La civilisation arabe et l’amour masculin (Marc Daniel) – VIII

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LA CIVILISATION ARABE

ET L’AMOUR MASCULIN  (suite)




par Marc DANIEL.




VIII. — HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN

À l’issue de cette longue enquête sur les images et les réalités de l’homosexualité dans le monde arabe classique, le moment est venu de tenter de répondre à la question essentielle : l’amour homophile a-t-il joué, dans la civilisation arabe, un rôle comparable à celui de la Grèce antique ? autrement dit, peut-il être considéré comme faisant partie intrinsèquement du « cadre culturel » arabe ?

Une constatation s’impose d’abord. À l’inverse de la Grèce, la pédérastie, en terre d’Islam classique, n’a inspiré aucune œuvre d’art plastique, et pour cause : l’interdiction coranique de représenter la figure humaine a fermé aux Arabes l’accès de tout un continent de l’art. On pourrait, sans doute, rechercher les manifestations du thème homosexuel dans l’art pictural persan et dans celui de l’Inde musulmane, moins scrupuleux que l’art arabe proprement dit sur la prohibition des images ; mais ce serait par trop nous éloigner de notre sujet, et ne nous montrerait, du reste, en général que des figures d’éphèbes passablement efféminées (sauf exceptions représentant des scènes très explicites d’homosexualité entre adultes) (127).

Remarquons aussi que, tant dans leur poésie que dans leur philosophie — ou leur théologie, ce qui revient au même —, les Arabes n’ont pas fait preuve de beaucoup d’originalité à propos de l’amour homosexuel. Gênés par la condamnation coranique, ils n’ont pas pu, comme les Grecs, le nommer par son nom et lui donner, dans leur spéculation intellectuelle, la place qu’il tenait dans leur vie. Al-Ghazâli, par exemple, empêtré dans les notions de zinâ et de koufr, n’a osé nulle part, dans la vaste construction philosophique qui constitue son œuvre, tenter la moindre explication du phénomène homosexuel, moins encore la moindre justification. On est loin de l’audace et de l’ampleur de la pensée d’un Platon et d’un Aristote.

Pas davantage et à plus forte raison, la religion musulmane n’a pu prendre la suite des religions antiques pour sacraliser l’inversion sexuelle. Les mystiques musulmans ont adopté le vocabulaire de la poésie pédérastique pour chanter l’amour de Dieu, mais c’est là tout. Les Arabes ont, en pratique, mieux toléré l’inversion que les Chrétiens d’Europe, mais ils ne l’ont, pas plus qu’eux, intégrée à leur conception des relations entre l’homme et la Divinité. Les cultes d’Extrême-Orient, à cet égard, ont eu de la sexualité humaine une vision plus ample et plus constructive, et plus proche des cultes primordiaux de l’humanité.

Il serait juste, toutefois, de tempérer cette affirmation en signalant qu’en marge de l’Islam orthodoxe officiel, il a existé des sectes musulmanes aux pratiques rituelles singulièrement évocatrices des orgies sacrées de l’Antiquité : c’est, comme on sait, à ces sectes que certains historiens ont cherché à rattacher plus ou moins mystérieusement les Templiers, accusés des mêmes débordements. Mais il ne serait pas légitime de prêter à ces « hérétiques » plus d’importance qu’aux sectes de même inspiration qui existèrent dans l’Europe chrétienne à la même époque.

Par contre, dans le domaine de la poésie pédérastique, si beaucoup de thèmes ont été empruntés par les Arabes à la littérature hellénistique, leur expression lyrique est typiquement arabe. Il en va de même dans la littérature narrative et notamment dans les contes et récits plus ou moins folkloriques, qui illustrent très librement tous les aspects de l’homosexualité.

Nous avons vu que, dans la vie réelle, les peuples de l’empire arabe ont connu et pratiqué en effet toutes les variétés de l’amour masculin, depuis le goût des mâles vigoureux et musclés jusqu’à celui des adolescents aux hanches minces et aux yeux fardés. Cette variété se retrouve dans la littérature arabe, qui constitue un des plus riches et des plus inépuisables trésors pour la connaissance de l’amour homophile.

Un Aboû Nowas, un Zoheïr, un Ibrahim Ibn Sahl, un Ibn Kouzmân, sont dignes de figurer au rang des grands poètes, et l’amour des garçons a représenté une part importante de leur inspiration. Si nous ne citons pas ici les noms, plus célèbres encore, de Hâfiz et de Saadi, c’est pour ne pas déborder du domaine arabe sur le domaine persan, bien que celui-ci soit, sur le point qui nous intéresse, fort proche de celui-là.

Et surtout, il reste, à l’actif de la civilisation arabe, qu’elle a su réussir à merveille, malgré l’obstacle initial d’un message religieux plutôt hostile, à intégrer l’homosexualité dans le cadre général de la vie amoureuse, sans tabous et même, semble-t-il, sans problèmes. Grâce à cette sagesse, le monde arabe a pu échapper, jusqu’à l’arrivée des colonisateurs européens, aux névroses, aux désordres psychiques et moraux dont souffrait l’Occident chrétien depuis le Moyen Âge, pour avoir voulu violenter la nature et empêcher l’homosexualité d’exister.

Il est, dans ces conditions, difficile de comprendre pourquoi, de tous les enrichissements que la civilisation occidentale est susceptible d’apporter aux pays musulmans, certains de ceux-ci semblent précisément choisir avec prédilection… l’hypocrisie sexuelle ! Les jeunes nationalismes arabes adoptent volontiers vis-à-vis de l’Occident — consciemment ou non — une attitude de surenchère morale. J’ai entendu un jour un Algérien cultivé, nationaliste et membre d’un parti d’extrême gauche (c’était pendant la guerre d’indépendance) m’affirmer que la pédérastie avait été introduite dans son pays… par les Français, comme moyen d’asservir le peuple algérien ! On ne saurait nier plus allègrement et avec plus d’ignorance toute une tradition culturelle, vieille de treize siècles pour le moins.

Une telle attitude, résultant de la fameuse relation « amour-haine » qui lie le colonisateur au colonisé, ne date pas d’hier. Depuis assez longtemps, on a vu des intellectuels arabes européanisés (ou américanisés) franchir les bornes du ridicule dans leur désir de montrer aux Occidentaux qu’ils ne sont pas moins « vertueux » qu’eux. On croit rêver quand on lit sous la plume d’un juriste égyptien, dans une thèse dédiée … au chaste roi Farouk (en 1951), une théorie selon laquelle l’Islam a toujours enseigné et pratiqué la chasteté absolue hors-mariage et l’égalité des droits de l’homme et de la femme (128) !

Et l’on ne sait si l’on doit s’amuser ou s’irriter lorsque, dans une publication placée à l’origine sous les auspices de l’Unesco, on voit taxer d’ « accusation injurieuse » toute allusion à la pédérastie dans la poésie arabe (129).

Tout compte fait, non. Il n’y a pas là de quoi rire, mais bien plutôt de quoi s’indigner, si l’on songe à tout ce qu’une telle attitude d’esprit, avec ce qu’elle implique de négation des réalités et de parti pris, réserverait au monde arabe de demain si, par malheur, elle venait à prévaloir.

Heureusement, le danger paraît modéré. Ces vieilles terres d’Orient ont vu passer tant de modes, tant de théories, tant de doctrines venues de partout, tout en restant fidèles à leurs modes de vie et de pensée venus du fond des âges, qu’on peut sans doute être rassuré. Là où ont échoué le judaïsme des rabbins et le christianisme des Pères de l’Église, il y a peu de raisons de craindre que le puritanisme néo-victorien de quelques intellectuels occidentalisés réussisse à s’implanter.

Dans le monde de demain, les pays arabes resteront ce qu’ils étaient dans celui d’hier et d’avant-hier : une des rares terres où l’amour peut s’épanouir sous toutes ses formes dans une parfaite conformité à la variété de la nature humaine.





  1. Voir par exemple l’album Sarv-é-Naz, aux éditions Nagel (reproductions de miniatures érotiques persanes).
  2. Draz, La morale du Coran, Paris-Le Caire, 1951. Cette opinion n’est pas partagée par les pieux traditionalistes de l’Irak qui, en 1964, ont rétabli dans la loi le droit pour les frères et cousins de tuer leur sœur ou cousine coupable d’inconduite (Le Monde, 7 avril 1964), ni par le colonel Kadhafi, dont les déclarations antiféministes ont naguère défrayé la chronique.
  3. René R. Khawam, Anthologie de la poésie arabe, op. cit. (pp. 24-25 de l’édition Marabout-Université).



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Introduction
I. — Les voluptés de l’antique Orient
La Palestine et la Syrie. La Mésopotamie et l’Iran.
L’Égypte. L’Afrique du Nord. L’Espagne. La Sicile. L’Inde
II. — Mœurs arabes d’avant Mahomet
III. — Le Coran et l’homosexualité
IV. — La muse grecque et les garçons
V.
La description de l’aimé. L’amour et le vin.
Femmes et garçons. Les joies et les tourments de l’amour
VI. — Le bien-aimé céleste
VII. — De la poésie à la réalité
La littérature et la vie. Pudeur et délicatesse de sentiments.
Garçons faciles et prostitution masculine. Lieux de rencontre.
Pédérastie et libre-pensée. De la bisexualité à l’homosexualité exclusive.
L’inversion sexuelle. Amours de princes
VIII. — Hier, aujourd’hui, demain

Voir aussi

Source

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