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''[[Quand mourut Jonathan (15)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Jonathan ne tenait guère à retourner en ville. Serge paraissait oublier les trois enfants ;
{{Citation longue|Jonathan ressentit un orgueil gêné, tant le petit se montra heureux de rentrer chez eux,
d’ailleurs il aurait pu aller les voir seul, mais il ne le proposait pas non plus. Cette expédition
chez lui Serge, ici. Nuit tombante, les membres fatigués, l’estomac creux, l’esprit soûlé,
aurait été sans risques, Serge savait se débrouiller ; et ses façons ouvertes et solides, son rire,
excité, embué par les émotions de ce long jour.
son attention aux gens, son impertinence, sa vitalité, séduisaient même les abrutis, les
renfrognés, voire une partie des femmes : il n’irait nulle part sans plaire et sans être aidé.


Ce caractère de Serge est ce que le jeune peintre aimait. Il pouvait imaginer l’enfant
— Lui Stéphane sa bite elle est grande pareil que ça, dit Serge en montrant avec les
haut d’un mètre quatre-vingts, couvert de poils, ou même abîmé de rides et de convictions,
doigts.
sans que ce nouveau Serge l’attriste, pourvu qu’il lui suppose l’humeur et l’âme du gamin
 
(mais c’est ce qui n’existe pas).
— Ah, dit distraitement Jonathan, très occupé à lever les filets d’un canard, qui ça ?
 
— Lui, Stéphane. Celui qu’était grand.


Après quelques jours, le pendentif barbare ne fut plus au cou du petit. Jonathan ne posa
Les filets de canard, qu’il allait escaloper et mariner au cognac, devaient garnir le milieu
pas de question. Il était naturel que l’épisode s’achève ainsi.
d’un pâté qu’il ferait demain avec le reste de la bête, du lard, du bacon, du veau, des foies, des
œufs, des pistaches, du citron, du coriandre et des herbes. Jonathan, plus encore par goût des
maîtres flamands que par gourmandise, aimait préparer des pâtés en croûte ou des timbales, et
il avait plusieurs beaux moules pour cela. Le dessin de ces moules semblait n’avoir pas varié
au long des siècles.


Mais, un matin, Serge dit :
— Ah oui. Pourquoi, les autres, ils…


Eh, on prend le car ? on y va ?
J’sais pas, j’ai pas vu.


Et les voici en ville. Ils retrouvent rapidement la maison, l’étage, la porte. Ils sonnent :
Serge semblait soucieux, il avait quelque chose à dire. Jonathan n’essaya pas de l’aider.
on ne répond pas. C’est pourtant presque l’heure du déjeuner.
Il continua à désosser le gros Nantais, dont le derrière béant était énormément boursouflé de
graisse jaune.


Peut-être il y a classe, dit Jonathan. Il ignorait la date des vacances scolaires. Serge
— Il baisse son froc pour jouer au train ?
demanda :


— Mais où c’est qu’ils bouffent alors ?
— Mais non ! protesta Serge, t’es con il le baisse pas !


— Sûrement à la cantine, et leur mère travaille, dit Jonathan. On reviendra après
Serge n’avait jamais encore dit con ni bite ; c’est la jeune maman qui disait con ; l’autre
manger.
mot appartenait sans doute à ses fils.


Il se reprocha d’être si éloigné du monde normal : ce dégoût et cette liberté lui fermaient
— Ce sont les femmes qui disent con ? demanda Jonathan. Les garçons le disent pas,
l’accès des labyrinthes et des prisons où l’on engouffre la population enfantine, qu’il ne savait
non ? Ou alors conne ? Enfin, je ne sais pas le français.
plus comment rejoindre. L’immense déportation quotidienne qu’elle subissait le laissait effaré
et désarmé.


Et, comme Serge n’appartenait plus à ces élevages, les enfants lui devenaient tout aussi
— Si, eux ils le disent. Ma mère elle le dit pas.
inaccessibles qu’à Jonathan.


Ils déjeunèrent.
Barbara, en fait, le disait très souvent. Jusqu’ici, le mot avait donc traversé l’esprit de
l’enfant sans s’y fixer.


Serge, à Paris, avait été infernal dans les restaurants. Il parlait très fort ; il dévisageait et
Jonathan lui donna à éplucher les pistaches : il n’en avait trouvé que de salées et
voyait tout le monde ; il renversait son assiette et fabriquait des patouilles de mangeaille sur la
grillées, mais, en les trempant, elles conviendraient peut-être.
nappe ; il secouait la table, choquait les verres, les remplissait de pain, laissait tomber sa
fourchette et la suivait par terre où, fourré à quatre pattes entre les jambes des grandes
personnes, il s’ébattait bruyamment ; il commandait trois plats et y renonçait pour un croûton,
il pêchait avec ses doigts dans les assiettes ou les émaillait de ses propres aliments ; et surtout
il riait, s’excitait, polissonnait Jonathan, provoquait les serveurs.


Jonathan vénérait cette turbulence. Il lisait à travers elle. Sous les désagréments de la
— Non, parce que j’l’ai vue, reprit Serge, au bout c’est tout rouge.
situation, il sentait une vérité que montrait l’enfant ; et il reconnaissait, sous des façons qu’il
n’approuvait pas, un modèle qu’il eût voulu suivre. Car il était, devant Serge, comme un
disciple errant qui, des montagnes aux vallées, des rivières aux forêts et des plaines aux
rivages, a cherché un maître — c’est-à-dire un témoin — et qui le trouve enfin. Mais ce
maître ne sait pas qu’il sait ; seuls ceux qui, une fois rejetés les charlatans et les grands
hommes, l’auront cherché, lui, pourront comprendre sa leçon ; les autres se moqueront, seront
humiliés, persécuteront, s’éloigneront.


Par la suite, Serge était devenu attentif au déplaisir qu’il causait. Maintenant, ses repas
— Rouge ?
en public étaient sages. Invariablement, il s’y nourrissait d’un steak presque cru et de frites
grasses, après une charcuterie dont il ne mangeait que le beurre et les cornichons, et avant une
glace au chocolat, couverte de Chantilly, qu’il hachait et mélangeait pour fabriquer une
bouillie qu’il abandonnait dès que c’était trop froid, c’est-à-dire dès qu’il entamait le dessous.
Il était inutile de conduire le petit dans un bon restaurant ; cependant, Jonathan les choisissait
bourgeois, pour être au calme et que les viandes aient de la mine.


Après ce déjeuner, ils montèrent à nouveau chez les trois enfants, sonnèrent, tapèrent à
Vraiment une vieille bête, qu’il vaudrait mieux mariner plus longtemps que prévu.
la porte, vainement. Ils renoncèrent, et ils cherchèrent à s’occuper en attendant le car.


L’unique cinéma de la ville ne donnait pas de matinées. Il y avait un programme de
— Oui, et tu sais pas pourquoi ? Parce qu’y a pas la peau dessus. Parce que le docteur il
films pornographiques hétérosexuels, projetés le samedi après minuit dans une salle annexe.
l’a coupée. Tu sais pas ? Stéphane le docteur il leur a coupée tous les trois, tu sais pas
pourquoi ? Parce que leur mère elle a dit c’est sale il faut la couper, parce qu’elle leur a dit
qu’après ils auront des maladies.


La ville était déserte. Pas même un gosse dans les rues. Donc les vacances n’étaient pas
Jonathan soupira.
commencées et on n’était pas mercredi.


C’est le camp de travail, murmura Jonathan. Il ne faut pas venir les mauvais jours.
Ce n’est pas vrai. Mais elles font ce qu’elles veulent, dit-il.


Moi je savais pas, s’excusa Serge.
Ben elle a pas intérêt Barbara ! s’écria Serge, subitement en colère. J’ui pète la
gueule moi ! D’abord elle a pas le droit !


La remarque de Jonathan n’exprimait rien pour l’enfant : mais il voyait les rues vides,
— Elles ont tous les droits, murmura Jonathan. Si elle en a envie ils te le feront.
les cafés vides, la rivière nue, les commerçants désœuvrés, il éprouvait ce silence où
résonnaient leurs pas.


Ils traînèrent. Quand les boutiques ouvrirent, ils se mirent à faire mollement des achats
— J’la tuerai ! hurla Serge. D’un coup de poing, il balaya les pistaches et leur bol, qui
inutiles.
roulèrent à travers la cuisine ; ses deux joues furent brutalement inondées de larmes.


Puis il y eut une chance : sur une belle place, fournie de peupliers et garnie d’une
Jonathan, le visage brûlant, partageait cette colère, mais il n’osait rien en montrer. Il se
pissotière, ils découvrirent des baraques et des toiles de forains. Ce n’était pas fermé ; il y
remémora le petit chemin de fer, le dévêtit, l’affligea des trois mutilations. Il dit :
avait une douzaine de badauds, pépés et mémés trop vêtus pour la saison, adolescents de
pauvre aloi.


Ils s’approchèrent d’un jeune forain presque nu, qui réparait une roue. Jonathan regarda
— Elles font ça parce que le docteur dit que c’est bien. Tout ce que disent les docteurs
ses muscles, sa posture, et regarda Serge ensuite. L’homme lui parut en plâtre ou en
elles le croient. Tu vois c’est eux les vrais salauds, insista-t-il doucement.
caoutchouc : un spectacle sans être, conformément à l’idéal universel de ce temps. Les
rondeurs de ce corps lisse évoquèrent pour Jonathan une suite de crânes chauves, ou les
grappes de ballons d’un marchand.


Ils parlèrent tous trois. Le garçon dit que l’illusionniste donnait justement une séance.
— Ouais, c’est des salauds, répéta Serge, dont la voix devenue basse était éraillée de
C’était là, tout près : une roulotte que prolongeait une avancée de toile verte, dont la porte ou
sanglots.
plutôt le rideau s’ouvrait à l’arabe. Jonathan appréhenda que la représentation eût lieu devant
des bancs vides ; mais Serge tenait à voir. En même temps il grimpa à Jonathan, se fit
balancer et porter, comme si l’aspect athlétique du forain lui avait donné des idées de jungle.
De l’autre côté de la bâche verte, on était dans la pénombre ; et l’illusionniste,
prudemment, se tenait sous un éclairage médiocre et biais aux couleurs sinistres, rouge sale et
vert pomme, avec une seule lampe blanche qui écrasait les reliefs. Par terre, le sol beige et
poussiéreux de la place.


Le spectacle était commencé. Il montrait des tours communs. On pouvait rester au fond,
— C’est parce que c’est coupé qu’il t’a montré ? reprit Jonathan.
il y avait quelques clients sur le devant. L’illusionniste était un adolescent grêle, silencieux et
gai, à figure laide et plaisante. Il avait dû se mettre au travail, malgré l’heure creuse, parce
qu’on le lui avait ordonné ; il prenait cela de bon cœur, et jouait adroitement avec ses
accessoires. Mais l’impression de tristesse et de dénuement était si grande que, souvent,
Jonathan détournait les yeux de lui. Il se sentait gêné comme s’il avait commis une
indiscrétion en étant là, ou blessé un timide amour-propre.


Serge suivait les tours de magie avec le sang-froid d’un enfant qui a la télévision. Tout
— Non, il m’a pas montré. Il a regardé, moi, parce que j’étais au cabinet, parce que je
de même, c’était en chair ; et la tenue bleue presque neuve du garçon, ses cheveux coupés si courts qu’on aurait cru qu’il venait travailler entre deux séjours à la caserne, sa petite cape de
savais pas où c’était. Après il m’a montré, lui.
vampire, c’était ressemblant, c’était cela. Le tour qui impressionna Serge fut celui des lames
 
de rasoir. Le jeune homme en prit une et trancha du papier pour montrer combien elles
— Ah. Et comment il préfère ?
coupaient, puis il en mangea un grand nombre, vite et des deux mains. Il gonflait
 
gloutonnement ses joues maigres, prenait des yeux en bille, mastiquait, se serait presque frotté
— Comme moi. Mais pas quand j’pisse, parce que je fais comme ça.
le ventre de délice. Enfin, par un miracle ignoré des profanes, il retira les lames de sa bouche
 
et elles formaient à présent une longue guirlande, un chapelet cliquetant et brillant. Ce
Il montrait sur son pouce le geste de se décalotter. La difficulté de cette description
matériel devait coûter cher ; à moins qu’il l’eût façonné lui-même, car il semblait aimer ses
l’avait un peu apaisé.
doigts.
 
— C’est quand j’l’ai remis, la peau, dit-il, sinon c’est pas beau. La bite. Mais eux on ira
quand même les voir, hein ?
 
— Bien sûr. Seulement si leur mère elle te fout dehors chaque fois… Tu sais les gens
dans ton pays…
 
— C’est une conne ! cria Serge. C’est des salauds ! (Il repensait aux médecins.) Tiens,
dit-il d’une voix subitement jolie, Thomas il m’a donné ça… Eh, machin, regarde !
 
''Machin'' aussi était un mot nouveau (mais d’intention aimable). Serge extirpa de sa
poche un petit paquet et en déplia le papier, qui était un billet de dix marks tout neuf. Dedans,
il y avait une belle tête de cheval en ivoire, peut-être le sommet d’une grosse pièce d’échec
cassée, et une chaînette en or, très courte et très fine, sans doute le reste d’une gourmette de
bébé sans sa plaque.
 
Jonathan montra à Serge qu’on pourrait visser la tête à la chaînette et lui pendre ça
autour du cou avec du fil. Serge voulut que ce bricolage soit exécuté de suite. Jonathan, les
mains sanglantes et grasses de canard, le lui promit pour l’après-dîner. Il renonça à ramasser
les pistaches et il les repoussa vers le coin des souris. Le bol, un récipient en plastique à
couvercle, ne s’était pas cassé.
 
Serge n’avait rien donné à l’autre petit en échange du cadeau. Il en avait un remords. Il
expliqua à Jonathan que, s’il avait emporté l’album avec les odeurs… Mais il n’avait rien sur ui, sauf le billet de cent francs, qui n’était pas un vrai cadeau — ou alors peut-être si ?


— Ce qui est bien, c’est avec du feu, remarqua Serge en dépit de sa satisfaction.
Jonathan dit que oui, et il sourit en imaginant la figure qu’aurait faite la jeune mère en
découvrant ce billet parmi les propriétés de son fils.


Il fallait applaudir. Sans la présence du petit, Jonathan se serait plutôt caché sous son
Tout de même, Serge avait des choses mieux à Paris, c’était dommage. Il décrivit une
banc. Il eut envie d’aller voir le magicien après la séance. C’était sûrement pour se réconforter
petite boîte dont Jonathan ne sut pas si elle était en écaille, en nacre ou en plastique (cela
lui-même. Jonathan, qui se souciait peu de beauté ou de laideur, sentait simplement qui il
semblait être un poudrier). Puis l’enfant énuméra les objets qu’il y rangeait, et qu’il estimait
aimait approcher, embrasser, toucher. Et il reconnaissait l’enfance dans ceux qui ne l’ont plus,
beaucoup. Un bouton doré, ou plutôt bronze et noir, à décor d’ancre marine. Deux petits
comme son manque dans ceux qui l’affichent. Il aima le magicien, et n’eut plus honte de
aimants rectangulaires, de ceux qui sont logés dans la fermeture magnétique des portes de
l’avoir vu. Dans la fragilité, l’innocence d’autrui, il trouvait un moyen de moins souffrir de la
placard : ils marchaient très bien. Une boussole miniature, breloque de porte-clefs, et dont
sienne. Les villageois tapèrent leurs paumes bien fort.
l’aiguille tournoyait à merveille. Un jeu de patience fait d’un boîtier identique à celui de la
boussole, mais avec une bille dedans et un fond concave comportant une couronne de trous à
marques chiffrées. Une bague ornée d’un diamant gros comme une noisette. Une carabine à
ressort, longue d’un doigt, qui lançait jusqu’au plafond les allumettes enflammées. Cette
collection et sa boîte lui paraissaient appariées au cadeau qu’il avait reçu.


C’est un gosse, c’est encore un gosse, dit une mémère à son mari quand le public
Ça sert même à rien, c’est des bêtises ! jugea-t-il pourtant, un peu confus d’avoir
s’en alla. Le mari resta muet.
décrit ce butin secret, rare parce que minuscule, et très supérieur aux jouets ordinaires — qui
sont gros et où il n’y a rien à regarder de tout près. Mais Jonathan n’avait pas dû manifester
un enthousiasme suffisant. Il rangeait des escargots dans un plat à four, pochait des cervelles,
extirpait les arêtes d’un hareng au vinaigre, égouttait des olives noires, couvrait d’ail une
salade de maïs aux tomates, aux endives et à la betterave rouge. Tel était le menu étrange
qu’on pouvait composer avec quelques-uns des aliments que Serge avait choisis en ville.
Grâce aux dîners bohèmes de Barbara, le petit n’avait pas des goûts fades. Les escargots
surtout, que Serge mâchait à pleine joue comme du chewing-gum, étonnaient Jonathan, qui
les gobait sans presque y mettre la dent, et qui avait attendu d’être homme pour aimer l’ail.


Dehors, Jonathan jeta un coup d’œil vers la roulotte, qui servait de coulisses. Il ne vit
Néanmoins, Serge était grand mangeur de nouilles : et il avait pour elles une
rien. Il s’approcha avec l’enfant. Il essaya de regarder à travers les fenêtres, qui reflétaient les
prédilection très pure, car il n’y acceptait qu’un atome de beurre cru et il les dégustait sans
arbres voisins. Mais aucun mouvement à l’intérieur : la roulotte était vide. Le garçon avait
sauce, sans fromage, sans épices, avec les doigts, une à une, trop cuites et plutôt froides.
disparu.
Celles qui, petites et glissantes, doivent se prendre à la fourchette, à la cuiller, ne lui
inspiraient que répugnance et, à l’épicerie, s’il voyait Jonathan saisir un paquet de ce genre, il
l’arrêtait :


Pourtant ce n’était pas un tour de magie, l’adolescent devait être simplement en train de
— Non ! pas celles-là ! elles sont pas bonnes !
pisser, il réapparaîtrait. Mais pas le temps d’attendre, Serge s’impatientait. Il voulut escalader
à nouveau Jonathan, qui le prit, l’embrassa et, de la main qui tint Serge sous les cuisses, lui
chercha et lui ballotta les couillons. Serge n’y fit pas attention et montra les carabines d’un
stand.


Ce jeu n’était pas autorisé aux petits enfants, qui n’étaient d’ailleurs pas assez hauts.
Quant aux desserts, l’enfant mangeait tout le sucré, sans discrimination. Mais un
Mais Jonathan parlementa avec le forain, tira deux ou trois balles pour servir d’alibi, et,
pâtissier plus chatouilleux que Jonathan aurait jugé vexante la passion de Serge pour certaine
comme il avait payé d’un bon billet et refusé la monnaie, ils aidèrent tous deux l’enfant.
marque de biscuits industriels, qu’il grignotait toute la journée et dont la maison regorgeait.
Jonathan agenouillé souleva Serge de vingt centimètres par la taille ; le forain saisit et orienta
Sur l’emballage, on pouvait découper de petites cartes à jouer. Serge les collectionnait, et ce
le canon de la carabine. Ce n’était pas un mauvais homme : Serge fit deux fois mouche. Il
furent elles qu’il choisit, après mille comparaisons, en cadeau pour Thomas. Il garderait
emporta un petit nougat et une poupée de fausses plumes. Et ses deux cartons percés net.
seulement les doubles. Il ne songea même pas à examiner les jouets que Jonathan lui avait
achetés avant son arrivée : il ne s’en servait guère et ne leur portait pas d’intérêt personnel. Il
hésita plutôt devant les illustrés. Mais il ignorait si l’autre garçon savait lire. Et il était un peu
jaloux des rares publications sur lesquelles il parvenait à exercer son propre talent.


Il donna les trophées à Jonathan et garda à la main ses diplômes de tireur. Il parla
— Non… il sait pas lire… avait-il murmuré en feuilletant ses lectures, étalées avec lui
beaucoup de la carabine. C’était mieux que le fusil à fléchettes ; d’ailleurs, ça faisait des trous.
sur le parquet après le repas.
Il demanda à Jonathan si on pouvait tuer quelqu’un avec. Jonathan supposa que oui, car il
n’en savait rien : en ce cas il osait rarement répondre non.


— Alors j’te tue avec ! conclut Serge, qui riait.
Thomas était le benjamin des frères, celui qui parlait le moins et qui riait le plus. Il
regardait tout, et tout l’amusait. Jonathan, qui l’avait préféré aux autres, était ravi que Serge
voue à ce très jeune enfant (il manquait des dents à Thomas, tandis que celles de Serge étaient
repoussées depuis des siècles, au moins sur le devant) une tendresse aussi immédiate et si
vive ; et que ce petit, lui-même, ait été le seul des trois qui fasse un don à Serge — ce cadeau biscornu, sans valeur ni visage sinon pour ceux qu’il avait passagèrement associés.


Jonathan l’embrassa de nouveau : il n’avait jamais été aimé au point qu’on lui dise cela.
À la fin, Serge se réserva les brochures qu’il connaissait ; et, pour Thomas, il en choisit
une magnifique mais qui lui semblait extrêmement rébarbative à déchiffrer. Il la joignit aux
cartes.


Il fallut passer une dernière fois chez les trois enfants. Serge tenait à offrir son cadeau
— Puisqu’il sait pas lire, ça fait rien si c’est dur, dit-il avec logique.
(que promenait Jonathan depuis le matin, et que les trophées de tir augmenteraient), et il ne se
laissait pas rebuter pour si peu que deux échecs.


Avant même qu’ils sonnent, ils surent qu’on ouvrirait : on entendait des voix derrière la
Jonathan approuva : il se rappelait avoir offert de trop bons livres à ses amis au nom du
porte. Serge en frétilla et enfonça le bouton de sonnette avec l’énergie qu’il mettait à lever la
même raisonnement.
main pour dire bonjour. Il rit à la porte et au paillasson. Jonathan, au contraire, était mal à
l’aise. Si la mère était là, comment s’expliquer ? De quel droit Serge revenait-il ? Et, si la jeune femme renonçait un instant à séquestrer ses fils, Jonathan et elle, pendant que les quatre
gosses se retrouveraient, devraient s’accommoder l’un de l’autre. Quand des mémères à chien
se rencontrent, les chiens se voient, se plaisent, se battent, reniflent et se chatouillent au cul,
mais les vieilles les retiennent — qu’ils ne familiarisent pas trop avec la sale bête de cette
femme-là. Elles s’envoient des aigreurs polies, des rictus ménopausés : que faire, avec ces
animaux sans pudeur qui les obligeraient presque à être humaines ?


Et ici ce sera pire : Jonathan n’est pas une femme, il n’a pas le droit d’opposer un seul
Pendant les recherches de Serge, il fora un infime avant-trou dans la tête de cheval et, à
mot à ce que celle-là, grimpée sur ses échasses de mère, prétendra décider.
l’aide d’une vis également infime, il réussit à y fixer la chaînette par ses derniers maillons,
pour former un anneau. Le pendentif ainsi façonné, insignifiant et sauvage, prit place sur un
élastique à chaussette de couleur noire, que Jonathan avait préféré à d’autres cordonnets, par
crainte que le gamin s’étrangle.


La porte s’ouvrit. Jonathan et Serge aperçurent, avec le même ravissement, les joues
Il eut raison : Serge garda le colifichet à son cou pour dormir. Le lendemain, Jonathan
rondes et le petit nez réjoui de Thomas : l’enfant montra dans son sourire une dentition de lait
remplaça l’élastique par un signet de soie arraché à un grand ouvrage relié ; ce ruban moiré,
aveugle d’une incisive, qui lui mettait à la bouche le carré noir que les pirates portent à l’œil.
vert émeraude, était assez fragile pour n’être pas dangereux, et il décorait très bien la peau.}}<br>
Ils se secouèrent la main à se démettre l’épaule. Maman n’était pas , ils furent heureux. Les
deux visiteurs s’échappèrent un peu avant son retour.}}<br>
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Jonathan ressentit un orgueil gêné, tant le petit se montra heureux de rentrer chez eux, chez lui Serge, ici. Nuit tombante, les membres fatigués, l’estomac creux, l’esprit soûlé, excité, embué par les émotions de ce long jour.

— Lui Stéphane sa bite elle est grande pareil que ça, dit Serge en montrant avec les doigts.

— Ah, dit distraitement Jonathan, très occupé à lever les filets d’un canard, qui ça ?

— Lui, Stéphane. Celui qu’était grand.

Les filets de canard, qu’il allait escaloper et mariner au cognac, devaient garnir le milieu d’un pâté qu’il ferait demain avec le reste de la bête, du lard, du bacon, du veau, des foies, des œufs, des pistaches, du citron, du coriandre et des herbes. Jonathan, plus encore par goût des maîtres flamands que par gourmandise, aimait préparer des pâtés en croûte ou des timbales, et il avait plusieurs beaux moules pour cela. Le dessin de ces moules semblait n’avoir pas varié au long des siècles.

— Ah oui. Pourquoi, les autres, ils…

— J’sais pas, j’ai pas vu.

Serge semblait soucieux, il avait quelque chose à dire. Jonathan n’essaya pas de l’aider. Il continua à désosser le gros Nantais, dont le derrière béant était énormément boursouflé de graisse jaune.

— Il baisse son froc pour jouer au train ?

— Mais non ! protesta Serge, t’es con il le baisse pas !

Serge n’avait jamais encore dit con ni bite ; c’est la jeune maman qui disait con ; l’autre mot appartenait sans doute à ses fils.

— Ce sont les femmes qui disent con ? demanda Jonathan. Les garçons le disent pas, non ? Ou alors conne ? Enfin, je ne sais pas le français.

— Si, eux ils le disent. Ma mère elle le dit pas.

Barbara, en fait, le disait très souvent. Jusqu’ici, le mot avait donc traversé l’esprit de l’enfant sans s’y fixer.

Jonathan lui donna à éplucher les pistaches : il n’en avait trouvé que de salées et grillées, mais, en les trempant, elles conviendraient peut-être.

— Non, parce que j’l’ai vue, reprit Serge, au bout c’est tout rouge.

— Rouge ?

Vraiment une vieille bête, qu’il vaudrait mieux mariner plus longtemps que prévu.

— Oui, et tu sais pas pourquoi ? Parce qu’y a pas la peau dessus. Parce que le docteur il l’a coupée. Tu sais pas ? Stéphane le docteur il leur a coupée tous les trois, tu sais pas pourquoi ? Parce que leur mère elle a dit c’est sale il faut la couper, parce qu’elle leur a dit qu’après ils auront des maladies.

Jonathan soupira.

— Ce n’est pas vrai. Mais elles font ce qu’elles veulent, dit-il.

— Ben elle a pas intérêt Barbara ! s’écria Serge, subitement en colère. J’ui pète la gueule moi ! D’abord elle a pas le droit !

— Elles ont tous les droits, murmura Jonathan. Si elle en a envie ils te le feront.

— J’la tuerai ! hurla Serge. D’un coup de poing, il balaya les pistaches et leur bol, qui roulèrent à travers la cuisine ; ses deux joues furent brutalement inondées de larmes.

Jonathan, le visage brûlant, partageait cette colère, mais il n’osait rien en montrer. Il se remémora le petit chemin de fer, le dévêtit, l’affligea des trois mutilations. Il dit :

— Elles font ça parce que le docteur dit que c’est bien. Tout ce que disent les docteurs elles le croient. Tu vois c’est eux les vrais salauds, insista-t-il doucement.

— Ouais, c’est des salauds, répéta Serge, dont la voix devenue basse était éraillée de sanglots.

— C’est parce que c’est coupé qu’il t’a montré ? reprit Jonathan.

— Non, il m’a pas montré. Il a regardé, moi, parce que j’étais au cabinet, parce que je savais pas où c’était. Après il m’a montré, lui.

— Ah. Et comment il préfère ?

— Comme moi. Mais pas quand j’pisse, parce que je fais comme ça.

Il montrait sur son pouce le geste de se décalotter. La difficulté de cette description l’avait un peu apaisé.

— C’est quand j’l’ai remis, la peau, dit-il, sinon c’est pas beau. La bite. Mais eux on ira quand même les voir, hein ?

— Bien sûr. Seulement si leur mère elle te fout dehors chaque fois… Tu sais les gens dans ton pays…

— C’est une conne ! cria Serge. C’est des salauds ! (Il repensait aux médecins.) Tiens, dit-il d’une voix subitement jolie, Thomas il m’a donné ça… Eh, machin, regarde !

Machin aussi était un mot nouveau (mais d’intention aimable). Serge extirpa de sa poche un petit paquet et en déplia le papier, qui était un billet de dix marks tout neuf. Dedans, il y avait une belle tête de cheval en ivoire, peut-être le sommet d’une grosse pièce d’échec cassée, et une chaînette en or, très courte et très fine, sans doute le reste d’une gourmette de bébé sans sa plaque.

Jonathan montra à Serge qu’on pourrait visser la tête à la chaînette et lui pendre ça autour du cou avec du fil. Serge voulut que ce bricolage soit exécuté de suite. Jonathan, les mains sanglantes et grasses de canard, le lui promit pour l’après-dîner. Il renonça à ramasser les pistaches et il les repoussa vers le coin des souris. Le bol, un récipient en plastique à couvercle, ne s’était pas cassé.

Serge n’avait rien donné à l’autre petit en échange du cadeau. Il en avait un remords. Il expliqua à Jonathan que, s’il avait emporté l’album avec les odeurs… Mais il n’avait rien sur ui, sauf le billet de cent francs, qui n’était pas un vrai cadeau — ou alors peut-être si ?

Jonathan dit que oui, et il sourit en imaginant la figure qu’aurait faite la jeune mère en découvrant ce billet parmi les propriétés de son fils.

Tout de même, Serge avait des choses mieux à Paris, c’était dommage. Il décrivit une petite boîte dont Jonathan ne sut pas si elle était en écaille, en nacre ou en plastique (cela semblait être un poudrier). Puis l’enfant énuméra les objets qu’il y rangeait, et qu’il estimait beaucoup. Un bouton doré, ou plutôt bronze et noir, à décor d’ancre marine. Deux petits aimants rectangulaires, de ceux qui sont logés dans la fermeture magnétique des portes de placard : ils marchaient très bien. Une boussole miniature, breloque de porte-clefs, et dont l’aiguille tournoyait à merveille. Un jeu de patience fait d’un boîtier identique à celui de la boussole, mais avec une bille dedans et un fond concave comportant une couronne de trous à marques chiffrées. Une bague ornée d’un diamant gros comme une noisette. Une carabine à ressort, longue d’un doigt, qui lançait jusqu’au plafond les allumettes enflammées. Cette collection et sa boîte lui paraissaient appariées au cadeau qu’il avait reçu.

— Ça sert même à rien, c’est des bêtises ! jugea-t-il pourtant, un peu confus d’avoir décrit ce butin secret, rare parce que minuscule, et très supérieur aux jouets ordinaires — qui sont gros et où il n’y a rien à regarder de tout près. Mais Jonathan n’avait pas dû manifester un enthousiasme suffisant. Il rangeait des escargots dans un plat à four, pochait des cervelles, extirpait les arêtes d’un hareng au vinaigre, égouttait des olives noires, couvrait d’ail une salade de maïs aux tomates, aux endives et à la betterave rouge. Tel était le menu étrange qu’on pouvait composer avec quelques-uns des aliments que Serge avait choisis en ville. Grâce aux dîners bohèmes de Barbara, le petit n’avait pas des goûts fades. Les escargots surtout, que Serge mâchait à pleine joue comme du chewing-gum, étonnaient Jonathan, qui les gobait sans presque y mettre la dent, et qui avait attendu d’être homme pour aimer l’ail.

Néanmoins, Serge était grand mangeur de nouilles : et il avait pour elles une prédilection très pure, car il n’y acceptait qu’un atome de beurre cru et il les dégustait sans sauce, sans fromage, sans épices, avec les doigts, une à une, trop cuites et plutôt froides. Celles qui, petites et glissantes, doivent se prendre à la fourchette, à la cuiller, ne lui inspiraient que répugnance et, à l’épicerie, s’il voyait Jonathan saisir un paquet de ce genre, il l’arrêtait :

— Non ! pas celles-là ! elles sont pas bonnes !

Quant aux desserts, l’enfant mangeait tout le sucré, sans discrimination. Mais un pâtissier plus chatouilleux que Jonathan aurait jugé vexante la passion de Serge pour certaine marque de biscuits industriels, qu’il grignotait toute la journée et dont la maison regorgeait. Sur l’emballage, on pouvait découper de petites cartes à jouer. Serge les collectionnait, et ce furent elles qu’il choisit, après mille comparaisons, en cadeau pour Thomas. Il garderait seulement les doubles. Il ne songea même pas à examiner les jouets que Jonathan lui avait achetés avant son arrivée : il ne s’en servait guère et ne leur portait pas d’intérêt personnel. Il hésita plutôt devant les illustrés. Mais il ignorait si l’autre garçon savait lire. Et il était un peu jaloux des rares publications sur lesquelles il parvenait à exercer son propre talent.

— Non… il sait pas lire… avait-il murmuré en feuilletant ses lectures, étalées avec lui sur le parquet après le repas.

Thomas était le benjamin des frères, celui qui parlait le moins et qui riait le plus. Il regardait tout, et tout l’amusait. Jonathan, qui l’avait préféré aux autres, était ravi que Serge voue à ce très jeune enfant (il manquait des dents à Thomas, tandis que celles de Serge étaient repoussées depuis des siècles, au moins sur le devant) une tendresse aussi immédiate et si vive ; et que ce petit, lui-même, ait été le seul des trois qui fasse un don à Serge — ce cadeau biscornu, sans valeur ni visage sinon pour ceux qu’il avait passagèrement associés.

À la fin, Serge se réserva les brochures qu’il connaissait ; et, pour Thomas, il en choisit une magnifique mais qui lui semblait extrêmement rébarbative à déchiffrer. Il la joignit aux cartes.

— Puisqu’il sait pas lire, ça fait rien si c’est dur, dit-il avec logique.

Jonathan approuva : il se rappelait avoir offert de trop bons livres à ses amis au nom du même raisonnement.

Pendant les recherches de Serge, il fora un infime avant-trou dans la tête de cheval et, à l’aide d’une vis également infime, il réussit à y fixer la chaînette par ses derniers maillons, pour former un anneau. Le pendentif ainsi façonné, insignifiant et sauvage, prit place sur un élastique à chaussette de couleur noire, que Jonathan avait préféré à d’autres cordonnets, par crainte que le gamin s’étrangle.

Il eut raison : Serge garda le colifichet à son cou pour dormir. Le lendemain, Jonathan remplaça l’élastique par un signet de soie arraché à un grand ouvrage relié ; ce ruban moiré, vert émeraude, était assez fragile pour n’être pas dangereux, et il décorait très bien la peau.


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