La Chine hermétique (extraits)

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Le texte et les notes des extraits ci-dessous suivent l’édition de 1936 de La Chine hermétique de Jean-Jacques Matignon, malgré sa ponctuation parfois étrange.

En outre, six fragments de l’édition originale de 1899, repris en 1900 mais supprimés par la suite, sont signalés à leur place et reproduits en note.

Le suicide



[…]

La prostitution, qui fleurit en Chine, joue un rôle indirect, mais important, toutefois : des petits garçons1 et surtout des petites filles se donnent la mort, ordinairement en absorbant de l’opium, pour échapper aux mauvais traitements que leur font subir les directeurs de maisons de tolérance.

Le North China Daily News, du 14 octobre 1896, racontait qu’à Sou-tchéou trois petites filles d’un de ces établissements tentèrent de s’empoisonner et que l’une d’elles mourut. La cause était la brutalité de leur maître.
[…]


  1. Il existe, partout en Chine, des maisons de prostitution où les pédérastes trouvent des petits garçons ; quelquefois les établissements sont mixtes. On y voit des petites filles et des petits garçons ayant sept à huit ans à peine. Ces établissements sont de notoriété publique et les Étrangers peuvent, sans aucune difficulté, y pénétrer.


Deux mots sur la pédérastie




DEUX MOTS SUR LA PÉDÉRASTIE[1]


__________



Formosum pastor Corydon ardebat Alexim.
Virgile.



Un de mes vieux amis, qui connaît bien les Chinois, grâce à une longue pratique des habitants de la Terre Fleurie, établissait, un soir après-dîner, comme un axiome que « tout Chinois qui se respecte pratique, a pratiqué ou pratiquera la pédérastie ».

Bien que fort paradoxale, au premier abord, cette boutade, il faut le reconnaître, renferme un grand fond de vérité, et le nombre des Chinois « qui se respectent » est considérable. La pédérastie est, en effet, extrêmement répandue dans l’Empire du Milieu. Toutes les classes de la société s’y livrent, et tous les âges, les jeunes comme les vieux, en sont friands.

D’ailleurs, voici un geste qui peut servir à corroborer mon opinion, au sujet de la fréquence de cette aberration du sens génital. J’ai vu, bien des fois, des Chinois, légèrement pris de boisson et se sentant des idées libidineuses, saisir un camarade par la taille et esquisser sur lui le coït anal, et le camarade n’en paraître pas du tout offusqué. Fait singulier. Le geste ne choque pas un Chinois. Mais l’expression tsao-pi-ni — mot à mot : je me livre sur toi à la pédérastie — est considérée comme une grosse insulte et même comme une chose humiliante. Elle est, pourtant, d’un usage quotidien chez les Chinois qui, pour bien montrer leur colère contre quelqu’un, se livrent, verbalement, à la pédérastie, non seulement sur lui, mais, ce qui est bien plus insultant, sur ses ancêtres.


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Il est difficile de trouver une cause unique au grand développement de ce vice. On a dit que, chez le Grec, la pédérastie était une résultante de l’admiration que la race hellène professait pour les belles formes, pour l’esthétique d’un beau corps. La femme grecque se déformait très vite et le citoyen d’Athènes, qui rentrait des Jeux Olympiques ou d’une séance de discobole, ne pouvait qu’établir une comparaison peu avantageuse, entre les lignes de sa femme et celles de l’athlète qu’il avait applaudi dans l’arène. C’est bien ce sentiment de ses compatriotes que Socrate définit, dans le traité de l’Amitié de Platon, quand, parlant de l’amour d’Hippothalès pour Lysis, jeune éphèbe de quinze ans, il s’écrie : « Ah ! les belles amours et combien dignes d’un jeune homme ! » Et le sage Socrate était un connaisseur.

Je ne crois guère que ce soit le sentiment esthétique de la forme qui pousse le Chinois à pratiquer couramment la pédérastie. Peut-être pourrait-on, plutôt, en trouver une cause dans la sensualité raffinée — et quasi maladive — qui caractérise les Orientaux.[2]

La pédérastie est, en Chine, ce qu’elle fut, à Rome, purement matérielle, nullement idéalisée, purifiée par un sentiment esthétique, l’amour de la forme plastique. En Grèce, elle se faisait entre gens libres, entre amis. En Chine, c’est presque toujours sur un salarié, un domestique, un professionnel que se pratique le coït anal : la pédérastie, dans la Terre Fleurie, n’est guère que la satisfaction pécuniaire d’un désir.

Cependant, il y a tout lieu de supposer que certains Chinois, raffinés au point de vue intellectuel, recherchent dans la pédérastie la satisfaction des sens et de l’esprit. La femme chinoise est peu cultivée, ignorante même, quelle que soit sa condition, honnête femme ou prostituée. Or le Chinois a, souvent, l’âme poétique : il aime les vers, la musique, les belles sentences des philosophes, autant de choses qu’il ne peut trouver chez le beau sexe de la Terre Fleurie. Aussi, si ses moyens le lui permettent, fréquente-t-il dans le milieu de la haute galanterie masculine, où il est sûr de rencontrer de jeunes pédérés, pourvus, non pas de leur brevet supérieur, la chose n’existant pas en Chine, mais d’un bagage littéraire suffisant pour leur permettre de participer, avec avantage, aux concours de baccalauréat, voire même de la licence célestes. J’en reparlerai, tout à l’heure.

La sodomie est assez répandue chez les jeunes gens et, dans la majorité des cas, ce sont, comme pour les personnes âgées, des amours vénales. Cependant, elle est assez fréquemment le complément naturel d’une bonne amitié. Elle a deux avantages : elle est économique et elle est sûre ; on choisit ses amis et on n’attrape pas la vérole. Aussi, quand, dans la rue, vous rencontrez deux Chinois, jeunes, bien mis, marchant en cadence et se tenant réciproquement par le bout de leur natte, geste qui en Chine est l’équivalent de notre « bras dessus, bras dessous », vous aurez, six fois sur dix, raison de supposer que leur amitié ne s’en tient pas aux bornes strictes d’un austère platonisme.

Le manque de femmes est, dans certains cas, la cause principale de la sodomie, dans telle ou telle région. C’est ce qui se passe à Java, par exemple. Le Gouvernement hollandais n’a pas autorisé les coolies chinois à se faire suivre de leurs femmes, sur certains points de l’île. Les Célestes, par groupe de douze à quinze individus, désignent l’un des leurs, soit par le sort, soit par l’élection, qui remplira le rôle de femme pour la communauté, et dont les attributions s’étendront des soins de la cuisine à la satisfaction des nombreux désirs amoureux de ses compatriotes. L’autorité hollandaise essaya, jadis, de réagir contre cette habitude. Les Chinois refusèrent d’obéir, massacrèrent quelques fonctionnaires de la colonie, et finalement on les laissa faire.

La même chose s’est passée dans certaines contrées de la Mongolie, où les Chinois furent autorisés à venir travailler. Les Princes mongols redoutant, si les Célestes menaient des femmes, un accroissement trop rapide de population et partant un envahissement de leur territoire, proscrivirent l’entrée des Chinoises sur leurs États. Les femmes mongoles, qui sont pourtant les plus hospitalières filles d’Ève qui se trouvent à la surface du globe, professent un souverain mépris pour les Fils du Ciel et ne veulent avoir aucun rapport avec eux. Les Chinois se virent forcés de faire, en Mongolie, ce que leurs nationaux avaient fait à Java ; mais les Princes mongols n’y firent, au nom de la morale, aucune opposition.

La pédérastie est une chose qui ne paraît en rien extraordinaire au Chinois, qui s’y livre et s’y prête avec facilité. Ceux de mes camarades, d’ailleurs, qui ont servi avec les Bataillons d’Afrique, dans le Haut-Tonkin, ont vu combien facilement les « Joyeux » trouvaient à satisfaire leur goût d’Africains, sur les portefaix chinois employés par le corps d’occupation.


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L’opinion publique reste tout à fait indifférente à ce genre de distraction et la morale ne s’en émeut en rien : puisque cela plaît à l’opérateur et que l’opéré est consentant, tout est pour le mieux ; la loi chinoise n’aime guère à s’occuper des affaires trop intimes. La pédérastie est même considérée comme une chose de bon ton, une fantaisie dispendieuse et partant un plaisir élégant. Car je dois reconnaître que les Célestes sont aussi snobs que les habitants de la vieille Europe qui apprécient les choses — et aussi les hommes — en raison directe des dépenses qu’elles nécessitent. Pratiquer la pédérastie, c’est un luxe cher, tout comme manger des nids d’hirondelles ou des œufs de cent ans 1 ; c’est de plus le complément indispensable de tous les bons repas, durant lesquels les convives sont largement pourvus, volentes nolentes, d’aphrodisiaques ou de soi-disant excitants du sens génésique, dont la cuisine et la pharmacopée chinoises sont particulièrement bien fournies.

Quoique très pratiquée et même considérée par les Célestes, la pédérastie est une chose dont on ne parle pas, volontiers, en Chine.[3] J’ai beaucoup connu un vieux Chinois, — M. Océan ! — qui avait pratiqué la pédérastie et à qui je suis redevable de la plus grande partie des renseignements que j’ai pu me procurer sur cette intéressante question. La première fois, où je lui demandai s’il s’était de temps à autre amusé, suivant le mot de Pétrone, « à aller à la rencontre du déjeuner de la veille », chez un de ses semblables, il s’en défendit, tout d’abord, avec indignation ; puis sa défense mollit, peu à peu, et il finit, en souriant, par reconnaître son faible, regrettant amèrement que son âge, ses moyens physiques et surtout pécuniaires ne lui permissent plus de continuer ce genre de distraction.

Le Chinois est fort discret pour tout ce qui touche à la pédérastie. Il ne s’y livre qu’en cachette, bien différent en cela des Romains de la décadence qui, à l’exemple de l’Amillus de Martial, se donnaient à leur vice avec ostentation.


Reclusis foribus grandes percidis, Amille,
Et te deprendi quum facis ista, cupis
2.


L’opinion publique ne fait, à ma connaissance au moins, qu’un seul reproche à la pédérastie : elle l’accuse d’avoir une influence funeste sur la vue.


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La pédérastie a été chantée par plusieurs poètes. Elle a alimenté la verve de nombreux conteurs. Le fameux poète persan Hafiz a consacré un de ses plus beaux poèmes à vanter les mérites d’un jeune pédéré. En Chine, Li-taé-pou s’est essayé sur le même sujet et ses œuvres sont, pour ainsi dire, classiques. Les écrits pornographiques abondent dans lesquels on parle de la sodomie, et, parmi eux, le célèbre Tsin-pi-meï, gros vieux livre, illustré de gravures hautement libidineuses, dont beaucoup ont trait à cette branche particulière de l’amour. C’est un ouvrage de la plus profonde et dégoûtante immoralité, on y traite du coït avec sa mère, sa sœur, de la pédérastie avec ses frères, père, grand-père. Ce livre qui se vend fort cher — 300 à 400 francs — ne peut, sous peine de mort, être possédé, écrit en chinois, par un Fils du Ciel ; mais celui-ci peut, sans inconvénient, avoir dans sa bibliothèque l’édition en langue mandchoue.[4] Malgré cette prohibition, le Tsin-pi-meï est répandu ; beaucoup de Chinois l’achètent et le « passent sous le manteau », suivant l’expression de La Bruyère, aux amis qui ne peuvent faire cette dépense.

Un autre livre du même genre, que tout Chinois a lu ou possédé, est le Ping-Houa-pao-tien, mot à mot le « miroir précieux des fleurs identiques », c’est-à-dire les amours entre individus du même sexe. On y traite, avant tout, de la pédérastie ; Sapho a peu fait d’élèves, parmi les Chinoises.

Enfin on peut, pour un centime, se procurer, dans la rue, de petites brochures renfermant des contes, des histoires populaires, qui, très souvent, ont comme fond un sujet afférent à la sodomie.

La plus ancienne mention de la pédérastie en Chine remonte à la dynastie des Han, 200 ans avant Jésus-Christ : un Empereur s’éprit de l’un de ses Ministres et le couvrit d’honneurs. Mais il y a tout lieu de supposer que, bien des siècles avant que l’histoire ait consigné officiellement, dans ses annales, ces amours masculines de souverain, la pédérastie devait fleurir dans l’Empire du Milieu.


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Les noms par lesquels on désigne le pédéraste sont fort nombreux et quelques-uns ont un certain cachet d’originalité. Ainsi, le terme de « lou-t’ze » est souvent employé et signifie « poêle », d’où, pour l’acte de la pédérastie, l’expression « t’ran lou-t’ze », c’est-à-dire « enfoncer une tige (de fer) dans le poêle » pour agiter le charbon. Le mot, le plus usité, est « t’rou-tse », qui veut dire « lapin », qualificatif parfaitement injurieux et humiliant pour la personne à qui il s’applique. Le nom de « Sian-Kôn », « jeune monsieur », s’emploie, plus spécialement, pour des pédérés élégants, dont nous allons nous occuper.


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Il y a, en effet, au moins deux catégories bien distinctes à établir, parmi les représentants de la prostitution mâle. Dans la première, rentrent, seuls, les sujets qui, dès leur enfance, ont été particulièrement élevés, entraînés pour ce but, tant au point de vue physique qu’intellectuel. C’est là le dessus du panier, la fine fleur de la prostitution masculine.

Dans la deuxième catégorie prendront place toutes sortes de sujets, jeunes et vieux, enfants pris de force, acteurs, portefaix, traîneurs de pousse-pousse, voyous et aussi les individus de la première catégorie à qui l’âge, la maladie ou la malchance ont enlevé charmes et succès.

Cette première catégorie de prostitués est fort intéressante, du fait de son organisation et du recrutement de son personnel. Elle est formée de sujets jeunes, vendus par leurs parents, dès l’âge de quatre ou cinq ans, et souvent volés par des industriels qui font le métier de fournisseurs pour la prostitution. Le vol des enfants, mâles et femelles, est un fait bien connu en Chine, et à Tien-tsin, par exemple, tous les ans, au début de l’été, quand les bateaux partent, par le Grand Canal, pour se rendre dans le Sud chercher du riz, on signale, tous les jours, des disparitions d’enfants. Ceux-ci sont embarqués, dans les jonques, et vendus, pendant le voyage ou à l’arrivée, à des maisons de débauche ou à des particuliers. Les autorités lancent même, à ce moment, des proclamations, engageant les parents à veiller, avec soin, sur leurs enfants.


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Les jeunes sujets sont, à partir de l’âge de cinq ans, en général, soumis à un entraînement physique et intellectuel, qui doit les rendre aptes à jouer leur rôle. Cette préparation est longue, car ce n’est guère que vers treize ou quatorze ans qu’ils sont jugés comme étant à point et mis en circulation. Inutile d’ajouter que, bien longtemps avant cette époque, leur propriétaire n’a pu résister au plaisir de leur enlever leur virginité anale.

On commence par leur faire un massage régulier de la région fessière, pour les rendre callipyges ; puis, peu à peu, on habitue l’anus au passage de dilatateurs, de volume progressivement croissant. Cette dernière opération est toujours pénible, l’enfant s’y prête mal, et pour ce fait reçoit des coups. On m’a assuré que certains proxénètes, plus humains que la majorité de leurs congénères, pour éviter les douleurs de ces débuts, faisaient prendre à leurs victimes une drogue, autre que l’opium, qui non seulement facilitait la dilatation des sphincters, mais qui en provoquait l’anesthésie. Bien que je n’aie, jamais, été assez heureux pour me procurer cette bienfaisante médecine, celle-ci n’en serait pas moins très connue. L’usage en serait même fréquent, chez certains petits mandarins du Trésor, qui en mangeraient et pourraient de la sorte assez facilement faire disparaître, dans leur rectum, des lingots d’argent, qui échapperaient ainsi aux investigations les plus minutieuses pratiquées sur eux à la sortie de leur bureau. Quoique le fait m’ait été certifié par plusieurs Chinois, je ne le consigne que sous toutes réserves, me demandant si cette tolérance du rectum des fonctionnaires susnommés doit être attribuée à la drogue hypothétique ou à la pédérastie, à laquelle beaucoup d’entre eux se prêtent.

En même temps qu’on prépare la voie inférieure, on ne néglige pas les soins de l’esprit. Les enfants reçoivent une certaine instruction, on leur apprend le chant et la musique, à dire et à faire des vers, le dessin, l’écriture des beaux et anciens caractères. Ils savent par cœur un stock de bons mots, manœuvrent le calembour, ont le talent de servir à point quelques maximes de Confucius, ou des adages de la dynastie des Soung. Ce sont là autant de petits agréments dont les Chinois sont fort armateurs.


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Il est du meilleur genre, pour un riche Chinois qui offre à déjeuner à ses amis, de faire venir ces « jeunes messieurs » au restaurant. Les garçons de l’établissement connaissent un certain nombre de sujets et savent où s’adresser pour procurer à leurs clients des « Sian-Kôn » qui viendront leur offrir les charmes de leur esprit, et non point toujours de leur corps. Car, avec eux, arrive souvent un « t’cha-kâ-eul » (souteneur) qui s’oppose, en général, à toute consommation sérieuse et trop précipitée. Il faut que les Chinois qui ont bien dîné sachent, pour le moment au moins, se contenter de ce que nos anciens appelaient les « menus suffrages » : caresses, attouchements légers, toutes choses d’ailleurs qui coûtent déjà fort cher ; les riches Chinois, quand ils s’amusent, dépensent aussi princièrement que nos plus élégants fêtards. Le reste ne viendra que tard, fort tard même, après une cour, longue et dispendieuse.

Car, même avec de l’argent, on n’arrive pas d’emblée aux faveurs des « Sian-Kôn », j’entends de ceux qui font partie de la catégorie supérieure. C’est qu’ils ont conscience de leur valeur et tiennent la dragée haute aux soupirants qui envoient cadeaux, fruits, gâteaux, argent, se creusent la mémoire pour écrire quelque pensée bien ronflante et bien vide, en caractères très vieux, et tout cela, souvent, pour un résultat négatif. On peut même voir des Célestes se ruiner pour ces « jeunes messieurs », sans pouvoir atteindre le but tant désiré.

Beaucoup de ces « horizontaux » de haute marque ont un riche protecteur qui les installe somptueusement « dans leurs meubles », leur paye toutes leurs fantaisies les plus coûteuses. Car ils sont capricieux et fantasques, comme les dames dont ils tiennent la place. Le bon genre veut que le protecteur trouve à son « petit ami » une femme et le marie.

Le costume de ces « messieurs » est toujours fort luxueux et de préférence doublé de soie rose. Ils ne vont que très rarement à pied et ne sortent guère qu’en voiture. Ils sont très soigneux de leur personne, se débarbouillent, se parfument beaucoup et ont même la délicatesse de se faire épiler la région anale laquelle est naturellement, chez le Chinois, fort peu fournie de poils 3. Ils en arrivent presque à oublier leur sexe et s’identifient tellement avec leur rôle, qu’ils finissent par se prendre pour des femmes dont ils adoptent la démarche, les gestes, l’expression de visage et même la voix.

Les noms de ces élégants « Sian-Kôn » sont connus du « Pékin qui fait la fête », tout comme le sont, à Paris ou à Londres, ceux de nos demi-mondaines les plus cotées sur le turf de la galanterie.

Leur gloire est des plus éphémères. Pendant quatre ans, cinq ans au plus, ils tiennent le haut du pavé ; à partir de la vingtième année, ils sont déjà moins appréciés. Mais ils trouvent encore de riches protecteurs. Plus tard, ils s’installent pour leur compte, ou entrent comme commis dans une maison de commerce, faisant là le bonheur du patron, des employés et même de certains clients, trouvant à satisfaire, à des prix modérés, leur vice et leur amour-propre, car il reste toujours une certaine auréole de gloire attachée au nom d’un « Sian-Kôn » jadis connu. Beaucoup d’entre eux continuent ou prennent le métier d’acteur. Ils sont sûrs de trouver au théâtre nombreuse clientèle et, de plus, ils reçoivent, pendant un certain temps, une pension alimentaire, servie par l’entrepreneur qui les avait, autrefois, préparés et lancés dans la circulation.

Cette catégorie dont je viens de parler est l’infime minorité dans la légion des pédérés chinois ; c’est l’aristocratie des amours masculines, accessible seulement à un nombre restreint d’élus.

Au-dessous de ces « entretenus » de haut vol, je placerai les « petits messieurs en chambre », bien mis, assez cultivés, mais n’ayant pas, pour des raisons diverses, eu le succès des premiers : simple question de chance, plus que de valeur intrinsèque. Ils sont très accessibles aux cadeaux, aux pâtisseries et aux pièces de vers. C’est dans ce milieu, que fréquentent surtout le riche bourgeois et l’honnête commerçant.

Bien au-dessous de ces derniers, vient la deuxième catégorie de pédérés, celle-ci tout à fait inférieure, dans laquelle se rangent les sujets ramassés dans la rue, au théâtre, venant de partout, enfants pris de force, ayant ou non subi une préparation préalable, mendiants, portefaix, tous gens sales, puants, souvent riches en vermine et éminemment contagieux. Car tandis que la syphilis et la blennorragie sont exceptionnelles chez les pédérés de haute marque, elles sont, au contraire, fort répandues dans cette deuxième catégorie de prostitués.


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Où se rencontrent ces intéressants personnages ? Les uns ne sortent que très peu, vivent dans le luxe le plus complet et fournis de tout, ne reçoivent que quelques rares intimes avec lesquels ils font surtout de la poésie et des mots d’esprit. D’autres, également pourvus d’une installation confortable, sont beaucoup plus accueillants et hospitaliers que les premiers, tout en se montrant encore éclectiques en matière de clients. Ils reçoivent, chez eux, figurent aux dîners des gens qui s’amusent, se rendent à domicile.

Mais la grande majorité des pédérastes trouve surtout ses sujets dans les maisons publiques connues de tous, chez les proxénètes clandestins, chez les barbiers, au théâtre et enfin dans la rue, où les professionnels savent se faire connaître à certains gestes, le jour, et à certains coups de sifflet, le soir.

La curiosité, purement sociologique, m’a conduit deux fois dans les maisons de prostitution où se trouvent des petits garçons ; de jour, d’abord, de nuit, ensuite, pensant que je serais moins dégoûté, et après chaque séance, je suis sorti profondément écœuré de ce que j’avais vu, comme avilissement et perversion. Ces établissements se trouvent à Tien-Tsin et les Européens y sont admis sans difficulté, car beaucoup, m’a-t-on affirmé, — chose que j’ai hésité à croire ! — sont des clients assidus de ces bouges, cent fois plus ignobles que les maisons les plus infectes de nos ports de mer. Pékin est également bien pourvu de ces « tang-ming-eul » (maisons publiques), mais il est difficile aux Européens d’y pénétrer. Les établissements mâles se distinguent des maisons de femmes, surtout par la forme de la lanterne de la porte qui est en verre et non point en papier et sur laquelle se trouve une inscription allégorique… mais compréhensible. Les enfants qu’on y rencontre, au moins ceux que j’ai vus, sont sales, mal tenus. À l’arrivée du client, ils chantent quelque refrain à la mode, d’une voix de fausset, parfaitement désagréable, vous offrent une pipe de tabac ou d’opium, viennent même s’asseoir sur vos genoux, vous racontent quelques histoires très grossières et attendent que vous vouliez bien faire appel à leur bon vouloir. Dans une maison de Tien-Tsin, sur cinq enfants qui nous furent présentés, deux portaient de superbes plaques muqueuses aux commissures labiales, visibles à distance. Il est possible que, en soumettant les trois autres à un examen un peu sérieux, j’aurais eu grande chance de trouver également, sur eux, des traces de syphilis.

Beaucoup de ces maisons de prostitution sont mixtes. On y trouve des garçons de dix à douze ans et des petites filles, souvent plus jeunes, sur lesquelles les Chinois se livrent à toutes sortes d’actes ignobles. L’opinion publique ne paraît guère s’en émouvoir, et la proximité d’un de ces établissements ne gêne pas les voisins, qui vous donnent volontiers, à leur sujet, des indications. Je me rappelle qu’étant parti, dans la journée, avec M. L…, un de mes amis, pour visiter un « tang-ming-eul » de Tien-Tsin, sous la conduite d’un officier chinois d’un consulat européen, nous nous trouvâmes hésitants, à un carrefour, sur la bonne direction à suivre. Un menuisier, voyant notre embarras, s’approcha poliment et nous dit : « Ces nobles vieillards cherchent, sans doute, la maison des petits garçons ? Qu’ils prennent la première rue à gauche. »

Dans ces établissements, les enfants sont bien nourris, mais maltraités, et par le patron et par le client. Les rapports sont souvent douloureux ; le petit garçon essaie de s’y soustraire, à la grande colère du pédéraste, qui le rudoie, le frappe, voulant en avoir pour son argent.

Car le prix est assez élevé ; au moins le double de celui qu’on paie dans les maisons de femmes. Celles-ci, à Pékin par exemple, sont, paraît-il, tarifées par la police, suivant la catégorie à laquelle elles appartiennent, et les prix varient entre 5 francs, 1 franc et 0 fr. 25.

Les établissements de petits garçons ne payent pas d’impôts. Ils n’existent que par pure tolérance de la police qui ferme les yeux à la condition qu’on lui graisse la patte. Aussi, le client paye-t-il, indirectement, les pots-de-vin versés par les tenanciers à l’autorité. En entrant dans la maison, il doit débattre son prix avec le patron, et toujours, à catégorie équivalente, il devra donner une somme plus élevée que dans une maison de femmes.

La prostitution masculine se pratique beaucoup, aussi, d’une façon clandestine, dans des maisons borgnes, tenues par de louches proxénètes.

Certains magasins de coiffure s’en sont, également, fait une spécialité. Un certain nombre d’entre eux sont, ou surtout étaient, très connus à Pékin, m’a dit M. Océan, car, depuis quelque temps, la police les surveille très activement. Il m’en a cependant cité un, situé dans un temple très fréquenté, où se font la barbe et l’amour entre hommes.

Au théâtre, le « raccrochage » est très pratiqué par les « Sian-Kôn ». Vous êtes à peine installé dans ce qui, là-bas, sert de loge, que vous voyez entrer, discrètement, deux, trois petits garçons, qui s’approchent peu à peu, se frottent contre vous, vous tournent quelques compliments et vous lancent des regards, à la fois câlins et incendiaires que ne désavoueraient pas nos professionnelles des Folies-Bergère. Ces enfants sont, en général, bien habillés, assez gentils de figure et propres. Leur attitude peut exposer à singulière méprise l’Européen, peu habitué aux coutumes chinoises. Un jour, un vieux monsieur, Ministre d’une puissance amie[5], se trouvait au théâtre à Tien-Tsin, fraîchement débarqué dans l’Empire du Milieu. Deux ou trois de ces petits sujets pénétrèrent dans sa loge, vinrent s’appuyer contre lui. Le brave homme, ne pensant point à mal, se mit à les caresser, paternellement, leur tapotant les joues, les prenant par le menton, au grand désespoir de son interprète et à la stupéfaction, plus grande encore, des spectateurs étonnés de voir le cynisme et le sans-gêne avec lesquels ce « diable étranger » affichait, ouvertement, son faible pour la pédérastie. L’excellent homme fut très peiné quand, au sortir du théâtre, il apprit l’effet désastreux que son attitude avait produit sur les Chinois qui devaient sûrement, à l’heure présente, tenir ce représentant d’une Majesté européenne pour un parfait pédéraste.

Il n’y a point de femmes sur la scène chinoise 4. Leur rôle y est tenu par des hommes, jeunes en général, qui ont un réel talent de mimique et arrivent à les imiter de la façon la plus parfaite, dans les moindres gestes et attitudes, depuis le balancement du corps en équilibre instable sur les pieds déformés, jusqu’au timbre de la voix. La figure des acteurs, habilement grimée, est souvent assez agréable et la plus jolie tête de femme que j’aie vue en Chine est sûrement celle d’un « Sian-Kôn » qui représentait une élégante et jeune mandarine.

Les acteurs, quand ils ne sont pas trop âgés et qu’ils ont du talent, sont bien appréciés des pédérastes. De même qu’une belle femme sur la scène fait faire des réflexions parfois libidineuses au plus austère bourgeois, de même tout bon Chinois regarde, d’un œil concupiscent, un jeune histrion. « Oh ! les petits acteurs, me disait, presque en rougissant, un vieux Céleste, c’est bien joli !… Mais c’est bien cher !… »


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Nous avons vu le jeune « Sian-Kôn » à la mode, l’acteur coté sur le turf de la galanterie masculine ne tenir le haut du pavé que pendant une période de temps relativement fort courte. À partir de vingt ou vingt-deux ans, considéré déjà comme trop âgé, il tombe dans le domaine vulgaire de la prostitution courante et à bon marché, à moins qu’il n’entre comme secrétaire chez quelque riche marchand ou chez un haut fonctionnaire, qui le payera encore assez grassement pour les services d’ordre divers qu’il pourra leur rendre. Beaucoup d’entre ces pédérés savent se maintenir très longtemps en place, malgré que l’âge leur ait fait perdre leurs charmes. Leur propriétaire les garde, comme on fait, ici, d’une vieille maîtresse : l’habitude est parfois si puissante ! À la mort de son protecteur, il est souvent réduit à la misère, à moins que celui-ci n’ait pourvu à son avenir. Mais on ne voit jamais le pédéré faire, comme Diane de Poitiers, le bonheur de trois règnes, ou se passer de père en fils comme cela se faisait à Rome, au dire de Martial 5, qui, dans une des ses épigrammes, explique à l’avare Titullus que, le soir de sa mort, son fils désolé couchera, cependant, avec son concubin :


Quoque tristis filius, velis nolis,
Cum concubino nocte dormiet prima.


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La pédérastie a une consécration officielle en Chine. Il existe, en effet, des pédérés pour l’Empereur. Tout cela a été, depuis longtemps, prévu et réglé par le Ministre des Rites. Mais je doute fort que le Fils du Ciel qui est maintenant sur le trône en fasse un usage fréquent. Quoi qu’il en soit, un palais spécial, le Nan-Fou (le palais du Sud), situé en dehors de la Ville Impériale, est affecté à la résidence de ces concubins officiels. Contient-il à l’heure présente beaucoup de fonctionnaires de cette catégorie ? Je n’en sais rien ; mais ce que je puis certifier c’est que les mandarins chargés de la surveillance de cet établissement doivent se faire payer comme s’il en renfermait 6.

Ces pédérés, s’ils existent, doivent vraisemblablement être eunuques, comme tous les employés du palais. Leur qualité de castrats leur permet même de réaliser facilement une des conditions requises des Chinois, chez tous les bons « Sian-Kôn » : l’absence d’érection au moment du coït anal. Il est, en effet, du meilleur genre chez le passif, que le frottement sur la prostate n’amène pas l’érection. Aussi pour la masquer, au cas où elle se produirait, le pédéré a-t-il la précaution de fixer sa verge le long de la cuisse au moyen d’un mouchoir.


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Les quelques considérations dans lesquelles je suis entré n’ont d’autre but que de constater la fréquence de la pédérastie chez les Chinois. Les Célestes s’y livrent, sur une grande échelle : cela les regarde. Mais ils sont discrets en cette matière ; ils ne font point étalage de leur goût dépravé. Et s’il me fallait décerner la palme — chose délicate et difficile — aux plus méritants, c’est-à-dire aux moins ignobles des pédérastes de Chine et d’Europe — car ils sont légion, aussi, dans nos contrées occidentales — peut-être l’attribuerais-je aux Fils du Ciel. Chez ceux-ci, en effet, la pédérastie n’est jamais sortie du domaine masculin. Contrairement à beaucoup d’Occidentaux, ils ne la pratiquent jamais sur les femmes, considérant ce dernier mode comme tout à fait dangereux pour eux.


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  1. Ces œufs sont conservés dans la chaux, pendant des années. À la longue, les sulfures contenus dans le jaune se dégagent, donnent à l’albumine une coloration verdâtre, puis celle-ci se coagule et prend l’aspect de gelée de viande. C’est un plat très recherché et d’ailleurs excellent ; le goût rappelle celui de la chair de homard.
  2. Martial, liv. 7, épig. 62.
  3. Les organes génitaux externes ne sont pas épilés, chez la Chinoise, comme chez les femmes arabes. Le système pileux y est fort peu développé. Seules les femmes chinoises mahométanes s’épilent. Les Mahométans sont environ 40 à 45 millions en Chine.
  4. J’engage les personnes désireuses d’avoir quelques indications sur le théâtre chinois et son fonctionnement à lire l’intéressant article que mon ami Marcel Monnier lui a consacré dans son Tour d’Asie.
  5. D’après Buret, la Médecine chez les Romains avant l’ère chrétienne, Janus, mai-juin 1897.
  6. Le défunt président Yuen-Chi-kai — un homme au tempérament excessif, qui eût été pour le professeur Freud, de Vienne, un sujet d’études des plus remarquables — n’avait pas continué la tradition impériale des « Sian Kôn » pour le Souverain. Mais, non content d’entretenir un harem des mieux fournis, il avait auprès de lui un certain nombre de jeunes officiers, toujours prêts à satisfaire aux impatiences génésiques du Maître.


Voir l’article encyclopédique La Chine hermétique (Jean-Jacques Matignon)


Voir aussi

Sources

Texte principal :

  • La Chine hermétique : superstitions, crime et misère (souvenirs de biologie sociale) / par le Dr J.-J. Matignon,… ; préf. Marcel Monnier. – Nouv. éd. – Paris : Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1936 (Lyon : Impr. A. Rey). – XX-400 p.-42 p. de pl. : ill., couv. ill.
    « Le suicide », p. 118 ; « Deux mots sur la pédérastie », p. 263-281.

Pour les fragments supprimés :

  • Superstition, crime et misère en Chine (souvenirs de biologie sociale) / par le Dr J.-J. Matignon,… ; préf. Marcel Monnier. – Lyon : A. Storck et Cie ; Paris : Masson et Cie, 1899 (Lyon : Impr. A. Storck & Cie). – XXXII-382 p.-6 p. de pl. : 66 gravures, 6 pl. en coul., couv. ill. en coul. ; in-8. – (Bibliothèque de criminologie ; XXI).
    P. 254, 257, 261, 263, 274.

Articles connexes

Notes et références

  1. (1) Archives d’Anthropologie criminelle (15 janvier 1899).
    [Note de l’édition de 1899, supprimée dans celle de 1936.]
  2. (1) Je ferai cependant remarquer, à ce sujet, que l’Annamite, qui par tant de points rappelle le Chinois, ne connaît pas la pédérastie et que celle-ci a surtout été importée au Tonkin par l’Européen.
    [Note de l’édition de 1899, supprimée dans celle de 1936.]
  3. L’édition originale de 1899 comporte ici la remarque et la note suivantes, supprimées en 1936 :
    Il serait à souhaiter que la discrétion observée par ses fidèles fût un peu imitée de nos fonctionnaires d’Indo-Chine qui font trop souvent de ce vice l’objet de leur conversation à table ou au cercle (1).

    (1) La pédérastie est très pratiquée au Tonkin par nos nationaux : cette triste habitude, jointe à celle plus répandue encore de fumer l’opium, n’est pas faite pour donner aux Annamites une haute idée de leurs protecteurs. Il existe dans les grandes villes, à Haïphong entre autres, des maisons de prostitution où nos fonctionnaires vont, après dîner, assister à des séances pornographiques entre petits garçons ou petites filles. À Hanoï, il n’est pas rare d’être raccroché le soir, sur la promenade principale, autour du lac, par de petits gamins parlant le français — et quel français, mon Dieu ! — « M’sieur cap’taine ! venir chez moi — moi un titi bien cochon ! » c’est la phrase d’invitation. Les gouverneurs généraux s’en sont justement émus, ont fait prendre de sévères mesures de police, mais leurs efforts n’ont jamais été couronnés entièrement de succès. Le meilleur remède à ces fâcheuses habitudes serait d’envoyer le plus possible des agents mariés en Indo-Chine : le niveau moral de la colonie ne pourrait qu’y gagner.
  4. (1) Un exemplaire en langue chinoise se trouve à la Bibliothèque nationale.
    [Note de l’édition de 1899, supprimée dans celle de 1936.]
  5. — mais non alliée —
    [Précision de l’édition de 1899, supprimée dans celle de 1936.]