« Quand mourut Jonathan (1) » : différence entre les versions

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— C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?
— C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?


— Non, non.
— Non, non.
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Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène.
Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène.
Il représentait l’un de leurs secrets.
Il représentait l’un de leurs secrets.
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<p>Souvent, Serge s’occupa seul, et Jonathan préféra cela. Le temps passait vite : le séjour
de l’enfant tirait déjà à sa fin, et Jonathan faisait en soi le vide pour s’habituer à ce départ. Il
continuait de répondre aux désirs, aux gestes affectueux du petit, mais comme si sa présence
n’avait été qu’imaginaire.</p>
Serge n’était pas un être que l’on pût aimer, un homme raisonnablement libre qui avait
élu domicile et tendresse en un lieu de sa convenance. C’était seulement un enfant, que son
détenteur avait prêté, ou plutôt déposé. Barbara n’appartenait à personne, Jonathan non plus,
mais Serge si. Donc il n’existait pas ; les sentiments qu’il inspirait, qu’il éprouvait n’existaient
pas non plus. Le croire vivant, l’écouter, le suivre étaient des erreurs risibles. Il n’avait pas
quitté sa cage d’enfant, là-bas, au pied de ceux qui surveillent ces ustensiles et les créatures
qui y sont renfermées. On s’y trompait, parce que ces captifs étaient admis à voyager,
passaient sous les regards, suscitaient des passions, des sourires : mais ils y opposaient leurs
étiquettes, papiers notariés, policiers, commerciaux, qui attestaient qu’ils étaient possédés
— qu’ils n’étaient pas eux-mêmes.
Ces évidences torturaient Jonathan. Il n’avait aucune notion de l’enfance. Ce qu’on
nomme, ce qu’on aime ainsi lui donnait la nausée. Serge lui paraissait un être achevé,
différent de tous, semblable à tous, égal à tous. Un homme, sujet au vieillissement comme les
autres : mais d’abord moins que les autres. Il grandirait : c’était un faible changement, à côté
d’une chevelure qui se clairsème, des lèvres qui se rident, un sein flasque, une voix
légiférante, un gros cul, un sommeil comateux, ou la pesante fatigue d’avoir mal existé qui,
dès l’âge d’homme, accable les membres et raréfie leurs gestes. Plusieurs années encore,
Serge (et non Jonathan) resterait identique à lui-même, solaire, entier, parfait, sans que la mort
ait prise sur lui.
C’est pourquoi Jonathan éprouvait dans l’enfance une saveur robuste, une sûreté, un
accomplissement dont les âges d’après étaient dépourvus. Mais le mot enfant décrétait le
contraire, et transformait en cauchemar la jeunesse bienfaisante de Serge — comme devient
cauchemar le visage immense d’un adolescent, quand c’est dans une cellule de délinquant, un
cercle familial, une brigade de voyous, un rang d’écoliers, d’ouvriers, qu’on l’aperçoit. Serge
avait subi, condamnant ses sentiments, sa pensée, l’élan infini de son corps, la même sentence
d’annulation.
Devant ce garçon qu’un simple mot supprimait, Jonathan s’effaça lui-même. Il se voulut
domestique, sans oser seulement être témoin. Il lavait le linge, la vaisselle, cuisinait, curait les
chiottes, rangeait, achetait, se laissait étreindre, prêtait sa nudité, son sexe, son sommeil, et
entretenait dans la maison une timide splendeur où s’étendait, comme si demain n’existait pas,
le règne aérien du petit garçon. Mais il n’y avait d’autre avenir que le retour de Barbara,
protectrice, patronne et amante résolue d’un chien nommé Serge.
<br>
<p>Quand la vieille voisine arrosait avec l’arrosoir, c’est que le soleil ne touchait plus ses
plates-bandes. Il était cinq à six heures de l’après-midi. Les arômes du dîner que cuisait
Jonathan commençaient de courir l’air. Alors Serge voulait arroser aussi : le petit carré de
fleurs en herbe, ou l’herbe même. Mais le soleil s’y éteignait plus doucement que de l’autre
côté du grillage, plus longuement, jusqu’au doré. Serge patientait ; au bout de sa main
mouillée, l’arrosoir lui tirait tout le bras. Il regardait, sur les jeunes pousses, la langue de soleil
qui s’avalait dans l’ombre, et il imaginait déjà les odeurs humides et la terre ruisselante,
luisante, marron, couleur caca, grenue de cailloux minuscules que dégageait l’eau.</p>
Maintenant, derrière le rideau de liserons, la voisine lui disait :
— Alors, tu arroses ?
Et elle devait sourire et observer son travail, Serge devinait cela. Il répondait :
— Oui, alors j’arrose !
Sagement, à petite voix, comme à une mère. Il reniflait, sous les vapeurs de terre et de
plantes, pour savoir ce qu’elle mangerait ce soir elle la vieille. Il ne percevait rien et n’osait
pas demander. Avec tous ces légumes et toutes ces poules, et les dahlias sur le devant, et les
tournesols, c’était quand même étonnant. Son arrosoir à elle était plus vieux mais bien plus
grand, d’ailleurs.
— T’en as des lapins ? Non, oh vous en avez ? dit Serge, à qui le tutoiement avait
échappé.
— Des lapins ? dit la femme. J’ai une grande lapine, elle a quatre petits. Tu veux les
voir ?‍… Allez, arrose bien, et puis on va les voir.
Présent, Jonathan fut invité aussi dans ce jardin où il n’était jamais entré. Le clapier était
de l’autre côté, vers les détritus, là où pendait le linge et où montaient des luzernes.
— Ces fruits-là ! murmura Jonathan, montrant un bouquet de tiges raides, où gonflaient
comme des galles de grosses boules vert pâle à veines foncées. (C’étaient des groseilles à
maquereau.)
— Ça c’est tout dur, ah c’est mon jardin, dit la femme. Moi j’ai plus de dents, si vous en
voulez pour le petit, c’est pas bien mûr. Et alors tu t’appelles Serge, toi ?
— … Z’avez entendu ! s’exclama Serge en riant malgré lui. Jonathan l’aperçut coquet,
avec des canines gracieuses qu’il ne connaissait pas.
— Ah ici on est au courant des choses, on est forcé.
— … Mais pourquoi elle est toute seule la lapine dans la cage ?
— Mon petit elles croquent leurs petits ces salopes, il faut jamais les laisser ensemble,
jamais, les garces.
— Elle les mange ? c’est vrai ? Ça doit être les rats, estima Serge. Elle les mange pas !
— Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout. Elle me les croque
tous je te dis : tous tous tous !
— Et les aut’là, ils les mangent aussi les petits ?
— Ah, ça c’est les autres, ça se pourrait oui. Tiens je vais t’en sortir un, de petit.
Serge prit adroitement le lapereau, qui était roux et blanc, et il le pouponna avec des
gestes de fille. Il aurait bien voulu le faire courir par terre : il sentait qu’on pouvait courir,
avec ces bêtes-là.
— Il sent la paille ! dit-il. Ça sent bon ! C’est la paille !
— Il pue ses crottes oui, fais attention à ta petite chemise, dit la femme.
Jonathan eut la mauvaise idée d’acheter le lapin. Ce ne fut pas facile. Tel quel, il ne
valait rien. Et, par fierté, la vieille ne voulait pas le vendre au prix d’un animal adulte, bon à
tuer, bon à cuire.
— Mais vous me donnerez la luzerne, insista Jonathan. Le marché se conclut, avec
promesse de fourrage vert et de choux montés, ils ne pommaient pas.
— Te voilà un joli chanceux ! dit la vieille, effleurant le lapin et scrutant la figure de
Serge. Tu vas pas me le manger tout cru au moins dis mon coquin ? Hein dis-moi donc ?
Occupés à froncer du nez l’un contre l’autre, l’enfant et la bestiole ne répondirent pas à
cette question, qui manquait d’un destinataire évident.
Jonathan avait déjà élevé des animaux, il saurait à peu près comment recevoir celui-là.
Cette nuit, le lapin coucherait dans leur chambre, sur un peu de paille du clapier et des feuilles
de chou. Demain on lui clouerait un domicile. Jonathan appréhenda qu’on l’ait sevré trop tôt.
La voisine assura que non, d’ailleurs la lapine était vieille. Néanmoins, Jonathan garda l’idée
que le lapereau crèverait vite. Mais ce serait après le départ de Serge, qui abandonnerait
sûrement l’animal ici.
Jonathan se réjouit de n’avoir pas encore cuisiné de lapin pour l’enfant. Pourtant, Serge
aimait manger des bêtes identifiables, plutôt que des morceaux de viande sans physionomie.
Le répertoire des volailles y était passé ; de jolis poissons ; des grenouilles ; des écrevisses
trop courtes, pêchées en fraude, vendues en cachette.
— Tu le mangerais ? demanda Jonathan.
— Tu sais pas ? dit Serge, ignorant la question, tu sais pas ce qu’on va faire ? On va le
remettre dehors ! On va le faire sortir !
Jonathan soupira :
— Dans la campagne… Ce serait bien, mais il ne vivra pas. Il ne pourra pas se
débrouiller, il n’est pas sauvage.
Serge ne le crut pas. Jonathan décrivit l’état sauvage. Il proposa de réparer la clôture du
jardin : ainsi la bestiole se promènerait, sans cage et sans risques. Cette demi-mesure laissa
Serge, maussade, sur sa faim de liberté dans un corps de lapin.
— Tu le lâches si tu veux, dit Jonathan, résigné. Peut-être qu’il crèvera aussi chez nous,
tu sais.
— Alors ! dit Serge. On le met dans le jardin, mais tu bouches pas les trous. Tu les
bouches pas ! On met plein à manger partout, et puis voilà ! Comme ça après s’il est mort ça
sera sa faute ! Hein ? on fait comme ça ?
Jonathan sourit et hocha la tête.
— Oui, hein ?… Non mais dis-le eh ? Dis-le !
Jonathan le dit.





Version du 31 mars 2016 à 21:42

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… Two lads, that thought there was no more behind,

But such a day tomorrow as today,

And to be boy eternal.

Shakespeare, Conte d’hiver.



PREMIÈRE PARTIE



Le petit garçon entrait dans la cuisine, et il apercevait des choses insolites sur le carrelage.

Mais il ne dit rien. Sa mère bavardait avec Jonathan. Et lui, Serge, il explora cette maison inconnue : car il était mécontent que la conversation le néglige.

Ensuite sa mère partit sans lui. Il la suivit des yeux. Elle prit un petit chemin qui rejoignait la route ; sa voiture était là-bas. Jonathan referma la porte du jardinet, poussa l’enfant par les épaules, et ils regagnèrent la cuisine. C’était l’heure de goûter. Serge accepta une tartine de confiture sur du beurre et un verre de lait. Et, en se remplissant la bouche, l’enfant montra à Jonathan les choses bizarres qu’il y avait par terre :

— Pourquoi tu mets ça ?

— C’est pour les souris, dit Jonathan.

Une soucoupe de lait, une soucoupe de confiture et un gros croûton de pain.

— Elles boivent du lait ?

— Oui, elles boivent du lait.

Serge écoutait avec plaisir l’accent léger de Jonathan. Un accent allemand, ou anglais, ou néerlandais, on ne savait pas : Jonathan avait trop voyagé, il n’avait plus d’origine. Serge avait envie d’imiter sa voix ; les mots étaient bien clairs, calmes, un peu timides, comme des objets naïfs, sans une ombre dessus.

— Elles ont une langue ? dit Serge.

— Une langue oui. Vraiment une petite langue rose qui remue. Elles aiment ça. Elles lèchent la confiture aussi, c’est des framboises, elles laissent les petits grains dans les framboises.

— Moi j’aime mieux comme ça quand c’est comme ça quand c’est à l’abricot, dit Serge, que cette différence entre son goûter et le repas des souris parut décevoir. Mais pourquoi tu leur donnes à manger toi ?

— Parce que je ne sais pas.

Serge mangeait sa tartine par l’intérieur. Il tirait la mie beurrée et négligeait la croûte, qui forma un fer à cheval.

— Je les aime bien, ajouta Jonathan. Elles sont jolies, tu en as vu ? (Serge fit non.) Elles ont une queue longue comme ça, elle bouge, ça fait comme les oreilles de ton chien quand il te parle (Serge dit très vite on a plus de chien maman l’a donné), ah c’est vrai ? et des pattes comme un chat ou un écureuil, t’en as vu des écureuils ? (Serge dit ah on a un chat c’est un garçon il s’appelle Julie), et c’est doux, tout doux !

— Oh t’en as touché ? C’est ma mère quand on l’a appelé Julie le chat, non mais t’en as touché des souris ?

— Non elles ont trop peur. C’est ta mère qui l’a appelé Julie le garçon chat ?

— Oui forcément, alors t’en as pas touché.

— Si, mais elle était morte. Je l’ai touchée quand même. Elle était à côté de mon lit.

— Y en a dans la chambre ?

— Oui elles viennent le soir. C’est leur heure pour se promener, moi c’est là qu’on les voit bien. Parce que j’ai des gâteaux, des petits-beurre, je les mets sur la table de nuit.

— Tu leur mets des gâteaux ?

— Non c’est pour moi, quand je me réveille si je dors pas, ça me donne faim.

— Eh dis c’est des garçons ou des filles les souris.

— Rigole pas y a les deux.

— Ah… Alors y a des souris, des fois c’est des garçons.

— Oui.

— Mais tu vois toi si c’est des garçons quand ils mangent ?

— Non, ça se voit pas. Il faudrait les attraper par la queue et puis il faudrait regarder ça, juste là.

Jonathan pointa modestement le doigt vers la culotte du petit. Serge se mit à rire :

— Alors c’est comme Julie on voit sa couille ! Faut que tu me laves, maintenant je suis sale.


Il y avait un petit kilomètre entre la maison qu’avait louée Jonathan et le village. Cet espace de bosquets, de prés, de fermes, était surtout agréable pour la mauvaise route de terre qui le parcourait. Et, vers la fin de ce parcours, il y avait des collines caressées de lumière, qui tombaient sur une rivière ombragée : il fallait se faufiler parmi les noisetiers qui s’inclinaient en travers du chemin, et dont les chatons poudraient le visage et le cou de celui qui passait là.

La maison de Jonathan était petite, comme le village était petit. Un jardinet dérisoire l’entourait : les jardins sont minuscules quand ils sont à la campagne. Et, de l’autre côté de son grillage entrecroisé de liserons, Jonathan apercevait l’étendue mouvementée et calme des champs de terre crue, les arbres faits de mille étincelles clignotant chacune à sa place, et les prés d’herbe humide qui s’animaient plus doucement que les feuilles, là-haut.

On atteignait le mois de juin.

Sans doute, la maison appartenait à un ancien groupe de fermes : car l’unique maison voisine, toute proche, était semblable à celle de Jonathan, quoique biscornue, et plus fraîche à cause de sa vétusté naïve, et plus sale. Une vieille paysanne l’occupait. Et il y avait aussi, dans le pré, les ruines d’un vaste bâtiment que le lierre et l’herbe n’avaient pas envahi : sans les touffes d’orties qui poussaient à leur pied, plus hautes et plus serrées que des fougères, ces murs auraient pu s’élever, jaunes, raides, échancrés et friables, au milieu d’un désert bleu écrasé de soleil.

Une lettre avait annoncé à Jonathan la visite de Barbara et de Serge, son fils. Il les avait connus par un ami, dix-huit mois plus tôt. Il les avait fréquentés à cause du garçonnet. Cela se passait à Paris ; Serge avait alors six ans et demi, Jonathan vingt-sept ans.

L’enfant et l’homme s’étaient, à leur façon, beaucoup aimés. Cependant Jonathan, que mille difficultés rebutèrent, avait bientôt quitté Paris pour se réfugier dans ce coin de campagne, d’ailleurs sans rompre avec personne.

Depuis, il ne parlait plus, répondait rarement aux lettres, ne recevait pas d’amis, et sa vie intime se réduisait à des caresses solitaires sur des souvenirs qui l’étaient moins. Il travaillait peu, composant seulement quelques dessins à l’encre ou à la mine de plomb. Sa galerie lui en donnait d’assez bon argent, que Jonathan n’employait pas.

L’idée de revoir Serge le bouleversa. Barbara abandonnerait le garçonnet une semaine, ferait un petit voyage au sud et le reprendrait à son retour. Libre de mari, elle se soulageait aussi de Serge ici et là, car elle aimait vivre en fille. À l’époque où Jonathan habitait Paris, il gardait donc l’enfant et ils dormaient ensemble ; le matin, il le lavait, l’habillait, le conduisait à l’école. Leur amitié était si étrange que Barbara fut soulagée quand Jonathan battit en retraite. Serge, très coléreux avant de connaître Jonathan, s’était montré doux avec lui, mais pour lui seul. Après son départ, il devint renfermé et passif. Cela convenait à Barbara.

Jonathan se demanda pourquoi elle osait lui confier à nouveau le petit. Cela ressemblait à un marché. Barbara était souvent à court d’argent et Jonathan, s’il en avait le moyen, l’aidait sans réticence. Deux mois plus tôt, il lui avait consenti un prêt qui n’en était pas un, car il ne savait pas prêter. Barbara l’avait remercié en deux feuillets de bavardage, où l’unique singularité était un passage à propos de Serge : car ses autres lettres ne parlaient jamais de l’enfant.

Ce don inattendu avait intrigué Jonathan. J’espère que tu te rappelles de temps en temps mon adorable fils ! !… Lui a l’air de t’avoir vraiment oublié ! ! ! !… Je lui parle de toi — on voulait même aller à ta fameuse expo en décembre !… Non ça n’intéresse pas monsieur… Remarque à son âge on oublie vite c’est peut-être mieux tu trouves pas… Mais tu ne sais même pas qu’il est tellement adorable maintenant ! ! ! !, écrivait Barbara, dans son langage de traits et de points. Elle ajoutait que Serge se disciplinait enfin à l’école, l’adorait, elle, de plus en plus, se réfugiait dans son lit à elle le soir, un vrai petit amant ; il devenait pleurnichard, mais si gentil. Et puis vraiment j’aime mieux ça que quand il cassait tout dans la baraque ! !… Ah ces enfants !…

Ces nouvelles glorieuses avaient désespéré Jonathan.

Quant à la lettre qui promettait le séjour du fils, elle évoquait aussi l’embarras d’argent où la mère se trouvait. La manœuvre était si outrée que Jonathan craignit qu’en réalité Barbara ne vînt seule.


Serge se fit essuyer les mains.

— T’étais pas sale, remarqua Jonathan.

— Non, j’étais pas sale, un peu, c’est pour que tu me laves.

À Paris, l’enfant suivait Jonathan sous la douche, et l’aurait même accompagné au cabinet.

— Ici tiens y a pas de douche.

— Ah pourquoi ? dit Serge. Puis il détourna la tête et prit l’air coléreux qu’il avait eu dans son âge de sauvagerie :

— Pourquoi t’es parti ? demanda-t-il brusquement.

— … L’année dernière ?… Tu sais je voulais rester avec toi, dit Jonathan. J’aurais dû rester. Je n’ai pas eu le courage. Ta mère me tue.

— Pourquoi t’es parti ?


Jonathan vivait avec austérité. Il lui manquerait beaucoup de choses pour accueillir l’enfant. Il avait peu de draps, un seul oreiller avec une seule taie, un seul torchon. Il lavait cela lui-même. Son confort était du vin pour ses humeurs noires, et une chambre très calfeutrée où les subir : ces jours-là il fallait des verrous, des couvertures, un entassement d’obstacles pour retenir et renfermer la vie qui s’arrachait de lui. Après le bref séjour du petit, Jonathan connaîtrait une détresse dont il ne sortirait peut-être plus : il avait de moins en moins de force contre la mort.

Il apprécia ses disponibilités d’argent et partit au bourg voisin se procurer les denrées, meubles et objets nécessaires ; il fit même un voyage à la petite ville des environs. Il loua un réfrigérateur. Dans les fermes, il acheta plus de nourriture qu’il n’en mangeait en deux mois. Il eut aussi un miroir qu’il se promit de casser ensuite. Il s’y examina, considéra ses vêtements, ses cheveux, ses mains, sa figure, et passa un long jour à les mettre en état.

Il fit un grand ménage de la maison, peignit la clôture du jardin, dévissa les verrous de sa chambre et arracha les chiffons qui calfeutraient les volets. Il posa une pendulette dans la cuisine, gratta les casseroles noircies, récura les carrelages, les porcelaines, nettoya les vitres, eut des nappes fraîches pour la table et donna des voilages à coudre, posa des lampes et des abat-jour en place des ampoules nues. Il eut des jeux, des jouets, des illustrés, de la pharmacie, et il se renseignait docilement pour ne pas se tromper d’âge.

Chez le marchand de jouets, il dit qu’il avait un fils. Sorti de la boutique, son mensonge lui laissa tant de honte et de douleur qu’il faillit abandonner le paquet sur un banc.

— Pourvu qu’il ne vienne pas, pensa-t-il à la fin.

Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand. C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là, près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.

— Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.

— Oui c’est moi.

— Ils sont bien ?

Jonathan sourit :

— Tu les trouves bien toi ?

— Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.

— Oui je me rappelle.

— Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.

— C’est pas facile.

— Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les restaurants ?

— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.

— Une galerie ?

— Une boutique hein.

— Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?

— Oui.

— Maman maintenant elle travaille.

— Elle me l’a dit, oui.

— Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les connais les chansons à ma mère ?

— Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.

— Non tu parles, elle chante tout faux.

— Ah. Mais quelqu’un les chante ?

— Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.

— Je vois. T’as de la chance.

— Ben oui, pas tellement.

— Ah bon.

— Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.

— Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?

Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.

— Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?

Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.

— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.

— Quoi ? ça existe pas ! y en a ?

— Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.

Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable, mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :

— Alors je vais te dessiner toi moi.

Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.

— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.

— Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.

La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un an qu’il ne le portait plus.

— Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.

— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat sans pattes.


Jonathan avait au dîner deux petits pigeons. Il fallut d’abord les plumer. Serge y prit plaisir. Ces oiseaux l’enchantaient. Il retrouva ses gestes abrupts d’autrefois pour fourrer les quatre ailes dans ses poches.

— Avec toutes ces ailes ta culotte va s’envoler, dit Jonathan.

— J’m’en fous ! dit le petit, qui s’y enfonça les poings.

— Il fait froid. Je les vide et on les cuit dans la cheminée, hein on fait du feu ?

La cheminée était dans l’autre pièce. Serge accepta le feu. Il désirait aussi des frites. Dans le feu, il brûla une poignée de plumes dont la mauvaise odeur lui dilata les traits. Il se releva tout rouge et excité.

— Tu te réveilles, dit Jonathan. T’étais mort cet après-midi, avec ta mère.

— Non c’est pas vrai ! répondit brutalement Serge.

Sa figure se pétrifia. Il se mit à bouder, l’air méchant, l’œil sur les flammes.

— Et j’ai pas faim, affirma-t-il l’instant d’après, en épiant Jonathan.

— Ça fait rien, ça se mange froid… Quand tu es en colère j’ai peur de toi, murmura Jonathan, penché à son tour sur le feu. Sa voix tremblait, il était prêt à pleurer.

— Il ne faut pas me faire peur Serge, ajouta-t-il, je ne peux pas, je n’ai pas la force. Non je peux pas, je vais me coucher, pourquoi tu dis ça ?

L’enfant le regarda avec surprise.

— … On va manger, dit Serge intimidé. Hein ? on va manger ? T’en va pas.

— La broche est trop basse, ils vont brûler. Tu vois le jus tombe là, on le prend et on les arrose avec la grande cuiller.

— Moi je les arrose.

— Je vais couper les frites.

Jonathan partit chercher les pommes de terre et un torchon tout neuf, raide d’apprêt. Il s’assit par terre près de la cheminée, une épaule contre un bras du petit. Serge agenouillé guettait le jus des volailles, le visage vif de chaleur.

— Demain j’irai dans le jardin, dit-il.

— Il fera beau oui. J’ai vu des crapauds, des sauterelles, il y a deux chats qui viennent.

— Comment ils s’appellent ?

— Ils ont pas de nom, ils sont libres.

— Mais où c’est qu’i dorment alors ?

— Où ils veulent, quand les gens ne les chassent pas.

— Tu les chasses toi ?

— Oh. Non, ils sont tranquilles. Ils apportent leurs choses à manger ici, ce qu’ils volent chez la vieille, une vieille à côté avec un vieux chien, elle a des poules, des lapins. Des légumes. Elle ne me parle pas.

— Pourquoi ?

— Je sais pas. Elle est toute seule, elle n’aime pas parler, elle m’a dit de mettre du poison à cause des rats.

— Des rats ? C’est gros un rat ?

— Peut-être comme ça là, dit Jonathan, montrant les pigeons.

— On va bouffer des rats ! s’écria Serge. Et il se remit enfin à rire, du rire canaille, infernal et rauque qui était sa voix cachée.

Jonathan avait disposé la table de la cuisine près du feu. Les nuits restaient bien froides. Il dressa le couvert avec soin sur une nappe rouge vif. Les odeurs de viande et de friture commençaient à soûler le gamin.

À table, Serge, impressionné par ce décorum ingénu, raconta :

— Tu sais à la maison ? Je cassais tout tout le temps. Ben maintenant je casse rien.

— Ah, c’est bien, dit Jonathan. Tiens tu bois du vin, oui ?

— Non j’en bois pas. Eh ! mets-en ! mets-en ! mets-en moi eh !

— Comme ça ? Vraiment, tu casses plus rien ? Fais voir un peu ? demanda Jonathan.

— On peut pas le montrer ! dit Serge en s’esclaffant lourdement. Je vais boire le vin ! le vin !

— Si, je crois qu’on peut le montrer.

— C’est pas vrai.

— Si.

— Non on peut pas !… Allez fais-moi voir.

— C’est facile. Voilà deux assiettes. La première je la laisse tomber. L’autre j’y touche pas.

Et l’assiette se fracassa sur le carrelage. Serge cria d’étonnement. Jonathan s’en alla chercher la pelle et le balai.

— … La deuxième assiette je l’ai pas cassée, non ? Tu vois qu’on peut montrer qu’on casse pas quelque chose.

— Ouais, reconnut Serge, mais t’as cassé l’autre.

— C’est pas pareil, il y en a plusieurs.

— Ah ? Ah ? Alors moi j’peux ? Hein hein j’peux ? dit Serge d’un ton provocant.

— Oui, on mangera dans la main c’est mieux.

— Alors celle-là alors ! Et Serge envoya sa propre assiette à l’autre bout de la pièce. Jonathan sursauta. Certains éclats frappèrent les meubles : mais on entendit surtout le joyeux hurlement de chasseur qui accompagna le geste de l’enfant.

— Dommage qu’elle soit vide, remarqua Jonathan, qui tendit le balai au gamin déjà debout.

— Ah ouais, dit Serge. Si qu’y avait… des frites dedans !

— De la soupe.

— Ouais. Des nouilles !

— Oui. Des petits pois.

— Oh oui des petits pois.

Serge était accroupi et fouillait sous une commode avec la pelle :

— D’la soupe ! Ah non tu l’as dit. Des… attends… (et sa voix explosa) quelque chose qui pue !

— Qui pue ? qui se mange ?

— … je sais pas quoi.

Serge n’ajouta rien. Il vida sagement les morceaux dans la poubelle. Puis un dîner bruyant, taché de graisse et de vin rouge, eut lieu aux flammes violentes du foyer.


Au matin, Jonathan entendit sa voisine gratter la terre, derrière la clôture qui séparait leurs jardins. Sans doute elle s’était postée pour découvrir ce qui se passait, et d’où venait cette voix d’enfant.

La matinée était lumineuse. Serge s’était éveillé dès sept heures, ce qui avait un peu contraint Jonathan. Ils avaient remis leurs vêtements sans se laver. Serge se fit nouer ses lacets, sous prétexte qu’il ne savait pas. Jonathan ne savait pas non plus. Il remarqua que les pieds du garçonnet avaient forci ; les orteils étaient moins courts et moins dodus. À contre-jour, un duvet doré se voyait sur la cheville ; dense, tournant et régulier, il s’usait sur le mollet sans disparaître.

Serge exigea d’aller tout de suite dans le jardin. Jonathan servit le petit déjeuner par terre, où montait beaucoup d’herbe. Un peu engourdi, l’enfant écoutait les raclements du sarcloir. Il arracha mollement des herbes autour de lui et les jeta dans son bol, qu’il avait délaissé à demi plein ; puis il renversa le tout, se releva avec vivacité et s’approcha du grillage. Il écarta les petites feuilles :

— Bonjour ! dit-il, apercevant la vieille.

— Hnn.

Elle resta penchée. Un museau noir, mouillé, environné de poils ras et blanchis, s’appuya au grillage et toucha les genoux de l’enfant.

— C’est vot’chien ? demanda Serge, qui passa un doigt pour être léché.

— Sors de là carogne ! dit la vieille. Elle donna au chien un coup de son outil. Désappointé, Serge revint s’asseoir près de Jonathan.

La vieille se redressa et cria à travers la clôture :

— J’ai encore des rats ! Mettez du produit ! Monsieur ! Ils m’ont mangé deux poussins cette nuit ! Et il faut arracher ce liseron-là ! Ça mange mes navets !

Sans attendre de réponse, elle se courba sur la plate-bande et tapa la terre aussitôt, mais légèrement, avec lenteur, pour écouter. Serge murmura, hilare :

— Tes navets ! mes rats ! mes poussins !

— Là j’ai semé des fleurs d’été, dit Jonathan.

Un très petit rectangle de terre bêchée et tamisée, d’où sortaient des pousses maigres, hautes comme la main.

— Des navets ? dit Serge plus fort.

— Non ce sont des… je sais plus le nom français. Ça pousse dans le blé. Si tu voulais enlever tes chaussures, ajouta-t-il sérieusement, je voudrais bien dessiner tes pieds.

Serge accepta sans s’étonner :

— Mais je peux pas défaire le nœud.

Jonathan l’aida ; puis, renversé dans l’herbe, jambes en l’air, tirant ses chaussettes, Serge gloussa :

— Ah ! mes poussins ! mes poussins ! mes p’tits rats ! mes navets !

Jonathan cala sa planche à dessin sur un cageot ; il donna un illustré au garçonnet et l’orienta dans la lumière.

— Les deux pieds tu dessines ?

— Oui tous les pieds.

— Tous mes pieds ?

Serge, qui lisait très mal mais inlassablement, changea souvent de position devant son illustré. Ses pieds tournaient avec, et Jonathan suivait. Après une heure, il y avait une dizaine de pieds sur la feuille. Tous ses pieds, pensa Jonathan. Il dessinait au crayon, sans retoucher ni gommer. Il aurait fait ce travail les yeux clos — c’était de vieille discipline. Mais il était ému de recomposer le tracé académique aux proportions de Serge. Il produisit le relief par un simple jeu sur l’épaisseur du trait. La blancheur de la peau lui inspira de laver la feuille, et cette envie le surprit : depuis qu’il habitait ici, il n’avait plus touché de couleur.

Après l’aquarelle, les pieds enfantins eurent l’air remuants et lourds. Là-bas, ceux de Serge oscillaient doucement tout près d’un bouquet d’orties. Le petit, quelquefois, prononçait une syllabe en lisant, d’une voix atone ou décidée.

Jonathan contempla la feuille avec bonheur. Ces dessins n’étaient pas de lui. Ce matin-là, simplement, le hasard du soleil et des légers nuages avait fait flotter sur son papier l’empreinte insolente du petit garçon. Il montra l’étude à Serge, qui n’en pensa rien.

— C’est comme ça qu’on s’enrhume, dit une voix enrhumée et coupante. La vieille était sortie sur le chemin et, profitant de ce que la façade était nue, elle leur avait jeté un regard curieux.

— Elle s’intéresse à toi, dit Jonathan.

Il tira tout à coup Serge par les jambes et lui embrassa longtemps les pieds. Il lécha aussi entre les orteils. Les petits ongles étaient noirs. L’enfant rit et cria avec satisfaction. Il se débattit. Tombée par terre, la feuille d’étude fut piétinée et crevée. Puis il y eut un temps d’arrêt où Jonathan et l’enfant échangèrent silencieusement un regard particulier. Ils se relevèrent ensuite et rentrèrent dans la maison.

Serge pieds nus avait une attitude dansante et un peu inconsistante, hâtive, tandis qu’il disparaissait devant Jonathan.

Serge ne parlait jamais de son père, qu’il voyait une ou deux fois par mois et qui s’appelait Simon. Jonathan, à Paris, l’avait rencontré certains soirs, et ils avaient mollement sympathisé. Simon aurait voulu être peintre ou sculpteur ; il exerçait un métier secondaire dans un cabinet d’architecture. C’était un bon garçon, ce n’était personne de particulier. Il semblait avoir extrêmement aimé Barbara, et n’être pas détaché d’elle ; mais Barbara le jugeait trop ennuyeux, à la ville et au lit.

Néanmoins, elle le voyait de temps en temps. Ils avaient des conversations plates, ou ils faisaient un peu l’amour, ou bien Simon emmenait Serge au cinéma, au jardin zoologique. Son fils ne lui inspirait qu’une tiède gentillesse. Il versait pour lui une faible pension mensuelle à Barbara.

Mais, dans la chambre parisienne de Serge, il y avait une grande photo de Simon, une pipe à lui, une paire de chaussures très usées, un jean taché de peinture. Simon avait dû apporter cela chez Barbara pour exécuter quelques travaux de bricoleur. Ces objets étaient mêlés aux jouets, aux petites affaires que Serge abandonnait en vrac : vers six ans, il avait eu la manie de changer de vêtements à longueur de jour. Il inventait ou découvrait des gênes que lui infligeait telle culotte, tel maillot, telle chaussette d’un seul pied. Il les arrachait furieusement et essayait d’autres habits, renversait les tiroirs, criait, pleurait, finissait par s’apaiser. Barbara, peu sensible au bruit et au désordre, se contentait de hausser les épaules. Mais, quand elle recevait des amis pour contempler et méditer, avec des bâtonnets d’encens, du thé vert et un livre de zen à portée de la main, elle secouait et giflait Serge en le raisonnant d’une voix mesurée :

— Écoute mon vieux, il fallait un peu arrêter ta comédie, tu crois pas non ?

L’enfant hors de lui s’en allait pleurer dans un placard. Ainsi Barbara et ses amis pouvaient reprendre leurs exercices de sérénité.

La présence de Jonathan changea cela. Il ne savait pas méditer. Il suivit Serge dans son placard, et fut stupéfait de ce qu’il aperçut : sur une planche placée très haut, et niché derrière des piles de linge bouleversées, il y avait un petit animal hoquetant et dur, méchant, inaccessible, dont on ne découvrait qu’un bout d’oreille et de genou. Très ému, Jonathan désespéra de l’apprivoiser, de le prendre dans ses bras. Il attendit et se laissa guetter, les larmes aux yeux. Puis Serge, brusquement, renversa ses remparts de linge et s’accrocha à son cou. Plus tard, il montra à Jonathan comment il s’y prenait pour grimper dans ce repère ; il avait beaucoup plus de peine à en redescendre.

Ils finirent la soirée dans la chambre du petit, si tranquillement que Barbara interrompit ses épreuves de quiétude pour voir d’où venait tant de calme. Les deux garçons étaient par terre ; Serge assis sur Jonathan lui assemblait, depuis le crâne jusqu’au nombril, des bidules en plastique qui servent, d’habitude, à construire des pavillons de banlieue et des stations-service. Timide et chargé de guirlandes anguleuses, Jonathan ne sut rien expliquer ni penser. De ce premier soir, il ressentit beaucoup d’angoisse. Puis, après quelques semaines, il dut s’avouer que Serge l’aimait et il retrouva, lui aussi, sa sérénité.

Serge se fit plus enfant qu’il n’était. Il rendit à Jonathan mille petits services imaginaires ; en contrepartie, il demanda que Jonathan l’habille, le boutonne, le chausse, le dévête, le débarbouille, soit fidèle aux heures d’école (c’était sa première année de classe), le tienne par la main dans la rue, l’embrasse avant et après, l’aide à lire les lettres et à tracer les plus simples d’entre elles. Il avait été si intenable et capricieux à table que Barbara avait renoncé à le faire manger : il se servait au frigidaire selon ses besoins. Mais Jonathan aimait cuisiner, alors Serge aima dîner.

Jonathan remplissait chaque rôle avec tant de contentement et de patience que bientôt Barbara, agacée, vit dans ces rituels autant d’habitudes détestables qu’on donnait à son fils, et les empêcha quand elle en était témoin. Cela remit Serge de mauvaise humeur : désordre, bris d’objets, criailleries, retraites en haut du placard recommencèrent. Barbara en conclut, selon son mode particulier d’associer les causes et les effets, que Jonathan énervait le petit et avait sur lui une influence néfaste. Éprise de certaines lectures, elle n’attribua pas cela à une perversion de Jonathan, mais à des ondes négatives qu’il répandait sans pouvoir les contrôler. Experts en ondes, ses amis lui confirmèrent ce diagnostic :

— T’as raison, ce qu’il émet ce mec c’est pas possible. Tu devrais pas laisser ton gosse avec.

— Ouais, moi je le sens là, tiens. Franchement, hein.

— Non moi, j’crois plutôt, tu vois, il a pas d’orgone.

— Oh tu déconnes ou quoi ? Tout le monde il en a.

— Oui mais, tu comprends, je sais pas, tu sais, il reçoit pas, il refuse quoi, tu vois, il… enfin, je sais pas… hein c’est sûr quoi, tu vois ?

C’est grâce à Simon que Serge avait échappé à un prénom affecté. Barbara, après l’accouchement, avait voulu appeler son bébé Sébastien-Casimir, ou Gervais-Arthur, ou Guillaume-Romuald, ou n’importe quoi de la même eau. Simon avait protesté, et avec une vigueur si inhabituelle que Barbara s’était inclinée : ils envisageaient de se marier, elle se souciait d’autres conflits. Serge était le nom du père de Simon, que celui-ci admirait.

Quant au vrai prénom de Barbara, c’était Georgette. Sa mère ne l’appelait pas autrement quand elle lui rendait visite à Paris. Disposé à l’ironie, Serge aurait pissé de rire à chaque Georgette que sa grand-mère prononçait, mais il se retenait : ces jours-là Barbara était orageuse, des scènes éclataient entre la fille et la mère.

Jonathan eut une ennemie en cette vieille femme. Elle trouvait souvent Serge avec lui et n’aimait pas cela. Elle venait à Paris pour jouir de l’enfant : cette rivalité lui gâchait son affaire. Car Serge était impossible avec sa grand-mère ; il réservait ses amabilités à ce jeune homme silencieux qui n’était même pas français. La vieille supposa que Jonathan cajolait Serge pour coucher avec Barbara. Elle trouva cela dégoûtant : c’est vraiment trop facile de séduire un gosse. Bien sûr, Barbara marcherait ! La grand-mère fut révoltée que, par calcul, on lui vole un plaisir et un droit qui n’auraient dû être que les siens.

Elle habitait Péronne. Elle rêvait d’arracher Serge à la vie dissipée que menait Barbara, pour l’introduire dans sa vieille vie de veuve. Elle avait dressé une fille, un garçon, un mari et six chiennes. Ce grand nombre de chiens tenait à ce qu’elle les faisait piquer dès que leur âge exigeait une tendresse ou des soins.

Quand Serge était tout petit, on le lui avait parfois confié — comme Barbara cherchait plutôt à se soulager de son fils qu’à lui trouver de bonne compagnie. La vieille avait mis à Serge des chapeaux de paille, avait surveillé ses patouilles dans les squares, l’avait assis devant les publicités télévisées, lui avait offert un costume de Zorro, avec un masque noir et des armes pour nourrissons ; elle lui avait appris les tons bébés, le parler zozotant, les cris suraigus, car Serge avait la voix rauque et ne prononçait que des phrases normales, sans rapport avec ce qui doit sortir du ventre d’une poupée. Cependant, Serge avait aimé sa grand-mère : à trois ou quatre ans, débordant de gentillesse, d’alacrité et de confiance, il aimait tout le monde.

Après un séjour un peu plus long que les précédents, Barbara estima qu’on transformait son fils en idiot. Pour l’instant, elle décida qu’il n’irait plus à Péronne.

Mais une semaine suffit pour que Serge reprenne sa grosse voix, ses rires et son audace. C’est ce que Barbara exhiba de lui, tant qu’il se contenta d’elle.

Elle avait pourtant lu, dans un ouvrage féministe, que, passé trois ans, les enfants, filles ou garçons, sont saturés de leur mère. Elle l’épia, le vérifia, ne l’accepta pas : l’éducation suivit.

La grand-mère n’avait jamais rien lu de semblable. Elle faisait néanmoins son possible pour combattre le penchant de Serge à aimer qui lui plaisait. C’était le premier motif des guerres entre elle et Barbara ; la première cause des idées générales que cultivait Barbara sur Jonathan et les choses de ce monde ; et la raison pour laquelle, ces jours-là, Serge opposait une figure féroce et des poings serrés aux séductions des deux femmes, et exigeait pour seul plaisir d’être promené à travers les rues sur les épaules de Jonathan. La grand-mère les accompagnait si elle se sentait d’attaque. Serge en profitait, bien tenu par les cuisses, pour se lever tout debout au-dessus de Jonathan et faire semblant de sauter. Ensuite il sauta pour de bon : Jonathan le rattrapait sous les bras avant qu’il touche le sol ; il enviait le courage du garçonnet et l’accolait beaucoup. La grand-mère détournait la figure, parlait de jambes cassées, de marchand de glaces tout proche, et ses doigts raides tremblaient.


— Où il est ton foutoir ? demanda Serge, bondissant du jardin dans la cuisine. Jonathan, installé à la table, composait un dessin aux encres brune et rouge.

— Mon foutoir ?

— Oui ! Là là où tu mets les trucs, tu sais tous les trucs.

— Ah, oui.

Jonathan se leva. Il dissimula rapidement son dessin. Il ouvrit plusieurs tiroirs du buffet, qui était peint en marron veiné pour imiter le bois dont il était construit.

— Ça t’ira ?

— Je vais voir.

Serge secoua le fouillis de ficelles, d’élastiques, de stylos cassés, de couverts dépareillés, de bouchons, de vis, et cent autres débris qu’il savait qu’on garde de côté.

— Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Jonathan.

— Je cherche ! Assois-toi !

Jonathan obéit. L’enfant réunit une collection volumineuse qu’il emporta dans le jardin, et il fit plusieurs voyages. Puis il disparut. La porte claqua.

Il n’y avait pas d’enlèvement des ordures au village ; chacun jetait ses détritus dans un trou qu’il creusait au fond de son jardin, ou derrière. Une sorte de compost criblé de ferraille et de plastique se constituait ainsi. Chez Jonathan, ce trou, à la lisière d’un champ, était caché par des bouquets de groseilliers, emmêlés à des bourraches, des carottes sauvages, du cerfeuil monté en graine, avec les plumes légères et hautes de quelques plants d’asperge délaissés. C’est là, tapi dans les verdures échevelées et les mauvaises odeurs, que Serge s’était mis à creuser un bassin, patiemment, à l’aide d’une vieille bêche dont le manche était cassé presque à ras. Il s’agenouilla d’abord et déracina les herbes une à une en les tirant à grands gestes. Bientôt il haleta. Quand il eut dégagé un coin de terre, il y dessina un rectangle et commença de creuser. Il hachait le sol avec un angle du fer de bêche, et il retirait la terre à deux mains. C’était tendre et gras.

Il rencontra un premier ver de terre, petit, frétillant et très rouge, comme ceux qui servent à pêcher. Il s’en amusa en le posant sur le dos de sa main. Les soies invisibles lui grattouillaient la peau, et le lombric éjecta aussi une spire de terre digérée. Alors Serge le jeta.

Il continua de creuser, et il en trouva un second : un gros bout rouge, pointu, qui se balançait à l’entrée d’un tunnel rond et net comme une canalisation. Serge le saisit et tira vaillamment. C’était élastique, mais mieux que du chewing-gum : ça résistait, c’était musclé. Et d’une longueur interminable. Curieux et vaguement effrayé, Serge tira un dernier coup et lâcha aussitôt. Entièrement dégagé, le ver se tordit sur la terre humide.

— Dégueulasse ! lui cria Serge.

Ce fut l’instant où il rentra à la cuisine pour chercher des trucs.

Entre temps, le ver s’était réenfoui : mais Serge tritura la terre avec une vieille cuiller et il le retrouva.

— Ah ah !… tu vas voir !

Il examina les objets qu’il avait rapportés. Essaya quelques machins impossibles à identifier, hésita, choisit une boîte métallique qui avait contenu un médicament en pastilles.

— Attends bouge pas toi hein ?

Et, à la cuisine :

— Jonathan eh t’as pas du fil de fer ? et t’as pas des allumettes ?

— Là, sur le fourneau. Du gros fil ou du petit fil ?

— Du gros !… Non, du p’tit. C’est comment l’petit ? Tiens, je peux prendre la vieille bougie, là, elle est vieille !

Cette fois, le ver était resté visible.

— Attends mon gros attends attends !

Serge ouvrit la boîte à pastilles et, ramassant le ver au moyen d’un bâtonnet, il l’y déposa. La boîte était un peu petite, mais Serge y replia adroitement le lombric et, vite, il rabattit le couvercle.

La suite exigea des efforts de montage. Serge coupa deux morceaux de fil de fer en les tordant longuement pour produire une cassure ; il les serra autour de la boîte puis tortilla les bouts en trop et suspendit la boîte à un bâtonnet.

— Maintenant m’en faudrait deux comme ça.

Il se fit un v avec les doigts et étudia cette forme. Il observa les groseilliers, un poirier en espalier, les brindilles du sol, n’y vit pas ce qu’il voulait, se releva et parcourut le jardin. Cela prit un long moment. Il arracha une branchette fourchue à un jeune merisier dont le tronc, par endroits, portait des larmes de gomme ambrée. Serge en détacha une : c’était mou, ça collait bien, il l’appuya un peu partout avant de se la plaquer en verrue nu milieu du front. Il se tâta pour sentir sa nouvelle tête. L’autre fourche fut un morceau de bois mort.

Les fourches plantées dans le trou, Serge y posa comme une broche le bâtonnet auquel la boîte était pendue. Il plaça le trognon de bougie juste dessous et s’efforça de l’allumer. La mèche était prise dans la stéarine figée, il fallut un travail délicat, et les allumettes n’arrêtaient pas de s’éteindre.

Enfin, une flamme oscillante vint lécher la boîte à pastilles et le ver qu’elle contenait. Serge, penché dessus, les dents soudain envahies d’une salive acidulée, contempla, écouta, protégea le feu, écouta encore. Mais aucun bruit ne sortait de la boîte. Sauf, après quelque temps, des grésillements ; et un peu d’eau coula par la charnière du couvercle. Pas sur la bougie, heureusement. Le dépôt de noir de fumée qui s’accumulait surprenait Serge. Parfois, cet enduit se soulevait en copeaux, sous l’action de la peinture qui, dessous, se décollait à la chaleur ; et le métal apparaissait, noirci aussitôt. Serge ravalait sa salive et son cœur battait fort.

— Ah ahh ! t’es bien cuite maintenant la dégueulasse !

Serge souffla la bougie. Il aurait aimé ouvrir la boîte, mais c’était brûlant. Il souffla dessus aussi, abandonna, se précipita dans la cuisine une fois de plus.

— J’prends de l’eau, dit-il.

— Il y a le feu ? demanda Jonathan.

— Oh non.

Il mentit :

— C’est pour le bassin. Parce que je fais un bassin. Plein d’eau i m’faut.

— Le seau est sous l’évier. Mais cherche le robinet dehors, ce sera plus facile, à côté d’une fenêtre, très bas.

Jonathan, qui avait continué son dessin à la sanguine, l’accentuait maintenant à petites touches de craie blanche et de fusain.

Serge emporta le seau. Il ne s’en servit pas. Il refroidit la boîte directement sous le robinet. Il put enfin la toucher et la détacher du bâton. Ses doigts se couvrirent de noir. II détortilla les fils de fer et décoinça le couvercle. Dans la boîte, des résidus tout calcinés, cinq ou six boudins qui semblaient constitués d’anneaux friables et creux. D’autres cendres avaient fondu dans l’eau. L’examen de ce cadavre captiva l’enfant encore plus longtemps et plus fort que l’incinération.

Il infligea la même mort à deux limaces géantes, l’une rouge, l’autre grise, tigrée, ou plutôt marquée de bandes noires de la tête à la queue. La grillade de limace rouge fut un désastre : ces chairs-là résistent mieux que celles d’un lombric. Quand Serge ouvrit la boîte, la limace n’était pas calcinée, elle était entière et même encore humide : mais elle avait éclaté et les boyaux sortaient en une énorme grappe. Serge, écœuré, lança très loin boîte et cadavre.

Par précaution, la limace tigrée eut droit à un vrai bûcher de brindilles, que Serge alimenta soigneusement. Son cercueil à elle, ou son four, était un gros tube à comprimés effervescents. Le bouchon de plastique prit feu, en dégageant une odeur désagréable et une fumée filiforme. Puis il sauta. Des liquides et des mousses coulèrent. Longtemps après, les cendres que vida Serge étaient légères, sonores, granuleuses.

— Pourquoi ils sont pas venus les chats ? demanda-t-il à Jonathan. Celui-ci avait désiré voir le bassin, mais Serge avait refusé :

— C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?

— Non, non.

Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène. Il représentait l’un de leurs secrets.


Souvent, Serge s’occupa seul, et Jonathan préféra cela. Le temps passait vite : le séjour de l’enfant tirait déjà à sa fin, et Jonathan faisait en soi le vide pour s’habituer à ce départ. Il continuait de répondre aux désirs, aux gestes affectueux du petit, mais comme si sa présence n’avait été qu’imaginaire.

Serge n’était pas un être que l’on pût aimer, un homme raisonnablement libre qui avait élu domicile et tendresse en un lieu de sa convenance. C’était seulement un enfant, que son détenteur avait prêté, ou plutôt déposé. Barbara n’appartenait à personne, Jonathan non plus, mais Serge si. Donc il n’existait pas ; les sentiments qu’il inspirait, qu’il éprouvait n’existaient pas non plus. Le croire vivant, l’écouter, le suivre étaient des erreurs risibles. Il n’avait pas quitté sa cage d’enfant, là-bas, au pied de ceux qui surveillent ces ustensiles et les créatures qui y sont renfermées. On s’y trompait, parce que ces captifs étaient admis à voyager, passaient sous les regards, suscitaient des passions, des sourires : mais ils y opposaient leurs étiquettes, papiers notariés, policiers, commerciaux, qui attestaient qu’ils étaient possédés — qu’ils n’étaient pas eux-mêmes.

Ces évidences torturaient Jonathan. Il n’avait aucune notion de l’enfance. Ce qu’on nomme, ce qu’on aime ainsi lui donnait la nausée. Serge lui paraissait un être achevé, différent de tous, semblable à tous, égal à tous. Un homme, sujet au vieillissement comme les autres : mais d’abord moins que les autres. Il grandirait : c’était un faible changement, à côté d’une chevelure qui se clairsème, des lèvres qui se rident, un sein flasque, une voix légiférante, un gros cul, un sommeil comateux, ou la pesante fatigue d’avoir mal existé qui, dès l’âge d’homme, accable les membres et raréfie leurs gestes. Plusieurs années encore, Serge (et non Jonathan) resterait identique à lui-même, solaire, entier, parfait, sans que la mort ait prise sur lui.

C’est pourquoi Jonathan éprouvait dans l’enfance une saveur robuste, une sûreté, un accomplissement dont les âges d’après étaient dépourvus. Mais le mot enfant décrétait le contraire, et transformait en cauchemar la jeunesse bienfaisante de Serge — comme devient cauchemar le visage immense d’un adolescent, quand c’est dans une cellule de délinquant, un cercle familial, une brigade de voyous, un rang d’écoliers, d’ouvriers, qu’on l’aperçoit. Serge avait subi, condamnant ses sentiments, sa pensée, l’élan infini de son corps, la même sentence d’annulation.

Devant ce garçon qu’un simple mot supprimait, Jonathan s’effaça lui-même. Il se voulut domestique, sans oser seulement être témoin. Il lavait le linge, la vaisselle, cuisinait, curait les chiottes, rangeait, achetait, se laissait étreindre, prêtait sa nudité, son sexe, son sommeil, et entretenait dans la maison une timide splendeur où s’étendait, comme si demain n’existait pas, le règne aérien du petit garçon. Mais il n’y avait d’autre avenir que le retour de Barbara, protectrice, patronne et amante résolue d’un chien nommé Serge.


Quand la vieille voisine arrosait avec l’arrosoir, c’est que le soleil ne touchait plus ses plates-bandes. Il était cinq à six heures de l’après-midi. Les arômes du dîner que cuisait Jonathan commençaient de courir l’air. Alors Serge voulait arroser aussi : le petit carré de fleurs en herbe, ou l’herbe même. Mais le soleil s’y éteignait plus doucement que de l’autre côté du grillage, plus longuement, jusqu’au doré. Serge patientait ; au bout de sa main mouillée, l’arrosoir lui tirait tout le bras. Il regardait, sur les jeunes pousses, la langue de soleil qui s’avalait dans l’ombre, et il imaginait déjà les odeurs humides et la terre ruisselante, luisante, marron, couleur caca, grenue de cailloux minuscules que dégageait l’eau.

Maintenant, derrière le rideau de liserons, la voisine lui disait :

— Alors, tu arroses ?

Et elle devait sourire et observer son travail, Serge devinait cela. Il répondait :

— Oui, alors j’arrose !

Sagement, à petite voix, comme à une mère. Il reniflait, sous les vapeurs de terre et de plantes, pour savoir ce qu’elle mangerait ce soir elle la vieille. Il ne percevait rien et n’osait pas demander. Avec tous ces légumes et toutes ces poules, et les dahlias sur le devant, et les tournesols, c’était quand même étonnant. Son arrosoir à elle était plus vieux mais bien plus grand, d’ailleurs.

— T’en as des lapins ? Non, oh vous en avez ? dit Serge, à qui le tutoiement avait échappé.

— Des lapins ? dit la femme. J’ai une grande lapine, elle a quatre petits. Tu veux les voir ?‍… Allez, arrose bien, et puis on va les voir.

Présent, Jonathan fut invité aussi dans ce jardin où il n’était jamais entré. Le clapier était de l’autre côté, vers les détritus, là où pendait le linge et où montaient des luzernes.

— Ces fruits-là ! murmura Jonathan, montrant un bouquet de tiges raides, où gonflaient comme des galles de grosses boules vert pâle à veines foncées. (C’étaient des groseilles à maquereau.)

— Ça c’est tout dur, ah c’est mon jardin, dit la femme. Moi j’ai plus de dents, si vous en voulez pour le petit, c’est pas bien mûr. Et alors tu t’appelles Serge, toi ?

— … Z’avez entendu ! s’exclama Serge en riant malgré lui. Jonathan l’aperçut coquet, avec des canines gracieuses qu’il ne connaissait pas.

— Ah ici on est au courant des choses, on est forcé.

— … Mais pourquoi elle est toute seule la lapine dans la cage ?

— Mon petit elles croquent leurs petits ces salopes, il faut jamais les laisser ensemble, jamais, les garces.

— Elle les mange ? c’est vrai ? Ça doit être les rats, estima Serge. Elle les mange pas !

— Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout. Elle me les croque tous je te dis : tous tous tous !

— Et les aut’là, ils les mangent aussi les petits ?

— Ah, ça c’est les autres, ça se pourrait oui. Tiens je vais t’en sortir un, de petit.

Serge prit adroitement le lapereau, qui était roux et blanc, et il le pouponna avec des gestes de fille. Il aurait bien voulu le faire courir par terre : il sentait qu’on pouvait courir, avec ces bêtes-là.

— Il sent la paille ! dit-il. Ça sent bon ! C’est la paille !

— Il pue ses crottes oui, fais attention à ta petite chemise, dit la femme.

Jonathan eut la mauvaise idée d’acheter le lapin. Ce ne fut pas facile. Tel quel, il ne valait rien. Et, par fierté, la vieille ne voulait pas le vendre au prix d’un animal adulte, bon à tuer, bon à cuire.

— Mais vous me donnerez la luzerne, insista Jonathan. Le marché se conclut, avec promesse de fourrage vert et de choux montés, ils ne pommaient pas.

— Te voilà un joli chanceux ! dit la vieille, effleurant le lapin et scrutant la figure de Serge. Tu vas pas me le manger tout cru au moins dis mon coquin ? Hein dis-moi donc ?

Occupés à froncer du nez l’un contre l’autre, l’enfant et la bestiole ne répondirent pas à cette question, qui manquait d’un destinataire évident.

Jonathan avait déjà élevé des animaux, il saurait à peu près comment recevoir celui-là. Cette nuit, le lapin coucherait dans leur chambre, sur un peu de paille du clapier et des feuilles de chou. Demain on lui clouerait un domicile. Jonathan appréhenda qu’on l’ait sevré trop tôt. La voisine assura que non, d’ailleurs la lapine était vieille. Néanmoins, Jonathan garda l’idée que le lapereau crèverait vite. Mais ce serait après le départ de Serge, qui abandonnerait sûrement l’animal ici.

Jonathan se réjouit de n’avoir pas encore cuisiné de lapin pour l’enfant. Pourtant, Serge aimait manger des bêtes identifiables, plutôt que des morceaux de viande sans physionomie. Le répertoire des volailles y était passé ; de jolis poissons ; des grenouilles ; des écrevisses trop courtes, pêchées en fraude, vendues en cachette.

— Tu le mangerais ? demanda Jonathan.

— Tu sais pas ? dit Serge, ignorant la question, tu sais pas ce qu’on va faire ? On va le remettre dehors ! On va le faire sortir !

Jonathan soupira :

— Dans la campagne… Ce serait bien, mais il ne vivra pas. Il ne pourra pas se débrouiller, il n’est pas sauvage.

Serge ne le crut pas. Jonathan décrivit l’état sauvage. Il proposa de réparer la clôture du jardin : ainsi la bestiole se promènerait, sans cage et sans risques. Cette demi-mesure laissa Serge, maussade, sur sa faim de liberté dans un corps de lapin.

— Tu le lâches si tu veux, dit Jonathan, résigné. Peut-être qu’il crèvera aussi chez nous, tu sais.

— Alors ! dit Serge. On le met dans le jardin, mais tu bouches pas les trous. Tu les bouches pas ! On met plein à manger partout, et puis voilà ! Comme ça après s’il est mort ça sera sa faute ! Hein ? on fait comme ça ?

Jonathan sourit et hocha la tête.

— Oui, hein ?… Non mais dis-le eh ? Dis-le !

Jonathan le dit.




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