Lapin

De BoyWiki
La version imprimable n’est plus prise en charge et peut comporter des erreurs de génération. Veuillez mettre à jour les signets de votre navigateur et utiliser à la place la fonction d’impression par défaut de celui-ci.

Lapin est un terme du jargon des établissements scolaires français, employé au XIXe siècle ainsi qu’au début du XXe siècle pour désigner les écoliers ou collégiens, généralement pensionnaires, qui prodiguaient des faveurs sexuelles à certains de leurs camarades. Cette pratique était désignée sous le terme de lapinage, et l’action par le verbe lapiner. Montherlant, dans Les garçons, emploie également le diminutif lapinet.

Signification précise

Le mot comporte une connotation de service et de rôle passif (voire, dans certains cas, de servilité), et c’est en général les plus jeunes qui étaient les lapins des plus grands :

« Tout le monde connaît les termes de chasseur et de lapin qui désignent, dans les lycées, les masturbés et les masturbants, preuve flagrante que la pollution étrangère s’exerce journellement dans les maisons d’instruction.[1] »
« « Ah ! ah ! c’est du propre, les bleus ! Déjà du lapinage. Vous allez trop vite en besogne. Pas réglementaire, ce truc-là…, brailla quelqu’un sans visage. Seuls les grands ont droit aux lapins. »[2] »

Le docteur J. Agrippa, dans un ouvrage à charge contre les internats de collège de son temps,[3] décrit ainsi ce lapinage :

« J’ai vu des enfants de douze ans se prostituer, c’est-à-dire offrir leurs affreux services à des grands pour des gâteaux, pour de l’argent.
Voici un fait plus fréquent : le grand fait les devoirs du petit et touche sa récompense en plaisirs unisexuels.
»

Origine

Puisque les collégiens du XIXe siècle recevaient une bonne culture classique (littérature grecque et latine), il est peut-être utile de rappeler que le lièvre avait été, dans l’Antiquité, un symbole constant de la pédérastie et de l’homosexualité (on le constate en particulier sur certains vases grecs, où un lièvre est associé au garçon aimé, ainsi que dans l’Épître de Barnabé, un apocryphe chrétien du IIe siècle).[4] Le « lapin » moderne pourrait en être la version captive et domestiquée.

Lorédan Larchey, pour sa part, rattache l’étymologie au vieux français « lespin » signifiant « prostitué ».[5] Mais il signale en outre pour « lapin » la signification d’« apprenti », qui est également cohérente avec l’usage collégien.

On remarquera la proximité phonétique avec le mot « tapin », lui aussi lié à la prostitution, et qui désignait à l’origine les petits tambours de l’armée française.

Enfin, l’expression « mon petit lapin » reste encore aujourd’hui une appellation affectueuse courante à l’égard d’un enfant. En français, le lapin partage cet usage hypocoristique avec le chat, le loup, le « biquet » et le poulet (ces deux derniers correspondent au kid[6] et au chicken anglais – le second ayant en outre une connotation nettement sexuelle).

Usage et sources lexicographiques

Par ordre chronologique, on relève les citations et les définitions suivantes, qui attestent d’un usage régulier sur plus d’une soixantaine d’années.

Second Empire (1852-1870)

Un passage du roman En ménage de Joris-Karl Huysmans, paru en 1881, décrit la vie des collégiens « près de vingt-cinq ans en arrière » – donc vers 1855-1860 :

Et Cyprien et André aidaient leur mémoire, l’un l’autre. Ils se remémoraient les caresses disputées des lapins, les cigarettes fumées dans les lieux, la religion imposée à coups de pensums, les envies douloureuses des orphelins qu’aucun ami, aucun correspondant ne venait chercher, les supplices des infirmes, raillés par toute une classe, bousculés, battus, sans pouvoir se défendre, les malheurs des bâtards dont on injuriait les mères, l’infamie du pion qui fermait les yeux parce que les assaillants étaient ses favoris et ses choux-choux.
  • Joris-Karl Huysmans, En ménage, Eugène Fasquelle, 1922, p. 60

Dans l’argot du collége, on appelle lapins des libertins en herbe, pour lesquels Tissot eût pu écrire un nouveau Traité.[7]
[…]
Enfin, lapin signifie apprenti compagnon.
« Pour être compagnon, tu seras lapin ou apprenti. » — Biéville.
  • Lorédan Larchey, Les excentricités du langage français, Revue anecdotique, 1861, LAPIN, p. 163

Terme d’écolier pour désigner celui d’entre eux qui branle ses camarades.
  • [Alfred Delvau], Dictionnaire érotique, impr. de la Bibliomaniac society [J. Gay], 1864, p.  

Début de la IIIe République (1871-1895)
LAPIN : Apprenti compagnon. « Pour être compagnon, tu seras lapin ou apprenti. » — Biéville.
LAPIN : Enfant dépravé. Argot du collége. Vient du vieux mot lespin : prostitué.
  • Lorédan Larchey, Dictionnaire historique d’argot, E. Dentu, 1881, p. 217

Lapin, s. m. Apprenti compagnon, — dans l’argot des ouvriers.
Lapin, s. m. Camarade de lit, — dans l’argot des écoliers, qui aiment à coucher seuls. On sait quel était le lapin d’Encolpe, dans le Satyricon de Pétrone.
  • Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, C. Marpon et E. Flammarion, 1883, p. 255

Belle Époque (1896-1914)
LAPIN. Enfant ou adolescent vicieux qui remplit dans les collèges le rôle des mignons de Henri III, ou celui d’Alcibiade près de Socrate. Corruption du vieux mot lespin, prostitué, giton. Dans le Satyricon de Pétrone, on trouve le type d’un joli lapin.
  • Hector France, Dictionnaire de la langue verte : archaïsmes, néologismes, locutions étrangères, patois, Librairie du Progrès, [1907], p. 194

Dans le dialogue suivant entre Alban de Bricoule (Henry de Montherlant) et son ami Serge Souplier (Philippe Giquel), daté de fin 1912 au collège Sainte-Croix de Neuilly, la remarque du plus jeune indique clairement que la notion de « lapin » était liée à une rémunération des services sexuels – fût-ce sous forme de petits cadeaux :

— Toi aussi, écris-moi, mais par la poste. N’importe quoi, six lignes, rien que pour que j’aie un signe de toi pendant ces maudits huit jours. Ma mère m’a dit qu’elle n’ouvrirait pas tes lettres. Seulement, prends une écriture excentrique sur l’enveloppe, pour qu’elle dise : “Oh ! il a une écriture intelligente.” — Dis donc, je voudrais aussi te donner quelque chose pour le Jour de l’An.
— Non, ce serait le genre lapin ; je ne veux pas.
  • Henry de Montherlant, Romans, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1982 (ISBN 2-07-011005-2), t. II, Les garçons, p. 628

Entre-deux-guerres (1918-1939)

Dans son roman autobiographique L’enfant de chœur, René Étiemble montre que « lapin » était encore en usage vers 1921. Il n’évoque pas ici une rémunération matérielle, mais une protection du plus jeune en échange de sa complaisance :

Il entraîna l’enfant vers un des bancs sans dossier qui servaient de filets pour un jeu copié du tennis. Assis à califourchon, il invita André Steindel à l’imiter.
« N’aie pas peur, bleu. Je ne te ferai pas de mal. Au contraire, si tu es gentil avec moi, aucun moyen ne t’ennuiera, ni aucun grand. Tu n’auras qu’à venir me dire : un tel m’a frappé ; ou bien : s’est moqué de moi. S’il s’agit d’un moyen, je le rosse ; d’un grand, je lui explique… Tu vois, n’aie pas peur.
— Non, je n’ai plus peur, vous êtes si bon.
— Dis-moi « tu », bleu ! puisque te voici mon lapin.
— Je veux bien devenir votre lapin, si vous…
— Dis-moi « tu », je te dis ; tu veux que je t’explique. T’es donc pas dessalé. Tiens… »
La voix s’approcha si près que l’enfant, malgré l’obscurité, aperçut le regard du grand ; le grand louchait. Une main saisissait celles d’André, les attirait, les guidait vers la poche du pantalon.
  • Étiemble, L’enfant de chœur, Gallimard, 1988 (édition définitive) (ISBN 2-07-071361-X), p. 34 (1947)

Époque contemporaine (depuis 1945)

Si les spécialistes de l’argot recensent encore le terme « lapin » sur la foi des anciens dictionnaires, ça ne signifie pas pour autant qu’il soit encore en usage.

En argot des pensionnaires de collège, celui qui masturbe ses camarades.
  • Robert Giraud, Faune et flore argotiques, Le Dilettante, 1993 (ISBN 2-905344-69-5), t. I, Faune, p.  

Notes et références

  1. Dr Pouillet, Étude médico-psychologique sur l’onanisme chez l’homme ; précédée d’une Introduction sur les autres abus génitaux, 1883, p. 58.
  2. René Étiemble, L’enfant de chœur, Paris, Gallimard, 1947 (édition définitive 1988).
  3. Dr J. Agrippa, La première flétrissure, 2e éd., Paris, L. Hurtau, 1873.
  4. On peut noter incidemment que le dieu chinois Tu Er Shen (兔兒神 ou 兔神) présidait aux amours des couples homosexuels, et donc aussi pédérastiques ; or son nom signifie Dieu[神]-Lapin[兔], et se rapporte à une légende où un homme amoureux d’un autre fut transformé en cet animal.
    Vers la fin de l’époque impériale, l’argot chinois utilisait le mot tuzi, « lapin », pour désigner les homosexuels.
  5. François Lacombe, Dictionnaire du vieux langage françois, Paris, Panckoucke, 1766.
  6. On trouve en chinois le même usage du mot signifiant « chevreau » (voir par exemple le film de 1936 迷途的羔羊 Mitu de gaoyang, Les chevreaux égarés, par Cai Chusheng).
  7. Allusion au célèbre traité du docteur Samuel Auguste Tissot (1728-1797) L’onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation, qui connut soixante-trois éditions entre 1760 et 1905.