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« Que le collège, s’écria-t-il, ressemble, toute l’année, à un grand encensoir ! Soyez dignes de la grâce passagère qui est répandue sur vos visages, plus dignes encore de la grâce de Dieu qui se répand dans les cœurs. Soyez dignes aussi, en quelque sorte, des grands exemples fournis à votre jeunesse par l’histoire religieuse. C’est souvent dans l’enfance qu’éclate la très grande vertu, comme nous le prouvent saint François de Paule qui, à quatorze ans, se fit ermite, et tant d’autres dont chaque conférence me donnera l’occasion de vous parler. Mais je veux inscrire, dès ce soir, au fronton de votre salle d’études, les noms les plus glorieux de tous les enfants, les noms de ceux qui, à votre âge même, n’ont pas refusé à Dieu l’hommage de leur sang : saint Justin d’Auxerre, mort pour la foi à neuf ans ; saint Cyrille de Césarée, à dix ans ; saint Mammès de Cappadoce, martyrisé la première fois à douze ans ; saint Juste d’Alcala et saint Guy, à treize ans ; saint Pancrace, à quatorze ans ; saint Agapit et saint Venant, à quinze ans ; saint Donatien et saint Rogatien, dans la fleur de leur adolescence. Vous à qui il n’en coûtera rien, n’auriez-vous donc pas le courage, dans cette douce maison, d’être des enfants chrétiens, tout simplement ?
« Que le collège, s’écria-t-il, ressemble, toute l’année, à un grand encensoir ! Soyez dignes de la grâce passagère qui est répandue sur vos visages, plus dignes encore de la grâce de Dieu qui se répand dans les cœurs. Soyez dignes aussi, en quelque sorte, des grands exemples fournis à votre jeunesse par l’histoire religieuse. C’est souvent dans l’enfance qu’éclate la très grande vertu, comme nous le prouvent saint François de Paule qui, à quatorze ans, se fit ermite, et tant d’autres dont chaque conférence me donnera l’occasion de vous parler. Mais je veux inscrire, dès ce soir, au fronton de votre salle d’études, les noms les plus glorieux de tous les enfants, les noms de ceux qui, à votre âge même, n’ont pas refusé à Dieu l’hommage de leur sang : saint Justin d’Auxerre, mort pour la foi à neuf ans ; saint Cyrille de Césarée, à dix ans ; saint Mammès de Cappadoce, martyrisé la première fois à douze ans ; saint Juste d’Alcala et saint Guy, à treize ans ; saint Pancrace, à quatorze ans ; saint Agapit et saint Venant, à quinze ans ; saint Donatien et saint Rogatien, dans la fleur de leur adolescence. Vous à qui il n’en coûtera rien, n’auriez-vous donc pas le courage, dans cette douce maison, d’être des enfants chrétiens, tout simplement ?


« Si je vous ai montré d’abord les sommets, je dois vous signaler maintenant les abîmes. L’enfant, cette parure du monde, peut, hélas ! connaître les laideurs du péché. Il y a les enfants de lumière, mais il y a aussi les enfants de perdition : le front de ces enfants perdus ne reste pas moins lumineux, mais leur âme est plongée dans la nuit. Un jour que saint Grégoire le Grand traversait le marché de Rome, il aperçut de jeunes garçons d’une ravissante beauté, que l’on exposait en vente comme esclaves, car, au vie siècle, l’esclavage n’était pas aboli. Il demanda d’où ils étaient. Entendant qu’ils étaient Angles, c’est-à-dire du pays d’Angleterre, qui n’avait pas encore reçu la foi : « Dites plutôt des anges, répondit-il, s’ils n’étaient pas sous l’empire du démon. » Mes enfants, ne l’oubliez jamais, les démons prennent quelquefois le visage des anges, et, d’ailleurs, sont-ils autre chose que des anges déchus ?
« Si je vous ai montré d’abord les sommets, je dois vous signaler maintenant les abîmes. L’enfant, cette parure du monde, peut, hélas ! connaître les laideurs du péché. Il y a les enfants de lumière, mais il y a aussi les enfants de perdition : le front de ces enfants perdus ne reste pas moins lumineux, mais leur âme est plongée dans la nuit. Un jour que saint Grégoire le Grand traversait le marché de Rome, il aperçut de jeunes garçons d’une ravissante beauté, que l’on exposait en vente comme esclaves, car, au {{Petites capitales|vi}}{{e}} siècle, l’esclavage n’était pas aboli. Il demanda d’où ils étaient. Entendant qu’ils étaient Angles, c’est-à-dire du pays d’Angleterre, qui n’avait pas encore reçu la foi : « Dites plutôt des anges, répondit-il, s’ils n’étaient pas sous l’empire du démon. » Mes enfants, ne l’oubliez jamais, les démons prennent quelquefois le visage des anges, et, d’ailleurs, sont-ils autre chose que des anges déchus ?


« Pour rester purs comme vous l’êtes, ou pour le redevenir, si par malheur vous ne l’étiez plus, vous devez veiller et vous devez prier, suivant le commandement de celui qui s’est appelé lui-même le Fils de l’homme. Priez, c’est la prière qui sauve. Veillez, car l’ennemi vous guette. Veillez sur vos amitiés, qui peuvent être l’ennemi. Qu’elles ne soient jamais de ces amitiés particulières, qui cultivent uniquement la sensibilité ; car, ainsi que l’a dit Bourdaloue, la sensibilité se change aisément en sensualité. Qu’elles soient des amitiés publiques et des amitiés de l’âme. Vous serez alors comme les pieux enfants que saint Benoît avait auprès de lui à Subiaco, dans ce qu’il appelait son école, « l’école de la vie ». Entre tous, deux garçons de famille patricienne, et unis par l’amitié, étaient devenus ses disciples préférés : ils se nommaient Maur et Placide, et ont été mis par l’Église au nombre des saints. Placide, alors âgé d’une quinzaine d’années, puisait de l’eau dans le lac de Subiaco, quand il perdit l’équilibre et tomba, et le vent l’entraînait loin de la rive. Saint Benoît, dans sa cellule, en fut averti par une voix intérieure. « Courez vite, dit-il à Maur, l’enfant vient de tomber à l’eau. » Maur se jeta dans le lac, avec une foi miraculeuse : les eaux le portèrent et il sauva son ami.
« Pour rester purs comme vous l’êtes, ou pour le redevenir, si par malheur vous ne l’étiez plus, vous devez veiller et vous devez prier, suivant le commandement de celui qui s’est appelé lui-même le Fils de l’homme. Priez, c’est la prière qui sauve. Veillez, car l’ennemi vous guette. Veillez sur vos amitiés, qui peuvent être l’ennemi. Qu’elles ne soient jamais de ces amitiés particulières, qui cultivent uniquement la sensibilité ; car, ainsi que l’a dit Bourdaloue, la sensibilité se change aisément en sensualité. Qu’elles soient des amitiés publiques et des amitiés de l’âme. Vous serez alors comme les pieux enfants que saint Benoît avait auprès de lui à Subiaco, dans ce qu’il appelait son école, « l’école de la vie ». Entre tous, deux garçons de famille patricienne, et unis par l’amitié, étaient devenus ses disciples préférés : ils se nommaient Maur et Placide, et ont été mis par l’Église au nombre des saints. Placide, alors âgé d’une quinzaine d’années, puisait de l’eau dans le lac de Subiaco, quand il perdit l’équilibre et tomba, et le vent l’entraînait loin de la rive. Saint Benoît, dans sa cellule, en fut averti par une voix intérieure. « Courez vite, dit-il à Maur, l’enfant vient de tomber à l’eau. » Maur se jeta dans le lac, avec une foi miraculeuse : les eaux le portèrent et il sauva son ami.
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Version du 25 avril 2020 à 22:57

La première partie du roman de Roger Peyrefitte Les amitiés particulières raconte le premier trimestre de Georges de Sarre au collège Saint-Claude, du lundi 3 octobre au jeudi 22 décembre.












C’était sa première cérémonie des adieux. Maintenant, Georges n’était plus très sûr d’en finir avec honneur. Le cœur serré, il s’appuyait à la portière de l’automobile qui allait emmener ses parents. Il sentit venir les larmes.

« Voyons, lui dit son père, on est un homme, à quatorze ans. L’écolier Bonaparte n’avait même pas ton âge, lorsqu’un professeur de Brienne lui demandant qui donc il se croyait, il répondit : « Un homme ! »

Il lui importait bien que l’écolier Bonaparte se prît pour un homme ! Quand il vit disparaître la voiture au tournant de la route, il lui sembla qu’il était abandonné, tout seul sur la terre. Mais, à ce moment, il entendit les cris de ses nouveaux camarades, et sa détresse s’apaisa comme par magie. À ces garçons fringants, voulait-il faire l’effet d’une poule mouillée ? Il se souciait peu d’être un homme, mais beaucoup d’être un garçon.

Avec la religieuse qu’on lui avait donnée pour chaperon, il rentra dans le collège. L’animation qui régnait de tous côtés achevait de le distraire. Au premier étage, il revit les photographies de groupes d’élèves qui décoraient les murs du couloir. Mais quelle idée avait la bonne sœur de le conduire à l’infirmerie ! Eh ! elle le conduisait chez elle. Sur la porte qu’elle ouvrit, il relut l’écriteau qui avait amusé ses parents : « La sœur infirmière est : Ici. Absente. Occupée. À la chapelle. À la lingerie. À la cuisine. » La fiche indicatrice marquait : « Absente. »

« Remettez-vous de ces premières émotions, dit la religieuse, et attendez-moi dans cette salle. Je vais ranger moi-même votre trousseau. Voyez, le mot que je signale est donc : « Lingerie. »

Georges sourit qu’elle lui parlât comme à un enfant. « Si elle me photographiait, se dit-il, elle ne manquerait pas de m’annoncer le petit oiseau. » Tout cela lui avait rendu entièrement son assurance : il s’était retrouvé.

Accoudé à la fenêtre ouverte, il regardait la cour intérieure. Voici, à gauche, l’entrée de la salle des fêtes et celle de l’étude, avec les classes derrière et le dortoir en haut. À droite, le côté des petits. Voilà, en face, les deux portes de la chapelle, surmontées d’une croix à festons ; et, sous un auvent, la grosse cloche, dont se balançait la chaîne. Au-dessous de l’infirmerie, s’étendait le réfectoire, d’où l’on débouchait devant le grand escalier qui menait chez le supérieur.

Cette cour prétendait sans doute ressembler à un jardin, avec des arbres, des allées, une pelouse tondue de frais et un bassin de rocaille, au centre duquel se dressait une statue de Jésus enfant. Les arbres les plus remarquables étaient des lilas et des cyprès ; les fleurs, de maigres dahlias, et des reines-marguerites. Les buis étaient taillés tout de travers : quelque abbé en vacances s’y était appliqué ; et les jets d’eau qui entouraient la statue étaient bien modestes : les pères ménageaient la pression. Georges pensait au grand jardin de la maison, avec sa fontaine, le dieu Terme, les massifs, les corbeilles, la serre au fond, tout odorante. Le jardin du collège sur l’horizon des salles d’études était comme celui des « Racines grecques » de Lancelot : il laissait aux autres les « vaines couleurs », il n’était destiné qu’à rendre « les âmes savantes ».

Les âmes ! C’était, en effet, pour le bien de la sienne que Georges était ici. Son père avait voulu lui faire compléter, par l’internat, ce qu’il appelait sa formation morale. Il lui reprochait d’être trop gâté à la maison, d’avoir le succès trop facile au lycée. Il estimait d’ailleurs qu’un garçon de bonne famille devait passer par les révérends pères, puisque le temps n’était plus aux précepteurs. Et Saint-Claude, qui ne recevait que des internes, avait paru, dans sa solitude montagnarde, le collège idéal, pour le bien du corps également.

Les professeurs que l’on apercevait dans les allées, souriant aux uns, saluant les autres, n’avaient pas l’air terrible. Georges se rappelait les visites qu’il venait de faire au supérieur, a l’économe et au préfet, en compagnie de ses parents. Le supérieur, dont le nom était à particule, comme le sien, avait des gestes mesurés, une élocution pompeuse, le regard lointain. Il inclinait sa haute taille quand il posait des questions. Il avait demandé à Georges dans quelle église de M…, ville d’où le nouvel élève était originaire, celui-ci avait fait sa première communion. Il s’était réjoui que c’eût été à la cathédrale, où il avait eu le bonheur de célébrer une des ses premières messes. Des souvenirs classiques le rattachaient aussi à cette ville : « À la faculté, sinon au lycée », dit-il en souriant : c’est là qu’il avait préparé sa licence de lettres — il faisait savoir discrètement qu’il était licencié.

L’économe n’était pas moins imposant, par sa taille et sa barbe noire. Il s’était mouché en coup de canon ; son mouchoir était grand comme une serviette, et il l’avait replié exactement, plis sur plis. Il avait signé le reçu du trimestre en tenant la plume renversée ; il devait avoir un rhumatisme.

Quant au préfet, il était encore plus grand que le supérieur et l’économe, sans doute afin de mieux surveiller tout le monde. Il avait fait visiter la maison de haut en bas. Il avait montré à Georges sa place en étude, au dortoir. Il l’avait présenté aux religieuses, et avait chargé la sœur infirmière d’avoir particulièrement soin de lui. Dans la salle de douches — douche tous les samedis — il avait tiré la chaîne d’une des cabines, pour faire voir que c’était vrai ; il s’était mouillé la manche. En prenant congé des parents de Georges, il avait dit : « Chez nous, votre fils sera chez lui. » Et il lui avait remis un exemplaire du règlement.

Georges prit ce petit carnet dans sa poche et lut à la première page :


Règlement général : une éducation foncièrement chrétienne, une solide culture de l’esprit et du cœur sont le double objet que l’on se propose d’atteindre. Une paresse invétérée, une insubordination opiniâtre, des conversations, des écrits, des lectures ou des faits réprouvés par la foi ou les mœurs sont des cas d’exclusion.


Dès le seuil, voilà ces bons pères costumés en hérauts d’armes, offrant la paix ou la guerre. Étaient-ils vraiment si guerriers ?

Georges parcourut les articles concernant les notes, les places, les bulletins, la correspondance, le parloir, les sorties. Il laissa de côté les « Statuts de la Congrégation » et examina les « Statuts de l’Académie ». Il n’avait jamais songé à être congréganiste, mais il rêvait quelquefois d’être un écrivain, membre de l’Académie française. Il n’y avait pas d’académie au lycée, et celle de Saint-Claude lui permettrait de se faire la main. Pour poser sa candidature, il fallait présenter cinq devoirs de français à note exceptionnelle. À M…, Georges était premier en français : que valaient les élèves des pères ? Avaient-ils, comme lui, lu en cachette tout Anatole France ? Tout ? À vrai dire, seulement la moitié. Les œuvres de cet auteur sont nombreuses et il y a des titres ennuyeux.

La page suivante contenait le « Règlement des jours ordinaires ». Ils commençaient de bon matin, les jours ordinaires !

« 5 h 30 : Lever. » Comment pouvait-on se lever si tôt ?

« 6 heures : Méditation en étude. » Georges se voyait déjà immobile, la tête entre les mains, occupé à méditer — à méditer sur quoi ?

« 6 h 20 : Messe. » Que de messes en perspective ! Georges n’en aurait jamais tant entendu.

« 7 heures : Étude. »

« 7 h 30 : Petit déjeuner. Récréation. »

« 8 heures : Classe… » Récréation. Étude. Déjeuner. Récréation. Étude. Classe. Récréation. Classe. Goûter. Étude. Lecture spirituelle. Coucher. Quelle cascade ! Mais le coucher aussitôt après dîner compensait, en somme, le réveil au chant du coq. Chez lui, Georges ne se levait qu’à sept heures, mais il ne se couchait pas avant dix ou onze heures du soir : cela revenait au même.

Voilà pour « les jours ordinaires ». Il y avait aussi le « Règlement des jeudis et dimanches », qui variait suivant les saisons, réduites à deux : « a) Hiver ; b) Été ».

On voyait, plus loin, l’emploi du temps propre à certains jours :

« Premier trimestre. Octobre :

« 3. Lundi. — Jour de rentrée : 19 heures, salut du saint sacrement. » Georges regarda sa montre : le salut dans vingt minutes.

« 4. Mardi. — Ouverture des cours : Composition française, de la rhétorique à la sixième… Retraite de début d’année. » L’année s’annonçait bien, avec la composition française : ce serait une occasion de montrer tout de suite qui l’on était. Mais qu’était-ce que cette retraite qui occupait quatre jours, avec son règlement particulier : instructions, chapelets, conférences et saluts ?

Novembre débutait par cette mention : « Visite des cimetières. Pendant toute l’octave, messe pour le repos de l’âme des bienfaiteurs défunts. » Puis :

« 3. Jeudi. — Sortie du mois. » Georges ne reverrait ses parents qu’à cette date. Il fallait, avait dit le supérieur, laisser les enfants, autant que possible, dans leur atmosphère studieuse et recueillie.

Georges ferma le carnet d’éphémérides. Tant de discipline n’arrivait pas à l’effrayer. Tous ces garçons qu’il avait vus devraient s’y plier comme lui, et n’en paraissaient guère troublés. Ils savaient sans doute le moyen d’aller et venir à travers les règles, avec la même désinvolture qu’à travers le jardin. Maintenant que les parents étaient partis et qu’aucun professeur n’était là, quelques élèves se donnaient l’air de porter au règlement un premier défi. Des fumeurs, réunis près d’un arbre, exhalaient les bouffées de leur tabac à l’intérieur des branches. Un garçon avait coupé une fleur qu’un camarade plus grand cherchait à lui prendre, en le renversant dans le buis. Ils riaient de plaisir. Leurs visages se pressaient l’un contre l’autre et ils semblaient y mettre de la complaisance.



L’arrivée d’un père troubla la fête : les fumeurs cachèrent leur cigarette dans le creux de la main, tandis que les batailleurs s’en étaient allés placidement à sa rencontre. Georges regarda passer, juste au-dessous de sa fenêtre, la tonsure blanche du père, entre les cheveux brillants des deux compagnons. Il aurait voulu y lancer quelque chose, en plein milieu, afin de montrer qu’il visait bien et ne manquait pas d’audace pour un nouveau.

Il était entièrement conquis par le collège. Mais allait-il le conquérir à son tour ? Il récapitula ses avantages. D’abord, il était intelligent : c’était un point incontestable. Sa mémoire était excellente. Il s’estimait capable de parler de n’importe quoi, et pensait avoir éclairci tous les mystères sur lesquels un garçon de son âge pouvait s’interroger. Ensuite, il était aussi leste et vigoureux qu’un autre, bien que peu amateur de jeux et de disputes. Enfin, il se croyait beau. Un garçon qui se croyait beau ! La vitre lui renvoyait son image, et il se rappelait le portrait facétieux que ses cousines traçaient de lui dans leur « Carnet de confidences » :


Georges de Sarre. Aspect général : bien balancé. Visage : ovale, sans prétention. Cheveux : châtain foncé, parfumés toujours à la lavande. Teint : mat, avec de rares échecs. Yeux : marron, tantôt chaud, tantôt glacé. Bouche : sentimentale. Nez : droit… Et né d’un marquis.


Dans la vitre, Georges examinait aussi sa tenue. Cela le recommanderait plus sûrement que sa naissance. Sur sa chemise d’oxford bleu, il portait une cravate de soie rouge ; il sourit en se rappelant que cette couleur était, d’après ses cousines, celle de l’amour. Il étira ses jambes pour voir ses chaussures neuves, d’un cuir extraordinaire, et ses chaussettes, à losanges rouges et bleus. Quant à l’uniforme, il répondait, le plus élégamment possible, à cette vague indication du prospectus, dans le chapitre du trousseau : « Comme tenue habillée, un vêtement complet classique de cheviotte bleu marine (culotte ou pantalon). » Georges aurait voulu une culotte, mais sa mère avait préféré un pantalon. Elle disait que c’était plus convenable pour un élève de troisième ; et, en somme, le pantalon tombait bien.

Un grand escogriffe traversait fièrement la cour. Il allait sonner la cloche, c’était l’heure du salut. À ce premier signal de sa nouvelle existence, Georges, malgré lui, se sentit de nouveau le cœur serré. Cette rentrée, désormais consommée, était autre chose que celles des années précédentes. Le coup de cloche avait détruit le passé. Les derniers traînards quittaient la cour. Tous les cris avaient cessé. Georges se demanda s’il rejoindrait sa division, mais il jugea plus simple de ne pas bouger. C’était comme s’il remplaçait la sœur infirmière. Il devait être prêt à coucher les malades dans ces lits du fond ; mais il n’y avait eu de crise de désespoir chez personne, ni chez les élèves, ni chez les parents, ni chez les professeurs. Néanmoins, Georges resterait jusqu’au bout, pour témoigner que la rentrée s’était bien passée.

Sur la droite, arrivaient la file des petits, et celle des grands sur la gauche. Les uns et les autres pénétraient dans la chapelle par une porte différente. Ce n’étaient plus les mêmes visages que tantôt, ils avaient déjà un masque. Des pères se hâtaient. Le bruit de l’harmonium s’élevait.

Ainsi, Georges avait vu passer tout le collège. Parmi ces garçons, il y en avait qui seraient ses amis. Il reprochait au lycée de ne lui avoir donné que des camarades, et ne doutait pas que l’internat ne fût le royaume de l’amitié. Il était sûr que, dans ce monde clos, rien ne ressemblerait à ce qu’il avait connu jusqu’aujourd’hui. Il regrettait d’être resté à l’écart un moment de plus : il aurait voulu se trouver déjà au milieu des autres.

Est-ce que la sœur l’avait oublié ? Était-elle tombée dans la malle ? Était-elle au salut ? Mais on eût dit que la communication des pensées la faisait reparaître à l’instant. Elle alluma l’électricité et remit à Georges sa serviette, sa timbale et son couvert. Puis elle se laissa tomber sur une chaise.

« Ah ! dit-elle, je vous assure que je n’ai pas perdu mon temps. Mais j’ai été interrompue bien des fois dans le rangement de vos affaires. À propos, je m’aperçois que vous avez manqué le salut à cause de moi, et je l’ai manqué aussi à cause de vous. Nous dirons une petite prière à l’intention l’un de l’autre.

« Après avoir mis votre trousseau à la lingerie, j’ai placé vos costumes dans l’armoire du dortoir, au casier qui porte votre numéro. Je n’ai pas transporté vos livres dans l’étude, ne sachant où est votre place. Ils sont restés près de votre table de nuit. Vous trouverez, dans le placard que l’on vous indiquera, la caissette de vos provisions pour le goûter ; tenez-la toujours fermée à clé, comme votre caissette de toilette : il n’y a pas de voleurs, mais il y a des indiscrets. »

Elle ponctuait chaque phrase par un hochement de tête.

« Enfin, ajouta-t-elle, on a monté votre malle et votre valise au grenier, non sans y avoir attaché une étiquette, car il faut penser à tout, mon enfant. Naturellement, j’ai fait votre lit, mais vous savez qu’ici l’on se passe de femme de chambre. Vous apprendrez vite, rien de plus facile. Les premiers jours, je ferai une inspection, afin de voir si ce n’est pas un peu trop de travers. »

Les portes de la chapelle s’ouvrirent, le salut était fini. Les élèves traversaient de nouveau le jardin pour aller au réfectoire. En sortant, la sœur marqua sur l’écriteau le mot : « À la cuisine ». Georges la suivit dans les interminables couloirs.

« Vous serez très bien à Saint-Claude, lui disait-elle. Tout le monde s’y plaît. Monseigneur y a passé une semaine, cet été. Vos camarades sont d’excellents petits, et vos maîtres des savants et des saints. Il ne vous reste qu’à être bien sage et à bien travailler, pour faire plaisir à vos parents et au bon Dieu. »

Georges descendit l’escalier. Il entendait grandir les échos du réfectoire. Le moment approchait où il allait se produire aux yeux de tous — lequel de ses compagnons avait pris garde à lui, dans une journée si tumultueuse ? Il n’était plus spectateur. Il arrivait sur le théâtre. Rapidement, il arrangea son nœud de cravate. Il se lissa les cheveux ; rien n’avait bougé : le matin, il avait mis beaucoup de fixatif.

Ce réfectoire, qu’il avait entrevu l’après-midi, avait bien changé, avec ces jeunes têtes qui le peuplaient, et, à chaque extrémité, l’imposante tablée des professeurs, juchés sur une estrade. Georges s’arrêta un instant, intimidé par les regards. Puis il se dirigea vers son grand préfet, qu’il aperçut debout, au fond de la salle. Le supérieur, qui présidait sous le crucifix, du côté de l’entrée, l’avait-il bien reconnu ? Le préfet, au moins, ne l’avait pas oublié et lui dit aimablement :

« Voilà enfin notre retardataire ! »

Il le conduisit à sa place et le présenta à ses camarades, laissant à ceux-ci le soin de se présenter eux-mêmes. Georges s’assit. Étonné de ne pas voir de nappe, il posa doucement, sur le marbre, ses ustensiles d’argent. On ne lui tendit pas la main, il ne la tendit pas non plus. Les assiettes étaient ébréchées ; des pichets de vin, des carafes d’eau, une corbeille de pain et une soupière fumante garnissaient la table. Georges fut tiré de ses réflexions par son voisin de gauche, qui le pria de redire son nom, que l’on n’avait pas bien compris. Lui, il s’appelait Marc de Blajan.

Tous deux firent plus ample connaissance. Marc était de S…, ville voisine de celle où habitait Georges. On les avait peut-être mis ensemble à cause de cela, ou plutôt à cause de la particule. Mais Georges espérait que Blajan n’était pas fils de marquis : si intéressant que fût celui-ci, il aurait déprécié le titre ; il avait le nez cassé, des cheveux clairsemés, et portait des lunettes vulgaires ; sa santé ne paraissait pas brillante, il était maigre, pâle. Les vacances ne lui avaient guère profité : déjà il prenait des drogues — il avait, dans son tiroir, un flacon pharmaceutique et une boîte de cachets. Le contraste était complet avec le voisin de droite, que Georges venait de reconnaître : c’était le jeune gaillard qui avait coupé une fleur et folâtré dans le buis. Celui-là respirait la vie et la force. Georges aimait son rire, ses yeux bleus, ses cheveux noirs, le léger semis de taches brunes qui avivait son visage. Tel était Lucien Rouvère, comme il venait de se nommer.

Après le dessert, un coup de sonnette du supérieur imposa le silence. Dans la chaire placée au milieu, un élève lut, debout, le premier chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ :


… Travaillez à détacher votre cœur de l’amour des choses visibles ; car ceux qui suivent l’attrait de leurs sens souillent leur âme et perdent la grâce de Dieu.


Puis chacun se leva et se tourna vers le supérieur, qui récitait les grâces. Georges était derrière Rouvère. Il regardait sa nuque fraîche, qui sentait la lotion.

Le dortoir, comme le réfectoire, était d’un aspect tout autre que dans la journée. Mais ici, c’était le silence qui régnait, donnant à cette assemblée de garçons un caractère hiératique. Georges savait qu’il conservait partout les mêmes voisins, suivant un usage destiné, paraît-il, à faciliter la surveillance. Son lit était l’avant-dernier — et celui de Rouvère le dernier — au fond à droite, contre la muraille, près des casiers. Il alla voir ses effets au numéro 25. La sœur avait tendu un petit rideau pour préserver de la poussière. Elle faisait bien les choses : elle savait remercier de la généreuse offrande qu’elle avait reçue. Les livres étaient soigneusement empilés contre l’espèce de coffre très bas qui servait de table de nuit. Mais, d’après ce que Marc avait dit, les manuels de troisième que Georges avait déjà achetés, ne lui serviraient à rien : le programme, ici, était différent. Voilà bien les boîtes religieuses ! Il leur faut toujours se distinguer.

Quelques élèves, tels que Rouvère, à qui la rentrée n’ôtait rien de leur sang-froid, mirent un peu de vie dans le dortoir en allant se laver les dents aux lavabos. L’eau des robinets retentissait sur les cuvettes de tôle. Georges commença à se déshabiller, en regardant les autres en faire autant. Il apercevait des dos, des poitrines, des bras nus, les uns dorés, les autres blancs. Il mit son pyjama. Certains se revêtaient d’une simple chemise de nuit ; il y avait les deux écoles. Georges se glissa sous les draps. Il ne s’était jamais couché au milieu de tant de monde. Rouvère était revenu du lavabo, et se déshabillait. Au lieu de se détourner, il s’était, au contraire, tourné vers Georges, en état d’innocence. Il avait passé le pantalon de son pyjama et n’arrivait pas à égaliser les deux bouts de la cordelière. Enfin, d’un saut, il s’assit dans le lit, qu’il avait découvert. La tête gracieusement inclinée, il se rongeait les ongles. Georges regretta que ce fût, à ce qu’il avait entendu dire, une manie d’enfant vicieux. Tous s’agenouillèrent sur leurs édredons, pendant que le surveillant récitait à haute voix une prière, dont les premiers mots étaient : « Le sommeil est l’image de la mort. »

La seule lumière qui brillât maintenant était celle d’une veilleuse. L’abbé, à pas muets, se promena un moment, puis s’éclipsa ; sa chambre était contiguë, et l’entrée donnait dans un vaste dégagement ouvert sur le dortoir. Il tira le rideau d’une fenêtre intérieure, pratiquée au-dessus des lavabos, et qui tenait les dormeurs sous sa garde. Sa disparition fut le signal de chuchotements discrets : les conversations commençaient.

Quelles bonnes places étaient celles de Georges et de ses voisins, éloignées à souhait des oreilles ennemies ! Marc lui en fit constater un avantage supplémentaire : le surveillant ne pouvait pas plus les surprendre que les entendre, car eux pouvaient le voir arriver — sa porte, invisible pour presque tout le monde, était à l’extrémité d’une diagonale qui allait jusqu’à leurs lits. Blajan traça, dans l’air, la figure géométrique du dortoir. Ensuite, il demanda :

« Est-ce que tu es très calé ?

— J’ai eu le prix d’excellence, l’année dernière, répondit Georges.

— Le préfet est gentil de nous faire voisiner, dit Marc en riant. C’est moi qui ai été le lauréat de quatrième à Saint-Claude. Tu vois, les pères savent ce qu’ils font — ils étudient soigneusement les places : nous ne copierons jamais l’un sur l’autre, et, en outre, nous n’aurons que plus d’émulation. Vous devez être diablement forts au lycée, avec vos professeurs agrégés. Ici, il faudra que tu sois de l’académie. C’est moins bête que d’être congréganiste. Moi, je suis académicien depuis un an, et je te patronnerai, si tu veux. Mais, bien que je sois très pratiquant, je me refuse à entrer à la congrégation : c’est le repaire de tous ceux qui ont des raisons de ne pas se faire repérer ; ça me dégoûte. »

Georges fut heureux que Blajan finît ses histoires. Il lui tardait de voir si Rouvère était encore éveillé. Ce garçon-là, dans son coin, n’avait que lui pour bavarder. La lumière de la veilleuse tombait sur son visage dont les yeux étaient fermés, mais il les rouvrit, comme s’il avait senti le regard de Georges. « Bonne nuit », dit-il en souriant, et il lui tendit la main ; puis il se tourna de l’autre côté, la tête à demi enfouie sous les draps.

Georges n’avait pas l’habitude de se coucher si tôt. Il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il songeait à la rentrée et à ses deux voisins : Blajan, c’était un monde qui était déjà le sien, et c’était un lauréat. Il se louait davantage du choix du préfet en ce qui concernait Rouvère. C’était, de tous ses camarades, le premier dont il eût serré la main ; ce signe de la destinée correspondait à son choix. Il dirait à Lucien de ne pas se ronger les ongles, ça peut donner l’appendicite.

Il pensa ensuite à autre chose : hier au soir, sa mère était venue l’embrasser dans son lit. Elle lui avait dit : « Demain, mon petit Georges sera loin. »

Qu’elle était loin, en effet ! Et les vacances, le lycée, la maison semblaient à Georges encore plus loin.

Il revoyait pourtant sa grande chambre, avec le tapis épais sur lequel il faisait sa gymnastique, le fauteuil d’où le chat persan suivait ses exercices d’un œil plein d’indifférence, l’étagère de ses livres — mais c’étaient ceux de la bibliothèque paternelle qu’il lisait la nuit — les deux gravures anglaises : Le garçon bleu, et Le garçon rouge, qui encadraient son lit, la pendule légère, dont le timbre évoquait le siècle où il aurait été déjà, non plus écolier, mais page du roi, comme ce petit chevalier de Sarre dont le portrait se trouvait dans le salon.

Aurait-il jamais cru que le collège le détacherait si vite de tout cela ? Il ne regrettait pas plus, dès ce soir, le confort et le luxe, qu’il ne regretterait demain sa bicyclette. Suivant le mot du préfet, c’est ici qu’il était chez lui.


Il rêvait. Il rêvait à une cloche… C’était la cloche de la cathédrale de M…, ou la cloche de l’église du village pendant les vacances, peut-être la cloche du château à l’heure des repas, peut-être rien de plus que le réveille-matin. Soudain, Georges se sentit secoué par les épaules et, sans comprendre ce qui lui arrivait, il aperçut un visage de prêtre au-dessus du sien, et entendit qu’on lui disait : « Allons, allons, debout ! »

Encore tout ébaubi, il s’agenouilla pour écouter l’oraison : « Mon Dieu, c’est par un effet de votre bonté que je revois la lumière… » Blajan lui faisait un signe amical. Georges jeta un coup d’œil vers Lucien, qui lui sourit. Il sauta au bas de son lit, mit ses pantoufles, vida les poches de son costume bleu, le brossa rapidement — il avait des principes — et le porta dans le casier. Il choisit un costume de golf, et se rendit aux lavabos.

Toutes les places étant occupées, il attendit. Chacun de ses camarades avait sa façon de faire sa toilette. Celui-ci se mouillait à peine, furtivement. Celui-là se savonnait la tête sous le robinet, ressemblant à une pièce montée, tout couvert de mousse. Cet autre se frottait le visage, comme s’il voulait l’écorcher. Cet autre, au contraire, paraissait modeler délicatement le sien.

Georges avait enfin terminé. Il étendit sa serviette sur la barre du lit et, après avoir humecté de lotion ses cheveux, plaça son miroir contre l’édredon pour se peigner.

Il apercevait Lucien Rouvère. Ce dernier s’habillait, comme il s’était déshabillé, avec un souverain mépris des convenances. Georges regarda où se tenait le surveillant, qui était tout là-bas. Rouvère le savait bien sans doute. En somme, quoi de plus naturel qu’il ne fît pas attention à son voisin ? Ils étaient des garçons : demain, Georges n’y ferait pas attention, lui non plus.

En étude, il n’eut qu’à suivre Blajan pour retrouver son pupitre, vers le milieu de l’étude, Rouvère étant ici à sa gauche, et encore au bout de la rangée.

Chez les grands, c’était le supérieur lui-même qui dirigeait cette « méditation », consacrée d’ordinaire au saint du jour. Il ne fit, ce matin, qu’une petite allocution familière. Après avoir souhaité la bienvenue à ses auditeurs, il rappela quels devoirs ils avaient à remplir envers Dieu et envers eux-mêmes, envers leurs maîtres, leurs parents, leurs camarades. Il les invita à assister avec ferveur à la messe qu’il allait célébrer, la première de l’année scolaire, celle du Saint-Esprit. Il annonça que la retraite qui commençait ce soir serait prêchée par un éminent père dominicain, et exprima l’espoir que chacun en retirerait tous les fruits désirables. Il parla des cahiers de retraite, qui devaient être remis aux professeurs.

Georges examinait ses compagnons placés devant lui, sans doute des élèves de quatrième — la division commençait à cette classe — les plus grands étant au fond. Vues de derrière, leurs têtes l’amusaient. Lui qui avait horreur des chiffres, il se mit à compter : il dénombra les ovales et les rondes, les petites, les moyennes et les grosses. Il les classa par couleurs. Il calcula combien avaient la raie à droite, et combien à gauche, ou les cheveux en arrière, comme lui. L’une d’elles, qui était brune, avait un épi blanc ; une autre, châtain, arborait des mèches blondes. Georges n’avait jamais pris garde à cela chez ses camarades du lycée.

Il se sentait plus près de ces garçons en les voyant écouter, dans ce silence religieux, des propos qui devaient les laisser aussi indifférents que lui-même et leur faire mieux apprécier leurs intérêts communs.

À la chapelle, les grands occupaient la droite du chœur, dans le transept, en face de la division des petits. Georges était placé au sixième rang. Il admirait la belle prestance du supérieur dans sa chasuble rouge. Le maître-autel avait, seul, le privilège de la clochette et du claquoir, ainsi que celui de la robe pour les servants. Aux autels mineurs, situés les uns dans les tribunes, les autres dans l’abside, des professeurs disaient leur messe, chacun servi par un élève. Que de messes rouges de tous les côtés ! Le collège débutait dans la couleur de l’amour.

À l’entrée de la nef, les garçons de la maîtrise, groupés autour de l’harmonium, s’apprêtaient à chanter. Tout à coup, le père qui les dirigeait commença majestueusement à battre la mesure, comme si le chœur entier allait se faire entendre, mais ce fut un solo qui entonna, suavement, ces paroles étranges :


Viens, Esprit d’amour,
Descends aujourd’hui dans mon âme,
Viens, Esprit d’amour,
Viens : elle est à toi sans retour.


Les choristes reprirent, et tout le monde continua tant bien que mal, pendant que le maître de chapelle s’évertuait en battant la mesure, tantôt vers la nef, tantôt vers le transept.

Il y eut quantité de communions. Georges était resté presque seul à son banc. Il étalait son beau chapelet de pierres bleues, désirant montrer qu’au moins il priait, s’il ne communiait pas. Rouvère s’était approché de la sainte table, avec Blajan. Sans doute eux et les autres s’étaient-ils confessés avant la rentrée, en vue de pouvoir communier dès ce matin. Mais tandis que Blajan avait suivi l’office avec soin, Rouvère s’en était bien peu inquiété, fredonnant même au lieu de répondre. Sa piété était gaie. En tout cas, Georges se ferait envoyer un petit tapis, comme Lucien en avait un, afin de s’agenouiller moins durement.

Aujourd’hui, on coupait à l’étude qui, d’ordinaire, venait après la messe. On alla droit au réfectoire pour le petit déjeuner. Le café au lait était déjà servi dans des bols d’aluminium. Georges pensa, avec un peu de mélancolie, au chocolat de son réveil à la maison, onctueux, mousseux et vanillé, si lourd dans la légère tasse chinoise. Il trouva également bien fade le pain mou, au souvenir des rôties beurrées. Mais ces derniers regrets ne durèrent pas plus que ceux d’hier au soir.

En récréation, le règlement qui obligeait à jouer chômait ce matin. Marc faisait à Georges les honneurs des lieux :

Cette partie de la cour était réservée aux élèves des hautes classes. Là-bas, c’était la ferme du collège, près du torrent dont on entendait l’écho. Au printemps, ces mûriers nourrissaient de leurs feuilles les vers à soie du vieux professeur d’histoire, célèbre également par sa souris blanche. Puis, le robinet d’eau potable, le mur pour la pelote basque, le terrain de ballon. Cette fenêtre était celle de la chambre du père Lauzon, directeur de la congrégation et professeur de mathématiques ; les autres étaient celles du dortoir. Par ce raidillon, on se rendait de la cour à l’esplanade de la serre, au-dessous de laquelle était nichée, dans une grotte, la statue de saint Claude.

Lucien Rouvère et le grand garçon qui jouait hier avec lui se promenaient côte à côte.

Maintenant, la classe. Georges avait fait le tour de son domaine. Le professeur — français-latin-grec — était sec, chauve, surnommé le Tatou. Il adressa quelques mots aimables à ses élèves, non sans un peu d’ironie à l’égard des deux ou trois redoublants ; puis, en observant les nouveaux visages, il fit, d’après sa liste, l’appel des noms : vingt au total. Il eut à l’égard de Georges une mention très flatteuse et le félicita d’être venu à l’enseignement chrétien.

Enfin, il communiqua la liste des livres classiques qu’on devrait retirer à l’économat, et il indiqua la page et le numéro d’une version latine pour le soir. Après quoi, il lut le sujet de la composition française : « Un tournoi sous François Ier. » Rien de mieux : cela permettrait à Georges de Sarre et à Marc de Blajan de s’affronter chevaleresquement.

« Je n’aime pas François Ier, dit Marc. Je n’aime que Louis XIV. »

Georges eut d’avance l’impression d’être le vainqueur du tournoi.

Pendant l’étude qui suivit la courte récréation de dix heures, on rédigea les billets de suppléments et les billets de confession. Billets de confession ? On était sous Louis XV, au temps de la bulle Unigenitus, et de


Ces billets si fameux

Que les morts aux enfers emportaient avec eux.


Georges s’occupa d’abord des suppléments. Il écrivit : « Viande le soir. Leçons de piano. » Rouvère avait demandé exactement les mêmes choses. Blajan — Georges le savait déjà — ne prenait aucun supplément, soit par principe, soit par économie, et avait raillé les délicats auxquels il faut de petits plats et de la musique. Il ne prenait que des remèdes.

Ensuite, Georges regarda quel nom Marc avait inscrit sur son autre billet, et vit que c’était celui du père Lauzon. Il se rappela lui avoir entendu dire que ce père était, comme lui, originaire de S… À la place de Marc, ce n’est pas cette raison qui l’eût décidé : un directeur de congrégation, et, qui plus est, professeur de mathématiques, ne lui disait rien. D’une part, les sciences n’étaient pas son fort, et, d’autre part, il lui semblait gênant d’avoir pour confesseur un de ses maîtres. Faute de mieux, il allait se recommander aux bons soins de l’économe, lorsqu’il jeta les yeux sur le nom que Rouvère avait tracé. Eh quoi ! Rouvère avait le même confesseur que Blajan ! Georges mit aussitôt, suivant la formule : « G. de Sarre désire être le pénitent du père Lauzon. » Blajan, à qui il montra ce billet, s’imagina certainement lui avoir inspiré ce choix.

Quatre par quatre, les élèves de chaque classe se rendirent à l’économat. Certains, à leur retour, considéraient d’un air d’effroi les livres entassés sur leurs pupitres. D’autres les feuilletaient avec respect, évitant d’en casser le dos, puis ils calligraphiaient leur nom au haut de la page de garde.

Comme il n’y avait pas de devoirs, le surveillant donna l’autorisation d’adresser une petite lettre aux parents : c’était une exception, la correspondance n’étant permise que le dimanche. Lucien, sa lettre finie, notait un tas de choses dans un carnet de poche. Il souriait à ses phrases, bien abrité derrière ses dictionnaires. Il savait toujours se protéger contre le surveillant.

Aujourd’hui, Georges pouvait voir comment s’ouvraient les principaux repas au collège. Après le bénédicité, le supérieur dit ces mots : « Deo gratias », ce qui fut le signal des conversations — on rendait grâces à Dieu par la parole. L’élève qui était en chaire descendit, puisqu’il n’y avait pas de lecture. Auprès du supérieur, se tenait le prédicateur annoncé, dont la robe blanche et la tête rase attiraient de nombreux regards ; mais un coup de sonnette mit fin à cette curiosité.

Georges ne savait pas que Blajan fût chef de table. Hier au soir, c’était à la bonne franquette. Maintenant, c’était sérieux. Blajan, non sans fierté, fit les parts de l’omelette.

Rouvère parlait de ses vacances : il avait campé dans la montagne, il s’était baigné dans des lacs, il était devenu fameux au tennis.

On eut deux desserts : des pommes, des amandes. C’étaient les gentillesses du premier jour, avec la promenade de tout à l’heure. Puis le même élève remonta en chaire et donna lecture du martyrologe, suivant le rite de midi :


Le quatrième jour d’octobre, à Assise, dans l’Ombrie, la naissance au ciel de saint François, confesseur, fondateur de l’ordre des Frères Mineurs, dont saint Bonaventure a écrit la vie, pleine de saintes actions et de miracles…

En Égypte, des saints martyrs Marcus et Martien, frères, et d’une multitude presque innombrable d’autres martyrs de l’un et de l’autre sexe, et de tout âge, dont les uns furent brûlés, après avoir enduré les fouets ou d’autres tortures horribles, les autres furent jetés dans la mer, quelques-uns furent décapités, plusieurs consumés de faim, certains cloués à des gibets, d’autres suspendus en l’air, la tête en bas et les pieds en haut…

À Alexandrie, des saints prêtres et diacres Caïus, Fauste, Eusèbe, Chérémon, Lucius et leurs compagnons…

À Bologne, de saint Pétrone, évêque et confesseur…


Les détails effrayants, et les noms baroques qui faisaient hésiter le lecteur, provoquaient un sourire discret chez beaucoup de garçons. Dans ces fastes, Georges retrouvait du moins ses deux voisins : Marcus et Lucius. Lucien lui plaisait en Lucius. Lucien Rouvère ! Lucius Vérus ! C’était un empereur. On pouvait lui faire un peu la cour, sans déroger. Marcus rappelait un héros de Quo Vadis ? Il y avait aussi, dans la liste du jour, saint Pétrone. Ce n’était pas le Pétrone du roman, qui était mort couronné de roses, en s’ouvrant les veines. Saint Pétrone avait dû mourir autrement.

En route pour la promenade. Après avoir traversé le petit village attenant au collège, on se dirigea vers la montagne. En passant par un bois de châtaigniers, des élèves se baissaient vers les bogues entrouvertes qui jonchaient le chemin, mais il fallait d’abord ne pas se piquer, ensuite agir vite, car le surveillant faisait respecter le bien d’autrui.

Lorsqu’on fut arrivé sur un plateau, diverses parties de ballon s’organisèrent. Georges et Marc, qui avaient peu d’amour pour ce sport, se contentèrent du rôle de spectateurs. Même ici, le règlement n’était pas encore impératif.

Lucien faisait des prouesses dans l’équipe de sa classe. Le gardien de but d’une autre était ce garçon qui s’intéressait tant à ce même Lucien ; Georges emmena Blajan de son côté.

Quel âge pouvait-il avoir, ce garçon-là ? Seize ans à peu près. Il était bien découplé, hardi, son visage était rieur, et il y avait comme une flamme dans ses yeux.

Il jouait bien : par une belle détente, il venait d’arrêter le ballon en se plaquant au sol. « Bravo, Ferron ! bravo, André ! » lui crièrent ses camarades.

Il s’était écorché le coude.

« Et justement, fit-il, j’ai laissé mon mouchoir dans mon veston ! »

Georges tira le sien de sa poche et s’avança pour le lui tendre.

« Oh ! merci, dit André. Veux-tu le nouer toi-même ? »

Puis il ajouta :

« Tu es en troisième, n’est-ce pas ? Tu es à côté de Rouvère. »

Les joueurs se rapprochaient. Georges revint auprès de Blajan.

« Il est sympathique, ce Ferron, dit-il.

— Ils sont tous sympathiques », répondit Marc d’un drôle d’air.

Georges lui demanda ce qu’il voulait laisser entendre.

« Tu sais, répondit Marc après un instant de réflexion, il y a deux sortes de camarades, à Saint-Claude comme partout. Mais certainement les mauvais y sont les plus nombreux. Il te faudra choisir entre les uns et les autres.

— Qu’appelles-tu mauvais camarades ?

— Bien sûr, pas ceux qui trichent à colin-tampon. J’appelle bons les purs, et mauvais les impurs.

— Si je comprends bien, Ferron appartient à la deuxième catégorie.

— Précisément. Je le connais depuis longtemps, cet excellent Ferron. Je l’ai déjà vu à l’œuvre dans la première division, où il faisait du prosélytisme d’une certaine espèce. Depuis l’an dernier, il me semble, d’ailleurs, s’être un peu calmé, car je ne lui ai plus connu de favori en titre. C’est peut-être qu’il est devenu discret. »

Ces confidences, que Marc accompagnait d’un petit rire, avaient rempli Georges d’amertume. Lucien ne pouvait plus être l’ami espéré. La place était déjà prise et Georges savait par quelle sorte d’ami.

« Je me suis souvent demandé une chose, dit Marc : c’est comment les garçons impurs pouvaient avoir la santé nécessaire pour faire leurs études. Mais un jour ou l’autre, ils doivent tomber brusquement. »

Pendant qu’on revenait vers le collège, Georges touchait dans sa poche le mouchoir froissé que Ferron lui avait rendu. Il posait le bout du doigt sur le caillot de sang que l’écorchure avait fait. Il détestait ce sang-là. Demain, il changerait de mouchoir.

Lucien était à deux rangs devant lui. Comme sa démarche était légère ! On aurait dit qu’il allait sur la pointe des pieds. Il n’avait pas la mine de quelqu’un qui va tomber, même pas afin d’arrêter le ballon. Et ce pauvre Marc qui se plaignait déjà de la fatigue, qui était essoufflé ! Ses propos sur André étaient-ils vraiment justifiés ? Il parlait peut-être ainsi par jalousie contre des garçons bien portants. Il voyait de l’impureté là où il y avait de la santé. Et qui sait ? Peut-être aussi les soupçons de Georges n’étaient-ils pas plus exacts. Peut-être que Lucien n’était pas encore sous la coupe d’André. Il ne fallait pas renoncer si vite à sa conquête. Ce n’était aujourd’hui que le lendemain de la rentrée.

À l’étude du soir, Georges, avant de se mettre au travail, se retourna pour voir où était placé Ferron. Son rival était loin. On pouvait travailler en paix. Il s’agissait de traduire la version latine indiquée par le Tatou : « Le temps ne peut faire oublier la patrie. »

Georges, en recopiant, se souvint de ce que Marc lui avait dit tantôt, qu’on devait mettre, en haut, à gauche, les initiales « J.M.J. » (Jésus, Marie, Joseph), et, au milieu, une petite croix. Il n’avait rien inscrit de semblable sur sa composition : ce serait un peu fort si ça lui faisait perdre des points, d’autant que Marc, après avoir lu son brouillon, lui avait humblement rendu les armes.

Au premier coup de cloche, un élève de chaque classe se leva pour ramasser les copies et les remettre au surveillant. Georges s’amusait de ces menus offices, dont les titulaires paraissaient si fiers. Il faisait la revue de tous ceux qu’il avait déjà constatés : celui de recueillir les billets au début de l’étude, celui d’être chef de table, celui de lire au réfectoire, celui de distribuer le pain du goûter, celui de sonner la cloche, celui de remplir les encriers des pupitres, celui de s’occuper de la bibliothèque, celui de marcher en tête sur les rangs. On se disputait probablement ces privilèges, comme, sous l’Ancien Régime, ceux de visiteurs de marée, de commissaires des cendres ou de compteurs des foins.

La retraite s’ouvrait dans la salle d’études des petits. Ceux-ci avaient été réunis sur les premiers bancs, en vue de faire place à leurs aînés. Quelques-uns se retournèrent, mais leur préfet, d’un claquement de doigts, les rappela à l’ordre.

Le dominicain, debout dans la chaire, les mains croisées sur la poitrine, les yeux levés vers le ciel, semblait en extase.

Des chaises, autour de l’estrade, étaient réservées au supérieur et au préfet de chaque division. Les professeurs occupaient des banquettes le long de la salle. Il y eut un certain désordre dans l’installation des grands. Enfin, après la prière, tout le monde s’assit. Georges n’avait pas perdu ses deux voisins réglementaires, mais il s’aperçut qu’André se trouvait de l’autre côté de Lucien.

Le prédicateur commença par citer des vers, sur un ton pathétique :


Petits enfants à tête blonde,
Vous dont l’âme est un encensoir…


Il demanda aux enfants qui l’écoutaient de bien se rappeler « ces mots d’un poète chrétien » applicables, sans doute, aux bruns comme aux blonds.

« Que le collège, s’écria-t-il, ressemble, toute l’année, à un grand encensoir ! Soyez dignes de la grâce passagère qui est répandue sur vos visages, plus dignes encore de la grâce de Dieu qui se répand dans les cœurs. Soyez dignes aussi, en quelque sorte, des grands exemples fournis à votre jeunesse par l’histoire religieuse. C’est souvent dans l’enfance qu’éclate la très grande vertu, comme nous le prouvent saint François de Paule qui, à quatorze ans, se fit ermite, et tant d’autres dont chaque conférence me donnera l’occasion de vous parler. Mais je veux inscrire, dès ce soir, au fronton de votre salle d’études, les noms les plus glorieux de tous les enfants, les noms de ceux qui, à votre âge même, n’ont pas refusé à Dieu l’hommage de leur sang : saint Justin d’Auxerre, mort pour la foi à neuf ans ; saint Cyrille de Césarée, à dix ans ; saint Mammès de Cappadoce, martyrisé la première fois à douze ans ; saint Juste d’Alcala et saint Guy, à treize ans ; saint Pancrace, à quatorze ans ; saint Agapit et saint Venant, à quinze ans ; saint Donatien et saint Rogatien, dans la fleur de leur adolescence. Vous à qui il n’en coûtera rien, n’auriez-vous donc pas le courage, dans cette douce maison, d’être des enfants chrétiens, tout simplement ?

« Si je vous ai montré d’abord les sommets, je dois vous signaler maintenant les abîmes. L’enfant, cette parure du monde, peut, hélas ! connaître les laideurs du péché. Il y a les enfants de lumière, mais il y a aussi les enfants de perdition : le front de ces enfants perdus ne reste pas moins lumineux, mais leur âme est plongée dans la nuit. Un jour que saint Grégoire le Grand traversait le marché de Rome, il aperçut de jeunes garçons d’une ravissante beauté, que l’on exposait en vente comme esclaves, car, au vie siècle, l’esclavage n’était pas aboli. Il demanda d’où ils étaient. Entendant qu’ils étaient Angles, c’est-à-dire du pays d’Angleterre, qui n’avait pas encore reçu la foi : « Dites plutôt des anges, répondit-il, s’ils n’étaient pas sous l’empire du démon. » Mes enfants, ne l’oubliez jamais, les démons prennent quelquefois le visage des anges, et, d’ailleurs, sont-ils autre chose que des anges déchus ?

« Pour rester purs comme vous l’êtes, ou pour le redevenir, si par malheur vous ne l’étiez plus, vous devez veiller et vous devez prier, suivant le commandement de celui qui s’est appelé lui-même le Fils de l’homme. Priez, c’est la prière qui sauve. Veillez, car l’ennemi vous guette. Veillez sur vos amitiés, qui peuvent être l’ennemi. Qu’elles ne soient jamais de ces amitiés particulières, qui cultivent uniquement la sensibilité ; car, ainsi que l’a dit Bourdaloue, la sensibilité se change aisément en sensualité. Qu’elles soient des amitiés publiques et des amitiés de l’âme. Vous serez alors comme les pieux enfants que saint Benoît avait auprès de lui à Subiaco, dans ce qu’il appelait son école, « l’école de la vie ». Entre tous, deux garçons de famille patricienne, et unis par l’amitié, étaient devenus ses disciples préférés : ils se nommaient Maur et Placide, et ont été mis par l’Église au nombre des saints. Placide, alors âgé d’une quinzaine d’années, puisait de l’eau dans le lac de Subiaco, quand il perdit l’équilibre et tomba, et le vent l’entraînait loin de la rive. Saint Benoît, dans sa cellule, en fut averti par une voix intérieure. « Courez vite, dit-il à Maur, l’enfant vient de tomber à l’eau. » Maur se jeta dans le lac, avec une foi miraculeuse : les eaux le portèrent et il sauva son ami.

« Demain, 5 octobre, c’est la fête de saint Placide. Commencez votre année scolaire sous la bénédiction de ce saint. Demandez-lui de saintes amitiés, qui vous sauvent des périls. Demandez-lui surtout de mériter, comme lui, l’Ami suprême, qui vous récompensera éternellement dans le ciel, et à qui vous pouvez dire ici-bas le mot de l’Imitation, en vous unissant à sa divinité par l’eucharistie : « Tu es véritablement mon Bien-Aimé… »

Georges entendait ces paroles, qui se gravaient dans sa mémoire impitoyable, et pourtant sa pensée ne s’y arrêtait pas. Il avait été distrait à peine par Blajan, qui avait écrit, sur un bout de papier, les noms des jeunes saints avec leur âge. Il songeait à André Ferron, qui écoutait tranquillement, près de Lucien, la condamnation des amitiés particulières.

On alla au salut du saint sacrement. Hier, pendant que se célébrait cet office, Georges ne connaissait encore que le règlement du collège, et, aujourd’hui, il en savait déjà trop sur ce qui était en dehors du règlement.

Le supérieur, dans sa stalle, chantait, en prenant une demi-mesure avant les autres. Le maître de chapelle se démenait plus que jamais. Blajan tenait son livre des deux mains. Celui de Lucien était à l’envers, sur l’accoudoir.

Au réfectoire, Georges nota que Ferron était à une table en face de la leur, ce qui lui permettait de jeter de temps en temps un regard vers Lucien. Comment se faisait-il que Blajan n’eût pas remarqué tous ces manèges ? Sans doute parce qu’il faisait un cas excessif de la prudence d’André, et qu’il ne s’intéressait nullement à Lucien.

Il ne manquait à Georges que de relever la place de son concurrent au dortoir. Là du moins, il se sentit encore plus tranquille qu’en étude — ce garçon était exactement à l’autre bout.

Lorsque le surveillant eut disparu, Georges sentit quelque chose tomber sur son chevet : c’était du chocolat, que son voisin de droite venait de lui lancer. Il remercia Lucien, et, se tournant vers lui, se mit à croquer doucement les petits carrés, qui étaient aux noisettes. « C’est très bon, dit-il.

— J’en ai une provision. Nous en mangerons tous les soirs. »

Ces mots de « tous les soirs » furent pour Georges plus délicieux que les carrés aux noisettes. Il semblait que Lucien reconnût déjà ses droits sur lui.

« De quel mois es-tu ? demanda-t-il.

— De juillet. Je suis né le 16 juillet. Et toi ?

— Le 6 novembre. À quatre mois et dix jours près, c’est la même chose. »

Georges se mit à rire.

« On ne t’a jamais fait ton horoscope, ton thème natal, à toi qu’on dit si fort en thème ? reprit Lucien.

— Non. Voilà un point où j’en sais moins que toi.

— J’ai un oncle qui s’occupe d’astrologie. Il m’a appris qu’à ma naissance, le soleil était dans le Scorpion, ma Vénus bien exposée, et la lune en 10, comme pour Jeanne d’Arc.

— Mes compliments. Tu me diras une autre fois ce que cela signifie. En attendant, je ne m’étonne plus que tu joues si bien au ballon. Tes planètes ont fait merveille cet après-midi.

— Je me suis bien amusé.

— Dans l’équipe des grands, il y a aussi de bons joueurs, Ferron notamment.

— Oui, en effet.

— N’est-ce pas près de lui que tu étais hier dans la cour intérieure, ce matin en récréation, et ce soir pendant la conférence ?

— Eh bien ! tu réussirais dans la police.

— J’observe, mais je ne dénonce pas.

— Heureusement ! On n’aime pas les cafards à Saint-Claude.

— Quel mal peut-il y avoir que l’on te remarque avec Ferron ?

— Aucun, mais nous aimons mieux ne pas être remarqués.

— Tu m’étonnes, réellement. Est-ce qu’il faut cacher ses amitiés ici ? En tout cas, sur cette question et sur quelques autres, je n’ai pas les mêmes idées que notre brave prédicateur. Tu verras d’ailleurs que je suis discret. »

Lucien parut réfléchir un instant, comme Blajan l’avait fait avant de parler des mauvais camarades ; puis il se pencha pour parler de plus près.

« Écoute ! dit-il. Avec toi, je me sens en confiance, et, bien que je ne te connaisse que depuis hier, je vais tout te raconter. Tu seras le seul à qui je l’aurai dit. D’ailleurs, c’est décidé, veux-tu ? Pas de secret entre nous, et, hors de nous, le secret. »

Plus solennellement que la veille, il lui tendit la main : leur pacte était scellé. Il reprit tout bas :

« Voilà. André Ferron est mon ami. Nous avons mêlé notre sang l’année dernière : on se fait une petite entaille au bras, puis chacun avale les quelque gouttes qui coulent sur le bras de l’autre. Après ça, on est uni, à la vie et à la mort.

« André avait son lit en face du mien, dans la rangée du milieu, là où est aujourd’hui cet idiot. La nuit, il venait bavarder avec moi. C’était notre bon moment. Maintenant que l’on a changé les places, il lui faudrait traverser tout le dortoir à quatre pattes ; ce n’est pas possible. En récréation, nous évitons soigneusement de nous faire voir ensemble ; hier et aujourd’hui, c’était exceptionnel. Nous ne négligeons, non plus, aucun des sauf-conduits en vigueur : nous sommes de la congrégation, nous communions chaque matin, etc.

« Notre triomphe a été pendant les vacances : André s’était arrangé pour faire choisir par ses parents la station où je passais le mois d’août avec les miens. Nous avons été censés nous retrouver par hasard. Nos familles ont lié connaissance, et nous ont exhortés à ne plus nous quitter : pense donc, camarades de collège et enfants de Marie ! André m’a donné de petites répétitions : en huit jours, nous avons bâclé mes devoirs de vacances — grec, latin… Il m’a appris à jouer au tennis. Nous avons fait de magnifiques excursions — la plus formidable a été une nuit passée à la belle étoile, dans la montagne.

« André est poète, il me dédie des vers, je te les ferai lire ; je les recopie dans un carnet où je note aussi mes souvenirs de vacances, mes impressions, mes résolutions. C’est mon vrai cahier de retraite. »

Lucien n’avait rien épargné à Georges. Il s’était épanché à merveille dans le cœur de son nouvel ami. Et Georges ne haïssait André que davantage, et ne désirait que davantage être l’ami unique de Lucien.


À la méditation, le supérieur se félicita du grand nombre de communions qui avaient signalé la messe du Saint-Esprit.

« J’y vois, dit-il, la preuve consolante que la plupart d’entre vous ont passé de bonnes vacances, vraiment dignes de ce nom, et qu’ils n’ont pas perdu l’habitude des devoirs religieux. J’espère que les autres ne tarderont pas, pour leur propre bien, à les imiter. L’eucharistie doit être la rosée quotidienne de vos jeunes âmes. »

Encore une messe en rouge. Georges feuilleta le gros missel que Marc lui avait fait prendre à l’économat. Il y avait tout près de deux mille pages de papier bible : « cycle temporal, cycle sanctoral » (quels termes Seigneur !) ; sur chaque fête, une notice historique ; le commun des saints de diverses catégories ; des oraisons numérotées pour tous les cas ; des vignettes pieuses, la carte de la Galilée, celle des voyages de saint Paul…

Au moment de la communion, Georges se trouva confus de rester absolument seul, au moins des six premiers bancs. Chez les petits, qui se rendaient à la sainte table conjointement avec les grands, il y avait d’assez nombreuses abstentions, tandis que ceux-ci communiaient en masse. Georges avait le sentiment de se singulariser. Il lui semblait que le surveillant le regardait d’un œil soupçonneux. Cela ne pouvait durer. Il fallait suivre les usages de la maison.

Bien que la confession fût fixée, en principe, au samedi, Georges irait voir aujourd’hui le confesseur. Les défaillants d’hier matin avaient dû le soir, pendant l’étude, aller se laver de leurs fautes. C’est probablement ce qui leur avait permis de répondre si vite aux encouragements de M. le supérieur.

Sans doute, Georges se rappelait-il la conversation de la nuit dernière, mais il avait peine à voir dans tous ces garçons des émules de Lucien. Il inclinait même à penser que celui-ci avait exagéré sur son propre compte, autant que Blajan sur celui des autres. Il avait cru à leurs paroles dans la pénombre du dortoir ou dans l’aparté de la promenade ; mais, maintenant, en présence de l’autel, il n’y croyait plus. Quant à lui, malgré sa piété mitigée, il ne s’imaginait pas assez d’impudence pour pratiquer les sacrements par dérision.

Les classes étaient réduites pendant la retraite. Une longue instruction les remplaçait ce matin, chaque division restant à part. Chez les grands, le supérieur l’employa à lire et à expliquer un texte de Bossuet sur l’amour divin. Il ne s’agissait que de l’amour, à Saint-Claude.

L’étude qui suivit devait être uniquement consacrée aux cahiers de retraite. Georges, en réfléchissant à ce qu’il allait écrire, trouvait que le prédicateur s’était un peu contredit, et qu’on ne savait plus si les enfants étaient des anges ou des démons. Cela le fit souvenir des articles consacrés aux mots « Collège » et « Collégien », qu’il avait lus dans le Grand Larousse.

On citait, à « Collège », des textes où il était question des amitiés naïves et pures, des « saintes amitiés de collège » ; et, à « Collégien », on voyait une phrase relative aux « dangers » et aux « vices », avec ce simple commentaire : « Ceux qui ont été collégiens nous comprennent. »

Marc de Blajan traçait, en lettres capitales, sur la première page de son cahier, une des citations de la conférence : « Veillez et priez ! »

Par réaction, Georges s’imposa de ne développer que le côté séraphique du sujet. Non content des « petits enfants à tête blonde », il se référa aux poèmes de ce genre qui figurent dans les Morceaux choisis : « Enfants, vous êtes l’aube… », « Tête sacrée, enfant… ! », « Ah ! si j’étais le cher petit enfant… ! »

L’après-midi, classe d’histoire. Le professeur était vieux et rabougri. Son visage semblait en papier mâché. Quelques poils blancs lui tenaient lieu de sourcils. Il mettait ses lorgnons sur les ailes de son nez, ce qui lui donnait un ton nasillard. Il s’était rasé un peu vite, car ses oreilles étaient pleines de savon. Lorsqu’il eut donné un aperçu de L’Époque contemporaine, il dicta les grandes lignes d’un tableau analytique et synoptique du chapitre premier : « L’Ancien Régime en France ». Il remit à un élève, qui aurait charge de le faire circuler, le modèle du tableau à recopier intégralement. Il recommanda qu’on en prît soin.

Ce tableau, sur feuille double, faisait, quand on l’ouvrait, l’effet d’une palette. Il était bariolé d’encres et de crayons de diverses couleurs. Les annotations concernant le roi et la cour étaient à l’encre bleue ; pour le clergé, à l’encre noire ; pour la noblesse, à l’encre verte ; pour la justice, à l’encre rouge ; et pour le tiers état, à l’encre jaune. Il y avait des noms soulignés au gros trait, et d’autres au trait fin, et les accolades étaient admirablement moulées. Toutes les subdivisions étaient à la paire, mais diversement représentées : I, II ; 1° 2° ; A) B) ; a) b)… C’est le professeur d’histoire qui avait dû réduire les saisons à deux dans le règlement.

Ensuite, nouvelle instruction : encore Bossuet, encore l’amour divin — pour finir, l’esprit de sacrifice. Le supérieur raffolait de Bossuet et, en général, du grand siècle. À l’académie, dont il avait la direction, Bossuet régnait en maître, d’après ce qu’avait dit Marc de Blajan. Celui-ci y était à son aise, puisqu’il aimait le grand roi. Georges se demandait qui, personnellement, il pourrait trouver de grand à aimer : il avait le choix entre Alexandre le Grand et saint Grégoire le Grand. Il avait déjà le culte du premier, et le prédicateur avait parlé du second.

Au goûter, Lucien était venu auprès de Georges. Il était gentil à voir, mangeant sa grenade. Il se penchait, de crainte de se tacher avec le jus. Il donna un quartier à Georges, qui lui offrit de son nougat.

« J’appellerai cela, dit Georges, cultiver l’esprit de sacrifice.

— C’est plutôt, répondit Lucien, cultiver l’esprit du collège. Ici, tout l’art est de savoir présenter les choses.

« L’an dernier, pendant l’hiver, je m’étais inventé des maux de cœur qui me prenaient au saut du lit. Un de mes camarades d’une autre classe (il regarda Georges malicieusement en disant ce mot) eut, comme par hasard, la même indisposition. Chacun de notre côté, nous allions à l’infirmerie après la toilette, pour nous chauffer tranquillement, mais nous nous refusions hautement à prendre le moindre remède, afin, disions-nous, de pouvoir communier. Nous descendions dare-dare à la chapelle au moment convenable — nous savions le calculer — puis nous remontions à l’infirmerie en vue d’échapper à l’étude, et ne reparaissions, frais et dispos, qu’au petit déjeuner. Eh bien ! sans l’invention de la communion, nous aurions passé tout de suite pour des malades suspects, tandis que nous avons eu ainsi huit matinées très amusantes. »

En étude, Georges remit un billet au nom du père Lauzon, en ajoutant, entre parenthèses : « Confession ». Il souhaitait suggérer au père l’idée de le recevoir à la chapelle, comme ses pénitents du samedi. Il avait appris que l’on confessait quelquefois dans les chambres, et il pensait avoir moins de honte dans l’ombre discrète d’un confessionnal que sur un prie-Dieu.

Lorsqu’il eut recopié la traduction de sa version grecque — « La guerre et l’agriculture », de Xénophon — il rouvrit son pupitre pour prendre un livre, en attendant son billet de sortie. Il choisit l’Histoire de l’Antiquité, qu’il n’avait eu garde d’oublier chez lui, la conservant avec soin depuis sa classe de sixième. C’est là que son esprit voyageait le mieux.

Il trouvait plaisant de revoir aujourd’hui dans cette étude les images familières : les enfants à l’école, les acteurs, Alexandre… Il relisait cette phrase : « Alexandre, fils de Philippe, était célèbre par sa beauté. » La reproduction du livre ne donnait guère l’idée d’une beauté si remarquable. Georges pensait à une pièce d’or antique, portant l’effigie de ce héros, qui se trouvait dans le médaillier de la maison. Là, vraiment, Alexandre était beau ; là, on pouvait comprendre qu’il eût été célèbre par sa beauté.

Le père Lauzon vint lui-même chercher Georges. Il prit le chemin de sa chambre. En montant l’escalier, Georges se disait qu’après tout, ce serait plus intime qu’à la chapelle ; cela lierait davantage le pénitent et le confesseur. Et le choix de ce confesseur, indépendamment de Lucien ou de Marc, n’était pas mauvais non plus : puisque le père était professeur de mathématiques, matière qui était justement le point faible du pénitent, il serait peut-être, à cet endroit, enclin à l’indulgence. Georges se sentit confus de ces réflexions : il cultivait bien vite, en effet, l’esprit du collège.

Jamais encore, il ne s’était trouvé dans la chambre d’un professeur, d’un prêtre. Sur la table, chargée de livres, étaient placées une statuette de la Sainte Vierge en plâtre colorié, et une lampe dont un journal complétait l’abat-jour, à l’aide d’une épingle. Dans un coin, le lit et la table de toilette, à demi cachés derrière un paravent ; dans un autre, un prie-Dieu, où étaient posés un surplis et une étole.

Le père fut très aimable. Sa parole était élégante. Ses gestes ronds, ses yeux bleus, ses cheveux légèrement bouclés, ses joues fleuries lui donnaient un air candide, qui allait bien à un directeur de congrégation.

Il était déjà renseigné sur Georges, qu’il appela son premier pénitent de l’année. Il avait voulu le recevoir ici, cette fois, afin de bavarder un peu avec lui. Il serait toujours à sa disposition pour le guider, aussi bien dans le domaine des études que dans celui de la conscience.

Georges prit le temps de dire qu’en mathématiques, les résultats ne récompensaient pas régulièrement ses efforts, mais qu’il comptait être à Saint-Claude, sinon plus heureux, du moins encore plus appliqué. Il se dirigea ensuite vers le prie-Dieu.

Le père revêtit le surplis et l’étole violette, et s’assit au bord d’une chaise. Georges s’agenouilla. Que devaient être les confessions de Lucien, si ce qu’il avait dit de ses communions était exact ? Georges allait-il faire de même ? Commencerait-il l’année par un mensonge ? La simplicité de ce tribunal de pénitence le touchait, au lieu de le gêner comme il avait craint.

En se relevant, il remarqua une gravure clouée sur la muraille, près du crucifix : L’adoration de l’Agneau. C’est pour cela que le père, dans son exhortation, avait parlé de la pureté de l’Agneau.

À la conférence de ce soir, il y eut plus de discipline. Les petits ne se retournèrent pas à l’entrée des grands, et ceux-ci se placèrent avec ordre dans chaque rangée. André n’avait pu se faufiler jusqu’auprès de Lucien.

Le dominicain annonça qu’il allait parler de la pureté : c’était à l’ordre du jour. Pour commencer, il fit un peu d’étymologie. Il déclara que le mot « pur » venait du latin puer, c’est-à-dire « enfant », et avait en sanscrit la même racine.

Puis, comme la veille, il donna une statistique, celle des serviteurs de Dieu qui avaient fait vœu de chasteté dans leur enfance ; à six ans, le bienheureux Pierre de Luxembourg, qui fut cardinal à quinze et mourut peu après ; à neuf ans, saint Louis de Gonzague, dont la pudeur était si grande qu’il ne laissa jamais voir à son valet de chambre le bout de ses pieds nus — aussi, a-t-il mérité d’être appelé, par l’Église, le patron de la jeunesse, avec saint Stanislas Kostka, dont on nous dit que, tout enfant, il s’évanouissait à la moindre parole impudique ; à dix ans, saint Jean de Matha se vouait à la Sainte Vierge ; à treize ans, saint Henri, futur empereur, et saint Edmond, dont la jeune piété illumina la fin du xiie siècle, firent de même. L’anecdote d’aujourd’hui était en l’honneur de saint Edmond :

« Écolier, se promenant avec des camarades, il venait de les quitter pour ne pas entendre leurs discours pervers, lorsqu’un enfant d’une parfaite beauté se présenta devant lui, et lui dit avec grâce : « Je te salue, mon bien-aimé. » Edmond demeurant tout interdit, l’enfant ajouta : « Ne me reconnais-tu donc pas ? — Tu dois te tromper, lui répondit Edmond. — Comment ! c’est moi qui suis toujours à tes côtés quand tu es à l’école, et qui t’accompagne partout où tu vas. Mon nom est Jésus. »

Quelles curieuses histoires, celles du prédicateur ! Toujours, il y était question de la beauté, ainsi que dans l’histoire grecque.

Soudain, Georges, qui avait les bras croisés sur le pupitre, s’aperçut que sa main droite était voisine de la main gauche de Lucien. À l’abri de son coude, il l’avança légèrement et toucha son ami. Il lui semblait accomplir une chose considérable, comme si, dans cette minute, il décidait de son avenir. La confession de tantôt lui parut aussi factice que la voix du prédicateur, aussi irréelle, aussi académique.

Il avait à présent la main entière appuyée sur celle de Lucien, qui ne se retirait pas. Il n’osait regarder si celui-ci souriait. Peut-être son geste ne passait-il que pour une gaminerie, une bravade innocente à l’égard de la conférence sur la pureté.

Quand on sortit, Lucien s’échappa, après avoir dit un mot au surveillant. Quelques minutes plus tard, à la chapelle, Georges stupéfait le vit arriver au pied de l’autel, en robe rouge et en surplis, avec André.

C’était Lucien qui tenait l’encensoir. Il avait l’air tout à fait poétique. Se répétait-il des vers d’André ou ceux du poète chrétien sur les enfants dont l’âme est un encensoir ?

Qu’aurait pensé de cela le prédicateur qui officiait, enveloppé de la chape rouge en l’honneur de ce saint Placide, dont il donnait hier, comme modèle, l’amitié avec saint Maur ?

Georges jeta un coup d’œil sur l’assistance : personne, pas même Blajan, ne paraissait prendre garde le moins du monde à André ni à Lucien. Cette inconscience générale l’exaspéra. Sa jalousie à l’égard d’André lui devint intolérable. Il songeait avec rage à sa petite victoire de la conférence. Il mesurait toute la distance qui le séparait de son rival triomphant. André avait pour lui l’ordre établi et toutes les ressources du collège, savamment exploitées.

Lucien arriva en retard au réfectoire, et André un moment après. « C’est assommant d’être enfant de chœur, dit Lucien, c’est bête. On ne m’y reprendra plus de longtemps. » Et, du genou, il poussait Georges, lui faisant entendre que cette phrase signifiait le contraire, qu’elle cachait son bonheur caché.

Il était d’une gaieté folle. Il riait d’un rien et chantonnait. Il reprochait à Georges son peu d’appétit. De force, il lui remplissait son assiette. André, là-bas, avait l’air aussi heureux.

Georges, au dortoir, attendit avec impatience le départ du surveillant, en vue de savoir ce que Lucien allait lui raconter. Mais Lucien s’était endormi. Georges avait-il oublié qu’il n’était que l’ami en second ? Non seulement les fêtes intimes se passaient sans lui, mais on ne lui en devait pas toujours le compte rendu. Il ne restait que Blajan pour la conversation.

Cet excellent Marc était heureux, à son tour, de dire à Georges une partie de ses secrets, qui concernait également ses vacances. Les secrets allaient vite, dans ce dortoir. Blajan avait voué une passion à l’une de ses cousines, avec laquelle il avait passé l’été à la campagne. Afin de ne pas être en reste, Georges parla des deux cousines qui étaient venues chez lui à la même époque — aucune d’elles ne lui inspirait d’ailleurs tant d’effervescence. Marc demanda le prénom de la plus jolie et fut satisfait de savoir que c’était Liliane. Il se fit préciser ensuite la couleur de la chevelure, mais Georges ne put ajouter quelle était au juste celle des yeux. Marc compléta la description de son idole à lui, et promit d’en faire voir dès demain la photographie, qu’il laissait dans son livre de messe. Cette cousine était en effet l’objet de ses prières comme de ses pensées, et c’est pour être digne d’elle qu’il faisait une excellente retraite, en prenant des notes pendant les conférences.

Avant de s’endormir, Georges se représenta encore le salut de ce soir, servi par André et par Lucien. Les passions, les intrigues que renfermait ce collège l’irritaient. Il se trouvait stupide, sans souvenirs d’amour et sans espoirs d’amitié.


Pendant la messe, il cherchait à se recueillir, à se préparer à sa communion de tout à l’heure. Jusqu’à ce jour, il avait communié rarement, et cet acte lui inspirait d’avance un certain respect. Il avait expié si cruellement et si vite le plaisir un peu trop vif d’avoir touché la main de Lucien, qu’il s’en jugeait absous.

Il pensait à Marc qui priait à côté de lui, après lui avoir montré discrètement l’image annoncée. Eh bien ! lui aussi, il prierait : il prierait pour Lucien. Il s’attacherait ce dernier, peut-être mieux qu’André ne se l’était attaché : il aurait en sa faveur la religion et la vertu. Il serait digne de ces saints enfants que le prédicateur avait vantés. Sa pieuse amitié l’emporterait sur l’amitié coupable. Mais il n’arrivait pas à suivre l’office de saint Bruno. Il ne pouvait s’empêcher d’être distrait par Lucien, qui se regardait à un petit miroir, tenu entre ses mains croisées.

Georges laissa là le « commun d’un confesseur non pontife », afin de chercher une oraison qu’il avait remarquée au passage : c’était celle qui portait le numéro 25, comme celui de son linge, 1’ « oraison pour repousser les mauvaises pensées ». Il la lut et la relut. Il communia entre Marc et Lucien.

Les élèves de troisième avaient, ce matin, classe de mathématiques et d’anglais, mais leur première étude était libre, aucune leçon ne leur ayant été indiquée. Georges imita ses camarades : il reprit son cahier de retraite, en vue d’y résumer la dernière conférence. Marc lui prêta la liste des saints qui avaient fait vœu de chasteté à moins de quinze ans. Georges eut vite terminé, dans l’enthousiasme, non sans faire, pour son compte, toutes sortes de vœux : en vérité, on n’exagérait pas les heureux effets de la communion.

« Donne-moi ton cahier, lui dit Lucien. Ma pureté fait rage de ses pieds tortus. »

N’était-il donc pas à la conférence, hier au soir ? Il avait oublié ce qui s’y était passé, comme ce qui s’y était dit. Il avait été aussi loin de Georges que du prédicateur. Sans doute rêvait-il déjà au rendez-vous qui devait suivre, grâce au prétexte du salut : il n’avait existé que pour André.

André, toujours André ! À cette heure même, à cette place même, il était encore présent. Lucien avait poussé du côté de Georges ses propres cahiers, et le premier portait ce titre : « Brouillon des devoirs de vacances. » Georges voyait s’en élever, comme des ombres, les images de ces vacances qu’on lui avait si bien décrites : c’étaient là les devoirs faits par André. Il ne put résister au désir d’y jeter un coup d’œil. Il prit le cahier doucement. Il aurait voulu le déchirer.

Entre deux pages, il aperçut un carré de papier, sur lequel était écrit un poème signé : André Ferron. Il y avait cette simple dédicace : « Pour toi, 17 août 19… » :


Ami, te souvient-il de ce soir éclatant
Où les fleurs du jardin s’étoilaient parmi l’ombre ?
Nous avions, au tennis, fait des parties sans nombre,

Sveltes, dans nos costumes blancs.

Le soleil se fanait, la brume était légère,
Nous écoutions en nous murmurer le désir,
Et nos anciens baisers, de leur chaud souvenir,

Parfumaient nos cœurs en prière.

Nous revenions tous deux par une sombre allée…
Amour, te souvient-il de cette sombre allée ?


Avec un calme qui l’étonna lui-même, Georges plia discrètement le feuillet et le fit glisser dans sa poche.

Devant le cahier qu’il feignait de parcourir, il songeait à ce qu’il venait de faire. C’était une sorte d’instinct qui l’avait poussé à s’emparer de ce texte, comme, d’abord, à ouvrir ce cahier. Mais sur le moment, il n’en avait pas démêlé le principe, et peu à peu la réalité lui apparut : il avait pressenti que ces vers, suivant la lettre et l’esprit du règlement, étaient de nature à faire mettre André à la porte. Il rougit de cette idée ; néanmoins, elle ne lui sembla pas si sotte : elle devait pouvoir se justifier.

Avant d’y songer davantage, il voulut être sûr que le larcin n’avait pas été remarqué. Cette poésie était certainement une de celles que Lucien comptait lui faire lire. Peut-être même celui-ci l’avait-il placée là tout exprès, à son intention. Pourtant, il ne paraissait pas avoir épié l’impression qu’elle produirait. Ne se souvenait-il plus, par hasard, que les brouillons de ses vacances continssent une chose si intéressante ? Afin de vérifier ces hypothèses, Georges referma le cahier avec affectation, et le lui rendit. Lucien n’eut qu’un regard indifférent.

Georges fut troublé de sentir quelqu’un à sa merci. Malgré sa haine, il éprouvait une sorte d’admiration pour André. Il ne l’aurait pas cru capable de composer ces vers et s’avouait que lui-même n’en aurait pas fait autant. Mais les transparentes allusions qu’il y voyait ravivèrent bientôt son animosité. Grâce à cette arme inattendue, il se débarrasserait définitivement de l’adversaire que le destin venait de lui livrer. C’était de bonne guerre. L’histoire de tous les temps offrait maints exemples de tels procédés. Périclès avait fait bannir par l’ostracisme son concurrent Cimon. Brutus avait tué César. Le pape avait répondu à Charles d’Anjou demandant quel sort il fallait réserver à Conradin : Vita Corradini, mors Caroli… Georges, enfin, n’appliquait-il pas la loi donnée au chevalier quand on l’armait : « Frappe ton ennemi des deux tranchants » ? Il frappait du tranchant qu’il pouvait. Bien plus : il frappait au nom de la morale, au nom du collège, au nom de ses camarades. Il frappait même au nom de Lucien, puisqu’il ne doutait pas d’exercer sur lui une influence plus heureuse que celle d’André.

En dépit de ces raisonnements, il savait bien qu’il commettait aussi ce que, dans les livres d’histoire, on appelle une trahison, une félonie pour un chevalier. Ailleurs, l’idée d’un pareil acte lui aurait semblé impossible, mais ici, entre tant de faussetés de toute espèce, il l’estimait presque naturelle.

En classe de mathématiques, Georges retrouva le père Lauzon. Il était un peu gêné de voir devant lui, en qualité de professeur, un homme à qui il avait raconté ses péchés. Il était déjà certain que sa prochaine confession serait moins complète que la première. Il avait été aussi naïf parce qu’il était nouveau. Et maintenant il jugeait les professeurs de Saint-Claude plus naïfs encore d’attendre quelque sincérité de leurs pénitents. Ils lui rappelaient ce bon curé de campagne qui, ayant décidé d’établir un roulement pour les confessions de la semaine sainte, déclara en chaire qu’il entendrait : le lundi, les menteurs ; le mardi, les voleurs ; le mercredi, les impudiques…, et s’étonna de ne voir personne.

Aux confessions du collège, tout le monde venait, mais en connaissance de cause. On donnait une autre acception au proverbe « À bon entendeur, salut ».

Georges comprenait aujourd’hui ce qu’était chez ses camarades, la pratique des sacrements : un moyen de vivre en paix, sinon avec leur conscience, du moins avec leurs maîtres. Il était désormais comme Lucien, comme André, comme les autres.

La leçon d’anglais lui fit connaître le dernier de ses professeurs. Celui-là tirait un grand prestige d’un séjour de vingt années en Angleterre. Son visage était rouge brique, comme celui que l’on prête aux Anglais. Il parlait les yeux fermés, en renversant la tête dans une sorte de pâmoison. Son accent, probablement du meilleur, produisait des crises de rires étouffés. Il avait l’air de se gargariser de syllabes. Dans sa seule façon de dire « Yes », il mettait tout son anglais.

Georges était heureux que, ce jeudi, il n’y eût pas de promenade (à titre de compensation pour celle du lendemain de la rentrée). Il aurait voulu qu’une journée comme celle-ci se passât même de récréation. Il lui tardait d’être à l’étude du soir. Au goûter, il combla Lucien de friandises.

Enfin arriva le moment où il put écrire : « G. de Sarre désire aller chez M. le Supérieur. »

Ce fut Lucien qui, étant le dernier de la rangée, donna le billet à la collecte. Il le lut au passage. « Félicitations ! » dit-il. Georges répondit que ses parents lui avaient recommandé de faire cette visite de courtoisie, au bout de quelques jours — ce qu’il avait déjà raconté à Marc. Son plan était tracé : il avait caché le manuscrit dans une enveloppe banale à l’en-tête du collège, qu’il remettrait au supérieur, en disant qu’il venait de la trouver devant la porte. Il se sentait fier. C’est lui qui était le plus fort, désormais. Il tirait les ficelles. Il se jouerait du supérieur, non moins que d’André.

Brave Lucien, qui lui glissait son brouillon de mathématiques ! Aujourd’hui même, en effet, celui-ci lui avait fait conclure un traité d’échange des devoirs, dans lequel les mathématiques représentaient son unique contribution. Ce n’était pas sa faute, disait-il, s’il brillait seulement là où Georges s’éclipsait.

« En tout cas, avait-il déclaré, nous nous complétons.

— Tu as l’art de compléter, avait dit Georges. Tu ferais un bon fabricant de pâtés d’alouette, suivant la recette consacrée.

— Autant dire que tu es le cheval et que je suis l’alouette. »

Et Georges avait répliqué en chantonnant :


Alouette,
Gentille alouette,
Je te plumerai.


Il était heureux, au fond, de prendre barres sur Lucien dans les travaux scolaires : c’était déjà quelque chose de la succession d’André qui lui était dévolu. En attendant, il était, ce soir, son obligé : cela tombait bien ! Néanmoins, il copia le devoir tranquillement, en vue de se prouver qu’il avait du caractère.

Peu après six heures, le surveillant l’appela et lui donna son billet contresigné. En s’éloignant du pupitre, Georges sentit brusquement la gravité de son entreprise ; il regretta l’idée qu’il avait eue. Il avait beau penser à Lucien, il maudissait ce billet qui l’entraînait maintenant malgré lui. De quel mépris l’auraient accompagné ses camarades, s’ils l’avaient deviné ! Ce n’est pas André seul que Georges menaçait, mais la communauté entière. En même temps que le secret d’un élève, il dévoilerait un peu celui de chacun. Au moins se trouvait-il soulagé qu’André ne fût pas là pour assister à sa sortie ; ce dernier, depuis un moment, avait quitté l’étude.

Georges traversa la salle des fêtes, puis la cour intérieure, et gagna le grand escalier. À mesure qu’il se rapprochait du terme redoutable, il apercevait, non plus seulement ses responsabilités, mais les difficultés mêmes de cette démarche. Avait-il bien réfléchi au déroulement de la scène ? Quel front le supérieur aurait-il en lisant cet étrange message ? Ne soupçonnerait-il pas quelque perfidie chez le messager ? S’il avait de l’honneur, puisqu’il était gentilhomme, que penserait-il de ce fils de marquis, payant ainsi sa bienvenue ? Le dégoût que lui inspirerait cette poésie libertine ne retomberait-il pas sur le dénonciateur ? L’opération était trop risquée. Il fallait renoncer à ce moyen et laisser provisoirement les choses comme elles étaient. L’amitié exclusive de Lucien se gagnerait à son heure, et peut-être sans dommage pour personne.

L’antichambre s’ouvrait devant Georges. Il reconnut la table de marbre, les fauteuils et la banquette de velours vert. La porte du bureau était entrebâillée. On parlait ; quelqu’un, sans doute, allait sortir. Georges s’approcha de la cheminée, afin de voir la sculpture qui en ornait la tablette. Elle représentait un jeune garçon allongé, revêtu d’une robe, le visage défait, et qui serrait une hostie sur sa poitrine percée de coups. Au-dessous, était gravé ce nom : « Tarsicius. »

À ce moment, Georges crut reconnaître la voix qui répondait au supérieur et, revenant jusqu’à la porte, il entrevit André Ferron, debout devant le bureau — André, qui semblait être venu exprès le narguer une dernière fois, André, qui semblait lui dire : « Toujours et partout, je serai avant toi, toujours et partout le premier. Tu vois si je suis bien avec M. le supérieur ! Ne perds pas ton temps. Emploie-le plutôt à faire des vers, mais pas à la gloire de Lucien — à celle de Tarsicius, par exemple. »

Georges avait pris, dans sa poche, l’enveloppe contenant la poésie. Il songeait au mouchoir où était restée une goutte de ce sang qu’André avait mêlé à celui de Lucien. Il regardait la statue du jeune martyr qui avait répandu son sang pour l’amour de Dieu. C’est à lui qu’il ferait hommage des tendresses littéraires d’André envers Lucien. Il glisserait ces papiers sous le socle, comme les rouleaux de prières des divinités chinoises. L’amitié des deux héros était agréable au ciel, puisqu’on la voyait si prospère ; saint Tarsicius la protégerait encore mieux. Toutefois, par rage et non par précaution, Georges aurait d’abord mis en lambeaux le document propitiatoire.

Il allait en faire le premier geste, lorsque André parut, et, en passant, lui adressa un sourire. Troublé, Georges s’avança vers le bureau et frappa pour annoncer sa présence. Il s’aperçut, en refermant, qu’il n’avait plus à la main son enveloppe. Il avait dû la laisser tomber, mais elle serait cachée par la table. D’ailleurs l’antichambre était mal éclairée, et personne, probablement, n’aurait à y venir tant qu’il serait là.



Le supérieur feuilletait un gros paquet de lettres.

« Vous arrivez à point nommé, dit-il à son visiteur. Un de vos camarades m’apporte, de chez M. l’économe, le courrier de ce soir, et il y a une lettre qui vous est destinée — de vos parents sans doute. La voici : je ne la lis pas. »

Il fit asseoir Georges en face de lui, devant la bibliothèque. Celui-ci s’excusa de la liberté qu’il prenait de le déranger pour rien, si ce n’était pour l’honneur de se rappeler à lui. Il tenait les yeux baissés, non de timidité, mais parce qu’il avait encore présentes ses intentions primitives.

Le supérieur lui dit que sa composition française était très bonne.

« Vous voyez que je m’intéresse à vous, ajouta-t-il en souriant, autant que vous vous intéressez à moi. Je ne peux vous dire votre place, puisque les résultats des épreuves hebdomadaires ne sont rendus publics que le dimanche, au repas de midi ; mais quand j’aurai annoncé : « Classe de troisième », vous ne tarderez guère à entendre votre nom. »

Il demanda à Georges s’il s’était déjà fait des camarades. Comme par une sorte de réparation envers André, Georges vanta ses bonnes relations avec Lucien.

« Vos sentiments ne se sont pas mal placés, dit le supérieur. Rouvère possède un excellent naturel. Il est d’une loyauté parfaite. M. le préfet ne pouvait vous donner de meilleur voisin. Mais, si je ne m’abuse, vous avez, comme autre voisin, Marc de Blajan. Je suis sûr que vous l’apprécierez. C’est notre brillant élève, et il vous appréciera, lui aussi. »

Ensuite, il parla à Georges de sa famille et se leva, afin de regarder l’armoriai de la province.

« Vous avez un beau blason, dit-il ; j’espère que vous y ferez honneur. J’y vois des branches en flammes. Soyez « de feu pour les vérités, de glace aux mensonges ».

La conversation en vint à la retraite. Le supérieur se félicita qu’à l’occasion de son entrée au collège, Georges entendît un prédicateur de qualité.

« C’est une chance que nous n’avons pas toujours, dit-il. Le choix d’un prédicateur est aussi difficile que celui d’un ami. »

Georges vit l’occasion de montrer qu’il suivait le conférencier avec attention : il demanda qui était ce Tarsicius, qui n’avait pas encore figuré dans ses nomenclatures. Le supérieur parut charmé.

« Ah ! très bien ! dit-il. Vous avez remarqué mon Tarsicius. C’est la réduction, en marbre, de la statue de ce saint par le sculpteur Falguière. L’original est à Paris, au musée du Luxembourg. Cette œuvre admirable n’a qu’un défaut, celui de rajeunir excessivement le glorieux martyr. Tarsicius, en effet, devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, lorsqu’il fut lapidé à Rome, sur la Voie Appienne, pour avoir refusé de livrer aux païens les hosties qu’il portait.

« Je vous avoue que cette précision quant à son âge ne m’est connue que depuis peu : je la dois au révérend père dominicain lui-même, auprès de qui je m’étonnais, comme vous venez de le faire auprès de moi, de ne pas lui avoir entendu citer saint Tarsicius au nombre des martyrs enfants. Il m’a répondu l’avoir omis à dessein, afin de ne pas accréditer, selon son expression, une erreur trop commune — vous le voyez, nous apprenons tous les jours la modestie. Mais il doit, ce soir même, parler de la sainte eucharistie et ne manquera pas de rendre hommage à celui qui a mérité d’en être appelé le martyr. Ce qui m’avait trompé sur l’âge, c’est justement cette sculpture. J’avais oublié que, dans le martyrologe, Tarsicius est appelé acolyte, premier ordre de l’état de clerc. Il est vrai qu’ici, l’on donne le nom d’acolyte aux élèves qui servent la messe, petite flatterie par rapport aux véritables fonctions.

« Puisque l’image de saint Tarsicius vous a séduit, il vous restera, plus tard, en souvenir de notre collège, à vous enrôler dans le Collegium Tarsicii, pieuse association de jeunesse, fondée au début du siècle dans la capitale de la chrétienté. Ces Romains de qualité ont restauré la liturgie de l’Église primitive : leur chapelle évoque les catacombes ; le célébrant, qui porte la chasuble ronde, fait face à l’assistance, au lieu de tourner le dos, et il prononce à haute voix la plus grande partie des paroles sacrées ; les associés lui répondent tous ensemble : ils sont vêtus du costume de l’acolyte Tarsicius, la vestis talaris à la blancheur immaculée, et ont en main un petit manuel intitulé Ichtus, nom mystique du Christ, comme vous savez.

« Quel dommage, n’est-ce pas, de ne pouvoir imiter ces fastes dans notre chapelle ! Tenez ! Je veux vous récompenser de votre intelligente curiosité, et bénir aussi votre amitié naissante avec Rouvère — c’est sa mère, justement, qui nous a donné la statue de saint Tarsicius. Vous serez l’un et l’autre mes acolytes demain matin ; avisez-le de ma part. »

Georges, d’un air confus, remercia de l’offre et du compliment. Il sortit : le préfet des grands était dans l’antichambre, et semblait fort impatient d’avoir attendu. Il ne souriait pas comme André, et pénétra dans le bureau.

Anxieusement, Georges chercha des yeux l’enveloppe : elle n’était ni sous la table ni derrière les fauteuils. Se rappelant tout à coup que le préfet tenait un papier à la main, il revint doucement jusqu’à la porte du bureau, et y colla son oreille.

« Pauvre petit pervers ! disait le supérieur. Il était ici, il n’y a pas une demi-heure. C’est en sortant qu’il se sera trahi. »

Georges se sentait défaillir en descendant l’escalier. Il se tenait à la rampe. Ce qu’il avait souhaité était accompli, et il aurait voulu ne l’avoir jamais souhaité. Du fait même qu’il l’avait accompli, en quelque sorte, malgré lui, il lui semblait que les conséquences en seraient plus graves qu’il ne l’avait prévu. Ou plutôt, il n’avait rien prévu du tout, lui qui se croyait si habile. N’était-il pas évident qu’André ne périrait pas seul et entraînerait Lucien ? Et n’était-il pas probable que la part de Georges dans cette affaire serait aisément décelée ? Si André se souvenait que le poème était dans le cahier, Lucien ne pourrait avoir oublié qu’il avait prêté ce cahier à Georges : la visite au supérieur s’éclairait. Georges se perdait lui-même, avec les deux amis. Ceux-ci, avant d’être expulsés, auraient le temps de le dénoncer à son tour, mais aux élèves. Il serait obligé de quitter le collège, lui aussi, chassé par ses camarades. Il connaîtrait une autre forme de l’ostracisme.

Il n’osait reparaître en étude, et se rendit dans la cour de récréation. Il songea à s’enfuir dans la campagne, à prendre le train pour rentrer chez lui : il voyagerait sans billet. Il expliquerait à ses parents qu’il lui était impossible de supporter l’internat. Allons, assez d’enfantillages ! N’était-il pas un homme, comme son père avait dit ? Son arrière-grand-père avait été guillotiné sous la Révolution ; Tarsicius et les jeunes martyrs du prédicateur avaient connu d’autres supplices. On ne le tuerait pas, lui. Il se devait de ne pas craindre la vie, telle qu’il l’avait voulue. Il allait reprendre sa place à côté de Lucien, sous le regard d’André, et attendre avec sang-froid les événements. Il revint vers le collège. Dans la salle des fêtes, sous le lampadaire, il s’examina à son miroir de poche. Il se trouva un peu pâle et se pinça les joues.

À peine avait-il regagné son pupitre, que la porte s’ouvrit violemment et le préfet entra. Malgré son propos, Georges crut étouffer d’angoisse. Dans un instant, il ne serait plus seul à savoir. Le préfet dit quelques mots à l’oreille du surveillant, puis, d’une voix sèche, d’un air de justicier, il appela Ferron. Le pas d’André résonna à travers l’étude, dont les souffles semblaient suspendus.

Georges, afin de simuler l’indifférence, restait les yeux fixés — éperdument fixés — sur sa copie. Il les leva enfin, et vit le préfet saisir André par le bras et le pousser hors de l’étude. Dans toute la vérité de son âme, il aurait racheté de dix ans de son existence un dénouement si affreux. Il s’était cramponné au banc, comme s’il eût craint d’être emporté, et Lucien lui avait pris la main, cherchant sa protection. Leurs mains à tous deux étaient moites.

Les élèves, frappés de stupeur, s’interrogeaient au sujet de cette péripétie, mais le surveillant donna deux grands coups de règle sur son bureau, qui rétablirent l’ordre. Georges entendait le sang battre à ses tempes. Lucien était prostré. Enfin, avec quelque retard, sonna la conférence. On se leva pour rejoindre les petits. Dans l’étude, où tous les papiers étaient rangés, le cahier resté ouvert à la place d’André faisait une tache blanche. Au passage, le surveillant le ferma d’un geste de mépris et le jeta dans le pupitre.

Le supérieur n’était pas là. La voix prédicatrice retentit, mais ses paroles semblèrent à Georges privées de sens. De même que la veille, il n’avait qu’un mouvement imperceptible à faire pour toucher Lucien. Mais on eût dit qu’un abîme les séparait : le geste qu’il avait fait ici hier au soir, n’avait rien de commun avec celui que Lucien venait de faire en étude.

Le supérieur était arrivé. Il s’assit, après avoir fait le signe de la croix. Il avait l’air grave. Georges se dissimulait, afin de ne pas être vu de lui. Il exécrait le souvenir de la visite qu’il lui avait faite et ne voulait pas la lui rappeler.

Au bout d’un moment, il parvint à écouter. Le dominicain avait dû être averti de l’incident, car il traitait un sujet plus approprié aux circonstances que le martyre de saint Tarsicius. L’eucharistie n’y figurait qu’à titre d’épreuve et de châtiment. Il était question d’hosties prenant feu ou devenant sanglantes sur des lèvres sacrilèges. On rapportait des cas de mort subite après une mauvaise communion. Il y avait des phrases concernant le péché qui ravale au rang des bêtes, les esprits immondes qui ricanent dans les ténèbres, les anges gardiens qui remontent pleurer dans le ciel. Les anecdotes aimables, les enfants d’une radieuse beauté n’étaient pas pour aujourd’hui. Le héros de ce nouveau répertoire fut l’homme des Balmes, qui avait tourné sans arrêt pendant vingt-quatre ans, après avoir dansé, sous la Terreur, avec la statue d’un calvaire. On le nourrissait au milieu de cette chorée démoniaque, en lui jetant les aliments dans la bouche. Quand il sollicita les derniers sacrements, le prêtre qui vint l’absoudre et le communier, dut tournoyer avec lui.

L’orateur termina par une citation consolante, appel au repentir : « Vos péchés fussent-ils rouges comme le cramoisi, ils seront blanchis comme la neige. »

Pendant le salut, ni Georges ni Lucien ne répondirent aux prières. Mais Lucien n’était plus distrait : il regardait l’autel. Il regardait aussi cette enceinte où, la veille, il s’était présenté, effrontément et hypocritement, à côté de son ami.

Ce fut le premier dîner où il n’y eut pas Deo gratias. L’élève qui était en chaire alla prendre le livre que le supérieur lui montrait. Au coup de sonnette, il commença la lecture : Vie du vertueux Décalogne, ancien élève de l’Université de Paris. Le vertueux Décalogne rassurait un peu, après l’homme des Balmes.

Georges n’avait jamais imaginé de repas si lugubre. Souvent, ses yeux se portaient sur la place vide d’André. C’est là que ce garçon s’était assis hier, tout joyeux, après le salut, en disant peut-être ironiquement, comme Lucien : « C’est assommant d’être enfant de chœur. On ne m’y reprendra plus de longtemps. » On ne l’y reprendrait pas de longtemps, en effet. Georges avait aussi peu d’appétit que la veille, mais Lucien, cette fois, en avait encore moins que lui.

Au moment où les grands allaient monter au dortoir, le surveillant les dirigea vers l’étude. Le supérieur s’y trouvait.

« Je veux, mes enfants, dit-il d’une voix triste, vous parler, dès ce soir, de la pénible sanction qui a été prise. Un de vos camarades n’était plus en état de rester dans cette maison. Demain il sera reconduit chez ses parents.

« Sa faute, peut-être légère aux yeux du monde, est de celles qui ne peuvent se tolérer dans notre communauté. La licence de l’esprit, même si elle n’est qu’un jeu, même si elle n’est pas dans les mœurs, est incompatible et avec des études sérieuses et avec une conscience de bon chrétien. Celui qui nous occupe m’a juré qu’il n’avait encore, grâce au ciel, porté ses confidences auprès d’aucun d’entre vous ; mais c’est vous que j’ai défendus en le chassant, vous, dont il ne m’a pas caché qu’il se reconnaissait indigne.

« Pensez à lui avec émotion, à lui qui pense à vous tous, ses anciens condisciples, dans cette infirmerie où on l’a relégué, comme on éloigne du troupeau la brebis galeuse. Voilà à quoi de mauvaises vacances — c’est-à-dire de mauvaises lectures, si ce n’est de mauvaises fréquentations — ont mené, de son propre aveu, un élève qui était resté jusque-là pieux et discipliné.

« Vous saurez comprendre cette leçon, que la divine Providence réservait à notre retraite de début d’année, et vous ne refuserez pas vos prières à celui qui nous l’a malheureusement fournie. »

Marc était triomphant.

« Tu vois si je n’avais pas raison ? dit-il à Georges pendant qu’on montait au dortoir. Les impurs finissent toujours par tomber brusquement. »

Dans son lit, Georges songeait à sa victime. Il évoquait cette infirmerie, où il avait passé la fin de sa première journée de collège, et où ce garçon passait une dernière nuit.

De nouveau, il admirait André. Ce n’était pas, à présent, pour des vers relativement bien tournés, et qui, peut-être, n’étaient qu’un plagiat. Poète ou non, André était quelqu’un. D’une certaine manière, il avait eu raison de ce supérieur qui l’expulsait. Il s’était accablé, en vue d’attendrir ; il avait juré, en vue de tromper. Il était chic : il avait sauvé Lucien, en couvrant de l’ombre des vacances l’inspirateur de sa muse. Il avait sauvé tous les autres, en maintenant la fiction de leur vertu : il ne pouvait avoir eu des complices, son cas était une monstrueuse exception. Il était malin, aussi : Lucien expulsé, c’en était fait de leur liaison, que leurs familles respectives auraient, à bon droit, suspectée. La partie n’était pas encore perdue pour eux.

André ne devait guère dormir. À quoi pensait-il en ce moment ? À l’accueil qu’il allait recevoir chez lui ? Probablement qu’il se tirerait d’affaire. Ou bien, suivant le mot du supérieur, pensait-il à ses camarades qui, tous, en entrant dans le dortoir, avaient regardé l’endroit où on ne le verrait plus, comme dans l’étude, au réfectoire, à la chapelle ?

C’est à Lucien qu’il devait penser. Il se disait qu’il le reverrait sans doute dès les vacances de Noël. Et peut-être pensait-il également à Georges, qu’il avait rencontré dans l’antichambre. S’il savait que ses vers avaient été trouvés là, comment s’expliquerait-il qu’ils y fussent venus ? Mais de quel chef pourrait-il incriminer le voisin de Lucien, un garçon qui lui avait si gentiment prêté son mouchoir pendant la promenade ? Il le taxerait, tout au plus, d’imprudence. Et s’il ignorait où ils avaient été découverts pour avoir égaré ses couplets, c’est à Lucien lui-même qu’il reprocherait de les avoir perdus.

Avant le coucher, personne n’avait été se laver les dents. Longtemps après le départ du surveillant, personne ne chuchotait. Soudain, Georges dressa l’oreille : il entendait Lucien pleurer doucement, secrètement. Cette douleur le troubla. Ne devait-il pas consoler celui qui était son autre victime, tout avouer pour se faire honneur, pour se faire justice ? Mais voici que Lucien glissait à terre et s’agenouillait sur la descente de lit. Ses pleurs s’étaient arrêtés : il priait, le front appuyé contre les couvertures ; son pyjama était en désordre. Comme si rien ne pouvait plus l’émouvoir, il se tourna lentement vers Georges, qui venait se mettre auprès de lui. Ils restèrent immobiles quelques instants.

Georges posa la main sur l’épaule de son ami. Il ne se sentit pas le courage de s’accuser, et se contenta de dire :

« Le supérieur m’a chargé de t’avertir que nous lui servirions la messe, demain matin. C’est parce que je lui avais parlé de toi et du saint Tarsicius qui est dans l’antichambre. Il m’a dit que ta mère avait donné cette statue, et à cause de cela, il a voulu bénir notre amitié. »

Georges se rappela qu’il avait voulu, lui aussi, placer l’amitié d’André et de Lucien sous la protection du même saint. Ses paroles d’à présent lui parurent aussi tristement ironiques que l’avaient été ses intentions.

Lucien réfléchissait ; puis, relevant les mèches de ses cheveux :

« Tu viens, lui dit-il, de me confirmer ce dont je me doutais : je n’ai été préservé du malheur d’André que par miracle. C’est Dieu qui est là-dessous. »

Il chercha à voir l’heure à sa montre-bracelet, qu’il inclina vers le reflet de la veilleuse ; mais la clarté n’était pas suffisante.

Il mit sa main en cornet pour distinguer, dans l’ombre, le cadran lumineux.

« Voilà ! dit-il. À partir de maintenant, dix heures trente-cinq, aujourd’hui 6 octobre, je suis converti. »





Saint-Claude, dimanche au soir, 9 octobre 19…


Bien chers parents,


Je vous remercie de votre lettre, qui m’a été fort agréable. M. le supérieur me l’a remise au cours d’une visite de politesse que je lui faisais. Il a eu la bonté de me dire qu’il était content de mes débuts. Je fais ce que je peux : j’ai été premier en composition française. Vous verrez mes autres notes dans le bulletin de quinzaine, qui sera joint à ma lettre de dimanche prochain.

Il vient d’arriver ici un événement qui me touche de près. J’avais déjà un parfait camarade, qui était l’un de mes deux voisins : Marc de Blajan, lauréat de quatrième l’an dernier à Saint-Claude. Or, par une extraordinaire fatalité, il est tombé malade avant-hier — tombé brusquement — et son état s’est révélé assez grave pour obliger ses parents à venir le chercher aujourd’hui. Comme sa santé est délicate, nous craignons de ne pas le voir guérir de sitôt. Mais nous lui adresserons régulièrement une lettre collective, afin qu’il trouve le temps moins long. Je lui aurais volontiers cédé ma place en composition, car il a été deuxième. Du moins, j’ai un autre camarade — mon autre voisin — Lucien Rouvère. Celui-là est très bien portant, et aussi très intelligent.

La retraite se termine ce soir. Notre prédicateur, un révérend père dominicain, s’est montré fort éloquent. Chacun de nous a pris de bonnes résolutions, résumées dans un cahier spécial.

Je demanderai à ma chère maman de renouveler, sans trop tarder, ma provision de chocolat, en y joignant de la pâte de coing et des grenades. Je désirerais aussi un petit tapis, pour mettre sous mes genoux à la chapelle.

Chers parents, il me semble que ma lettre est assez longue, et je ne vois plus rien à vous dire. Recevez les meilleurs baisers de votre fils.


Georges.



M…, 11 octobre 19…


Mon petit chéri,


Ta lettre, après le mot de l’autre jour, nous a fait grand plaisir ; et, à mon tour, je t’écris un peu plus au long.

Nous sommes ravis de te savoir déjà acclimaté à Saint-Claude. Nos sincères félicitations pour ton brillant succès. Je vois que tu continues d’être le bon élève que, grâce à Dieu, tu as toujours été. Je suis sûr que tu tireras grand profit de la retraite que vous venez de faire, et, en général, de cette vie de collège qui mûrit les caractères des jeunes gens.

Nous plaignons celui de tes amis qui est tombé malade, et nous lui souhaitons un prompt rétablissement. Ton père a connu autrefois un Blajan, qui était dans l’armée. En tout cas, j’espère que tu seras heureux avec le voisin qui te reste.

As-tu fait bénir la croix de ton chapelet, qui a été remplacée avant ton départ ? Es-tu suffisamment couvert au lit ? Je sais, d’ailleurs, que les bonnes sœurs ne te laisseraient manquer de rien. Sois rempli à leur égard d’une affectueuse déférence.

Tu recevras le colis que tu as demandé. J’ajoute à ma lettre quelques pétales de rose — de la dernière qui soit restée au rosier de la tonnelle. Cela te rappellera les fleurs que je mettais dans ta chambre ; c’est, avec les baisers de ton père, le souvenir de ceux de ta maman.



Depuis le départ d’André, Lucien portait au cou trois scapulaires. Il les avait montrés à Georges, en entrouvrant la veste de son pyjama : il y en avait un bleu, un rouge et un marron. C’est le père Lauzon qui les lui avait remis ; mais c’est le dominicain qui avait reçu préalablement sa confession générale. Ce dernier lui avait donné des conseils pour achever sa conversion, qui devait être à la fois illuminative et purgative, et lui avait recommandé le port de ces insignes, comme marques de sa pénitence, en même temps que de sa piété.

Quelques jours après, les médailles étaient venues tenir compagnie aux scapulaires. Lucien en avait quatre, épinglées sur son chandail : la plus rare était celle de Notre-Dame-des-Ermites, cadeau du surveillant. Il en avait aussi accroché une à sa ceinture, celle de Notre-Dame-de-la-Ceinture, que lui avait cédée un camarade, originaire de la ville où existait la Vierge de ce nom. Il semblait enchanté de ces secours extérieurs et restait indifférent à l’ironie de Georges, qui ne songeait plus du tout à prier pour lui.

« Avec cela, avait-il dit, que tu le veuilles ou non, je me sens paré.

— Je te félicite, avait répondu Georges. Mais ne quitte ni scapulaires ni médailles pendant la douche du samedi, cela pourrait avoir des conséquences. »

Au fond, il en aimait Lucien davantage. Il se plaisait à penser qu’à l’insu de Lucien lui-même, il était le seul à détenir le secret de ce changement. Sans le vouloir, il avait transformé ce garçon, qu’il faisait marcher sur les traces du vertueux Décalogne. Un pareil résultat n’en était pas moins décevant, mais pourrait-il être durable ? Georges ne l’acceptait que comme une diversion passagère. La religiosité s’envolerait bientôt sur les ailes du Temps — la tristesse s’était déjà envolée. Lucien ne tarderait pas à oublier cet André, que Georges se gardait de lui rappeler et dont personne ne parlait plus.

Après les scapulaires et les médailles, il se passionna pour les images de piété. Il décida de les collectionner, et commença par celle de la première communion de Georges ; puis il en demanda à ses autres camarades, enfin aux professeurs eux-mêmes. Son missel et son recueil de cantiques en étaient bourrés ; lorsqu’il n’y eut plus de place, il en remplit une boîte dans son pupitre. Certaines étaient bordées de dentelles ou découpées en forme de croix ; quelques-unes, en parchemin, étaient enluminées. Elles reproduisaient des tableaux religieux, des fleurs, des objets du culte. Il y avait même, dans le nombre des images de deuil, à la mémoire de personnes que Lucien n’avait jamais connues. Une d’elles était la photographie souriante d’un jeune garçon, que soulignait cette épigraphe : « Il a passé comme un lis et n’a laissé qu’un parfum. »

La gravure la plus chère au cœur de Lucien semblait être celle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, qui était accompagnée de cette inscription autographe : « J’ai soif d’amour », et portait un « bout d’étoffe ayant touché à la servante de Dieu ». C’était sa relique. Après l’avoir laissée longtemps au-dessus des autres dans la boîte, il finit par la mettre à l’intérieur de son calepin : il pouvait ainsi la contempler plus souvent, et il la baisait quand il croyait que Georges ne le regardait pas.

Beaucoup de ces médailles et de ces images étaient revêtues d’indulgences apostoliques, qu’il gagnait en récitant devant elles des prières appropriées. Cela le conduisit à la dévotion des indulgences.

Il apportait en étude son livre de messe, et dressait des listes de prières indulgenciées. Il consignait ces comptes dans son petit carnet, dont il avait arraché, sans même les relire, les pages déjà écrites — celles où, naguère, en souriant, il avait consigné autre chose. Il les avait déchirées en menus morceaux qu’il avait mâchés, ainsi que quelques poèmes dispersés dans ses cahiers et auxquels il donna la chasse. Il ne s’aperçut même pas qu’il en manquait un à son saint appétit.

Georges, lorsque Lucien lui prêta son carnet expurgé, remarqua sous la couverture les barbilles qu’avaient laissées les feuilles disparues. Il contempla un moment les dernières, comme si, par une sorte de sympathie, elles portaient, d’une encre invisible, les confidences des premières.

Ce pieux registre débutait par cette note : « Union en pensée à toutes les messes : trois cent cinquante mille messes par vingt-quatre heures, quatre élévations par seconde. » Puis venaient des oraisons, réflexions, affections, bénédictions, soumissions, invocations, invitations, adorations, acclamations, aspirations, réparations, supplications, contemplations, classées par ordre d’indulgences — plénières, trente ans et trente quarantaines, sept ans et sept quarantaines, sept ans, trois cents jours, etc., etc. — avec le détail qui leur conférait quelquefois une valeur spéciale : les circonstances, le lieu, l’intention, l’attitude (à genoux ou debout). Les unes pouvaient se dire à volonté, les autres une fois par jour seulement ou tel jour bien défini.

Une page du carnet contenait une série d’indulgences très élevées, mais citées plutôt à titre d’encouragement pour l’avenir. En particulier, il y en avait une de 30 000 ans, donnée par Alexandre VI, et une de 80 000 ans, imaginée par Boniface VIII et confirmée par Benoît XI. Hélas ! celle-ci devait se gagner à Venise, et celle-là à Padoue. Lucien rêvait parfois devant ces chiffres, qu’il avait relevés dans un livre prêté par une des bonnes sœurs. Sans doute, enviait-il secrètement les habitants de Padoue et de Venise, et trouvait-il injuste qu’on pût obtenir tant d’indulgences d’un seul coup. Pour celle qui tenait à la patrie de saint Antoine, il suffisait d’un Ave Maria récité devant l’autel de Notre-Dame chez les Augustins. Lucien se consolait à sa façon en déclarant que, plus tard, il accomplirait exprès ce voyage.

Dieu merci, on pouvait mériter tout de suite des indulgences assez importantes sans aller si loin, mais en ne se contentant pas non plus d’une simple prière. Le moyen consistait à faire partie d’une confrérie, d’une archiconfrérie ou de toute œuvre dispensatrice d’indulgences privilégiées. Lucien fut membre de la Confrérie des Saints Anges Gardiens, zélateur de l’Œuvre de Propagation des Trois Ave Maria et de l’Œuvre des Campagnes, affilié de l’Œuvre des Tabernacles et de celle de la Bonne Mort, chef de série de l’Association de la Sainte Enfance et chef de quinzaine de l’Association du Rosaire Vivant.

Le Rosaire Vivant, par exemple, permettait de gagner cent jours d’indulgences sur chaque grain du chapelet, et Lucien visait déjà à se faire inscrire dans la Confrérie du Rosaire proprement dite, qui délivre deux mille vingt-cinq jours d’indulgences par grain.

L’Association d’amour et de réparation au Sacré-Cœur de Jésus était plus compliquée : les indulgences des associés variaient selon que certaines formules étaient récitées d’abord sur la croix, puis sur les trois premiers grains, enfin, soit sur les gros grains, soit sur les petits ; de même pour l’Œuvre des Saintes Plaies de Notre-Seigneur Jésus-Christ, alias de la Miséricorde.

D’autres confréries ou archiconfréries donnaient comme avantage la participation à grand nombre de messes à perpétuité : c’étaient celles du Saint-Nom de Jésus, de Notre-Dame de Montligeon, du Très Saint Cœur de Marie, de Notre-Dame du Suffrage, de Notre-Dame de Lourdes, de Notre-Dame des Victoires, de la Vierge des Sept-Douleurs de Campo-Cavallo, du Sacré-Cœur de Jésus de Castro-Pretorio, du Saint Sacrement, du Cœur Agonisant, du Précieux Sang, de la Pénitence de Montmartre, de Sainte-Anne d’Auray, de Saint-Michel, de la Milice Angélique et du Culte Perpétuel de saint Joseph. Lucien avoua bientôt s’y perdre un peu, et concentra ses principaux efforts sur la confrérie du Saint-Nom de Jésus, parce que c’était la première où il se fût inscrit.

Outre les bulletins de quelques-unes de ces sociétés, il faisait circuler des brochures de propagande, intitulées : « Tout pour Jésus », « Allez à Lui », « Qui est Marie ? », « Venez à Joseph », « Le ciel ouvert », etc. Il répandit aussi la dévotion à saint Expédit, surnommé le patron des écoliers, parce que, disait la notice, ce saint les aide à « expédier leurs devoirs ».

Il se fit également le recruteur de plusieurs œuvres charitables, entre autres, de « La Miche de Pain des Petits Clercs de l’Immaculée », qui tarifait ainsi les offrandes :

« Une miche de pain, soit un don de dix francs, en l’honneur de saint Antoine ou encore de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.

« Trois miches de pain, soit un don de trente francs, en l’honneur de la Sainte Famille (Jésus-Marie-Joseph).

« Douze miches de pain, soit un don de cent francs, en l’honneur des douze apôtres. »

Lucien prenait enfin des commandes de chapelets, car il représentait l’Œuvre dite « Le chapelet des enfants » : il y avait des « chapelets à chaîne ordinaire » ou des « chapelets à chaîne forçat », et diverses catégories pour les grains : « cocotine », « simili-coco », et « vrai coco ».


Les plus ou moins bonnes plaisanteries de Georges ne désarmaient pas Lucien, dont l’apostolat s’exerçait d’abord sur lui. Et le moyen de refuser une affiliation qui valait au promoteur un supplément d’indulgences ? D’ailleurs, les droits n’étaient jamais très onéreux : un franc, un franc cinquante et même un sou. La dépense la plus forte fut occasionnée par « La Miche de pain » : Georges se fit avancer trente francs à l’économat pour la Sainte Famille.

Il avait cédé sur les œuvres plus ou moins lointaines, qui consistaient en une image. Cela lui rappelait la « Ligue Maritime et Coloniale » : il s’y était laissé inscrire au lycée, bien qu’il n’eût aucunement l’intention de naviguer au long cours ni de vivre aux colonies, car il était sujet au mal de mer et redoutait les serpents. Les adhésions qui lui avaient été arrachées étaient platoniques, mais il comptait bien qu’on ne l’attraperait pas si vite dans l’œuvre qui existait au collège même : la congrégation.

Le père Lauzon lui avait demandé après confesse s’il ne serait pas touché par l’honneur d’être enfant de Marie, mais il avait répondu que cela exigeait d’abord à ses yeux une longue préparation spirituelle.

Avec Lucien qui entama aussi ce chapitre, il fut sincère et lui rapporta l’opinion de Marc de Blajan. En réalité, il était enchanté de le tenir en échec et de se garder moralement les coudées franches avec lui.

Un jour, il lui raconta qu’il passait par une crise morale, qu’il avait les doutes les plus sérieux sur la religion, que c’était la faute, sans doute, aux ouvrages d’Anatole France, dont il ne lui avait pas assez parlé. Tout cela avait fini par mûrir et venait d’éclater — les effets de la retraite s’étaient atténués avec le temps.

Sous prétexte de s’éclairer, il mit à l’épreuve la foi de Lucien, en lui exposant, du mieux qu’il put, pendant une promenade, les raisons de douter. Lucien écouta paisiblement et se borna à conclure :

« Tu es idiot. »

Georges échafauda en vain les démonstrations les plus intelligentes. Lucien se boucha les oreilles. Le soir, il fit passer à Georges son carnet, où il venait d’écrire cette note : « Prier beaucoup pour la conversion de Georges. »

C’était un peu fort. Il y avait de quoi se convertir, en effet. Après tout, ce ne serait peut-être pas si malhabile. Georges se convertirait à cause de Lucien, de même que Lucien s’était converti à cause d’André, mais avec des intentions différentes, comme dans les indulgences.

Ils pleureraient ensemble, sur la descente de lit ; ils réciteraient des prières côte à côte, en pyjama. Ils fonderaient une de ces saintes amitiés, dignes de Maur et de Placide. Ils formeraient un petit Collegium Tarsicii en miniature, et, fréquemment, serviraient la messe au supérieur. Lucien serait flatté par ce succès ; à son tour, il n’en aimerait Georges que davantage. Cela d’ailleurs pouvait mener loin : à l’abri de la vertu, bien des choses se passent. Mais Georges, en fin de compte, répugna à jouer ce rôle de Tartufe. C’était assez d’avoir trompé Lucien une fois. Il fallait approcher de son cœur par d’autres moyens.


Le soir de la sortie du mois de novembre, Georges lui dit :

« Ma mère m’a appris aujourd’hui que l’une de mes cousines, qui est très jolie, très blonde, et s’appelle Liliane, passerait chez nous les fêtes de Noël. Tu es tout à fait son type. Elle serait folle de toi. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? Tu ne nous gênerais nullement, nous avons plusieurs chambres d’amis.

— Merci beaucoup, mon cher Georges, répondit Lucien. Tu es vraiment gentil ; mais je veux avoir, cette année, un Noël sérieux dans ma famille. »

Et il ajouta en souriant :

« Ne te donne pas tant de peine. »

Trois jours après, il trouva dans son pupitre un beau carnet à couverture de cuir rouge, doré sur tranches. Il y avait écrit, à la première page, avec la date du 6 novembre : À Lucien, pour son anniversaire. Georges.

Lucien sourit à son voisin et lui dit merci ; il lui serra la main sous la table. Il reprit le carnet, et lut ces strophes au feuillet suivant :


Mon Bien-Aimé, je t’ai cherché depuis l’aurore
Sans te trouver, et je te trouve, et c’est le soir ;
Mais quel bonheur ! Il ne fait pas tout à fait noir :

Mes yeux encore
Pourront te voir.


Ton nom répand toutes les huiles principales,
Ton souffle unit tous les parfums essentiels,
Tes moindres mots sont composés de tous les miels

Et tes yeux pâles
De tous les ciels.


Mon cœur se fond comme un fruit tendre et sans écorce.
Oh ! sur ce cœur, mon bien-aimé, qui te cherchait,
Viens te poser, avec douceur comme un sachet,

Puis avec force
Comme un cachet.


Georges connaissait ce poème depuis l’autre jour, par une revue que sa mère avait apportée. Certes, en le recopiant dans le carnet acheté pour Lucien, il se souvenait du malheur qu’un écrit de ce genre avait valu à André, mais il savait également n’avoir à craindre aucune trahison. Et quoique, malgré tout, il n’eût pas osé signer ces vers, il espérait que Lucien les croirait de lui. Il aurait été heureux de détrôner, par ce coup de maître, le prestige littéraire qu’André avait eu aux yeux de son ami. On pouvait bien, à l’occasion, être poète, quand on était premier en français.

Lucien demanda :

« De qui est-ce ? »

Il n’y avait plus qu’à avouer le nom d’Edmond Rostand.

« C’est sans doute une femme qui parle, ajouta Lucien.

— C’est même la Samaritaine, répondit Georges avec dépit, à moins que tu ne veuilles que ce soit l’Imitation. »

Tout l’effet était manqué. La poésie n’aurait pas plus d’influence que la cousine. Lucien afficha, à l’égard de ce Bien-Aimé d’un nouveau genre, l’ironie de Georges à l’égard de sa piété. Mais Georges ne se laissa pas décourager, lui non plus.

Il commença par citer quelques passages de ces stances dans leurs conversations au dortoir et demanda à Lucien de les redire. Ce dernier prit un ton ridicule, mais obéit. Georges se plaisait à entendre ces mots dans la bouche de Lucien. Il se résigna même à en faire une source de plaisanteries pour conserver avec lui ce langage, et il y trouvait encore une certaine douceur. Les livres, les cahiers, les notes, le goûter, le dessert, le lit de Lucien étaient ceux du Bien-Aimé. « Cachet », « Sachet » devinrent mots de passe.

Une des heures les plus agréables de Georges était désormais l’étude du piano. Il avait suggéré à la vieille demoiselle, qui venait chaque semaine donner les leçons, de le faire jouer à quatre mains avec Lucien, puisqu’ils étaient de même force.

« Ma mère, dit-il à celui-ci, aime beaucoup un truc de Chopin, intitulé : Variation Brillante sur le rondeau favori : Je vends des scapulaires. S’il n’était pas si difficile, il serait tout indiqué pour nous, bien que tu ne m’aies vendu que des indulgences.

— Je crois qu’en fait de Variations Brillantes, tu en as à revendre, mais souviens-toi que je ne suis pas acheteur. »



Ils avaient obtenu la permission exceptionnelle d’aller répéter ensemble l’après-midi. On voyait, de temps en temps, l’ombre du préfet passer derrière la porte vitrée. Mais qu’importe ! Georges n’en était pas moins seul avec Lucien. Leurs joues s’effleuraient, quand ils se penchaient vers la partition. Leurs genoux se heurtaient, lorsque leurs pieds appuyaient en même temps sur la pédale. Georges prenait parfois les mains de Lucien entre les siennes sous prétexte de les réchauffer.

Au début de décembre, ce dernier avait attrapé des engelures. Comme elles l’empêchaient de dormir, il fut autorisé à se rendre à l’infirmerie après dîner, afin de baigner ses doigts dans des infusions de tanin.

Ainsi, un beau soir, Georges déjà couché, le vit-il arriver sur la pointe des pieds, revenant de cette opération. Il assista à son déshabiller, qui était maintenant plein de modestie.

Le lendemain matin, Georges se mouilla les mains au robinet de la cour et eut soin de ne pas se sécher : le soir même, il avait des engelures. Il les entretint de telle sorte que, peu de jours après, elles pouvaient passer pour inquiétantes.

Ceux qui étaient dans son cas allaient se soigner durant la récréation du goûter. Mais Georges ne s’était pas trompé en espérant bénéficier de la même faveur que Lucien : la sœur infirmière fut aussi complaisante que la maîtresse de piano.

Ce soir, avait lieu leur première visite en commun à l’infirmerie. L’écriteau indiquait : « La sœur infirmière est : Ici. »

L’eau bouillonnait sur un réchaud, à côté de deux cuvettes. La religieuse donna à Lucien une notice qu’elle lui avait promise, concernant les indulgences de sainte Brigitte. Elle demanda à Georges des nouvelles de ses parents.

« Vous serez guéri avant Noël, dit-elle. Il ne faut pas que vous reparaissiez chez vous avec ces vilaines mains boursouflées. Un élève de Saint-Claude doit regagner sa famille, non seulement plus pieux et plus instruit, mais en bonne santé jusqu’au bout des doigts. »

Georges se retrouvait devant cette fenêtre d’où il avait aperçu, le soir de la rentrée, André jouant avec Lucien. Il songeait qu’un des lits de cette pièce avait été celui d’André, la veille de son départ. Ces souvenirs le gênaient. Il avait attendu plus de plaisir de cette petite partie.

Les deux amis revinrent en silence, par les couloirs déserts.

« À quoi penses-tu ? » demanda Georges enfin.

Lucien ne répondit pas ; mais, lorsqu’ils furent à la porte du dortoir, il dit en l’ouvrant :

« Je pense à André. »

Jamais Georges n’avait entendu ce nom sur les lèvres de Lucien depuis la nuit mémorable du 6 octobre. Aujourd’hui, le fantôme disparu reprenait vie pour chacun d’eux. Mais quelles évocations se présentaient à sa suite dans l’esprit de Lucien ? L’ancien rival de Georges allait peut-être, sans rancune, devenir un auxiliaire inattendu.

Dès qu’ils furent couchés et que la conversation put reprendre, Georges dit à Lucien :

« Il me semblait qu’André était banni de ton programme purgatif. Je t’ai vu, sinon brûler, au moins mâcher tes mémoires et ses poèmes. Ne serais-tu qu’un sépulcre blanchi ?

— Je n’ai jamais cessé de penser à André, répondit Lucien, ni de prier pour lui, autant que pour quelqu’un que tu connais bien.

— Grand merci », dit Georges.

Lucien ajouta :

« C’est à l’infirmerie que nous nous sommes connus, lui et moi, et justement à propos d’engelures. »

André, de loin, était encore le maître : toutes les ruses de Georges avaient déjà servi. Mais Lucien pouvait-il aimer André et aimer Dieu ? S’il tolérait cette contradiction, si le passé se liguait chez lui avec le présent, il ne restait plus à Georges qu’à abandonner la lutte.

« Est-ce par mortification ou par gratitude que tu penses si fréquemment à vos doux entretiens ?

— Tu ne sais pas ce qu’il était pour moi.

— Comme si tu t’étais privé de me le dire !

— Oui, mais, je le devine, tu te souviens justement de ce que, moi, j’ai oublié, et c’est parce que j’ai oublié cela que je peux encore penser à André.

— Avoue donc simplement que tu l’aimes toujours à la folie, que tu rêves à ses pompes et à ses œuvres, et fiche-nous la paix avec tes images et tes scapulaires.

— Il n’y a vraiment pas de quoi te fâcher ! Tu sais bien qu’entre lui et moi, il y a le pacte du sang. D’ailleurs, d’après son horoscope, que j’ai fait faire par mon oncle, il a, comme moi, trois planètes dans ce que l’on appelle la Maison des Amis. De plus, nous sommes nés tous deux en signe d’air — il y a quatre signes : l’air, le feu, la terre et l’eau — et cela prouve qu’André et moi, nous sommes faits pour nous entendre.

— Tu crois un peu trop aux horoscopes. Veux-tu que je te dise ? Je ne donne pas cher de ta conversion. Tu n’as pas encore dépouillé le vieil homme, mon vieux Lucien. Et en grec, André veut dire : l’homme.

« Mais rien ne vaut ma cousine. C’est elle et toi, j’en suis sûr, qui êtes prédestinés l’un à l’autre, bien que je la soupçonne d’être née plutôt en signe de feu. Vous devez vous compléter, puisque l’air attise le feu.

— Tous mes feux sont éteints.

— J’oubliais que tu as la lune en 10, comme Jeanne d’Arc.

— Tu te moques de ces termes et tu n’en connais pas le sens : la lune en 10, c’est le signe de la popularité.

— Ah ! je supposais que c’était le signe de la virginité.

— Contente-toi de surveiller celle de ta cousine. »

Dans un dernier effort, Georges changea brusquement de batterie :

« Tiens ! Nous allons prier pour cette chère cousine. Je vais lui demander deux photographies et nous les mettrons dans nos livres de messe, ainsi que faisait Blajan. »

Lucien parut indigné.

« Voyons, Georges ! dit-il. Ne me propose pas une idée pareille, le jour de la fête de l’Immaculée-Conception. »


L’intérêt que Georges portait à Lucien ne l’avait nullement troublé dans ses études. Au contraire, afin de se consoler de ses déceptions sentimentales, il faisait en sorte d’être, le plus souvent possible, à la tête de sa classe. Pour octobre et novembre, il avait été premier aux notes du mois, lues en étude par le supérieur. Il le serait de nouveau certainement pour décembre, dont les résultats seraient proclamés dans quelques jours, avant les vacances. Chaque fois, il avait reçu le petit carton du tableau d’honneur, avec la mention : « Excellent. » Le départ de ce Blajan, que l’on disait très fort, mais dont il avait à peine mesuré la valeur, lui avait été plus favorable que celui d’André. Georges régnait ainsi sans conteste sur le français, l’anglais, l’histoire, le grec et le latin. Il abandonnait le reste à ses camarades.

En mathématiques, il recevait les secours de Lucien, mais voulait, par amour-propre, pallier cette fraude à ses propres yeux. Lucien lui fournissant les solutions ou les démonstrations exactes, il s’ingéniait à les retrouver à sa manière, ce qui lui attirait les remarques suivantes sur ses copies : « Alambiqué. » « Torturé. » « Tiré par les cheveux. » « Vous cherchez midi à quatorze heures. »

En revanche, il n’avait pas besoin du zèle sacré de Lucien pour briller, le dimanche matin, aux classes d’instruction religieuse. C’était une espèce de gageure : tout en répondant d’après le livre, il était fier de savoir que la question avait reçu d’autres réponses, mais il les gardait par-devers lui. Il venait d’être premier à la composition trimestrielle, et avait gagé avec Lucien qu’il aurait le prix, si indigne qu’il en fût.

Entre toutes les classes d’instruction religieuse, on se souviendrait de celle-là. Elle s’était ouverte, comme de coutume, par une prière au Sacré-Cœur — le vieux professeur d’histoire, qui avait aussi charge de ces cours, les avait placés sous cette protection spéciale. Puis, comme le sujet était l’arbre de la croix, le père fut amené à parler de l’arbre de la science du bien et du mal, qui en avait été, dans l’Éden, la préfiguration, puisque, dit-il, la séduction est venue de ce dernier, et la rédemption est venue de l’autre.

« Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette », dit Georges à Lucien.

Quoi que le père racontât et qu’on pût lui demander, il était de règle de ne jamais rire.

Un élève s’enquit si l’on savait quelle sorte d’arbre avait été celui de la science du bien et du mal.

Le bon père enleva son pince-nez, se frotta les yeux, et répondit tranquillement :

« Ce point intéressant avait été négligé dans la leçon relative au paradis terrestre et je suis heureux d’y revenir. Voici quel est l’état de la question :

« La plupart estiment que l’arbre de la science du bien et du mal était un pommier, parce qu’il est dit, dans le Cantique des Cantiques, dont la lecture ne vous est pas permise : « Je t’ai réveillée sous un pommier. » D’autres pensent que c’était un figuier, puisque aussitôt après avoir mangé le fruit défendu, Adam et Eve se vêtirent de feuilles de figuier. D’autres encore choisissent l’oranger ou la vigne.

« Selon les gens de l’île de Madère, l’arbre qui causa la chute de nos premiers parents est le bananier, ou du moins l’une de ses variétés principales, dite vulgairement « bananier à gros fruits ».

« Cette opinion particulière semble avoir inspiré aux botanistes les autres dénominations de cette espèce, qu’ils appellent : « Bananier du Paradis », « Arbre d’Adam », et, en latin, Musa Paradisiaca — les bananiers sont des musacées.

« Bien plus, d’après certains peuples, le fruit même de cet arbre renferme le signe de la loi du Christ : en effet, vous remarquerez sur les tranches une sorte de croix. Aussi dit-on qu’en Espagne et au Portugal, beaucoup de gens estimeraient commettre un sacrilège s’ils se servaient d’un couteau pour couper une banane. »


Georges avait vite épuisé la bibliothèque de sa classe. La plupart des romans qui s’y trouvaient lui en avaient assez dit avec le nom de leurs auteurs. Un seul l’avait intéressé : le Manuel de l’Index, qui lui avait fait faire collection d’autres titres. D’ailleurs, beaucoup d’élèves s’en servaient aux mêmes fins, et c’était le volume le plus demandé à la veille des vacances.

Plutôt que de s’abêtir avec les capucinades de la bibliothèque, Georges préférait emprunter à ses maîtres des ouvrages sérieux — sur l’antiquité, les arts, etc. Une Mythologie assez complète l’avait notamment passionné. Le supérieur avait consenti à lui prêter ce livre, non sans lui en expliquer le bon usage.

« On doit lire ces fables pour s’instruire et non pour s’amuser, avait-il dit. Vous passerez certains récits et certaines illustrations. N’oubliez pas que vous êtes constamment sous les yeux de votre ange gardien. »

Georges avait rappelé qu’il était membre de la Confrérie des Saints Anges Gardiens. Puis, toutes les fois qu’il avait trouvé de ces illustrations ou de ces récits contre lesquels on l’avait prévenu, il s’était empressé de les faire voir à Lucien, sous les auspices de la même confrérie.

La Mythologie produisit un autre effet, que le supérieur n’avait pu davantage deviner : Georges voua un culte aux dieux antiques, et inscrivit le nom de certains d’entre eux sur la première page de ses livres. Il regrettait de ne pouvoir les mettre au haut de ses copies, à la place du « Jésus-Marie-Joseph ». Il s’amusait à les évoquer pour lui, afin de voir ce qui arriverait. Faute de mieux, il leur attribuait ses succès scolaires.

S’il résistait aux avances de la congrégation, il était toujours assez tenté par l’académie. Il avait cru réunir facilement les cinq devoirs de français notés plus de 16 sur 20, qui devaient appuyer chaque candidature : le Tatou était sévère, et Georges savait d’ailleurs que ses confrères ne l’étaient pas moins. En effet, l’académie restant libre de ses décisions, les professeurs cotaient strictement les ambitieux, afin de ne pas courir le risque de se voir corriger par elle. Le supérieur laissait faire, heureux sans doute d’assurer le prestige de la compagnie qu’il dirigeait. Il n’avait que le droit de veto, comme le roi pour les élections de l’Académie française.

Aujourd’hui, Georges passait en revue ses copies du trimestre.

C’est à son voisin qu’il avait dû la plus mauvaise note, sur un sujet intitulé : « Portrait d’ami. » Il avait prétendu prendre Lucien comme modèle et l’avait décrit avec un lyrisme certainement excessif. Le portrait se terminait par ces mots : « Voilà ce qui constitue l’ami de mon cœur ! » En regard de quoi le professeur avait écrit : « Votre cœur n’est pas exigeant. » La note — 8 sur 20 — était accompagnée de ce commentaire : « Mauvais goût. Pas d’idéal. Vous auriez pu être mieux inspiré », ce qu’avait complété la remarque de Lucien, lorsque Georges lui avait montré la copie : « Est-ce que tu as voulu te ficher de moi ? » Heureusement que le Tatou n’avait pas reconnu le héros, ni régalé la classe de cette pochade, comme il le faisait quelquefois pour les devoirs manqués : les auditeurs auraient été plus perspicaces.

Heureusement aussi qu’il y avait mieux. Après avoir écarté les copies moyennes, Georges revoyait à présent celles qui allaient probablement lui valoir bientôt le titre d’académicien. Il parcourut d’abord la première composition de l’année, qui lui avait fait désarçonner si vite Marc de Blajan : « Un tournoi sous François Ier. » En tête, le correcteur avait ajouté le « J.M.J. » et la petite croix qui avaient été omis. Puis, figurait cette appréciation : « Excellent travail. Du mouvement, de la couleur, des termes heureux (deux anachronismes). » Les deux anachronismes s’étaient glissés dans la description de la tribune d’honneur, où Georges avait placé des dames coiffées de « hennins » (le professeur avait mis : « Trop tard ») et autour du roi, non seulement des bouffons, mais des « mignons » (« Trop tôt »).

Le thème de la seconde copie était : « La plainte du bois » — une bûche regrettant la forêt. Là aussi, Georges avait eu la meilleure note. La seule critique portait sur un passage où il évoquait « les jeunes couples joyeux qui se promenaient en marivaudant à l’ombre des grands chênes ». (« Un peu osé sous votre plume », avait écrit le Tatou.) Le troisième devoir avait pour titre : « Nos emblèmes nationaux. » (« Vous avez bien parlé du coq, mais il y avait autre chose à dire sur l’alouette » — « gentille alouette… » reparaissait.) Enfin, un commentaire de la pensée de Vauvenargues : « Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents. » Georges s’était diverti à donner à « talents » le sens d’ « argent ». (« Hardi paradoxe, traité avec esprit. »)

Bon ! mais cela ne faisait que quatre copies présentables aux illustres seigneurs. Il faudrait fournir un petit effort à la rentrée.

Georges espérait être de l’académie de Saint-Claude, mais ne perdait pas de vue l’Académie française. Le fait que la première n’eût jamais conduit personne à la seconde excitait son amour-propre. Le collège se flattait bien d’avoir produit deux membres de l’Institut qui s’étaient illustrés, l’un dans l’économie politique, l’autre dans l’histoire naturelle, mais c’étaient là tous ses grands hommes, avec un ministre, un évêque et trois généraux. Georges se promettait de donner à ce palmarès le prestige qui manquait, le seul qui comptât, en devenant un grand écrivain, membre de l’Académie française. Dans ses moments d’exaltation, il se voyait occupant, sous la Coupole, le siège d’Anatole France, auteur dont il rêvait d’être l’émule.

D’ailleurs, il gardait jalousement le secret, tant sur cette visée spéciale que sur la carrière même qu’il souhaitait d’embrasser.

Lorsque Lucien, qui voulait être planteur, lui avait demandé ce qu’il comptait faire dans la vie, il avait répondu simplement : « Être marquis, si je peux. »

Un de ses condisciples de lycée, à qui, non sans orgueil, il s’était ouvert de son projet d’être écrivain, lui avait conseillé de composer des romans policiers et non des grammaires. Georges avait fait vœu, ce jour-là, de ne plus en parler à personne avant sa majorité.

En dehors de ses travaux classiques, jusqu’ici son unique ouvrage était une liste : celle des écrivains dont le nom avait la même initiale que le sien. Elle commençait par Sophocle, et passait notamment par Suétone, Shakespeare, Schiller et Eugène Sue. Georges de Scudéry offrait, en outre, à Georges de Sarre, identité de prénom et de particule, avec le titre d’académicien, et le marquis de Ségur, identité de tous les titres.

La veille du départ pour les vacances, il y eut, au salut, une cérémonie traditionnelle : la bénédiction de l’agneau.

Un des enfants de chœur attirait l’attention générale en portant dans ses bras, comme une offrande, l’agnelet que l’on consacrait au nom des élèves, et que, disait-on, les professeurs mangeaient le lendemain.

La maîtrise chantait un cantique dont tout le monde reprenait le refrain, pendant que l’animal regimbait un peu — la couleur rouge des ornements liturgiques (fête de saint Thomas, apôtre) ne devait lui annoncer rien de bon — :


Ô Jésus, mon doux Sauveur,
Je viens vous donner mon cœur,
Comme cet agneau
Si blanc et si beau,
Comme cet agneau.


Ce soir même, le maître de chapelle avait fait changer les places dans la division des grands, afin que les voix fussent mieux groupées à la rentrée, et c’est ce qui valait à Georges, accompagné de Lucien, d’être désormais au premier banc, en qualité d’alto.

On eût dit qu’il occupait cette place surtout pour mieux voir : il contemplait celui qui présentait l’agneau.

C’était un enfant d’une extraordinaire beauté, âgé de quelque treize ans. Ses cheveux blonds couronnaient ses traits réguliers de la fantaisie de leurs boucles. Un sourire errait sur son visage, d’un éclat miraculeux. Comme l’agneau mystique de la gravure qui était chez le père Lauzon, il semblait s’offrir lui-même à l’adoration. La courte robe rouge laissait paraître ses jambes nues.

Georges, certes, l’avait remarqué depuis longtemps, de l’autre côté du chœur, au premier rang des petits. Il l’avait découvert peu de jours après la rentrée, en servant la messe à côté de Lucien — la messe qui devait placer sous la protection de saint Tarsicius son amitié pour Lucien. Près du supérieur qui distribuait la communion, Georges tenait le plateau, et entre tous les visages éclairés par le reflet de ce miroir doré, il avait été frappé de celui-là. Mais ensuite, il n’avait aperçu l’enfant que de loin, soit à la chapelle, soit au réfectoire. Il l’avait toujours admiré, mais comme un être inaccessible, et n’avait jamais pensé à lui, étant d’ailleurs absorbé par Lucien. Maintenant, il lui semblait que cet enfant et lui étaient destinés à se connaître et qu’un lien caché venait déjà de les unir. Le fait qu’on les eût rapprochés ce soir dans de telles circonstances, et que désormais ils dussent être vis-à-vis, lui sembla de bon augure. Il demanda à Lucien qui était ce garçon, dont il ignorait même le nom : c’était le frère de leur camarade Maurice Motier, il était en cinquième.




Georges n’avait jamais eu tant de plaisir que le lendemain à se trouver à la messe. Il voyait en face celui qui ferait l’ornement de toutes ses journées à Saint-Claude, puisqu’elles devaient commencer toutes par lui. Le secret serait un charme de plus. Georges s’était promis, en effet, de ne rien dire de cela à Lucien. Ce dernier, du reste, que ce fût à la lumière de la Sainte Enfance ou de l’amitié d’André, pourrait-il comprendre un culte, à la fois passionné et platonique ?

Aujourd’hui, Georges bénissait la coutume du collège, qui faisait communier ensemble petits et grands, banc après banc, pour les réunir ainsi dans une sorte d’hommage commun. Il se leva assez ému. L’enfant avait l’air de venir à sa rencontre. Ils ne furent séparés que par Lucien.

À la gare, l’après-midi, Georges déploya beaucoup de stratégie en vue d’amener Lucien à choisir le wagon où l’enfant venait de monter, mais il ne put trouver place à l’intérieur de son compartiment. Ensuite, il n’osa plus seulement aller dans le couloir. Il avait beau avoir en poche tous les tableaux d’honneur du trimestre, il eût été intimidé par ce mince écolier, comme il l’était de voyager en troisième classe. Il l’avait d’abord recherché, et, à présent, le redoutait. Il avait perdu sa hardiesse à l’idée d’être si près de lui, en liberté. Pourtant, quand on arriva à S…, où il savait que Maurice habitait, il regarda par la portière. L’enfant s’éloignait gaiement, entre Maurice et le père Lauzon.





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Sources

  • Roger Peyrefitte, Les amitiés particulières, Paris, Librairie Générale Française (Le livre de poche), 1973.
    Texte de la première partie, p. 7-92.

Notes et références