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''[[Quand mourut Jonathan (25)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|<center><big><b>DEUXIÈME PARTIE</b></big></center>
{{Citation longue|Un jour qu’ils rentraient le linge propre, Serge désira endosser les habits de Jonathan, et
lui proposa les siens.


<br><br>
Tout nus, ils essayèrent. Le linge de corps posa des problèmes. Jonathan était mince,
<p>Jonathan resta longtemps sous l’effet du rapt de Serge. Paralysé et abruti, il ne sortait de
mais l’enfant était petit : la disproportion ressortait.
sa torpeur que pour s’enivrer. Il se mit à manger beaucoup, mais sans cuisiner : il achetait
n’importe quoi de tout prêt, et dévorait au lit pendant ses veilles. Sa dépression le faisait
dormir jusqu’à douze et quinze heures par jour (sur les âmes douces, le malheur produit
souvent cet excès de sommeil). L’alcool y aidait, bien sûr.</p>


Dans ce brouillard, il reçut quelques nouvelles de ses toiles, de ses ventes. Tout allait au
Leur déguisement chacun en l’autre fut plus facile avec les chemises et les culottes.
mieux. Le contrat serait reconduit, les mensualités augmentées, le nombre d’œuvres à fournir
Serge fut en clown. Jonathan enfila les bras dans un jean du gamin et se fit deux manches
chaque année serait moindre. Il s’en moquait.
avec. En déchirant un peu un pull-over très large que l’enfant portait volontiers, il y passa les
jambes et le transforma en caleçon. Ce qui apparut à travers le col n’était pas une tête de
mioche.


Mais il dut combattre pour ne pas aller à Paris, ne pas rencontrer les clients, ne pas
Malgré l’inconfort de ces accoutrements, ils s’y jugèrent à l’aise et ne les quittèrent qu’à
gazouiller aux critiques d’art, être absent du vernissage de l’exposition qu’on fit cet hiver-là.
regret.
Son patron vint pourtant le chercher en personne, mais eut la vanité malencontreuse de
s’annoncer par télégramme — comme on siffle soi-même un chien qui n’obéit pas aux
domestiques. Ce jour-là, Jonathan traîna dans les champs glacés, à la façon des gamins qui
fuguent quand ils craignent une correction. Il rentra précautionneusement au milieu de la
nuit : il appréhendait que son pesant meneur d’hommes, au lieu de partir, se fût mis au lit pour
l’attendre : c’était un millionnaire sans façons, un homme simple.


Il n’écrivit pas à la mère de Serge, mais il en reçut des lettres spontanées. La notoriété
Serge s’était entièrement accoutumé à la docilité de Jonathan, et à tout ce qui
montante de Jonathan produisait cela. Snob, Barbara se vantait de connaître le peintre à la
différenciait celui-ci d’un adulte. Désormais, il aurait plutôt vu dans le jeune homme une
mode :
espèce de très petit garçon, plus petit que lui, Serge — qui était très doux et très gentil avec
les petits. Les violences et les provocations habituelles du gamin en étaient souvent
désarmées ; il avait même parfois de la timidité quand il attrapait Jonathan pour faire l’amour.
Peut-être le violait-il réellement.


— … Mais il torchait mon gosse ! il nous faisait la soupe ! je vous jure ! D’ailleurs il
Ou être un petit singe contre un grand singe, se réchauffer l’un l’autre, se chatouiller un
cuisine — divinement !
peu, se protéger. Ce n’était pas cela, mais Jonathan avait eu cette image et il avait dessiné des
singes heureux. Ils avaient meilleure tête que les vrais, ou qu’un homme.


Pour un peu, elle aurait laissé croire que Serge était de lui.
Jonathan travaillait beaucoup, sans y penser. Il occupait ainsi les heures que Serge
préférait passer ailleurs. Dès que l’enfant le quittait, Jonathan prenait son pinceau ; dès que
l’enfant revenait, il le déposait et oubliait la toile en cours. Ces moments de solitude
n’appartenaient plus à sa vie ; ce qu’il y accomplissait l’indifférait.


Cependant, elle se gardait bien d’inviter Jonathan, et ses lettres, plus piquantes
Simplement, comme une ménagère, pendant que ses morveux sont à l’école, en profite
qu’aimables, toujours très brèves sur le sujet de l’enfant, affirmaient des choses étranges.
et leur tricote des hardes, Jonathan remplissait de peinture les toiles qu’il avait à fournir par
Serge, paraît-il, s’était plaint de son séjour : Jonathan était un emmerdeur, autoritaire,
contrat. Il était en retard ; les mois d’été suffirent à le mettre en avance. Jamais il ne peignit en
ennuyeux, il n’avait pas de radio, pas de télévision, il vous empêchait de tout faire, on bouffait
méditant et regardant si peu son œuvre, en ayant moins de projets, moins d’ambition, moins de soucis critiques. Ces machins-là lui plaisaient, oui ; ça n’était pas dur à faire ; ça ne
trop, on était enfermé, il vous sermonnait à tout propos, il ne pensait qu’à son travail, il
l’ennuyait pas trop ; ça n’était pas grand-chose ; le marchand serait content.
habitait un coin moche et chiant, on n’était même pas tranquille pour dormir, il n’avait qu’un
lit, Serge était bien soulagé d’être rentré à Paris.


— T’as été vraiment salope de m’foutre avec ce mec ! avait-il dit à Barbara (selon elle).
La présence de Serge ne déterminait donc chez Jonathan aucune volonté de création,
aucun désir d’expression : simplement l’aisance et la fécondité d’un ouvrier solide. Parfois, il
jugeait que ses nouvelles toiles étaient belles, meilleures que les précédentes. Il s’en moquait.
Il n’avait pas besoin de s’estimer. Le lieu commun selon lequel on s’accomplit dans une
œuvre lui faisait hausser les épaules. Tout ce qui est collectif est borné, tout ce qui est solitaire
est nul : entre ces deux convictions, Jonathan aurait eu peine à entretenir un amour d’être
artiste.


Jonathan eut les joues en feu et sentit sa poitrine se vider quand il lut ces nouvelles.
Il était pressé d’avoir fini et de ranger cet outillage idiot. On admirerait peut-être sa
 
marchandise, mais il n’estimait pas le public des beaux-arts. Passer déjà cinq minutes avec un
D’abord, il crut à des duretés que Barbara aurait écrites par jalousie, et dont Serge était
connaisseur lui remplissait tout le dos de frissons de colère. Il aimait les bonnes gens,
innocent. Au contraire, après les premières tristesses, il avait dû manifester à Barbara quelle
c’est-à-dire personne ; et il souffrait d’être apprécié par des cliques auxquelles il n’aurait pas
différence il faisait entre elle et Jonathan. Et elle n’était pas femme à tolérer cela. Maîtresse
consenti un crachat.}}<br>
des relations entre les deux garçons, elle ne manquait pas de ressources pour les troubler.
 
Mais, si elle racontait à Jonathan que Serge le détestait, que devait-elle dire à Serge ?
Cela se devinait sans peine :
 
— Jonathan m’a écrit que t’as été insupportable chez lui, et il ne veut plus te voir. Tu
vois, t’as beau me sortir tes petites histoires, il a pas l’air de ton avis…
 
Le remède évident — revoir Serge — ne servirait à rien.
 
S’ils se rencontraient et se rassuraient sur leur amitié, que feraient-ils, ensuite ? Barbara
montrait qu’elle n’était plus disposée à partager l’enfant. Leur guerre contre elle était perdue
d’avance. Barbara deviendrait ouvertement hostile, interdirait qu’ils se voient, chasserait
Jonathan. Il en résulterait seulement quelques souffrances de plus pour Serge et pour lui.
 
La plus humble prudence conseillait plutôt de rester en bons termes avec elle, et de paraître négliger le petit. Jonathan ignorait quel avenir moins malheureux une telle précaution
pourrait préserver. Mais qu’il se rende à Paris, que l’enfant se déclare violemment pour lui, à
sa façon directe et franche, et tout serait définitivement compromis.
 
Impossible d’infliger à Serge les drames que produirait une lutte de front avec Barbara.
Impossible de le fréquenter à l’insu de sa mère. Impossible même de lui écrire directement.
Jonathan n’avait réellement qu’à se retirer, et attendre.
 
Puis il en vint à se demander si, au fond, Barbara n’avait pas écrit la vérité. Serge s’était
peut-être plaint.
 
Jonathan se remémora les épisodes de l’été. Il admit que son impression de bonheur et
d’accord absolu entre eux ne reposait sur rien d’exprimable. Des gestes insignifiants, des
lambeaux de phrases, des plaisirs dérisoires. Il ne savait rien de Serge. Il avait refusé les
manières usuelles d’écouter, de juger, d’aimer, d’accompagner un enfant ; il s’était attaché à
mille choses innommées, que les adultes nient et que les enfants oublient. Tout pouvait donc
être imaginaire : un autre que lui aurait-il vu et compris ce qu’il avait cru voir et comprendre ?
Rien n’avait existé, rien. Quelques images trop douces dans la cervelle d’un demi-fou.
 
Serge avait eu l’air heureux, mais les gosses ont l’air heureux n’importe où, même entre
deux tyrans et deux gifles. Tout lui plaisait, mais les enfants s’accommodent de tout. Il aimait
faire l’amour, mais ce n’était pas son droit, ce n’était qu’un faux plaisir de petite bête
inéduquée, un désir qu’on eût dû rogner et dresser : non pas accueillir et partager. D’ailleurs
les enfants préfèrent dormir.
 
Cette description-là de leur amitié, tout autre qu’eux l’eût établie : elle était donc vraie.
 
En continuant de se torturer, Jonathan pensa aussi que l’enfant avait pu avoir une raison
plus obscure de le désavouer, une fois rentré à Paris. Car sa vie auprès de Jonathan l’avait
rendu très différent de ce que les gens normaux exigent d’un mioche. Or aucun enfant ne
supporte de se découvrir étranger à ceux avec lesquels il est contraint de vivre. C’est une
infériorité, un malheur. Dans un monde de chiens, respecter un enfant c’est donc le pervertir ;
encourager en lui sa fugitive humanité, c’est le changer en un monstre que les parents, les
camarades, l’école ne reconnaîtront plus.
 
Serge avait dû ressentir les premiers effets douloureux de cela : on l’avait mal accueilli,
il avait mal accueilli les autres. Il n’était plus de leur espèce. Il en souffrait. Et c’était à cause
de Jonathan. Maintenant, s’il voulait sauver sa peau, il devait rebrousser chemin, reprendre sa
place parmi les chiens et aboyer dans leur ton. Sinon, on est trop faible et trop seul.
 
Une capitulation, une déchéance ? Certes non. En vérité, Serge avait subi, trois ou
quatre mois, la promiscuité dangereuse d’un névrosé : puis sa santé avait repris le dessus, sous
l’influence bénéfique de la mère, et l’enfant se rééquilibrait, se réadaptait aux normes. Ce
langage n’était pas celui de Jonathan ? Mais justement.
 
D’autres jours encore, Jonathan se refusait à croire que l’enfant eût cédé — même s’il
s’était senti tout à coup différent et haï. Serge était fort. Barbara avait menti. L’enfant s’était
plaint non pas de Jonathan, mais d’être arraché au jeune artiste. En ce moment, il luttait sous
ces gens et il avait mal. Il était resté l’un de ces garçons butés et pleins sur lesquels les
guenons maternelles et les gorilles pédagogues usent vainement leur science, leur amour, leurs
inquisitions, leurs violences, leurs ruses, leurs chantages et leur hargne. Il n’y a qu’un enfant
sur mille qui leur résiste, un sur mille qui s’obstine à ne pas devenir comme eux : mais Serge
était forcément celui-là.
 
Puis à nouveau Jonathan s’accusait d’illusions. Que signifiait ce partage entre une
humanité bestiale et quelques réfractaires trop humains ? Où était ce Serge miraculeux qu’il
inventait ? Pourquoi, d’ailleurs, se serait-il intéressé à Jonathan ? Quels signes ? Quelles preuves ? Et même si c’était vrai, quelle importance ?
 
Jonathan ne savait pas réfléchir. L’aurait-il su, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien pu prouver.
Une cause perdue : rien à ajouter.
 
Jonathan resta enfermé chez lui, ne répondit pas aux lettres de Barbara. Il buvait,
pleurait, mourait vif.}}<br>
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Dernière version du 8 juin 2016 à 17:48

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Un jour qu’ils rentraient le linge propre, Serge désira endosser les habits de Jonathan, et lui proposa les siens.

Tout nus, ils essayèrent. Le linge de corps posa des problèmes. Jonathan était mince, mais l’enfant était petit : la disproportion ressortait.

Leur déguisement chacun en l’autre fut plus facile avec les chemises et les culottes. Serge fut en clown. Jonathan enfila les bras dans un jean du gamin et se fit deux manches avec. En déchirant un peu un pull-over très large que l’enfant portait volontiers, il y passa les jambes et le transforma en caleçon. Ce qui apparut à travers le col n’était pas une tête de mioche.

Malgré l’inconfort de ces accoutrements, ils s’y jugèrent à l’aise et ne les quittèrent qu’à regret.

Serge s’était entièrement accoutumé à la docilité de Jonathan, et à tout ce qui différenciait celui-ci d’un adulte. Désormais, il aurait plutôt vu dans le jeune homme une espèce de très petit garçon, plus petit que lui, Serge — qui était très doux et très gentil avec les petits. Les violences et les provocations habituelles du gamin en étaient souvent désarmées ; il avait même parfois de la timidité quand il attrapait Jonathan pour faire l’amour. Peut-être le violait-il réellement.

Ou être un petit singe contre un grand singe, se réchauffer l’un l’autre, se chatouiller un peu, se protéger. Ce n’était pas cela, mais Jonathan avait eu cette image et il avait dessiné des singes heureux. Ils avaient meilleure tête que les vrais, ou qu’un homme.

Jonathan travaillait beaucoup, sans y penser. Il occupait ainsi les heures que Serge préférait passer ailleurs. Dès que l’enfant le quittait, Jonathan prenait son pinceau ; dès que l’enfant revenait, il le déposait et oubliait la toile en cours. Ces moments de solitude n’appartenaient plus à sa vie ; ce qu’il y accomplissait l’indifférait.

Simplement, comme une ménagère, pendant que ses morveux sont à l’école, en profite et leur tricote des hardes, Jonathan remplissait de peinture les toiles qu’il avait à fournir par contrat. Il était en retard ; les mois d’été suffirent à le mettre en avance. Jamais il ne peignit en méditant et regardant si peu son œuvre, en ayant moins de projets, moins d’ambition, moins de soucis critiques. Ces machins-là lui plaisaient, oui ; ça n’était pas dur à faire ; ça ne l’ennuyait pas trop ; ça n’était pas grand-chose ; le marchand serait content.

La présence de Serge ne déterminait donc chez Jonathan aucune volonté de création, aucun désir d’expression : simplement l’aisance et la fécondité d’un ouvrier solide. Parfois, il jugeait que ses nouvelles toiles étaient belles, meilleures que les précédentes. Il s’en moquait. Il n’avait pas besoin de s’estimer. Le lieu commun selon lequel on s’accomplit dans une œuvre lui faisait hausser les épaules. Tout ce qui est collectif est borné, tout ce qui est solitaire est nul : entre ces deux convictions, Jonathan aurait eu peine à entretenir un amour d’être artiste.

Il était pressé d’avoir fini et de ranger cet outillage idiot. On admirerait peut-être sa marchandise, mais il n’estimait pas le public des beaux-arts. Passer déjà cinq minutes avec un connaisseur lui remplissait tout le dos de frissons de colère. Il aimait les bonnes gens, c’est-à-dire personne ; et il souffrait d’être apprécié par des cliques auxquelles il n’aurait pas consenti un crachat.


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