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{{Citation longue|Ils s’étaient assis dans un café dont la vitrine était ouverte, et leur table chevauchait
{{Citation longue|Quand la vieille voisine arrosait avec l’arrosoir, c’est que le soleil ne touchait plus ses
presque la rainure du sol où ces vitres circulent. Jonathan, qui s’ennuyait, vit cet ennui troublé
plates-bandes. Il était cinq à six heures de l’après-midi. Les arômes du dîner que cuisait
par des pleurs. Aigus, peu élevés, qu’une très petite poitrine devait émettre.
Jonathan commençaient de courir l’air. Alors Serge voulait arroser aussi : le petit carré de
 
fleurs en herbe, ou l’herbe même. Mais le soleil s’y éteignait plus doucement que de l’autre
Serge lui montra qui c’était. Dehors il y avait, installés à un guéridon de terrasse, une
côté du grillage, plus longuement, jusqu’au doré. Serge patientait ; au bout de sa main
femme et son fils. C’est cet enfant, de quatre ou cinq ans, qui pleurait : et sa mère lui
mouillée, l’arrosoir lui tirait tout le bras. Il regardait, sur les jeunes pousses, la langue de soleil
murmurait contre l’oreille des réprimandes inaudibles. Seul le profil de cette femme, que
qui s’avalait dans l’ombre, et il imaginait déjà les odeurs humides et la terre ruisselante,
défigurait l’effort de parler durement à voix basse, faisait deviner la teneur des paroles. Une
luisante, marron, couleur caca, grenue de cailloux minuscules que dégageait l’eau.
longue traînée de sang marquait la joue, particulièrement ronde et blanche, du petit garçon :
cela coulait vermillon, lentement, comme du fard qui se met à fondre. On eût dit, mais
sanglante, la trace d’un escargot.
 
— Elle l’a giflé comme ça, à travers, et ça a saigné, expliqua Serge.
 
Un chaton de bague, ou un ongle cassé. La gifle pour se tenir bien avait, contre son
intention, provoqué un spectacle indécent et bruyant que la femme essayait en vain de
ramener à l’ordre. Les mots ne suffisaient pas : sa main, au bord de la table, doigts raidis,
paume creusée, avait de courtes saccades rythmiques, pour attirer discrètement l’attention du
bambin sur la menace d’une nouvelle gifle qui remédierait aux effets de la première.
 
Mais elle n’osa plus frapper. À petits coups de ses yeux sans regard, elle épia autour
d’elle. Non, aucun client du café ne réagissait : ils savaient que l’art d’enseigner les
convenances aux tout-petits est plein d’embûches. Mais quelques passants, obligés de frôler la
table à cause de l’étroitesse du trottoir, apercevaient le gamin ensanglanté, entendaient les
pleurs, regardaient rapidement la mère. Elle portait un tailleur noir démodé, à taille cintrée et
basques rondes, des cheveux longs, brun roux, crantés, noirs aux racines. Des matrones
solitaires s’arrêtaient une seconde ou même se retournaient, comme pour évaluer la plaie et
lire sur le visage du petit la bonne raison de ce sévice ; puis elles s’éloignaient, impassibles et
prudentes, sans avoir dit un mot ni risqué une mine.
 
Gênée cependant, la femme en tailleur noir se décida à tamponner avec un mouchoir la
joue de son fils, car le sang commençait à mouiller le col du garçonnet, qui prit peut-être ce
geste pour une autre violence : il se mit à pleurer plus fort et essaya de libérer sa tête, que la
femme maintenait par-derrière en l’essuyant. Exaspérée, elle rangea le mouchoir et jeta
quelques pièces sur la table, où attendaient deux verres de limonade mélangée de sirop, l’un
rouge, l’autre vert. Elle se leva avec un air de personne offensée ; elle arracha l’enfant de son
siège aussi brusquement et aussi haut qu’elle put, le plaqua un bon coup les pieds au sol, lui
empoigna une patte et l’entraîna.
 
— Tu sais pas pourquoi ? dit Serge d’une voix blanche, c’est parce qu’il voulait pas
boire, il avait pas soif. Alors elle a tapé.
 
Le diabolo grenadine était intact, en effet.
 
— Moi ma mère si elle me fait comme ça moi je lui fous dans la gueule, s’écria Serge.
 
— Il était trop petit.
 
— T’avais qu’à l’empêcher, dit Serge. Pourquoi t’as rien dit ?
 
— Personne ne dit rien, c’est sa mère. Ça ne sert à rien. Elle t’engueule toi, et lui elle lui
en flanque le double à la maison.
 
Après mille scènes familiales qu’avait vues Jonathan, il n’avait à répondre que cela ; et,
oppressé de colère et de honte, oublier au plus vite ces drames minuscules qu’il était dérisoire
ou dangereux de prendre à cœur.
 
Alors moi si Barbara elle me tapait tu la laisserais ? demanda Serge avec un sourire
incrédule.
 
— Non, mais je la connais. Les autres on ne peut pas. On se bouche les oreilles, on
attend que ce soit fini.
 
On était mercredi, jour de congé scolaire, ce qui amusait Serge puisqu’il était, lui, déjà
en vacances. Ce matin-là, vers dix heures, ils étaient venus en ville par le car. Ils n’avaient pas
trouvé de grenouilles chez le marchand. Il y avait de beaux crapauds, certains aux yeux dorés,
d’autres aux yeux rouges, mais Serge les jugea dégoûtants. Il s’intéressa davantage à des
souris blanches, et à une cage puante de hamsters blottis dans leurs excréments. Fasciné, il
respira aussi l’odeur blette d’urine, de punaises, de clapier, qui montait d’une cage en verre
couverte d’un fin grillage, où dormait un nœud de couleuvres. Ils n’achetèrent rien et, pendant
que Serge examinait les oiseaux des cages, stupides, nerveux, aux couleurs criardes de
bibelots féminins, Jonathan attendit sur le trottoir.
 
Il faisait très beau et la promenade en ville plaisait beaucoup à l’enfant. Quand ils
traversèrent le pont, Serge observa les pêcheurs et désira pêcher. À la vitrine d’un magasin
tout proche, Jonathan lui montra les hameçons et lui expliqua comment on en perçait un ver
rouge ou un asticot, puis comment le fer s’accrochait à la lèvre ou dans le ventre du poisson.
Cela ne troubla pas le petit, qui comprit cependant que Jonathan ne voudrait pas acheter cela,
et n’insista pas.
 
À vrai dire, Jonathan se moquait du sort des poissons, mais, depuis son arrivée en ville,
un sourd mélange de haine, de souffrance et de mauvaise humeur l’avait saisi au contact de
ses contemporains, qu’il avait perdu l’habitude de voir de près.
 
Serge, quant à lui, semblait plutôt négliger ses semblables que souffrir d’eux. Lorsqu’ils
croisaient une petite fille ou un petit garçon, il ne daignait pas les suivre des yeux ni même les
dévisager. Mais c’étaient des enfants irréels, tous crochés par des femmes près desquelles ils
marchaient avec froideur.
 
Sur le pont, au contraire, il y eut une poignée de gosses qui pêchaillaient ensemble. Ils
avaient deux ou trois ans de plus que Serge. Il détacha sa main de Jonathan et, adossé au
parapet, silencieux, captivé, il les contempla comme un spectacle forain inouï. C’est sans
doute cette image de liberté, d’association braillarde, qui lui avait donné envie de pêcher à la
ligne. Les gamins se laissèrent admirer sans jeter un regard à ce petit pisseux ébahi, aussi
méprisable à leurs yeux qu’ils l’étaient eux-mêmes pour ces adolescents de quatorze ou
quinze ans qui péchaient un peu plus loin, et dont les voix muées, fortes et rauques,
semblaient délimiter un territoire réservé où aucun mioche n’aurait eu l’audace de s’aventurer,
tandis que les adultes, prévenus par ces sortes d’aboiements, se tenaient eux aussi à l’écart et
entre eux.
 
En bas, sur la berge, il y avait le coin des vieux, dans une zone ombragée meublée de
quelques bancs publics. Ces vieillards n’étaient pas groupés, mais égrenés le long de la rive,
chacun avec son pliant de toile, sa nasse vide et son attirail décoloré.
 
Personne ne tirait de poisson. La rivière était glauque, verdâtre, limoneuse, comme si
elle avait lessivé cent kilomètres de draps sales et de mouchoirs glaireux. Jonathan se
demanda quel arôme avaient les poissons qui survivaient là-dedans ; et il imaginait plutôt que,
vers minuit, toute la ville endormie, les museaux avides et les yeux luisants de milliers de rats
émergeaient de cette eau, avant que la course brusque des rongeurs anime les deux berges.
 
C’était une jolie petite ville, aux jardins très soignés, aux beaux édifices anciens. Elle
n’avait pas d’industries, pas de bureaux, pas d’immeubles en cités. On y commerçait ; on y
dormait ; on y comprenait couramment la radio, la télé, les chansons ; on y mourait dans un
bon hôpital ; on ne s’accouplait pas, mais on s’épousait et il y avait des enfants.
 
Serge avait saisi d’autorité la main de Jonathan dès la descente du car. Il la tenait
doucement et de façon vivante ; après le premier instant, il tortillait sa propre main pour que
les doigts de Jonathan, tirés de-ci de-là, changent peu à peu de position et enferment
complètement ses doigts à lui. Alors sa main devenait très molle, et Jonathan avait
l’impression de réchauffer un oiseau endormi. Le bras correspondant ballait, inconsistant,
léger ; puis, à la moindre sollicitation du dehors, l’oiseau se raidissait, le bras communiquait
un élan, une traction, l’oiseau s’envolait et Serge avec lui. Sa course faite, il revenait se poser
au ralenti ; et, dans l’intervalle, la main de Jonathan restait immobile, vide comme un nid
déserté.
 
Le petit avait plaisir à se montrer avec Jonathan, ici plus encore qu’à Paris. Tandis que
Serge, indépendant et têtu, marchait volontiers dix mètres à l’écart s’il accompagnait Barbara,
il avait, dès ses premières sorties avec Jonathan, capté sa main pour s’y enfermer et s’y
abandonner. Et, lorsqu’ils arrivaient devant l’école, le matin, Serge se serrait encore
davantage. Il y avait là tous les autres petits, menés par leur mère ou, plus souvent, leur
grand-mère, en cheveux et en pantoufles. Elles prenaient Jonathan pour un jeune papa et lui
adressaient des sourires entendus. Un papa trop intime avec ce marmot somnolent et gai, qui
se hissait jusqu’au visage de son père et là, bien suspendu et soutenu, lui parlait dans la joue et
l’embrassait à peine, comme on fait quand on s’aime vraiment bien.
 
Dans une boutique, Jonathan voulut acheter certaines couleurs, certains médiums,
certains outils qui lui manquaient depuis que Serge lui avait redonné envie de peindre. C’était
une librairie, papeterie, bibles, folklore, baromètres, art religieux et matériel pour en produire.
Serge, en explorant la pile de livres pour enfants (il avait déjà réservé une liasse de tatouages à
décalquer), découvrit un album d’images qui, si on grattouillait leur surface, étaient bonnes à
renifler et à lécher. Elles étaient imprimées au moyen d’enduits sucrés, multicolores, que
saturaient les parfums artificiels des mauvais bonbons, avec leur odeur excessive et affolante
de rue à lupanars. En dépit de ces charmes et du lieu, l’album n’était pas un Évangile raconté
aux tout-petits. C’étaient des dessins de fruits, chacun aromatisé à l’aide d’un produit
chimique qui était à sa vraie saveur ce qu’était à sa vraie chair la candeur truquée de la
représentation.
 
Jonathan y reconnut le talent de ces jeunes femmes libérées qui travaillent à séduire les
enfants, à l’usage des publicistes et des industries du bébé, de la mère ou de l’institutrice.
Gagne-pain à la mode sans lequel les plages immenses du tiers monde, les poutres apparentes,
l’entrée en psychanalyse sur un vélo pliant et en robe à la fermière (en soie fleurie tombant
aux pieds) sont des bonheurs inaccessibles. Les petits dessins naïfs chantaient à Jonathan leur
adroite chanson :
 
— … Les gosses c’est inouï ce que j’apprends maintenant ! Tu sais on met rien au point
sans eux, on en invite une douzaine, tu parles les instit’ elles raffolent les pauvres, avec les
tartines les tasses de chocolat tout ça le magnétoscope — moi j’adore ! Ils sont pas
croyables !… Ils ont des idées pas croyables ! On les fait dessiner, on leur teste nos machins,
parce que c’est eux qui choisissent finalement, ils décident tout ! Ben t’es dépassée, tu te dis
toi qui te croyais un peu créative quoi un brin quand même ! Parce qu’alors là tu vois ce que
c’est créatif ah là tu le vois ! Ah, ils sont — formidables !… Moi écoute je vais finir par en
faire un, c’est vrai ! Mais alors je veux pas le mec, dis donc je fais mon gosse je me le garde,
lui le mec il a tiré son coup, il est content, alors bonsoir. Non mais si tu réfléchis ! Qui c’est
l’encloquée lui ou moi ? Quand vous serez enceintes vous on en reparlera… Et puis un
mari… Les garçons moi je trouve c’est bien quand c’est petit, après c’est la merde, t’en auras
un sur cent mille qui… Tiens je te choque on dirait ! Ah tu me déçois Jonathan ! Eh ben mon
vieux faut t’habituer, les femmes ça a changé t’es pas au courant ? Non Jonathan, n’empêche
c’est un boulot, tu devrais essayer. Je te passerai les bandes, tu peux pas imaginer ça, on peut
pas imaginer ce que c’est !… Y a le côté corniaud, la commande, le machin à rendre,
d’accord, seulement y a des moments écoute vraiment tu flippes. T’es pas en forme, tu
regardes vaguement leurs machins aux mômes, tu te fais chier — et puis hop, ça démarre ! Ça
fout le camp dans tous les sens ! D’un coup tu sais plus, tu te retrouves finalement, enfin je
sais pas moi, toute petite fille quoi !… C’est plus le boulot, tu t’en fous, t’es accrochée, tu
flippes, et même tu chiales et t’y peux rien ! C’est
 
Et les jolis fruits brillants lui restituaient mille autres confidences semblables, qu’il avait
recueillies de ses consœurs au temps de ses études, lorsque sa patience, son silence, son
apparence douce, ses bonnes épaules, son visage avenant, lui valaient d’essuyer l’esprit des
filles.
 
Le hasard du souvenir lui faisait souvent rencontrer de telles choses, et de pires. Il ne
cultivait donc pas les réminiscences. Il s’y sentait fouilleur d’ordures, chien au museau
merdeux : il fallait une adresse prodigieuse pour se déplacer à travers une mémoire sans buter
à chaque pas sur ce qu’ils y avaient laissé.
 
Il acheta l’ouvrage (sa couverture révélait qu’elles s’étaient mises à deux), qui évoquait
les vieux crimes commis autrefois, quand on offrait des livres aux pages imbibées de poison,
qu’il fallait lire souvent, en se léchant l’index. Ce cadeau à la vénitienne l’amusait. Serge,
dans la rue, heurta plusieurs passants, tant l’absorba la tâche de gratter, lécher, faire gratter,
lécher à Jonathan.
 
Puis il y eut, dans l’avenue commerçante, trois petits garçons de l’âge de Serge. Ils se
ressemblaient et on aurait cru voir des triplés, s’il n’y avait pas eu une légère différence de
taille entre eux. Ils allaient en file indienne, pas vite, sans adulte. Ils portaient un short en
drapeau américain et ils avaient le torse nu, hâlé, avec des bras forts et un ventre musculeux.
Ils suivaient périlleusement deux lignes acrobatiques : sous leurs pieds, le rebord pavé du
trottoir, étroite route entre deux précipices ; et, au-dessus de leur tête, le lambrequin très bas
d’un auvent de café, lambrequin qu’ils tenaient tous du même bras changé en pantographe,
tandis que les trois autres mains portaient chacune une même chemise.
 
Serge, en rigolant, suivit ce petit train le long de son rail, et les trois machines, très
rieuses aussi, lui rendirent vivement son amabilité : dans des déserts si dangereux, solidarité
oblige.
 
Jonathan en profita pour s’asseoir au café que longeait cette voie ferrée. Il se demanda
ce que Serge, dont il admirait le talent d’élocution (chose déterminante dès l’âge où l’on sait
simplement lallayer), racontait au chemin de fer américain, qui dut, sous la surprise, faire halte, lâcher la caténaire et se dissocier pour mieux prêter l’oreille.
 
Uniment, Serge avait invité les trois petites machines ; elles firent cercle autour de la
table de Jonathan. Il serra les trois mains. Tout le monde accepta de boire, sauf la moyenne
machine, qui préféra une glace et la mangea debout en gigotant, comme on mange les glaces.
 
Jonathan ne voulait pas gêner cette jeune compagnie. Il alla au fond du café pour
téléphoner : il devait commander à Paris certains articles qu’ignorait le magasin d’art
religieux et de poisons design.
 
À son retour, le petit train avait disparu et Serge aussi. Peu après, l’enfant revint en
courant :
 
— J’suis chez eux, on joue au train, expliqua-t-il. Tu viens ?
 
— Non, pas moi, dit Jonathan, que ces enfants heureux intimidaient. Je vais voir la
petite église, on se retrouvera ici. Je t’attendrai, et si je suis pas là j’y serai plus tard. Ça va ?
 
— Ouais ils sont pas loin leur maison, dit Serge, c’est facile.
 
Jonathan lui donna de l’argent et l’enfant repartit. Il n’y aurait sans doute plus de car
lorsqu’il aurait fini de jouer. Mieux valait prévoir de dîner et dormir à la ville.
 
Jonathan traversa la rue et gagna un hôtel-restaurant à banne rouge et terrasse entourée
de buis. Ce n’est pas là qu’ils avaient déjeuné. Il réserva une chambre à grand lit. On lui
donna des fiches à remplir, mais sans lui demander de prouver sa parenté avec l’enfant qu’il
inscrivait. Il avait attribué son propre nom de famille à Serge, et n’avait pas fait remarquer
que la formalité policière des fiches était abolie depuis quelque temps. Il savait combien il lui
était utile de filer doux, et il était le plus obéissant des citoyens, même aux lois qu’on abroge.
 
Il fit quelques emplettes pour la toilette du lendemain. Il craignait, sans bagages, sans
voiture, de susciter des soupçons à l’hôtel, accompagné comme il l’était d’un gamin sans
bagages lui-même. Kidnapping, évidemment. Il faudrait, d’ici ce soir, se procurer une valise
de qualité, pour attester qu’il n’étranglait pas les enfants, s’il les empruntait un peu.
Ces précautions, et le passage au bureau de l’hôtel, le mirent dans une humeur désolée.
Il rejoignit l’église qu’il aimait, un édifice roman trapu et noir.
 
Sur le parvis, une jeune fille en jean bleu, pull marin bleu, blouson de nylon bleu
marine, petite, à très grosses cuisses, genoux très bas, cheveux en fontaine, l’arrêta. Elle
pressait des prospectus ou des revues contre ses seins.
 
— Ayez pas peur monsieur ! s’écria-t-elle. Je vais pas vous prendre votre paquet
monsieur ! Si vous étiez assez gentil pour m’écouter un peu !… Je vais pas vous manger !…
 
Et, après avoir confessé sa religion, elle expliqua que les enfants d’un certain quartier
pauvre étaient abandonnés à eux-mêmes : l’association qu’elle représentait avait donc
l’intention d’y envoyer vingt jeunes catholiques qui leur porteraient assistance, ouvriraient un
foyer, protégeraient, animeraient, seraient une autre famille. Tous des jeunes, mais pour qui
l’enfance, c’est important. Ce fut sa formule.
 
En même temps, elle montra (elle ne souriait plus, car la figure de Jonathan s’était
extraordinairement assombrie, comme s’il allait soit pleurer, soit la frapper) une carte
préfectorale plastifiée, portant sa photo, un timbre-taxe et d’autres preuves de son honnêteté,
de son droit, de son devoir. Mais cet exorcisme ne sut pas effacer la tristesse de Jonathan : elle
exposa donc à nouveau, d’une voix plus hachée, plus pathétique, l’état dangereux de ces
enfants livrés à eux-mêmes, et le remède qu’y apporteraient vingt jeunes chrétiennes — et
quelques garçons, d’ailleurs. Mais on manquait d’argent, acheva-t-elle, et la plus petite aide…
 
— Si vraiment, murmura enfin Jonathan, aussi bas qu’un mourant, si vraiment,
mademoiselle, vous voulez faire une… une bonne action… vraiment une bonne action…
alors, écoutez-moi : foutez-leur la paix !… Faites-le au moins pour eux… Excusez-moi.
 
Et il entra dans l’église, où la jeune fille n’osa pas le suivre. En écoutant Jonathan, ses
fortes joues s’étaient violacées ; ses lèvres s’en avalaient, mordues l’une contre l’autre ; ses
yeux en louchaient, rétrécis entre deux paupières courtes, roses et roussâtres, comme sont les
oreilles de cochon échaudées de leur crin, mais non de leur duvet.
 
Ce que Jonathan aimait dans les églises, et qu’offraient moins les autres œuvres
d’architecture, était rudimentaire : sentir des ornières sous ses pieds, des gênes de chaque côté
de lui, des pesanteurs au-dessus de lui, puis des dalles lisses, des salles immenses, des nues
profondes. Semblables aux vraies musiques, les édifices talentueux ménageaient, du lent au
rapide, de l’évasé à l’étroit, de l’écrasant au diaphane, du clair à l’obscur, du caressant au
brutal, mille mouvements de plaisir et mille tiraillements du corps — qui semblait changer de
dimensions, de forme, d’âge, d’espèce animale, devenir un et pluriel, à chaque pas, à chaque
seconde, tandis que s’éveillaient toutes les heures que l’on avait vécues, ou rêvées.
 
Ensuite, un édifice désirable pour Jonathan présenterait un lieu particulier où, la longue
polyphonie de ce parcours une fois entendue, il désirerait se terrer, se défaire, sans autre
pensée que flottante, inexprimable et incolore. Dans la petite église romane, ce lieu était l’abri
glacé d’une culée de voûte à l’angle du transept nord, près d’une chaire à abat-son de vilaine
menuiserie, dont l’escalier ressemblait à un escabeau de ménagère et qui sentait les pieds de
prêtre. Là-haut, devant, dans le vide aérien qu’ouvrait un silence de la maçonnerie, il y avait
un long fil de lumière tranchant sur l’ombre, mais qui ne diffusait pas. Jonathan comparaît
cette lumière étroite et rectiligne à un faisceau de libellules sous un ciel gris, immobiles, aux
ailes ternies comme une vitre sale ou un insecte mort. Souvenir de ruisseau, de printemps
triste, d’enfance démunie.
 
Ce bonheur sans joie et sans actes l’apaisa. Il était seul. Il désira repartir ; mais il
appréhenda de croiser la quêteuse, et il se remit à marcher dans l’église.
 
— Et où vous l’avez encore pêché, celui-là ? dit avec bonne humeur la jeune mère des
trois petites locomotives, quand elle aperçut Serge, à quatre pattes parmi les rails électriques.
 
Elle rentrait de faire les courses ; elle était jolie ; elle avait une robe à la fermière en
cretonne fleurie tombant aux pieds, lesquels étaient chaussés de sabots parisiens à lourds
talons.
 
— Nulle part, grommela un de ses fils.
 
— Bon, vous êtes marrants vous ! Mais je peux quand même peut-être savoir où
t’habites toi non ?
 
— J’habite pas ici ! dit Serge en haussant les épaules. J’habite ailleurs !
 
— Eh ben c’est clair comme ça ! dit la femme. Elle s’affaira à déballer ses nouveaux
biens, qui étaient de nourriture et d’hygiène.


— Quand même, ajouta-t-elle, froissée par l’hostilité muette des garçons, figurez-vous
Maintenant, derrière le rideau de liserons, la voisine lui disait :
que moi j’en ai marre ! Ça va encore être des histoires. Faudrait pas oublier quel âge vous
avez. Vous vous vous en foutez, mais un de ces quarts d’heure on va encore avoir une bonne
femme qui nous tombe dessus et qui nous fait son numéro parce que son gosse est pas chez
elle. Alors votre petit copain il va être bien gentil, il va prendre ses cliques et ses claques et il
va rentrer bien gentiment chez lui, si ça vous dérange pas trop.


Ma mère elle est en Amérique, remarqua Serge en se levant.
Alors, tu arroses ?


— Ben elle a bien de la chance ! dit la jeune femme. T’es peut-être quand même avec
Et elle devait sourire et observer son travail, Serge devinait cela. Il répondait :
quelqu’un non ? Ta grand-mère ?


Ma grand-mère elle est à Péronne, dit Serge.
Oui, alors j’arrose !


— Bon, ton père quoi.
Sagement, à petite voix, comme à une mère. Il reniflait, sous les vapeurs de terre et de
plantes, pour savoir ce qu’elle mangerait ce soir elle la vieille. Il ne percevait rien et n’osait
pas demander. Avec tous ces légumes et toutes ces poules, et les dahlias sur le devant, et les
tournesols, c’était quand même étonnant. Son arrosoir à elle était plus vieux mais bien plus
grand, d’ailleurs.


Mon père il est à Paris, enfin j’crois, dit Serge.
T’en as des lapins ? Non, oh vous en avez ? dit Serge, à qui le tutoiement avait
échappé.


Bon, d’accord, bien entendu t’es tout seul, tu te balades, etc., dit-elle en soupirant.
Des lapins ? dit la femme. J’ai une grande lapine, elle a quatre petits. Tu veux les
Ah vous en ratez pas une vous, pas une !…
voir ??… Allez, arrose bien, et puis on va les voir.


— J’suis avec Jonathan, on a pris le car, c’est un copain.
Présent, Jonathan fut invité aussi dans ce jardin où il n’était jamais entré. Le clapier était
de l’autre côté, vers les détritus, là où pendait le linge et où montaient des luzernes.


Ah ! Quand même ! C’est sa mère qu’est avec vous alors ?
Ces fruits-là ! murmura Jonathan, montrant un bouquet de tiges raides, où gonflaient
comme des galles de grosses boules vert pâle à veines foncées. (C’étaient des groseilles à
maquereau.)


Non, juste nous deux, affirma Serge. Lui il m’attend au café, il s’soûle la gueule !
Ça c’est tout dur, ah c’est mon jardin, dit la femme. Moi j’ai plus de dents, si vous en
ajouta-t-il avec malice.
voulez pour le petit, c’est pas bien mûr. Et alors tu t’appelles Serge, toi ?


Mais un des garçons intervint et dit que Jonathan n’était pas un enfant, c’était un
— … Z’avez entendu ! s’exclama Serge en riant malgré lui. Jonathan l’aperçut coquet,
monsieur.
avec des canines gracieuses qu’il ne connaissait pas.


— Ah, vous avez le chic vous ! répéta la femme.
— Ah ici on est au courant des choses, on est forcé.


Ouais, d’abord c’est un Amerloque, décida tout à coup Serge. Et il m’a donné un tas
… Mais pourquoi elle est toute seule la lapine dans la cage ?
de dollars, cent mille dollars ! Pour aller jouer !


Il éclata de rire et montra le billet de Jonathan.
— Mon petit elles croquent leurs petits ces salopes, il faut jamais les laisser ensemble,
jamais, les garces.


Perdue dans cette confusion, la jeune femme résolut d’accompagner elle-même Serge
— Elle les mange ? c’est vrai ? Ça doit être les rats, estima Serge. Elle les mange pas !
jusqu’au café.


— Et vous vous bougez pas d’ici vous avez compris ? ordonna-t-elle à ses fils (très
— Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout. Elle me les croque
mobiles et que lui ramenaient parfois deux gendarmes, un voisin ou un commerçant). Par
tous je te dis : tous tous tous !
précaution, elle ferma la porte à clef.


Jonathan n’était pas au café.
— Et les aut’là, ils les mangent aussi les petits ?


Il est pas là, remarqua Serge. Il était là à la table, mais c’est plus lui. Alors y a qu’à
Ah, ça c’est les autres, ça se pourrait oui. Tiens je vais t’en sortir un, de petit.
l’attendre.


Cette perspective ne réjouissait pas la jeune femme, qui finit cependant par apprendre de
Serge prit adroitement le lapereau, qui était roux et blanc, et il le pouponna avec des
Serge que, peut-être, son ami était « à la petite église ». La désignation de ce lieu la rassura. Et
gestes de fille. Il aurait bien voulu le faire courir par terre : il sentait qu’on pouvait courir,
c’était tout près.
avec ces bêtes-là.


Ainsi, Jonathan eut la surprise de se voir restituer Serge par une jeune et gracieuse
— Il sent la paille ! dit-il. Ça sent bon ! C’est la paille !
maman, dont les sabots claquèrent dans l’église comme des coups de fouet assénés à la fois
sur mille dos d’hérétiques. Elle était souriante et elle raconta l’histoire sans se plaindre ni
donner de conseils, mais au contraire en s’excusant d’avoir dû, par crainte des ennuis qui
arrivent toujours, renvoyer le gamin. Les façons de Jonathan rendaient souvent aimable. Et ce
retour abrupt de Serge l’étonnait moins que l’invitation que les trois enfants lui avaient faite :
il savait qu’en France on n’entre pas — et qu’on sort à peine plus.


Il estima la femme attrayante et gentille. Serge eut une autre opinion et il l’exprima
Il pue ses crottes oui, fais attention à ta petite chemise, dit la femme.
devant elle, d’un seul mot, à voix sourde. Jonathan pêcha ce mot d’une oreille et c’est à lui
qu’il répondit sans transition quand la jeune mère les eut quittés :


— Oui, mais on n’y peut rien !
Jonathan eut la mauvaise idée d’acheter le lapin. Ce ne fut pas facile. Tel quel, il ne
valait rien. Et, par fierté, la vieille ne voulait pas le vendre au prix d’un animal adulte, bon à
tuer, bon à cuire.


Il n’y eut plus qu’à annuler l’hôtel et à prendre le dernier car.
— Mais vous me donnerez la luzerne, insista Jonathan. Le marché se conclut, avec
promesse de fourrage vert et de choux montés, ils ne pommaient pas.


En passant devant le magasin de jouets, Serge montra la vitrine :
— Te voilà un joli chanceux ! dit la vieille, effleurant le lapin et scrutant la figure de
Serge. Tu vas pas me le manger tout cru au moins dis mon coquin ? Hein dis-moi donc ?


— Tiens c’est ce train-là qu’ils ont, juste le même ! Ah ouais eh juste pareil !
Occupés à froncer du nez l’un contre l’autre, l’enfant et la bestiole ne répondirent pas à
cette question, qui manquait d’un destinataire évident.


Jonathan proposa de l’acheter (il avait retiré une forte liasse à la banque). Serge refusa :
Jonathan avait déjà élevé des animaux, il saurait à peu près comment recevoir celui-là.
Cette nuit, le lapin coucherait dans leur chambre, sur un peu de paille du clapier et des feuilles
de chou. Demain on lui clouerait un domicile. Jonathan appréhenda qu’on l’ait sevré trop tôt.
La voisine assura que non, d’ailleurs la lapine était vieille. Néanmoins, Jonathan garda l’idée
que le lapereau crèverait vite. Mais ce serait après le départ de Serge, qui abandonnerait
sûrement l’animal ici.


— On peut pas y jouer tout seul.
Jonathan se réjouit de n’avoir pas encore cuisiné de lapin pour l’enfant. Pourtant, Serge
aimait manger des bêtes identifiables, plutôt que des morceaux de viande sans physionomie.
Le répertoire des volailles y était passé ; de jolis poissons ; des grenouilles ; des écrevisses
trop courtes, pêchées en fraude, vendues en cachette.


Il accepta un fusil à fléchettes, dont l’énorme cible lui avait tiré l’œil.
— Tu le mangerais ? demanda Jonathan.


Le trajet de retour se passa gaiement, car Serge, qui avait ouvert le paquet, découvrit
— Tu sais pas ? dit Serge, ignorant la question, tu sais pas ce qu’on va faire ? On va le
que les ventouses des flèches adhéraient à la peau, si on les suçait un peu. Il s’en mit une au
remettre dehors ! On va le faire sortir !
front, puis deux, puis trois, essaya sur les joues, grimaça pour les décoller, en remit d’autres,
et à la fin il transforma Jonathan en diable cornu. Il contempla le nouveau visage du jeune
homme avec un plaisir inexprimable et il le provoqua de ses propres cornes, comme un
chevreau qui joue.


Les dames du car, dont plusieurs avaient dû aller en ville pour se faire coiffer et permanenter, estimèrent, malgré le chahut du petit, qu’un sourire indulgent et des regards
Jonathan soupira :
coulés leur iraient mieux au masque, ce jour-là, qu’un air réprobateur, vu l’état distingué de
leur crâne et le rinçage bonnes-œuvres de leur tignasse cendrée ou mauve. Ensuite, le
chauffeur ouvrit la radio, et Jonathan comprit, en découvrant des haut-parleurs tout au long du
véhicule, que c’était pour les voyageurs. Ce tapage éteignit celui de Serge. Il se remit à gratter
son livre de fruits et de venins, sans s’arracher les fléchettes — qui tombèrent d’elles-mêmes
quand la salive eut séché.


C’est un vélo qu’il te faudrait, dit soudain Jonathan, surpris de n’y avoir pas pensé
Dans la campagne… Ce serait bien, mais il ne vivra pas. Il ne pourra pas se
plus tôt.
débrouiller, il n’est pas sauvage.


— Moi ? un vélo ? dit Serge. Tu m’achètes un vélo ? Pourquoi ?
Serge ne le crut pas. Jonathan décrivit l’état sauvage. Il proposa de réparer la clôture du
jardin : ainsi la bestiole se promènerait, sans cage et sans risques. Cette demi-mesure laissa
Serge, maussade, sur sa faim de liberté dans un corps de lapin.


Car Serge n’y avait pas pensé davantage : peu avide de cadeaux, il ne demandait
— Tu le lâches si tu veux, dit Jonathan, résigné. Peut-être qu’il crèvera aussi chez nous,
presque jamais rien, et il fallait, dans les magasins, qu’on le lâche seul et libre comme un
tu sais.
voleur pour qu’il ait une envie.


Et toi ? demanda-t-il.
Alors ! dit Serge. On le met dans le jardin, mais tu bouches pas les trous. Tu les
bouches pas ! On met plein à manger partout, et puis voilà ! Comme ça après s’il est mort ça
sera sa faute ! Hein ? on fait comme ça ?


— J’en achèterai deux. Et on pourra venir ici sans prendre le car, si tu as le courage. Ce
Jonathan sourit et hocha la tête.
serait mieux.


Ce projet de Jonathan n’inspira pas d’images agréables au garçonnet. Il aimait bien le
— Oui, hein ?… Non mais dis-le eh ? Dis-le !
car, lui, il ne haïssait pas la radio, et il adorait les grands-mères frisées de neuf.


— J’en préfère pas un, de vélo, dit-il après avoir réfléchi.}}<br>
Jonathan le dit.}}<br>
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Quand la vieille voisine arrosait avec l’arrosoir, c’est que le soleil ne touchait plus ses plates-bandes. Il était cinq à six heures de l’après-midi. Les arômes du dîner que cuisait Jonathan commençaient de courir l’air. Alors Serge voulait arroser aussi : le petit carré de fleurs en herbe, ou l’herbe même. Mais le soleil s’y éteignait plus doucement que de l’autre côté du grillage, plus longuement, jusqu’au doré. Serge patientait ; au bout de sa main mouillée, l’arrosoir lui tirait tout le bras. Il regardait, sur les jeunes pousses, la langue de soleil qui s’avalait dans l’ombre, et il imaginait déjà les odeurs humides et la terre ruisselante, luisante, marron, couleur caca, grenue de cailloux minuscules que dégageait l’eau.

Maintenant, derrière le rideau de liserons, la voisine lui disait :

— Alors, tu arroses ?

Et elle devait sourire et observer son travail, Serge devinait cela. Il répondait :

— Oui, alors j’arrose !

Sagement, à petite voix, comme à une mère. Il reniflait, sous les vapeurs de terre et de plantes, pour savoir ce qu’elle mangerait ce soir elle la vieille. Il ne percevait rien et n’osait pas demander. Avec tous ces légumes et toutes ces poules, et les dahlias sur le devant, et les tournesols, c’était quand même étonnant. Son arrosoir à elle était plus vieux mais bien plus grand, d’ailleurs.

— T’en as des lapins ? Non, oh vous en avez ? dit Serge, à qui le tutoiement avait échappé.

— Des lapins ? dit la femme. J’ai une grande lapine, elle a quatre petits. Tu veux les voir ??… Allez, arrose bien, et puis on va les voir.

Présent, Jonathan fut invité aussi dans ce jardin où il n’était jamais entré. Le clapier était de l’autre côté, vers les détritus, là où pendait le linge et où montaient des luzernes.

— Ces fruits-là ! murmura Jonathan, montrant un bouquet de tiges raides, où gonflaient comme des galles de grosses boules vert pâle à veines foncées. (C’étaient des groseilles à maquereau.)

— Ça c’est tout dur, ah c’est mon jardin, dit la femme. Moi j’ai plus de dents, si vous en voulez pour le petit, c’est pas bien mûr. Et alors tu t’appelles Serge, toi ?

— … Z’avez entendu ! s’exclama Serge en riant malgré lui. Jonathan l’aperçut coquet, avec des canines gracieuses qu’il ne connaissait pas.

— Ah ici on est au courant des choses, on est forcé.

— … Mais pourquoi elle est toute seule la lapine dans la cage ?

— Mon petit elles croquent leurs petits ces salopes, il faut jamais les laisser ensemble, jamais, les garces.

— Elle les mange ? c’est vrai ? Ça doit être les rats, estima Serge. Elle les mange pas !

— Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout. Elle me les croque tous je te dis : tous tous tous !

— Et les aut’là, ils les mangent aussi les petits ?

— Ah, ça c’est les autres, ça se pourrait oui. Tiens je vais t’en sortir un, de petit.

Serge prit adroitement le lapereau, qui était roux et blanc, et il le pouponna avec des gestes de fille. Il aurait bien voulu le faire courir par terre : il sentait qu’on pouvait courir, avec ces bêtes-là.

— Il sent la paille ! dit-il. Ça sent bon ! C’est la paille !

— Il pue ses crottes oui, fais attention à ta petite chemise, dit la femme.

Jonathan eut la mauvaise idée d’acheter le lapin. Ce ne fut pas facile. Tel quel, il ne valait rien. Et, par fierté, la vieille ne voulait pas le vendre au prix d’un animal adulte, bon à tuer, bon à cuire.

— Mais vous me donnerez la luzerne, insista Jonathan. Le marché se conclut, avec promesse de fourrage vert et de choux montés, ils ne pommaient pas.

— Te voilà un joli chanceux ! dit la vieille, effleurant le lapin et scrutant la figure de Serge. Tu vas pas me le manger tout cru au moins dis mon coquin ? Hein dis-moi donc ?

Occupés à froncer du nez l’un contre l’autre, l’enfant et la bestiole ne répondirent pas à cette question, qui manquait d’un destinataire évident.

Jonathan avait déjà élevé des animaux, il saurait à peu près comment recevoir celui-là. Cette nuit, le lapin coucherait dans leur chambre, sur un peu de paille du clapier et des feuilles de chou. Demain on lui clouerait un domicile. Jonathan appréhenda qu’on l’ait sevré trop tôt. La voisine assura que non, d’ailleurs la lapine était vieille. Néanmoins, Jonathan garda l’idée que le lapereau crèverait vite. Mais ce serait après le départ de Serge, qui abandonnerait sûrement l’animal ici.

Jonathan se réjouit de n’avoir pas encore cuisiné de lapin pour l’enfant. Pourtant, Serge aimait manger des bêtes identifiables, plutôt que des morceaux de viande sans physionomie. Le répertoire des volailles y était passé ; de jolis poissons ; des grenouilles ; des écrevisses trop courtes, pêchées en fraude, vendues en cachette.

— Tu le mangerais ? demanda Jonathan.

— Tu sais pas ? dit Serge, ignorant la question, tu sais pas ce qu’on va faire ? On va le remettre dehors ! On va le faire sortir !

Jonathan soupira :

— Dans la campagne… Ce serait bien, mais il ne vivra pas. Il ne pourra pas se débrouiller, il n’est pas sauvage.

Serge ne le crut pas. Jonathan décrivit l’état sauvage. Il proposa de réparer la clôture du jardin : ainsi la bestiole se promènerait, sans cage et sans risques. Cette demi-mesure laissa Serge, maussade, sur sa faim de liberté dans un corps de lapin.

— Tu le lâches si tu veux, dit Jonathan, résigné. Peut-être qu’il crèvera aussi chez nous, tu sais.

— Alors ! dit Serge. On le met dans le jardin, mais tu bouches pas les trous. Tu les bouches pas ! On met plein à manger partout, et puis voilà ! Comme ça après s’il est mort ça sera sa faute ! Hein ? on fait comme ça ?

Jonathan sourit et hocha la tête.

— Oui, hein ?… Non mais dis-le eh ? Dis-le !

Jonathan le dit.


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