Marrakech ou Les seigneurs de l’Atlas (extraits)

De BoyWiki
Révision datée du 8 juillet 2014 à 13:36 par Aetos (discussion | contributions) (m)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Ce texte historique est protégé contre les modifications.


Extraits du récit de voyage Marrakech ou Les seigneurs de l’Atlas, par Jérôme et Jean Tharaud.

Les petits danseurs chleuhs



LA PLACE FOLLE



[…]

Il y a le cercle des danseurs chleuh, petits garçons ou jeunes gens vêtus de longues robes aux manches largement ouvertes, sur lesquelles est jetée une chemise blanche, transparente, qui tombe jusqu’à leurs pieds nus. Avant la représentation, enveloppés des pieds à la tête dans leurs djellaba grisâtres, le capuchon rabattu sur le visage, ils se dérobent aux regards comme des objets d’un grand prix. Aux premiers sons du tambourin ils se lèvent, se dépouillent de leur terne chrysalide et apparaissent dans tout l’éclat de leur toilette équivoque. Une ceinture de femme, en cuir brodé de soie, marque légèrement les hanches. Au côté le poignard et la boîte d’argent où l’on enferme les amulettes, suspendus à l’épaule par une cordelette brillante dont la teinte s’harmonise avec la couleur de la robe. Les sourcils, les yeux peints ; un anneau d’argent à l’oreille ; sur le front, une frange de cheveux bien lustrée avec de l’huile ; deux grosses touffes sur les tempes ; le reste de la tête rasé, à l’exception de deux longues tresses noires emmêlées à des fils de laine qui se balancent sur le dos ou sont retenues à la ceinture. Les uns chantent d’une voix de tête suraiguë, que je n’ai entendue qu’ici, en s’accompagnant de rebecs à la musique aigrelette ; les autres dansent, en faisant sonner entre leurs doigts trois castagnettes de bronze, grandes comme des pièces de deux francs. Ils dansent ou plutôt tournent en rond, dans une promenade rythmée par un léger mouvement des chevilles et des hanches, que vient rompre tout à coup une volte rapide, un brusque tournoiement du corps, un battement plus pressé des pieds nus sur la terre fraîchement arrosée. Par moments ils dessinent quelque figure compliquée de ballet, s’emmêlent, se perdent, se retrouvent, tombent aux pieds les uns des autres, se relèvent, s’offrent et se refusent dans un mouvement un peu sauvage, plein d’harmonie, de grâce, de sensualité voilée. Puis tout revient à son rythme paisible, et la lente promenade à petits pas frémissants reprend sa cadence balancée, dont le charme monotone tient l’auditoire envoûté. Envoûté, jusqu’au moment où l’un des petits danseurs, apercevant dans le public un personnage, qu’à sa mise il juge fortuné, bondit, s’élance hors de la ronde, va danser pour lui seul, et reçoit, un genou en terre, une piécette d’argent mouillée de salive sur le front…


[…]

Et ces danses, ces chants, ces musiques, ce bruit sourd de tambourin, ces contorsions et ces sorcelleries, tout ce plaisir primitif, dans ce qu’il a de plus égaré, de plus trouble, de plus voluptueux, s’accompagne inlassablement de gestes religieux, de mains tendues vers la prière, d’invocations à Allah et à tous les saints de l’Islam, d’amen et d’amen encore mille fois répétés, de doigts qu’on porte à sa tête, puis à son front, puis à ses lèvres, de saluts et de baisers à l’infini mystérieux — en sorte que cette place folle entend, au long de la journée, plus de prières qu’une mosquée !

Ce lieu de la frénésie et du plaisir, on le nomme Djema El Fna, la Place de la Destruction […]





LE DÉPART DE LA HARKA



[…]

Non loin de la tente de prières, des musiciens et des petits danseurs chleuh, avec leurs yeux peints, leurs longues robes et leurs ceintures brodées, dansaient au bruit des tambourins, des cithares et des mandores mêlés au bruit de la prière. C’étaient toujours ces danses d’une retenue et d’une modestie équivoque, ces marches lentes accompagnées de brefs tournoiements et de torsions rapides du corps autour des hanches immobiles, ces évolutions compliquées qui cessaient brusquement lorsque le chef de la bande faisait d’une voix suraiguë l’invocation à Allah en étendant ses mains ouvertes. Eux aussi, les petits danseurs aux yeux peints tendaient leurs mains trop fines, chargées de bagues, de bracelets et de petites castagnettes de cuivre. Et tout le cercle des assistants, les mains pareillement ouvertes, répétait : Amen ! Amen ! […]



Voir aussi

Source

  • Marrakech ou Les seigneurs de l’Atlas / Jérôme et Jean Tharaud. – Paris : Plon-Nourrit et Cie, 1920. – [8]-288 p. ; 19 × 12 cm.
    « Chapitre V, La place folle », p. 105-109 ; « Chapitre XII, Le départ de la harka », p. 216-217.

Articles connexes