« Lettres de Tony Duvert à Claude Navarro » : différence entre les versions

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Tu admireras, chère Claude, la rapidité de ma réponse, et la placidité de mon écriture. C’est que je me laisse engourdir par l’ignoble vie de plaisirs que je mène, et aussi par l’imbécillité de mes révisions. Ta lettre m’a fait plaisir. Je reste étonné que tu te prennes pour une idiote, alors que tu as une façon si intelligente de le faire. Cela ressemble à une mortification : « Frère, il faut mourir »… Tu joues la naïve, la gourde ; quel orgueil ! Tu me tiens pour un mythe : c’est aussi une Claude mythique que tu me montres. Il faut ici se résigner aux solutions simples. Exemple : faire la lumière – même si elle n’éclaire rien. Tu vas voir. J’espère que ça va t’amuser. Une parenthèse. Tu me demandes « sérieusement » ce que je pense (génialement, il va sans dire) de la morale et du langage. Des sujets très à la mode, mais bien maltraités par ceux qui se les sont appropriés. Moi je ne sais pas quoi dire. C’est trop difficile, je ne suis pas pressé. La « saison en enfer » que tu me prêtes est un retour aux sources de… la morale, et du langage – sources qui n’ont rien de bergsoniennes. Le langage, pour qqn qui ne sait rien faire de ses 10 doigts, sauf en garder 3 pour tenir un stylo, ça compte ; et la morale, pour un dégoûtant personnage de mon genre, cela compte encore plus. Mais je n’ai justement pas d’opinion sur ce qui m’importe. Genêt écrit (à peu près) : « Beaucoup de gens pensent, qui n’en ont pas le droit. » Je ne partage pas les Foucaulteries à la mode, la recherche à tout prix « du » système ; je n’aime plus « décoder » ni comprendre, je ne crois à aucun « a priori ». Morale, langage, c’est du sang, malsain, à laisser couler, comme celui d’un abcès, jusqu’à ce qu’il devienne rouge, enfin. Ceci veut dire qu’il y a une urgence de vie qui précède la réflexion, et qui « donne le droit » de réfléchir. Elle donne surtout le goût d’être patient, une méfiance autrement plus féroce que le doute, un certain talent pour vivre sans concepts, une impatience de se heurter, de se briser : la pensée ne naît que d’un homme cassé. Seulement, pour que ça casse, il y a ces deux coquilles, armures, attelles à retirer : morale, langage. La nudité faite, une chose suffit. Qui est capable de prendre ce risque ? Pas grand monde Surtout pas ceux qui en parlent dans notre illustre université. Peu d’écrivains, peu d’artistes. Pas mal d’anonymes, des inconnus, des minables, qui ne savent même pas ce qu’ils font. Des gens sans conscience, qui ne se comparent pas.<br><br>
Tu admireras, chère Claude, la rapidité de ma réponse, et la placidité de mon écriture. C’est que je me laisse engourdir par l’ignoble vie de plaisirs que je mène, et aussi par l’imbécillité de mes révisions. Ta lettre m’a fait plaisir. Je reste étonné que tu te prennes pour une idiote, alors que tu as une façon si intelligente de le faire. Cela ressemble à une mortification : « Frère, il faut mourir »… Tu joues la naïve, la gourde ; quel orgueil ! Tu me tiens pour un mythe : c’est aussi une Claude mythique que tu me montres. Il faut ici se résigner aux solutions simples. Exemple : faire la lumière – même si elle n’éclaire rien. Tu vas voir. J’espère que ça va t’amuser. Une parenthèse. Tu me demandes « sérieusement » ce que je pense (génialement, il va sans dire) de la morale et du langage. Des sujets très à la mode, mais bien maltraités par ceux qui se les sont appropriés. Moi je ne sais pas quoi dire. C’est trop difficile, je ne suis pas pressé. La « saison en enfer » que tu me prêtes est un retour aux sources de… la morale, et du langage – sources qui n’ont rien de bergsoniennes. Le langage, pour qqn qui ne sait rien faire de ses 10 doigts, sauf en garder 3 pour tenir un stylo, ça compte ; et la morale, pour un dégoûtant personnage de mon genre, cela compte encore plus. Mais je n’ai justement pas d’opinion sur ce qui m’importe. Genêt écrit (à peu près) : « Beaucoup de gens pensent, qui n’en ''ont pas le droit''. » Je ne partage pas les Foucaulteries à la mode, la recherche à tout prix « du » système ; je n’aime plus « décoder » ni comprendre, je ne crois à aucun « a priori ». Morale, langage, c’est du sang, malsain, à laisser couler, comme celui d’un abcès, jusqu’à ce qu’il devienne rouge, enfin. Ceci veut dire qu’il y a une ''urgence de vie'' qui précède la réflexion, et qui « donne le droit » de réfléchir. Elle donne surtout le goût d’être patient, une méfiance autrement plus féroce que le doute, un certain talent pour vivre sans concepts, une impatience de se heurter, de se briser : la pensée ne naît que d’un homme cassé. Seulement, pour que ça casse, il y a ces deux coquilles, armures, attelles à retirer : morale, langage. La nudité faite, une chose suffit. Qui est capable de prendre ce risque ? Pas grand monde Surtout pas ceux qui en parlent dans notre illustre université. Peu d’écrivains, peu d’artistes. Pas mal d’anonymes, des inconnus, des minables, qui ne savent même pas ce qu’ils font. Des gens sans conscience, qui ne se comparent pas.<br><br>


<center>Mes amitiés.</center>
<center>Mes amitiés.</center>

Version du 24 mars 2016 à 21:31

Texte précédent : Non à l'enfant poupée (2) (interviews)

Lettres de Tony Duvert à son amie de lycée Claude Navarro, citées dans Retour à Duvert de Gilles Sebhan (2015).


[04/08/1963]


Je crois que le désespoir n’existe pas. Le suicide même est une dernière ressource de l’espoir : aussi le désespoir est-il une figure symbolique qui signifie dégoût, faiblesse, attente ; états gorgés d’espoir, comme tu sais. Je ne crois pas non plus au désespoir philosophique. Cf. La Nausée : tout ce qu’on peut raisonnablement dire, c’est que Roquentin a le cafard, et qu’une certaine forme de bêtise irréductible l’emm… Le désespoir ressemble à une coquetterie d’oisif, je veux parler du désespoir vécu et cultivé. Car c’est une des choses contre lesquelles on n’aime guère lutter : il résiste aussi à la réduction phénoménologique, c’est la raison pour laquelle il est une pierre de touche de l’existentialisme. En ce qui me concerne, il me semble que le désespoir, quelle que soit son origine, est un bien précieux qu’on possède rarement à l’état pur (ex : désespoir imbécile d’un animal attaché, ou qu’on étouffe). Comme tu vois, le désespoir naît d’un conflit entre le voulu et le vécu. Le sens de l’espoir – celui du voulu – se trouve comme dévié, négligé au profit de n’importe quoi d’autre. Ceci est simple : mais il faut des dispositions particulières pour goûter un désespoir kierkegaardien. Dommage : c’est un désespoir qui n’épuise pas, et le seul qui ne donne pas honte. J’ai peu de temps, et je stoppe ici. Un mot d’explication pour le retard de cette lettre : trouvé la tienne après cinq jours de refuge (elle était arrivée le premier jour au centre) et avec une grippe (descente du Pelvoux sous la pluie). Mon stage à Moulin-Baron est terminé. Bilan : 11 courses, dont 6 à 8 « bavantes ». Écris-moi à présent à Chamonix. Réponse rapide certaine.


Amitiés.
Tony.

***


Vinzier, le 28.8. [1963]

Ma chère Claude,

voici longtemps que je n’ai rien vu de toi dans mon courrier. Retards, changements d’adresse, caprice ? Je n’en sais rien : mais je ne serais pas mécontent d’avoir de tes nouvelles. En ce qui me concerne, après mon second stage à Chamonix (où j’ai pris tous les renseignements qui me permettront d’affronter l’an prochain l’examen de moniteur-guide, puis, plus tard, celui d’aspirant guide), j’ai rejoint mes parents dans ce petit village désert à quelques kilomètres d’Évian, et je m’apprête à rentrer chez moi (pour le 1er septembre) philo, physique et maths de Sc Ex (pour le PCB), escalade (à Fontainebleau, et si le temps le permet), et surtout, piano. J’envisage en effet un travail de longue haleine : me former un répertoire assez riche pour affronter d’ici quelques années un ou deux concours internationaux de musique, comme le concours de Genève ou le concours Clara Haskil (qui vient d’être créé). Comme tu vois, je ne manque ni de projets ni d’ambition – sans compter cette fameuse licence de Φ : je me demande (sans inquiétude) quand je vais trouver le temps de faire Propé-Lettres, ou plutôt de reprendre suffisamment Latin et Langue pour passer ces examens. J’espère que de ton côté, le bénéfice de tes vacances (solitaires ?) est d’avoir pu surmonter cette pénible décision dans laquelle tu te trouvais devant un avenir, dirais-tu, peu engageant pour toi. Parle m’en si tu veux et tente aussi de me répondre…

Amicalement.
Tony.

***

Villeneuve-le-Roi, le 5.9. [1963]

Ma chère Claude,

j’ai seulement reçu ta lettre du 20 hier après-midi ; elle était adressée à Chamonix : or j’avais quitté Chamonix le 17, et cette lettre a dû traîner dans le courrier des stagiaires pendant deux semaines avant qu’on se décide à la réexpédier ici. J’écris donc sans attendre de réponse à ma lettre de Vinzier : n’y réponds pas. J’espère seulement qu’elle te sera parvenue, car elle est adressée à Quiberon, où tu n’étais peut-être plus. Peut-être n’es-tu pas davantage à Athis en ce moment, mais à te réchauffer au whisky dans les brumes d’Écosse… Ta lettre m’a beaucoup plu, sinon que je n’ai pas compris la moitié des mots dans tout ce qui concerne tes activités nautiques. Quel jargon ! C’est la première fois que je lis une lettre le Larousse en main. Tu partages le privilège de faire de la voile avec Jean-Marc Gelin qui, lui, fait un stage aux Glénans. Enfin, il ne te manque plus que de faire de l’alpinisme (arriverai-je à t’endoctriner ?) pour devenir une sportive complète, ce qui vaut beaucoup mieux que de connaître L’Astrée, Paul et Virginie & Matière et mémoire par cœur… À propos d’alpinisme, je t’informe d’un projet ferme pour cette année : à savoir, des sorties que je vais entreprendre avec 2 ou 3 amis yétis à Fontainebleau (pour faire de l’escalade). Elles auront lieu un dimanche sur 3 ou 4, peut-être plus souvent. Si cela t’intéresse (je recherche des prosélytes !) préviens-moi. Le matériel qu’il te faudrait se limiterait à un pantalon solide (jean) et des espadrilles à semelles de corde. Le trajet, etc. : je te donnerai des détails si tu veux. Je te recommande chaudement ces sorties, bien sûr, tant pour ton profit musculaire et physique, que pour l’aération mentale que cela te fera après une semaine à Fénelon. Mes camarades yétis sont très gentils.

***

Villeneuve-le-Roi, le 13 [juillet 1964]

Chère Claude,

j’ai reçu avec un plaisir mitigé l’évocation du caveau de famille où tu dis passer tes vacances. Enfin, tu dois au moins profiter du calme et du silence propre à ces lieux. Ne t’étonne pas si mes réponses de Chamonix sont capricieuses : sauf mauvais temps, je ne passerai à la poste qu’irrégulièrement, étant toujours, sinon dans les hauteurs, du moins sur les alpages, parmi les vaches friandes de toile de tente et d’edelweiss. Mais que cela ne te décourage pas d’écrire, au contraire. Isolé dans le massif le + fréquenté des Alpes, j’aurai beaucoup de plaisir à te lire, le + souvent possible, j’espère. Et si par hasard tu passais par Chamonix, écris-moi… (au moins une semaine a l’avance). J’irai pour la circonstance me laver aux douches municipales. Le camarade avec qui je pars, excellent grimpeur, n’est pas spécialement du genre intellectuel. Mais cela s’accompagne d’une inculture incommensurable (« le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »…) au point que j’ai parfois envie de me transformer en maître d’école (fouet en main). C’est dire… Une tête mal faite et mal remplie, mais de bons bras, après tout, il n’en faut peut-être pas plus pour un second de cordée. Il est d’ailleurs très mal élevé (il n’a aucune lumière sur « l’impolitesse de bon ton ») et vaniteux, mais excessivement influençable (y compris et surtout par moi ?!!) Un beau dressage en perspective… Tout ceci pour dire que tes lettres les + banales me feront d’autant plus de plaisir. Je ne te demande pas pour autant un courrier polar (tu n’en as d’ailleurs sûrement pas l’idée). Néanmoins, avant d’interrompre cette lettre trop brève, j’offre à ta méditation (sic) ou ton ennui cette « mauvaise pensée » de Valéry : Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser. Et celle-ci : On ne pense réellement à soi et que l’on est soi que quand on ne pense à rien. Et enfin : Un homme sérieux a peu d’idées. Un homme à idées n’est jamais sérieux. J’en aurais beaucoup d’autres à citer, toutes de la même encre (noire ?!) Aimes-tu cela ? Connais-tu ce livre ? Je termine sur une belle devise pour un montagnard : NON CADIT QUI NON ASCENDIT…

Très amicalement.
Tony.

***

La civilisation, dis-tu, a des bienfaits que les vacanciers (comme on dit aujourd’hui : mais comment dire : vacateurs, vaqueurs ?!!) n’oublient pas. Eh bien, je suis de ceux-là. Redescendu de refuge hier, premier plaisir (après la bière) : la douche, aux bains municipaux de Chamonix. Puis, m’habiller en civilisé (c’est-à-dire en maillot de bain…) et « écraser la bulle » au soleil. Il est vrai que j’ai passé la nuit, fort bonne, sans matelas (crevé) ni duvet (trempé). Et j’ai très bien dormi. D’où : trois jours de fatigue = confort moderne. Et aujourd’hui : lèche-vitrines, lentes promenades de café en café, dégustations de vivres frais, dodo, etc… Pour un vaillant alpiniste, ce n’est pas un emploi du temps très héroïque, non ? Et ce soir, ma brute est sortie au cinéma. Je savoure dans la tente, en t’écrivant, une solitude délicieuse, une solitude heureuse (deux mots qui, pour une fois, vont bien ensemble). Sais-tu, à propos, que c’est vraiment gentil de m’écrire si souvent et si librement ? Le temps ici, parlons-en, est au beau fixe, ou presque, et c’est formidable, car chez moi l’humeur suit les moindres variations du temps. Je n’ai qu’à consulter le bulletin météo (sérieux, ici) pour savoir si je serai le lendemain gai, cafardeux ou mal embouché. Pratique, non ? Un petit papillon de nuit velu vient d’entrer dans la tente : il se pose sur mon papier à lettre. Je te dis ça, car il faut que tu imagines ses yeux, rouges comme des groseilles, et que tu mesures toute la naïveté du plaisir de ne rien faire, plaisir si grand qu’il illumine les pires banalités. Un point de ta 2e lettre me retient particulièrement : la fin. D’abord, tu expérimentes la difficulté de parler à quelqu’un dont on ne sait pas ce qu’il pense (variante : dont on ne sait s’il pense… !) n’est-ce pas plutôt la difficulté d’oser parler sans se soucier de ce que l’autre pense ? Sans doute parce que notre correspondance se situe encore à la limite entre la civilité de bon ton et la confiance, c’est-à-dire entre le moment où l’on dit ce que l’autre veut entendre (croit-on) et celui où l’on dit ce qu’on veut, soi. Trouver le ton juste est difficile, faire un pas en arrière, idiot, faire un « bond en avant » (slogan PC chinois, je crois ?) risqué. Et puis le besoin d’être rassuré sur l’interlocuteur. Pour moi, j’attache beaucoup d’importance à ce qui est écrit (même allongé par terre et éclairé à la pile Wonder). Contrairement à d’autres, je crois que beaucoup de choses, des + sévères aux plus libres, « passent » très bien écrites alors qu’elles sont insupportables, voire inconvenantes, de auditu. C’est pourquoi je me moque assez des conversations, sérieuses ou non, et qu’une belle parole sincère me fait sourire quand je l’entends. On ne peut parler aux autres que quand on est seul… Donc, écrire. Un autre point de ta lettre : tu crains qu’elle arrive « toute froide ». C’est bien l’inconvénient quand on écrit : toute chose écrite est morte, tout lecteur tue l’auteur de ce qu’il lit. On devrait être seul à lire ce qu’on écrit aux autres… Le risque pris, tant pis. Mais je crois qu’il faut penser ceci : le moment vrai, dans une lettre, est celui où l’on écrit : l’autre, imaginé, présent, guide la forme et le choix du contenu. J’imagine une correspondance où chacun écrirait mais… se garderait d’envoyer la lettre reçue, comme d’un miroir, ou d’un nouvel élan pour s’écrire à soi-même. La part de l’autre, diras-tu, est bien faible là-dedans. Non : mais il est catalyseur, plutôt que partenaire. D’ailleurs un analyste de l’amour pourrait dire la même chose. Tous les rapports avec autrui se ressemblent ; comme le soleil, dont on a besoin et qu’on ne regarde jamais. J’espère que ces idées-là te plairont ou te rassureront ou… enfin, il y a le choix – et, en attendant de te lire prochainement (et de me mettre au lit) je t’adresse mes amitiés.

Tony.

***

Paris, samedi [15 janvier 1966]

Chère Claude,

ta carte ne m’a pas trop surpris. Je connais ce genre de relances, à l’occasion du nouvel an, les amis qui ne daignent plus répondre. Je l’ai fait souvent, sans illusion sur le résultat, sans conviction, simplement parce que j’avais dans mon carnet d’adresses quelques noms que j’eusse voulu repêcher. Pour voir. J’imagine que tu l’as fait dans le même état d’esprit : en quelque sorte, c’est ma réponse qui serait surprenante, non mon silence. Mais, puisque en me taisant sans m’expliquer je suis au moins responsable d’une grossièreté toujours blessante, je dois m’excuser. Voici. Depuis assez longtemps, j’ai pris des chemins où je tiens à être seul, tant il est facile de les corrompre, et plus une compagnie est agréable – la tienne l’est beaucoup, elle est même rare – plus elle m’en distrait. Je ne me suis pas enfermé dans une tour, je ne suis pas explorateur en chambre, je n’appartiens à aucun titre à une aristocratie de solitaires : au contraire, je suis dans la rue – et dans la rue, si belle, si vaste ou si longue qu’elle soit, il n’y a que des passants : et même ceux qu’on racole une nuit, on ne les voit pas deux fois.

Pourquoi ? Ceci me regarde. Mon silence, à l’égard de tous ceux que je connaissais et même envers ceux que, parmi ces connaissances, j’estimais, correspond à une rupture délibérée entre une manière de vivre facile et endormante, qui m’aurait mené là où les autres vont, et une autre que je n’ai pas cherchée, mais dont j’ai le courage d’avoir besoin, et qui contredit la première. Passé, sans intention hautaine, ni d’originalité, ni de mortification, ni d’amélioration, d’une situation assise et claire dans une autre à l’écart de celle que je tenais pour confortante, je suis mis dans un cas peu banal si l’on veut s’en expliquer. Je ne cherche pas à le faire. Ni à te dire en mots clairs ce que c’est, ce que ça veut dire. Je travaille beaucoup. Pas les études, bien sûr, pas le piano. Un travail qui m’est propre, que j’ai créé à mon usage, difficile, plaisant, nécessaire, et qui peut donner, qui doit, qui donne ses fruits. Excellents, savoureux, partageables du reste. De ce travail, je ne te dis rien de plus. J’ai mis des années à le mettre au point. Il n’a rien de philosophique, artistique – pouah ! – il ne vise pas un mode de vie. Il ne crée pas de système. Il ne m’apporte aucun argent. Il ne m’intègre à rien du tout. Voilà déjà de quoi éviter à ta pensée de s’égarer, pour se fixer sur la seule chose que je te propose : un point d’interrogation.

Relativement à nos rencontres, elles étaient très plaisantes, certes. Mais je n’ai pas, je n’ai plus le temps, ni pour toi, ni pour quiconque. On ne doit pas me faire confiance : je ne tends aucune main. Cela reviendra peut-être, le goût d’éparpiller en miettes précieuses les journées. Pour l’instant je fais bloc et tant qu’il le faudra. Je ne joue pas à me construire, à me contempler, à m’interroger, à chercher : aucun mode pervers de paraître. Je ne sonde pas, je ne brise rien. Je fais des inventaires que personne n’ose. Tout ceci, je m’en rends compte, n’est pas très clair pour toi. Peut-être déroutant, peut-être inquiétant, sans doute insolite. Ceci parce que je n’ai rien dit, rien fait autrefois pour laisser supposer que j’attendais d’être mûr pour un effort semblable, et que je m’y préparais, et à cela seulement, en secret, et parce que je ne dis rien ici pour t’en suggérer la teneur, la nature, le but. Tout peut te faire penser que je justifie une grossièreté par un égoïsme. C’est une clef dont tu es en droit d’user, et je ne tiens pas à le détromper, c’est trop difficile. Mais tout est plus simple, plus évident, plus direct que tu ne pourras le supposer. Je n’ai expliqué mon silence à personne : à toi, je dis au moins qu’il n’est pas mépris, ni paresse. Je vois difficilement comment reprendre l’habitude de rencontres, de bavardages, de confrontations qui sont d’aimables supercheries. Par contre, j’aurais un très grand plaisir à te lire, et te répondrais de même, s’il te plaît de m’écrire. Les lettres évitent un peu les marchés de dupes, et les échanges de fausse monnaie. Mon adresse reste inchangée.

Mes amitiés.
Tony.

***

Je t’ai envoyé un point d’interrogation : tu me retournes un point d’exclamation. On peut jouer encore longtemps ainsi : je vois sur ma machine, qui pourraient occasionner des échanges intéressants, les signes = + %&()/ et aussi £ ou $, qui ne sont pas mal. Trêve de plaisanterie : j’ai eu grand plaisir à te lire – non un plaisir de sadique qui met une souris dans une boîte à fromage sans fromage, mais celui d’un dérangé mental qui reçoit une lettre saine d’esprit et intelligente dans son désordre même. Tu te contredis à longueur de page, mais avec cette belle équanimité des gens qui veulent dire quelque chose et se prennent à ce piège en l’acceptant : les cubes ont six faces, la vérité est donc un arlequin. Voici mon sujet ; je grappille ses attributs divers dans ta lettre (excuse-moi de te citer) :

- il énerve ;

- il sert de poubelle (j’en suis plus qu’heureux) ;

- d’incomparables c… (sic) lui écrivent sérieusement à la manière d’un jeu ;

- et lui plante un ? sur la tête (tu aurais pu mettre aussi : une plume d’autruche – une crosse abbatiale – un col de cygne – une canne ferrée – un profil de feuille d’acanthe – une pomme de douche – un tube de plongée subaquatique – une trompe de chasse – un cornet acoustique) ;

- il laisse perplexe ;

- c’est un animal de zoo qui n’en est pas un ;

- il se tient au carrefour comme les flics ;

- mais, sphinx (?) il y pose des questions comme un enquêteur de l’Ifop :

Qui est-ce ?

Est-il assez docile au moins pour qu’on lui puisse mettre une laisse et le promener dans la rue ? Ou bien faut-il l’encager ? Et alors, quel nom écrire sur l’étiquette ? Sphinx trivius ? Discussor exulcerans ? Insanus ridiculus Navarrii ? C’est une grande misère de pêcher un poisson sans pouvoir le nommer, sans savoir même s’il est comestible. C’est là un problème scientifique que je ne t’aiderai pas à résoudre, et tu auras beau donner ta langue au chat, le chat n’a pas faim.

Brisons là. Il t’a fallu beaucoup de courage pour répondre à ma lettre : j’en aurais reçu une semblable, j’aurais, comme on dit, renvoyé son auteur à ses chères études, quitte à y revenir lorsqu’il sera devenu fréquentable. I .es difficultés ne t’effraient pas, Claude : tant pis pour toi : je ne t’en épargnerai aucune. C’est que l’« haïssable je » qui pullule chez toi m’intéresse beaucoup : il m’a l’air d’avoir les bras solides. Je ne vois pas du reste en quoi ce je peut être haïssable, et je m’étonne de te voir rejoindre le christianisme le plus féroce dans cette contemption. Je est bon, surtout si on l’écrit jeu ; qu’est-ce que c’est ? Un tas de bouts de ficelles mis en pelotes : tout le monde un peu tire sur ce qui dépasse, et le je appartient à celui qui tire le plus fort : c’est désagréable, soit, mais que tout le monde lâche, et le je n’a plus qu’à pourrir sous la pluie. Et j’imagine que tu me reproches, à bon droit, d’avoir tiré trop fort sur la ficelle que tu as eu l’imprudence de remettre entre mes pattes : coup bas, traction inattendus – il y a des gens bien mal élevés.

Parlons d’autre chose. Ta lettre me trouve dans cet état remarquable et exceptionnel qui s’appelle la satisfaction du devoir accompli. Pourquoi ? Parce que c’est onze heures, l’heure où je me lève, et j’ai fort bien dormi. Il y a des gens bizarres qui font des tas de choses compliquées, égoïstes, illicites, extravagantes, honteuses, uniquement pour dormir leurs huit heures de temps en temps. Tel est le fruit immédiat de mes activités inavouables, et il n’y en aurait pas d’autre, ce serait déjà pas mal. Puisque j’ai donc atteint ce but, je peux m’octroyer à mon réveil un congé, de quelques heures au moins. C’est pourquoi je réponds sans tarder, c’est pourquoi ta lettre me plaît, c’est pourquoi enfin je me laisse aller sans remords aucun à ces incontinences de style que tu as remarquées. Pendant quelques heures, je puis être un personnage, donner la réplique, et ma machine à écrire ne me sert plus qu’à jouer à ça : je quitte mon trivium et je vais prendre un pot. Heure de relâche du sphinx. Il ne pose plus de questions, mais il ne lâche pas non plus la réponse à celles qu’il a posées. Donc, Claude, profite de cet otium litteratum pour recevoir une lettre sans problème, sans mystère, sans secousses ; une lettre que l’on jette parce qu’on l’a lue et épuisée, et non parce qu’elle vous énerve. La prochaine – c’est-à-dire la réponse à celle que tu voudras bien m’adresser – sera sans doute moins bouffonne. Mes contradictions à moi sont cycliques, et non simultanées, ce qui veut seulement dire que je suis lent. Excuse-moi donc de ce miel maigre ; je prends volontiers à mon compte la devise que Valéry suggère : « Je déçois. »

Mon amitié.
Tony.

***

Tu admireras, chère Claude, la rapidité de ma réponse, et la placidité de mon écriture. C’est que je me laisse engourdir par l’ignoble vie de plaisirs que je mène, et aussi par l’imbécillité de mes révisions. Ta lettre m’a fait plaisir. Je reste étonné que tu te prennes pour une idiote, alors que tu as une façon si intelligente de le faire. Cela ressemble à une mortification : « Frère, il faut mourir »… Tu joues la naïve, la gourde ; quel orgueil ! Tu me tiens pour un mythe : c’est aussi une Claude mythique que tu me montres. Il faut ici se résigner aux solutions simples. Exemple : faire la lumière – même si elle n’éclaire rien. Tu vas voir. J’espère que ça va t’amuser. Une parenthèse. Tu me demandes « sérieusement » ce que je pense (génialement, il va sans dire) de la morale et du langage. Des sujets très à la mode, mais bien maltraités par ceux qui se les sont appropriés. Moi je ne sais pas quoi dire. C’est trop difficile, je ne suis pas pressé. La « saison en enfer » que tu me prêtes est un retour aux sources de… la morale, et du langage – sources qui n’ont rien de bergsoniennes. Le langage, pour qqn qui ne sait rien faire de ses 10 doigts, sauf en garder 3 pour tenir un stylo, ça compte ; et la morale, pour un dégoûtant personnage de mon genre, cela compte encore plus. Mais je n’ai justement pas d’opinion sur ce qui m’importe. Genêt écrit (à peu près) : « Beaucoup de gens pensent, qui n’en ont pas le droit. » Je ne partage pas les Foucaulteries à la mode, la recherche à tout prix « du » système ; je n’aime plus « décoder » ni comprendre, je ne crois à aucun « a priori ». Morale, langage, c’est du sang, malsain, à laisser couler, comme celui d’un abcès, jusqu’à ce qu’il devienne rouge, enfin. Ceci veut dire qu’il y a une urgence de vie qui précède la réflexion, et qui « donne le droit » de réfléchir. Elle donne surtout le goût d’être patient, une méfiance autrement plus féroce que le doute, un certain talent pour vivre sans concepts, une impatience de se heurter, de se briser : la pensée ne naît que d’un homme cassé. Seulement, pour que ça casse, il y a ces deux coquilles, armures, attelles à retirer : morale, langage. La nudité faite, une chose suffit. Qui est capable de prendre ce risque ? Pas grand monde Surtout pas ceux qui en parlent dans notre illustre université. Peu d’écrivains, peu d’artistes. Pas mal d’anonymes, des inconnus, des minables, qui ne savent même pas ce qu’ils font. Des gens sans conscience, qui ne se comparent pas.

Mes amitiés.
Tony.


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