Mon cœur, de ton visage, n’a pu oublier la douceur (Pierre Fuzel)

De BoyWiki

de Pierre Fuzel - Editions Quintes-Feuilles

Situées dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles de ce recueil ne pouvaient éclore que dans un petit pays préservé « des folies de la guerre par sa neutralité ». Inimaginable leur « vert paradis des amours enfantines » dans une nation ravagée et traumatisée par le conflit, toute occupée à se reconstruire comme dans le cas de la France ! Bien réelles cependant dans le pays voisin, comme en témoigne l’auteur, ces amours faites d’intuition et de désir, de douceur et d’âpreté lorsqu’on a douze ou quatorze ans… Car le vert paradis de Fuzel n’est pas celui de Baudelaire, lequel n’était composé que de « plaisirs furtifs ». Dans Mon cœur, de ton visage, n’a pu oublier la douceur au contraire, les personnages prennent en charge intégralement leurs passions et leur part de sensualité, la découverte de la sexualité, les élans sentimentaux et les plaisirs liés au jeune âge.

Plus jeune que les protagonistes des autres histoires, l’enfant de La balustrade qui ouvre ce recueil, découvre à la fois le délice suprême d’un baiser entre garçons et l’interdit moral, idiot, inexplicable, qui lui est corolaire. « Je venais d’apprendre en quelques heures qu’il pouvait être merveilleux et hautement désirable d’embrasser un autre garçon, au point de ne plus pouvoir penser à autre chose, et en même temps que cela provoquait la colère, l’horreur, au mieux l’incompréhension des autres. » (page 20). Ce baiser interdit, objet de disputes, d’énorme scandale, d’incommensurable fureur et de vindicte houleuse parmi les écoliers, donne le ton. Mais pour mieux y revenir ensuite, laissons de côté la part morale et l’ordre social qui trouvent ici comme dans la vie de chacun leurs partisans farouches, leurs défenseurs de tout poil. Impossible d’écrire sur l’ouvrage de Fuzel sans remarquer un vecteur infléchissant le cours de chaque nouvelle : nous avons nommé… la nature. Sans que l’auteur insiste trop, une fusion opère entre les garçons et les éléments naturels. Même dans La balustrade, se déroulant dans le milieu confiné d’une cour de récréation, les peupliers centenaires partagent les révélations enchantées, innocentes et sensuelles, du jeune héros. Paganisme, comme chez François Augiéras (Le vieillard et l’enfant, L’apprenti-sorcier) ou Robert Lalonde (Le dernier été des indiens) l’omniprésence de la nature est une composante essentielle du vert paradis de Fuzel. Lieu et force de renouvellement, de découverte de l’autre, des corps, de la beauté, des pulsions et des sentiments, la nature évince du même coup la pesanteur sociale, le carcan des préjugés, l’enfermement familial, la sauvegarde à tout prix des apparences. Présence paradoxale des éléments, puisqu’ils permettent à de très jeunes protagonistes de renouer avec un savoir des plus anciens, venu de la nuit des temps. « Je l’ai recouché, rappelle Pierre, le narrateur du Vent de Thulé, à propos de son jeune compagnon ; il s’est laissé faire. Je lui ai pris une main. Je lui ai dit des paroles douces en lui passant l’autre main dans les cheveux, et surtout en le regardant dans les yeux. J’ai convoqué les forces cosmiques qui sont toujours prêtes à vous pénétrer quand on les appelle par amour. Elles entrent par derrière la tête, et agissent par vos yeux. On pourrait décrire leur volonté par la phrase « Je t‘aime et je ne veux pas que tu souffres » mais, comme toute expression de l’indicible, c’est réducteur. » (p. 33)

Plus concrets, montagnes et rivières, bois et lacs se manifestent à tour de pages. L’une de ces forces naturelles, véritable personnage qui, par sa sombre rumeur ne cesse de se faire entendre, le torrent surgit dans quatre des cinq nouvelles du recueil. Chargé d’exprimer une colère contenue, une révolte contre tout ce que réprime l’ordre social, le torrent est la part symbolique de ces garçons à la fois tendres et blessés, amoureux et meurtris par la bêtise et la veulerie des grands.

Dans chaque histoire, en effet, intervient de manière inéluctable, le « porteur de la réprobation sociale », incarné par différents personnages, ceux qui veillent au grain, qui ne sauraient tolérer l’écart à la norme. Ce sont les fillettes dans La balustrade qui s’offusquent d’un baiser entre garçons, ou Anne, la sœur de Pierre, qui surveille son courrier dans Vent de Thulé, ou encore Linz, le prof de latin-grec dans Intrusion… « Ce professeur, grand inquisiteur, haut-parleur assourdissant de la loi sociale, 'psychanalyseur', faussaire de rêves et de mythes, crédule en sa propre imposture. » C’est enfin dans la dernière histoire du livre, En sursis, monsieur Goin surveillant assidu des dortoirs du pensionnat en montagne que Pierre a rejoint depuis peu. « Pierre apprend les conséquences effarantes pour lui, de la rigueur de monsieur Goin. Il s’aperçoit avec angoisse qu’une grande personne peut ainsi violer les jardins secrets des enfants en ouvrant des portes la nuit, allumer des lumières sales d’ampoules électriques, et s’ériger en juge dans un procès qui ne le regarde pas. », (page 172).

Dans l’opposition entre les garants de l’ordre social et les enfants voulant assouvir leurs désirs et exprimer leur amour, s’élève à chaque fois un combat terrible entre les apparences et la vérité. Tandis que les sentiments, le vrai, l’authenticité campent du côté de la nature et des jeunes héros, les apparences sauves, les attitudes fausses se maintiennent résolument du côté social. Tout cela d’une façon assumée, sans aucun effort inutile de démonstration de la part de l’auteur, comme si l’écriture, la littérature étaient cela depuis toujours, cet écartèlement entre l’authenticité qui se dissimule et le mensonge qui seul croit prétendre à la lumière du grand jour. Loin d’Alain, dans Vent de Thulé, Pierre n’aura d’autre issue que d’endosser un rôle : « Pour le reste je me suis caché dans une anfractuosité de mon crâne pour laisser place à mon substitut, le laissant s’occuper des affaires courantes.» Fidèle à son amour jusqu’au bout, Gilles dans Intrusion, échappera aux compromis. Laissons au lecteur le soin de découvrir cette fin terrible et magnifique, qui fait autant pleurer que le sublime Antone Ramon d’Amédée Guiard. Possédant d’autres atouts dans leur jeu, aussi bien Daniel dans Le chemin creux que Pierre dans En sursis, feront quant à eux preuve d’une surprenante maturité d’esprit et d’une intelligence de cœur époustouflante pour retourner la situation. Ils laisseront ainsi une chance au désir, à la passion, à l’amour garçonnier de vaincre la bêtise et la veulerie dictées par les grandes personnes.

Une écriture limpide, belle et sensuelle qui sait tonner, rugir à tout moment ! Un livre incontournable, à s’offrir… mais aussi à offrir à tout ami Boylover… et tout jeune garçon, petit ami, jeune amant qui, immanquablement, pourra se reconnaître en Pierre, Alain, Fernand, Gilles, Laurent, Guy, Yves ou Daniel.