurait déjà grossi, on l’estimerait, on la considérerait ; un jour encore, et elle serait présentable, crédible. Roquin n’aurait plus besoin d’avouer le détail fâcheux.

Le casier du vestiaire restait préoccupant. Un mystère de gosse, une de ces sottises sans signification dont l’enfance s’alimente, ou un vrai secret ? Jean Roquin imaginait aisément son fils associé à des voyous, entraîné à mal faire par des garçons plus âgés de la même mauvaise race.

Madame Roquin fit une autre scène à dîner. Ce que son mari lui avait appris était monstrueux. La place vide à table était monstrueuse. Cette vie dégueulasse était une monstruosité. Ah, Julien avait bien eu raison de filer. Elle finirait par l’imiter. Trop c’était trop : elle avait travaillé comme une chienne, elle avait élevé trois ingrats, trois salauds, elle avait été fidèle — fidèle !… — à un impuissant, une ordure, elle avait droit désormais non certes à du respect (elle n’en demandait pas tant) ou à de l’affection (elle n’était pas folle à ce point), non : à du repos, simplement, à la sainte paix… mon Dieu, à du repos.

Roquin fut légèrement blessé à l’avant-bras. Sa femme avait piétiné le dîner. Il passa la serpillière et s’improvisa une soupe à l’oignon. L’anxiété, la colère, la rancune lui donnaient toujours faim. Il acheva presque un pain avec sa soupe, qu’il mangea à même la casserole. Il dormit dans la chambre de ses grands fils. Il était résolu à ne plus jamais partager le lit de sa femme : il y avait peu de chances qu’elle s’en afflige, au reste. Elle crierait.

Le lendemain, il se rendit au commissariat vers midi. Les fonctionnaires furent courtois, indifférents. Retrouverait-on Julien ? Difficile à dire. Fouiller l’île n’était pas concevable. En somme, on ne bougerait pas. On attendrait des informations. À propos, est-ce que l’enfant Roquin n’était pas ami avec un garçon du vieux Saint-Rémi, un certain Théret René ? Des commerçants. Non ? Dommage. Ce gosse-là aussi avait disparu, depuis, euh, plusieurs jours. La coïncidence était curieuse. Ils ne se connaissaient vraiment pas ? Quelquefois les parents ne savent pas tout.

Enfin, que monsieur Roquin se tienne au courant. Oui, téléphoner. Heures-ci, heures-là. Une annonce dans les journaux, photo, signalement. Un gosse si jeune, cela intrigue. Non, l’autre, celui de la vieille ville, treize ans. Oui. De nos jours à cet âge-là ils se croient des hommes, l’influence de la télévision et de. Ils veulent vivre leur vie, les idiots. A-t-on une vie, je vous le demande ?… Pas étonnant qu’ils tournent mal. Cependant, que monsieur Roquin ne se tourmente pas trop tôt. Quoique… Hélas oui, ces affaires-là c’est souvent tout de suite ou jamais. Des anguilles. Par milliers. Le diable au corps, le feu aux fesses. Le vague à l’âme. Au machin, quoi. Non, pas à dix ans. Là, ce serait plutôt… Euh. En quelque sorte, oui. Sans parler du pire, bien sûr : ces crimes-là sont plus rares que ne le craignent, à juste titre, les malheureux parents. Oh oui. Plus jamais, non non. Des anguilles. Tout de même pas en Amérique ? Allez savoir. Des réseaux, des… on ne sait pas. Oui, finalement, on ne sait pas grand-chose. Si on savait tout ce qu’il y a à savoir on en saurait long. Et on serait bien étonné.

Son poids, sa taille, les vêtements qu’il portait, couleur des cheveux, des yeux, etc. Vous avez oublié ? Sa maîtresse vous le dira. Le fichier médical. Les antécédents, parents, délinquance, opinions, perversions ? Oui oui consultez son école. Monsieur Roquin trouva les gens bien braves, au commissariat central. Il remercia chaleureusement, il sortit satisfait.

Julien était inconnu à l’hôpital, à la morgue, et on n’avait pas vu, au port, de petit garçon embarquer seul. Ni mort ni blessé ni parti. Excellente nouvelle. Cela durerait-il ?… Roquin repensa à sa femme.

La disparition de René et de Julien ne fit pas grand effet : ce n’était personne. Les annonces passèrent, repassèrent, furent oubliées. Les familles souffraient. On compatissait. Le mois de mai fut riche en faits divers : printemps oblige. Accidents mortels, agressions, sacs arrachés, cambriolages, la sève jaillissait. Comme chaque année, l’indignation des quartiers résidentiels s’exprimait avec fermeté ; des articles de fond s’en faisaient l’écho dans les publications locales. Maurice Glairat avait produit un papier au titre anarchiste : Qui n’a rien ne risque rien. Il affirmait qu’on ne vole qu’aux riches ; celui qui va tout nu ne saurait craindre d’être dépouillé. Il citait les Évangiles et se conciliait habilement les notables dans un dernier paragraphe très pesé. Un grand pas pour sa carrière, cet audacieux sermon. Il se vit comme une sorte de saint Paul agnostique. Et sensuel.

Une nuit, plusieurs vitrines furent brisées par des vandales. C’était nouveau et grave : voilà des années que la ville n’avait connu de pareils excès. On incrimina l’article du Républicain réuni, ses brillants paradoxes, son éloge des hordes d’Attila et des saints de Dieu. Joli résultat.

Les vandales, remarqua la police, avaient commis des vols curieux. Tous les magasins (il y en avait trois ou quatre) étaient des négoces petits-bourgeois, utiles ; tous les objets volés dans les vitrines étaient communs, stupides, bon marché. On eût cru que quelques jeunes ménages modestes avaient voulu s’équiper gratis mais sans sortir de leur rang. Ils avaient cependant des enfants déjà vieux, grandelets ; et des besoins anormalement importants de marteaux et de clous. Était-ce à chaque clou son marteau ?… Une compagnie d’ivrognes, probablement.

Mais la brutalité du procédé révolta. Sur l’île, jusqu’ici, on avait été à l’abri des violences modernes. Et on n’en voulait pas. Qu’ils aillent faire ça dans les banlieues rouges, et qu’ils laissent en paix les littoraux distingués et salubres. On augmenterait les effectifs policiers, on créerait des milices de bons citoyens, on noierait la violence dans le sang au besoin : mais on resterait entre honnêtes gens.

Le temps était au beau fixe. On était, malgré soi, saisi de sérénité, de torpeur. Tout était doux au monde. Les jardins éblouissaient, embaumaient, accaparaient. On n’avait ni le loisir ni le goût d’être malheureux. On ne parvenait plus à concevoir qu’il y eût des voleurs. Est-ce qu’à notre époque on n’avait pas tout ? Et de quoi ce printemps manquait-il ?

Aimé Bataillon souffre dans son lit : il a eu une bouffée de gourmandise, qui a peu à peu troublé, comme un mal de dents qui s’éveille, son insomnie comateuse de vieillard. Rien de plus douloureux que ces envies lancinantes, patientes, ignoblement adroites, quand elles s’installent, vous chatouillent, vous explorent, vous visitent, vous picotent — et, tout à coup, vous mordent jusqu’au sang, vous incendient du cœur aux orteils et vous font saliver et baver des mousses comme un bébé qui parle. Si ce n’est pas, cela, être possédé du diable, torturé par la Tentation, par le désir — la pire sorte de désir : celui qui pince l’estomac.

Tant pis, Bataillon ne peut pas résister. Il n’y parvient jamais. Il n’a aucune raison de s’y contraindre : sauf la contrainte atroce qu’il va s’infliger, qui est de se lever. L’effort à fournir, abominable, a cette bonté d’être bref, extérieur. Monsieur Bataillon ramena ses fesses sous lui : et, rampant à plat dos, piquant ses coudes et ses talons, il s’assit au milieu du lit. Puis il tortilla le derrière, qu’il avait très osseux, pour atteindre le bord et faire pendre ses jambes. Un immense haut-le-corps lui raidit tous les os : ça y est, il était debout.

Sa chambre était au sous-sol de la maison, où l’on avait aussi aménagé la cuisine et la buanderie. Ces pièces prenaient l’air par des soupiraux vitrés, spacieux, démunis de barreaux.

Minuscule, cette maison appartenait aux enfants d’Aimé Bataillon, son beau-fils et sa fille, qui avaient accepté d’héberger le vieillard, après son veuvage, à condition qu’il paierait une pension. Il leur versait toute sa petite retraite. On lui rendait un menu argent de poche, qu’il économisait. On le traitait en enfant difficile, à qui on ne doit rien passer. On le nourrissait correctement, sans soin et sans lésine. Sa chambre au sous-sol était sombre, mais saine et sèche ; presque vide, mais propre. Mieux valait mourir là qu’à l’hospice. Ce serait son privilège, à condition qu’il ne devienne ni infirme ni énurétique : ses enfants ne le toléreraient pas.

Il avait aussi deux petits-enfants, qu’il apercevait parfois. On n’aimait pas voir les gosses tourner autour du vieux. Quelque chose de malsain, d’équivoque.

Aimé Bataillon adorait l’Arquebuse. Cette liqueur coûtait trop cher : son gendre l’enfermait dans le buffet de la salle à manger, et il marquait le niveau sur la bouteille. Bataillon parvenait, certaines nuits, à en voler quelques gouttes. L’expédition prenait, aller et retour du sous-sol, presque une heure. La serrure du buffet était facile à crocheter, mais excessivement dure à refermer, surtout sans aucun bruit de ferraille ; et réajuster le niveau de liqueur était une tâche délicate. Monsieur Bataillon employait un peu d’alcool à 90° où il faisait fondre un sucre. L’effet était passable : en tout cas, son gendre n’avait encore rien remarqué.

Bataillon tâtonna le carrelage avec ses pieds nus, trouva ses pantoufles, marcha à l’aveuglette jusqu’à l’interrupteur : il n’avait pas de lampe de chevet.

Comme un marmot que ses parents terrorisent, il sortit à pas de loup, en épiant les moindres bruits. Il rêva de tremper un bout de pain dans de la gelée de pommes. À la cuisine, prendre le pain, le sucre, l’alcool à 90° (la pharmacie était rangée au-dessus de l’évier), un verre, le petit entonnoir en plastique rouge. Il vérifia qu’il avait son épingle à nourrice. Il eut envie d’un petit-beurre. Il ignorait si sa fille en avait acheté.

Il traversa le couloir, pénétra dans la cuisine sans allumer : la lueur qui venait de la rue par les grands soupiraux suffisait, et il aurait craint, lui, d’attirer l’attention. Un voisin, éveillé par hasard, ou qui rentre d’un dîner, voit les soupiraux éclairés et en parle à sa fille le lendemain, sans penser à mal, et… et quoi ? Sûrement rien, mais deux précautions, dix précautions, etc., spécialement quand on est voleur. Pépé cambrioleur, plutôt. Pas de quoi rire.

Il chercha le panier où on rangeait les vieilles croûtes de pain : il aimait en sucer avec ce qu’il dérobait de sucre ou de confitures. Il n’y avait qu’un gros morceau très dur. Il prit un couteau dans le tiroir de la table.

Un rond de lumière blanche l’éclaira brusquement.

— Pépé, gueule pas et pose-nous ton couteau ! Là !… Tout doucement ! murmura une voix rapide derrière lui. Il sentit une pointe lui piquer le dos.

Des cambrioleurs. Des assassins. Des jeunes. Aimé Bataillon obéit et se mit à trembler violemment. Une seconde torche électrique s’alluma, une seconde voix dit, sur un ton rieur :

— Ben pépé t’as mis ta culotte à ressorts ? Faut pas avoir peur ! On est pas méchants !

— Chhh, coupa le premier.

Ils interdirent à Bataillon de se retourner. Ils se firent expliquer la disposition des lieux, l’emplacement des chambres et des dormeurs. Ils mirent le vieillard en pénitence dans un coin de la cuisine : et, à condition qu’il serait sage, ils lui versèrent du vin et, sur sa demande effarée, lui approchèrent une chaise.

De ce moment, Aimé Bataillon put imaginer que les bandits étaient au moins neuf ou dix. Ils semblaient avoir formé une chaîne pour porter dehors ce qui les intéressait. Une guirlande qui, du jardinet ou de la rue, descendait par le soupirail, fouillait le sous-sol, montait explorer toute la maison et, comme une trompe d’éléphant qui boit, en aspirait le contenu. Les objets circulaient sans un bruit, sans un heurt : mais le vieillard percevait des chuchotements, des pas furtifs, des conseils, des rires étranglés, un chemin de rumeurs presque immatérielles.

— Tiens pépé si tu t’ennuies on a trouvé ça ! dit, derrière Bataillon, la voix rieuse.

Il tâta l’objet qu’on posait sur ses genoux : c’était la bouteille d’Arquebuse.

Il osa l’ouvrir et boire tout son soûl. Tant de solitude.

— Maintenant on s’en va, toi tu bouges pas et tu la boucles à fond. T’as pas envie qu’on t’attache ? Ça te dit rien un bâillon ? Bon t’as compris.

Ce n’était plus la voix réconfortante qui disait cela.

Et, en un souffle, la maison fut déserte : plus personne, plus rien. Stupéfait, grelottant, les lèvres et les doigts poisseux de liqueur, le vieillard se replia peureusement dans sa chambre. Il ne préviendrait pas ses enfants. Il ferait semblant d’avoir dormi profondément. On le lui reprocherait, mais moins que sa lâcheté. Lâcheté ? Non, jamais il n’expliquerait : quand on comprend, c’est tout ou rien. Eux — ses enfants — c’était rien. Il abandonna la bouteille d’Arquebuse sur une marche de l’escalier.

Sa chambre n’avait pas été cambriolée. Et pour cause. Il regarda quand même si certaines petites affaires étaient toujours là. Il n’avait seulement pas songé à jeter un coup d’œil dans la cuisine.

Pourquoi des malfaiteurs si organisés, des brigands si experts, avaient-ils dévalisé de si petites gens ? Qui était pauvre au point qu’un foyer Bataillon fût, en comparaison, bourré de trésors ?

Plus tard, quand il se sentit bien au lit, le vieux pensa que ses enfants le jetteraient à l’asile, avec toutes ces choses qu’ils auraient besoin de racheter. Quelles dépenses, ce vol ! Il pleura et s’endormit, assommé d’alcool.

Claire Fouilloux se demandait si, un jour, elle serait heureuse. Elle s’imaginait mariée, elle aurait des enfants. Ça se fait. Non, ce n’était pas l’idéal. Elle serait plutôt veuve, avec des petits-enfants. Elle se repassa ses clichés de prédilection. Vieille dame, voilà ce que deviendrait Fouilloux dans la vie. Exquise vieille maison bourgeoise, par exemple au quartier Sainte-Huy, ou aux Chemins-tors. On ne verrait pas la mer, quoique les autres riches aiment ça (mais elle serait originale). Elle dirait à sa vieille et fidèle gouvernante nommée Fidèle des phrases comme Fidèle, ma bonne Marie, faites-nous des frites à la crème (elle mangerait tout à la crème). La gouvernante serait pauvre mais honnête quoique dévouée s’écriant mon Dieu ma bonne maîtresse et la morue qu’a encore augmenté mon Dieu si la morue grimpe comme ça que va-t-on doux Jésus que va-t-on (non, Fouilloux ne mangerait plus jamais de poisson) sainte Vierge ! Ses petits-enfants seraient d’exquises fillettes, les malheureuses. Surtout pas des garçons, c’est sale, ça ne pense qu’à mal, ça dérange tout. Les malheureuses, les malheureuses, comme elles poussent ! geindrait la brave et honnête Fidèle. Claire Fouilloux se demanda combien d’argent ça coûterait, ce bonheur. Elle s’arrangerait, elle épouserait un vieux dégueulasse, elle lui ferait des pipes jusqu’à ce que son cœur pète ou quelque chose dans le cerveau, elle hériterait de son immense fortune et elle serait aussitôt une exquise vieille grand-mère, gros nœuds roses à coques dans les boucles de ses poupées, les malheureuses.

Seule la vieillesse méritait d’être vécue. C’était l’époque qui voulait ça. Mais ce serait long d’attendre : lorsque Fouilloux comptait les années qui restaient à tirer, elle en avait un vertige de découragement, de désespoir. Elle avait presque envie de mourir bien avant d’être devenue une heureuse vieille dame. Très longtemps avant.

Le président Gassé aurait été un bon mari pour elle, dans le genre vicelard à faire claquer d’une crise cardiaque. L’un des riches et des puissants de l’île, patron des Pêcheries Mutuelles, chambre de commerce, etc. Mais il était déjà marié. Sur sa cinquantaine, il avait eu cette fantaisie-là. Il s’était payé une grue d’à peine vingt ans, un nabot qui paraissait en avoir douze, il lui avait fait deux gamins, Dieu savait par où. Maintenant, la naine était défraîchie et Gassé la trompait avec d’autres illusions. Il avait eu vent de la Fouilloux. Il avait actionné ses basses relations pour l’avoir.

Fouilloux, impressionnée, a tout accepté. Des choses bêtes, grotesques, rien de trop sale. La tête d’œuf du président Gassé est amusante. Il n’est pas brutal. Il vous parle comme à quelqu’un, on a beau être tout nu, joli temps ce matin n’est-ce pas poils aux doigts la saison touristique commence brillamment quel dur travail vous faites ma petite Claire oh non monsieur Gassé je m’embête pas trop avec vous chère étourdie je veux dire à l’usine Baron oh monsieur Gassé pardon oui l’usine ben l’usine en effet ça l’usine.

La manie d’Henri Gassé est d’apporter à ses rendez-vous un attaché-case qui renferme un trousseau de fillette, la dimension adaptée aux greluchonnes qu’il déguisera. Claire n’avait pas été prévenue : elle fut choquée quand il commença sa momerie. C’était révoltant qu’il s’en prenne à l’enfance. Il supplia Fouilloux de s’habiller. Elle le traita de haut, posa des conditions. Il dut commander du champagne (un litre ! exigea Claire), du caviar, des cornichons, des œufs durs, enfin tout ce qu’elle désira. Elle eut d’avance cinq cents francs en billets de cent. Elle but, travestie ; elle brisa la flûte avec un geste supérieur.

Excité, ahuri, le président Gassé se soumit. Or la coquine suggéra que le sexagénaire revête ses habits à elle : Claire était une pauvre petite fille toute seule avec un dangereux sadique, elle allait pleurer, réclamer sa maman. Vite, que monsieur Gassé se déguise en maman, vite ! Et qu’il la protège, la console, la défende du vilain monsieur.

— Tu m’gouineras, fillette ? s’écria le président.

Il prit le slip maigre, le soutien-gorge creux, les bas de camelote, et recroquevilla ses pieds grassouillets dans les sottes chaussures à bride. Il joua la maman à son idée. Il fit monter d’autre champagne, il téléphona pour annuler son premier rendez-vous de l’après-midi. Il se frottait sans cesse dans le slip soi-disant maternel, il sentait que si la Fouilloux continuait ses inepties il aurait une érection.

Elle était charmante en fillette. On aurait cru une grande poupée de carton bouilli, un peu aplatie par l’usage. Henri Gassé la pinçouilla comme un tendron : c’était bien ça. Il lui conseilla de s’épiler la motte : tout le monde n’appréciait pas les jeunes poils, chère Claire. Il souhaita aussi qu’elle ne se lave jamais avant leurs rendez-vous. Fouilloux fit pouah ! vécé ! puducu ! en se pinçant le nez et en hurlant. Mais elle retint que le président voulait se faire une habitude avec elle. À cinq cents francs la séance, elle devrait obéir. Quand même, sentir de là… oh et crotte elle puerait.

Elle glapit, débondée, eût levé la jambe debout sur la table. Le président Gassé la suça, arrosa sa culotte, déchira des choses, mordit un peu trop fort aux endroits sensibles et privés, fut subitement refroidi.

Claire était enchantée qu’il n’enfile pas. Décidément une trouvaille les sadiques. Ça apprendrait à Fouilloux à s’être fait défoncer le con par des ploucs trop normaux. Elle avait compris : fini d’être une paillasse, elle jouerait les impubères pour les messieurs qui auraient de quoi. On ne lui donnait pas son âge, monsieur Gassé l’avait dit. Ensuite, comme prévu, elle deviendrait une vieille dame heureuse ; et, entre-temps, on lui ferait des langues au cul. Le champagne est fort, les bulles piquent. Le caviar sent le poisson, quelle ordure : et il n’y en a même pas beaucoup. Elle aurait dû commander une saucisse-frites et plein de moutarde forte. Elle couina :

— Une saucisse-frites ! Une saucisse-frites !

Elle était soûle. Mais tout ça était dégoûtant, à la fin. Oui, c’était écœurant d’avoir un corps : elle préférait la Nature, qui est plus propre, plus jolie. Les bêtes.

Le président Gassé dit qu’il manquait de temps pour l’emmener à la campagne. Il avait une nausée : la mioche était énervante d’idiotie, un cas limite. Quel fléau d’aimer les mineures. Sinon il aurait eu des femmes superbes, fascinantes, rayonnantes, passionnantes. Des femmes. Des intelligences, des âmes, des charnures inouïes.

— Au moins c’est propre, la nature ! geignait Fouilloux.

Il eut envie de la gifler : il fut impoli. Claire, traitée en fille pauvre, en enfant, se calma.

Le président Gassé la laissa se raccommoder, ramassa les oripeaux de morveuse et partit sans donner de rendez-vous. Les tenir à leur place. Ne jamais les en tirer.

Être lâchée dessoûla Fouilloux. Elle pleura. Elle ne retrouva ni ses bas ni son slip. On l’avait blessée dans sa dignité de femme. Les riches c’était pire que tout. Elle n’en voulait pas de leur sale fric, brouté sur la sueur du pauvre monde : il avait de la chance d’être parti, Gassé, elle lui aurait jeté les billets à la figure. Cinq malheureux billets ! On osait, pour ce rien d’argent (quand on pense au prix des bottes en vrai cuir), la blesser, elle, et souiller l’Enfance. À vomir. Les ploucs au moins ils sont normaux, et fidèles, et ils ont du cœur. Ils ne vous glacent pas comme ça, ce sont de bons vivants. Ils n’essaient pas de vous épater avec du caviar, du champagne, pour cacher leurs ordures.

Ce vieux sadique. Il aurait dû être en prison, avec un vice pareil. Mais non, monsieur était président de ceci, président de cela, président, président, président. Et si elle racontait tout, hein ? Qui l’empêchait ?… Ah, il n’avait pas prévu ça le foutu dégueulasse. Ah l’enculé il va en faire une tête quand la police. Oui, la police. Immédiatement !

Quoi ? On la ferait taire, la Fouilloux ? Elle, une future maman ? Non : elle parviendrait à clamer la vérité. Son exemple, au moins, servirait à d’autres qu’elle. Et, si un jour elle avait une fille, la malheureuse, elle saurait lui épargner ça. Quitte à la fouetter matin et soir, à l’enchaîner à son lit, à l’étrangler s’il fallait. L’essentiel c’était la vertu. Être pure, propre, intouchée, comme la blanche hermine qui se plutôt que de. Quoi, sa fille se révolte, a le vice dans la peau, prétend vivre sa vie ? Fouilloux la foutra à l’eau, une pierre au cou, mais elle ne tolérera pas cette abomination. Ah, si sa mère à elle, cette charogne, avait été, euh. Claire vit quoi. Elle fut, une seconde, démontée. Elle retrouva vite la logique qui lui convenait.

Les vomissures, les vomissures ! Enfin elle sortit de la chambre, penaude, et s’en alla. Elle était honteuse d’être seule et de sentir sa chair qui la touchait — comme elle n’avait plus de slip ni de bas pour la séparer d’elle-même.

Le personnel du Sphynx-Club ne lui épargna rien. On trouva un moyen de la retenir à la réception, de lui faire payer une chose oubliée sur la note qu’avait signée le président. Service compris, oui mademoiselle.

Philippe Seignelet rentra de l’école dès quinze heures. La maîtresse avait eu un malaise, on n’avait personne pour surveiller tant de mioches, ils encombraient. Que tous ceux qui avaient leur maman à la maison rentrent vite vite et sans traîner dans les rues et jouer et bavasser et regarder tout, c’est bien compris ? Quant aux autres, on tâcherait de les éparpiller entre les classes, qu’ils ne pèsent pas trop au corps enseignant déjà surchargé, toutes aussi des mamans ou bientôt.

Ils expliqueraient — entendit Philippe avec terreur — à leurs mamans pourquoi on les renvoyait, oui ? Ils sauraient ? Il fallait leur répéter ? Alors attention : si les mamans voulaient, bien sûr, vérifier ce mensonge, elles pourraient téléphoner à l’école : les enfants allaient copier le numéro sans se tromper, ils en étaient capables oui ? Mais que les mamans ne téléphonent pas toutes à la fois au moins ! Ils se rappelleraient de le leur dire ? Oui ? C’était bien compris ? Ils ne s’étaient pas trompés ? Pas trompés pas trompés ? Non ? Oui ? Bon ? Alors qu’ils rentrent vite vite chez leur maman, vite.

On les fit en aller. Philippe se retrouva aussitôt seul. Il suivit hâtivement son chemin.

Madame Seignelet fut désagréablement surprise. Plongée dans son fauteuil comme un petit est au pot, elle admirait ses mœurs à travers des magazines féminins et elle achevait le saucisson à l’ail clandestin qu’elle gloutonnait chaque après-midi : car elle simulait de n’avoir jamais faim à déjeuner, pour avoir l’air sèche et donner honte à ses voraces enfants (Jean-Baptiste et Philippe ; les deux autres mangeaient au lycée). C’était son système de jouer, de l’aube à la nuit, les persécutées.

Elle n’appréciait, en quant-à-soi, que les pires aliments industriels, chimies bizarres, poisons, délices équivoques et puantes. Cela même qu’elle dénigrait, nez de rate, devant sa famille.

Elle achetait, empruntait, parcourait beaucoup de magazines. Elle les explorait avidement, en mastiquant ses graillons, sa baguette, sa margarine tartinée sous des lards au salpêtre, des jambons à la cochenille, des saucissons au suif. Elle évitait seulement les pages à lire, celles sans images. Elle critiquait à voix haute, toute seule (elle parlait et glapissait toute seule sans arrêt, même quand il y avait des gens), les modes et les recettes. On ne pouvait que la flatter ou la blesser ; elle ne connaissait que ces deux catégories affectives ou intellectuelles ; ses lectures féminines les alternaient si fort qu’elle en sortait hystérique, amplifiée, furieuse, branlée, inassouvie.

Personne ne la voyait jamais être oisive. Elle avait si bien dressé son monde que, si on la surprenait à ne rien faire, on se sentait coupable, on avait honte de soi. Madame Seignelet avait établi pour toujours, à force de hurlements, de plaintes, de commandements, de soupirs et de gifles, qu’elle était torturée sans répit. Personne n’eût osé en douter, pas même son mari. Elle se sacrifiait, se crevait, donnait sa vie : qu’on n’y croie pas, on avait une calotte. Chaque enfant de la maison traînait derrière soi, comme une menace, un fatum, les longues, les interminables rancunes que vouait madame Seignelet à quiconque avait paru sous-estimer son martyre à elle. Ce qui désignait cinq coupables à sa juste vindicte. Oreilles rompues, nez bas, regard anxieux, on attendait que la mère vous tombe sur la tête. On ne rentrait pas à la maison pour être en sécurité, non. On se risquait dans la cage, dans l’antre de maman : et gare si la bête n’était pas assoupie.

— Alors tu m’embrasses pas ? hulula ou hennit Raymonde Seignelet, rageuse, courroucée par système et par goût.

Elle avait rapidement caché son sandwich entre elle et le dossier de son fauteuil. Elle essuya machinalement, sur un genou, ses doigts graisseux. Le bas crissa.

— Qu’est-ce que c’est que cette tête ? Tu veux une calotte ? ou t’en préfères deux ?… Tu vas faire une autre gueule oui ?

Philippe fit non oui. Madame Seignelet poussa un soupir exaspéré, dangereux, satisfait. Elle rejeta son magazine en le claquant par terre, comme une laveuse qui assène un battoir. Elle quitta le fond du fauteuil, s’assit juste au bord, de la pointe des fesses, et se ratatina à l’entrée du meuble, toute pliée sur soi, comme une araignée prête à bondir, une momie ricanante bourrée en fœtus dans un coffre. Elle continua :

— Et qu’est-ce que tu fiches à cette heure-là pas à l’école ?… On t’a renvoyé ? T’es encore malade ?… Mais t’as fini cette gueule oui ou moi je vais t’en faire faire une gueule pour de bon !… Alors on t’a fichu dehors ? Encore une histoire hein toujours des histoires avec toi ! Jamais ! Jamais tes frères ils m’ont fait ça ! Tu entends Philippe ? Mais si ils avaient osé à ton âge mais on les aurait démolis ! Démolis ! Démolis ! Jamais ils ont fait le centième de comme toi !… Philippe je t’ai prévenu arrête de faire la gueule ou je te promets qu’elle va tomber celle-là. Tu la veux ? Tu la veux ?… Alors, tu dis si tu la veux ? Oui ?…

Philippe secoua la tête. Certaines fois, madame Seignelet continuait ce jeu jusqu’à ce que le petit pleure. Elle le giflait d’avoir pleuré : ah, il la détestait sa mère hein, ah même pas un sourire hein, pas même un seul ! C’était ses jours de grande forme. D’autres fois, elle giflait presque au début, avant que Philippe ait été poussé aux larmes : ça le faisait pleurer pour quelque chose, au moins. Enfin, il y avait les jours où madame Seignelet était de bonne humeur — ce qui l’incitait plutôt aux sarcasmes : elle terrorisait l’enfant pour se moquer de lui, railler sa peur des cris et des coups, le mener au bord des larmes, s’arrêter juste avant. Elle faisait apprécier aussitôt combien elle avait été bonne, magnanime. Elle prévenait clairement qu’elle mettait la calotte de côté pour une prochaine fois : et ce n’était pas les prochaines fois qui manquaient.

Cependant, elle donnait très peu de corrections. Elle préférait se décharger au coup par coup ; les raclées en bonne et due forme étaient généralement le privilège de monsieur Seignelet. Il avait un cérémonial, n’improvisait pas. Madame Seignelet, au contraire, giflait comme on éternue : ça vous prend, on le fait, on se mouche, on n’y pense plus. Elle y pensait si peu, elle était si imbécile dans ses méchancetés de mégère, si inconsciente, qu’on l’eût révoltée en les lui indiquant. Quelle calomnie. Quel mensonge.

— Et quelle bêtise t’as fait ? Alors vas-y dis-le !… On t’a pas renvoyé à cette heure-là pour rien non ? Alors j’attends. J’attends Philippe !… Qu’est-ce que t’as fait ?

Philippe essaya de répéter ce que les maîtresses avaient dit qu’il faudrait dire aux mamans. Il montra tant de désarroi, de faiblesse, que Raymonde Seignelet se sentit injuriée, provoquée. De quoi semblait-il oser l’accuser ? Qu’est-ce qu’il insinuait, avec ce museau pleurnichard, cette frousse d’abruti dans les yeux ? Allait-elle tolérer qu’un merdeux de sept ans lui fasse des reproches ?… D’ailleurs c’était à elle — et de plein droit — d’être puérile, attendrissante et faible. Ces petits salauds alors, ça voulait tout vous prendre, même ça, même ça ?

— Comment, elle est malade ta maîtresse ? Mais qu’est-ce que t’es encore en train d’inventer toi ? Je te préviens que tu mens mal Philippe. Et tu sais comment ça va finir ? Tu le sais ? Dis-moi : tu le sais, oui ou non ? Tu le sais ? J’écoute, Philippe. Tu me le dis oui ou non ou merde ? Ah j’en ai assez de toi hein !… Alors tu réponds oui ?

Le gamin hocha la tête, éclata en sanglots. Madame Seignelet fut un peu dépitée. Elle n’avait pas désiré obtenir cela. Elle était gaie, bénigne, confortable, aujourd’hui. Elle avait l’estomac bien graissé, les membres bien mous, la cervelle bien veule, ravie par la perspective d’un grand roman-photo et de son saucisson à l’ail. Elle voulait jouer avec Philippe, comme ça, sans arrière-pensée : et voilà que ce petit con tournait tout au tragique. Quelle chiffe. Il ne valait vraiment pas ses aînés. Bertrand surtout avait été un partenaire merveilleux. On avait pu le tourmenter comme un esclave, un déporté, un chien. Il résistait, rebondissait, était toujours à la hauteur de la bêtise, de la férocité d’autrui. Il était devenu un gros con qui pesait cent tonnes, un adolescent courtaud, trapu, reconnaissant. Il serait technicien un jour, peut-être ingénieur, peut-être dans l’atome, si on le giflait assez. Quelle promotion pour son père, le bachelier bureaucrate, le sous-chef de carrière. Bertrand était l’espoir des Seignelet. Il aimait les sciences exactes, qui, de toutes les formes de connaissance, étaient seules à pouvoir forcer et imprimer ses neurones de brute crétinisée par les coups, les ordres, les devoirs, les mœurs bornées, les idées justes.

Au contraire, Philippe, le dernier, ne promettait rien de bon. Une infime rebuffade, et il tendait la joue. Il finirait par solliciter d’être houspillé, battu, avant même d’avouer pourquoi il le méritait.

En tout cas, il le méritait, ça oui, comme tous les enfants. Sécher la classe, à son âge ! Ah, il pouvait bien pleurer maintenant, une fois la sottise faite. Madame Seignelet le menaça, s’il chialait une minute de plus, d’aller à la poste téléphoner pour savoir la vérité. Et qu’il prenne garde à lui s’il avait menti : ce serait la fessée dans les règles, ce soir, après dîner, par son père. Alors ?… Elle téléphonait ?…

Cette menace eut un effet étrange. Les sanglots de Philippe se suspendirent ; il eut l’air subitement soulagé ; son front blanc et bombé de jeune enfant devint tout lisse.

Sa mère vit cela, comprit son échec et changea de tactique. Comment ! Ce petit menteur s’imaginait qu’elle se dérangerait vraiment, comme si elle n’avait pas assez de corvées cet après-midi ? Que ça l’intéressait tant que ça ses conneries à l’école ? Et voilà ! Monsieur commande, et on n’a plus qu’à obéir ! Le monde à l’envers. Une paire de claques oui, son téléphone.

Philippe avait bien la figure d’un coupable. Il attendait patiemment, douloureusement, que sa mère ait fini. Plus tard, ses frères rentreraient. Aujourd’hui il y aurait d’abord Jean-Baptiste, qui était gentil ; puis Dominique, qui était très gentil ; puis Bertrand, que les autres n’aimaient pas mais qui savait presque séduire leurs parents. Après, tout irait bien. Après, papa rentrerait et l’autre moment noir commencerait. On dînerait. Après, on pourrait aller dormir et tout irait bien à nouveau. Après, ce serait demain et tous les moments noirs recommenceraient. Après…

— Ah c’est malin d’pleurer ! raillait madame Seignelet. Si tu crois que t’es beau ! Ah t’es beau tiens ! Et qu’est-ce que t’as à pleurer ? Qu’est-ce que je t’ai fait encore ? Oh le pauvre martyr ! Oh le pauvre petit qu’on torture ! Tu me fais rigoler oui !… Mais c’est comique ! C’est comique ! Mais ça vaut dix !…

Philippe entendait vaudisse et ne comprenait pas ce mot. Les choses très drôles ou très risibles, en tout cas, vaudissaient invariablement les époux Seignelet. C’était leur grand jugement, le sommet d’une hiérarchie des faits hilarants, des gens ridicules, des spectacles ébahissants, tordants.

— Mais c’est tordant ! C’est tordant ! Ça vaudisse !

Se moquer des larmes était le seul moyen que Raymonde Seignelet connaissait pour les arrêter : et si cela ne réussissait pas, elle grondait, vitupérait l’enfant.

— Alors ?… T’es même pas content de pas avoir école ? T’aimes pas ça les vacances ? Faut vraiment que tu fasses la gueule hein. Ah c’est pas moi qui en aurais des vacances ! Mais toi tu t’en fous, tu te fais servir. Et monsieur fait la gueule. Ah on est récompensé de ce qu’on fait !… C’est ça, rechiale ! Petit con ! Si tu crois qu’t’es beau ! Hheehahh !… Elle était gaie : elle lui tira, avec ce bruit de dégueulis, une langue énorme, comme une fillette qui grimace à un gamin stupide. Philippe reçut à la face un souffle d’ail ; il vit jusqu’au fond de la bouche de madame Seignelet. C’était grumeleux de pain mâché, en arrière d’une langue blême, grisâtre, sans autre salive que des cordons glaireux, sur les côtés, qui rejoignaient les dents du bas.

— Ah ! Et puis assez avec ta comédie maintenant ! grinça la Seignelet. Elle était pressée d’achever la séance ; c’était rasant.

Dans ses yeux, la moquerie s’était soudain éteinte : elle fronçait les sourcils et forçait l’écartement de ses paupières pour exhiber la sclérotique, en grognant :

— Tu arrêtes Philippe ? Tu vas arrêter de faire cette tête oui ?… Eh ben j’en ai une belle de bande moi ah elle est belle ma bande ! Alors tu crois vraiment que ça me suffit pas de voir la gueule de tes connards de frères toute la soirée ? Et ton père, ton espèce d’ivrogne de père tu crois qu’il me suffit pas lui aussi ?… Ah tu vas pas me faire pareil hein Philippe ! Vous et votre père ça suffit comme ça ! Tu vas pas faire comme eux je te préviens ! Tu vas avoir l’air un peu normal ou je te préviens que ça va aller mal ! C’est fini oui ? C’est fini ? Dis-moi : c’est fini ?

Philippe murmura oui. Madame Seignelet l’envoya dans la cuisine, qu’il s’assoie à la table et qu’il s’amuse sagement. Elle était intuitive : elle ne lâchait jamais un enfant avant de l’avoir assez tourmenté pour qu’il se sente coupable d’avoir provoqué la séance. Elle répondait à des monstruosités de ses fils, voilà tout. Philippe était spécialement abominable, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas : c’est qu’il était à la maison plus souvent, plus longtemps que les autres ; il dérangeait ; on l’avait sous la main, chaque fois qu’on voulait décharger une âcreté, un accès d’humeur.

Ainsi, Philippe était coupable par principe, par définition, par opportunité. Mais seulement aux yeux de sa mère ; les autres le traitaient bien ; son père le négligeait à peu près ; les institutrices le terrorisaient, à cause de l’analogie physique entre elles et sa mère : mais elles ne lui inspiraient aucune aversion. Loin de là, il les adorait. Elles étaient calmes, patientes, modérées, loyales ; on comprenait, généralement, les fautes qu’elles vous reprochaient ; elles ne bouleversaient pas perpétuellement l’ordre des choses, au contraire de madame Seignelet ; et si, le lundi, elles vous affirmaient que les arbres sont rouges, elles ne vous giflaient pas le mardi quand, à la question : « Quelle est la couleur des arbres ? » vous répondiez docilement : « Ils sont rouges ! » Oui, les maîtresses étaient vraiment gentilles.

D’autres garçons les trouvaient méchantes, peureuses, emmerdantes, cons, miteuses, tortueuses, cucutes, impossibles. C’étaient des voyous, sûrement. Philippe avait très peur de ces garçons. Et quand c’étaient des premiers de la classe qui se moquaient ou critiquaient ainsi, Philippe n’en revenait pas et sentait l’univers trembler, se renverser comme, à la maison, tout se renversait sans cesse — sauf la raideur des protocoles, l’âme sourcilleuse des dieux parentaux et la dureté des châtiments. C’était épuisant d’avoir toujours si peur ; il fallait qu’au moins l’école le rassure. Mais non : les mauvais camarades empêchaient cela même.

Madame Seignelet rejoignit Philippe dans la cuisine : elle désirait un verre de vin. Pour masquer cette envie (car il était entendu que, austère et agonisante, elle n’éprouvait jamais aucun désir, buvait quand elle mourait de soif, mangeait quand elle mourait de faim, s’habillait de neuf quand elle n’avait plus que des loques cent fois retapées, ne se couchait que lorsqu’elle était claquée, et d’ailleurs ne dormait pas de la nuit ; elle aurait sorti les griffes si l’on avait osé sous-entendre que la nourriture, le vin, les habits, le sommeil étaient des choses agréables : non, elle ignorait même le mot plaisir, et elle souffrait comme en enfer pendant que son mari, ses mioches se gobergeaient à boire, manger, se prélasser au lit, faire les jolis cœurs dans des vêtements impeccablement repris), elle attaqua l’enfant :

— Et alors tu vas pas passer la journée à lire hein. Tu trouves que tu te tiens déjà assez droit ? Tu vas me faire le plaisir de trouver autre chose, et un peu vite !

Elle vida son vin avec une grimace, comme si on la torturait de purges infectes, de médicaments pestilentiels.

— Va donc ranger ta chambre et laisse-moi ce bouquin. Qu’est-ce que t’as besoin de lire. Pour ce que ça te sert à l’école, quand la maîtresse elle arrive même pas à t’arracher un mot. C’est une vraie porcherie cette chambre. Et tu vas pas me dire que c’est Dominique qui laisse traîner des jouets sous ton lit non ? D’ailleurs il va m’entendre lui aussi. J’en ai assez de vous deux. Plus qu’assez, même. Allez, grouille-toi.

Elle disait cela presque chaque jour à tout le monde, sans motif particulier. Elle entretenait ainsi son climat, son aura d’excédée, de mourante en colère.

Dominique et Philippe, moins brouillons que les deux autres frères, et aussi soigneux que des enfants peuvent l’être, gardaient leur chambre généralement très propre. Quant à l’ordre qui y régnait, cela dépendait de leur courage et de leurs loisirs — comme il en est partout au monde et à tout âge. Mais madame Seignelet, femme spécialement paresseuse, dissipée, molle, presque sale, guettait et pourchassait les manquements d’autrui avec une vigilance et une brutalité dignes de son humeur invariablement acariâtre.

Philippe, ravi d’être congédié, disparut dans sa chambre. Il ne connaissait rien de pire que de devoir passer l’après-midi sous les yeux de sa mère, ou simplement à proximité d’elle. La chambre était un refuge ; on s’y sentait moins vulnérable, on s’y croyait moins exposé à l’arbitraire, aux méchancetés, aux crises ; on respirait.

Madame Seignelet claqua sur elle la porte du séjour et reprit son magazine et son sandwich. Elle éprouvait l’impression d’avoir fait du ménage, d’avoir remis de l’ordre. Elle goûta cette sécurité, ce bien-être. Elle se leva presque sans soupirer quand, le saucisson fini, elle eut à nouveau soif. Elle oublia même d’aller voir ce que foutait son mioche.

Pendant les longues flemmes qu’elle tirait, l’après-midi, Raymonde Seignelet avait ses rites, qui étaient invariables, et qu’avaient découverts peu à peu ses enfants les moins impressionnables, Bertrand et surtout Jean-Baptiste : ils en ricanaient à loisir, et ils assouvissaient ou entretenaient leur haine des époux Seignelet en épiant et en collectionnant leurs ridicules, leurs saletés, leurs énormités. Même Bertrand, à ces exercices hygiéniques, se retrouvait un peu d’esprit.

Le singulier est que madame Seignelet ne dissimulait guère. Il n’y avait pas grand-chose à surprendre, et elle affichait jusqu’à ses douteuses gourmandises ou son discret penchant à l’ivrognerie (ou plutôt au biberonnage : elle aimait siffler du vin, des apéritifs sucrés, muscats, vermouths, par gorgées isolées, pour s’entretenir, mais elle ne se soûlait jamais, gueule avide et cervelle glacée). Elle annonçait, d’un glapissement bêtasse et geignard, la raison qui la forçait à s’infliger telle ou telle chose qui, pour tout autre, auraient été des gâteries mais qui n’étaient pour elle que des souffrances, des contraintes, des calvaires de plus. Ainsi, lorsque Jean-Baptiste ou Bertrand « découvraient » un vice de madame Seignelet, c’était simplement que, soudain, les récriminations de leur mère ne les abusaient plus : ils se bouchaient les oreilles, ils voyaient ce qu’il y avait à voir, ils jaunissaient de révolte, de mépris. Comment ! C’était cette vieille vache écœurante, menteuse, hargneuse, infantile, malpropre, qui les avait malmenés, qui les tyrannisait encore ? Incroyable ! Et ils se dépeignaient les travers de madame Seignelet, parodiaient, soupçonnaient, supputaient, inventaient d’autres tares, comme des potaches qui se vengent d’un pion odieux ou d’un prof ubuesque.

Dominique et Philippe n’avaient pas cette santé. Ils prenaient au mot leur père et leur mère. Ils ne se seraient pas permis un regard criminel à la Jean-Baptiste, une ironie ou une mine à double sens pendant les repas, un doute sur la véracité des discours parentaux, la perfection des us et coutumes seignelesques, la légitimité des engueulades, la respectabilité des humeurs de chien, l’humanité profonde des gifles, la noblesse grave des vachardises adultes, le sublime sacrifice de papa, l’abnégation bouleversante de maman. Et quand Philippe s’approchait d’une vitre, regardait dehors, et que sa mère ânonnait aussitôt une interdiction hurlante, comme : « Touche pas aux carreaux tu vas encore tout salir ! On voit que c’est pas toi qui les fais ! Tu t’en fous du travail de ta mère hein ! Ben pas moi ! Et qu’est-ce que t’as besoin de regarder par la fenêtre hein avec tes mains sales que tu vas fiche partout ? » il croyait sincèrement qu’il était infernal et que sa mère était persécutée.

La malheureuse usait sa vie, en effet, à réparer les saletés que tout le monde s’ingéniait à faire ; chaque objet, chaque centimètre du logis était sacralisé, presque tabou : il était le travail de maman. L’employer, ou seulement être là, c’était détruire son œuvre. Raymonde Seignelet excellait dans l’art de vous culpabiliser d’exister. Votre respiration même lui était à charge. Ne l’obligerait-on pas à se déranger pour ouvrir et aérer ? Que les enfants nettoient quelque chose : madame Seignelet, pour tout remerciement, grinçait qu’ils avaient sali le balai, l’éponge, mal vidé l’aspirateur, rangé la vaisselle n’importe où, laissé un évier dégoûtant. Elle convoquait le coupable, qui s’étonnait :

— Mais où c’est sale ?

— Quoi, où c’est sale ! Tu le vois pas non ? Là, là, là !…

Et madame Seignelet dénonçait de l’index quelques imperfections invisibles ou un infime oubli. Elle rageait. On baissait le nez, vaincu. Or elle ne jouait pas à cela pour faire exécuter une seconde fois le travail critiqué, mais pour le parachever elle-même et poser en victime. Ah oui ! Ils avaient voulu nettoyer ça et ça ! Rendre service ! Tu parles ! Il fallait tout recommencer derrière eux, bien entendu !… Il y en avait plus à faire quand ils l’aidaient, soi-disant, que lorsqu’elle faisait tout toute seule !

En réalité, cette tactique lui permettait de se décharger d’une part sérieuse des corvées domestiques sur ses enfants, qu’elle embauchait comme manœuvres à chaque instant et qu’elle récompensait de reproches, de soupirs, d’énervements, de menaces. La tâche terminée, on était aussi fautif que si on l’avait eu refusée ; on pesait encore plus lourd entre les mille tourments de madame Seignelet. Quoi qu’on fasse, elle serait à jamais une victime pantelante — et une montagne d’acrimonie.

Les journées, cependant, étaient interminables, épuisantes et angoissantes pour les quatre enfants Seignelet, de la maison à l’école et de l’école à la maison, du père à la mère et de la mère au père, des carnets de notes imparfaits aux chaussettes trouées, des appétits honteux pour tel aliment aux dégoûts scandaleux pour tel autre, des jérémiades aux cris, des faces haineuses aux persécutions larvées, des fessées aux gifles, des interdictions aux ordres hurlés, des heures sans tourments aux atterrants jours de fête.

La fête intime de Raymonde Seignelet, l’occurrence peut-être unique où cette femme ordinaire éprouvait quelques pures délices, c’était donc ces après-midi d’oisiveté qu’elle défendait si sauvagement contre les intrus — comme Philippe venait de s’en rendre compte. Alors, en happant à gueule de chien ses hideux pique-niques, installée de travers dans son gros fauteuil comme sur un hamac, elle s’empiffrait d’histoires de minceur, de régime, d’élégance, de beauté, de châteaux, elle épluchait les publicités, lançait un mauvais œil aux niais enfants-pour-dames qui illustraient les réclames de chaussettes ou de slips : et, cette mise en train accomplie, elle attaquait son roman-photo, son magazine policier. Elle lisait flasquement, comme les vieux somnolent sur une chaise, et elle peignait ses cheveux avec les cinq doigts, en tirant et repassant jusqu’à les dépermanenter, et en raclant de tous ses ongles son cuir chevelu gras. Elle recueillait une boue de sébum et de pellicules qui formait, sous chaque ongle, un croissant de lune en saindoux grisâtre, collant, qu’elle reniflait puis extrayait avec l’ongle du pouce, doigt après doigt. Ce curage accompli, elle recommençait à se pelleter le crâne ; et ainsi jusqu’à l’heure du dîner, du graillon et des gifles.


Retour au sommaire