https://www.boywiki.org/fr/index.php?title=Quand_mourut_Jonathan_(26)&feed=atom&action=historyQuand mourut Jonathan (26) - Historique des versions2024-03-29T08:45:28ZHistorique des versions pour cette page sur le wikiMediaWiki 1.41.0https://www.boywiki.org/fr/index.php?title=Quand_mourut_Jonathan_(26)&diff=19023&oldid=prevCrazysun le 8 juin 2016 à 17:482016-06-08T17:48:07Z<p></p>
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<br />
<br><br><br />
<p>Jonathan resta longtemps sous l’effet du rapt de Serge. Paralysé et abruti, il ne sortait de<br />
sa torpeur que pour s’enivrer. Il se mit à manger beaucoup, mais sans cuisiner : il achetait<br />
n’importe quoi de tout prêt, et dévorait au lit pendant ses veilles. Sa dépression le faisait<br />
dormir jusqu’à douze et quinze heures par jour (sur les âmes douces, le malheur produit<br />
souvent cet excès de sommeil). L’alcool y aidait, bien sûr.</p><br />
<br />
Dans ce brouillard, il reçut quelques nouvelles de ses toiles, de ses ventes. Tout allait au<br />
mieux. Le contrat serait reconduit, les mensualités augmentées, le nombre d’œuvres à fournir<br />
chaque année serait moindre. Il s’en moquait.<br />
<br />
Mais il dut combattre pour ne pas aller à Paris, ne pas rencontrer les clients, ne pas<br />
gazouiller aux critiques d’art, être absent du vernissage de l’exposition qu’on fit cet hiver-là.<br />
Son patron vint pourtant le chercher en personne, mais eut la vanité malencontreuse de<br />
s’annoncer par télégramme — comme on siffle soi-même un chien qui n’obéit pas aux<br />
domestiques. Ce jour-là, Jonathan traîna dans les champs glacés, à la façon des gamins qui<br />
fuguent quand ils craignent une correction. Il rentra précautionneusement au milieu de la<br />
nuit : il appréhendait que son pesant meneur d’hommes, au lieu de partir, se fût mis au lit pour<br />
l’attendre : c’était un millionnaire sans façons, un homme simple.<br />
<br />
Il n’écrivit pas à la mère de Serge, mais il en reçut des lettres spontanées. La notoriété<br />
montante de Jonathan produisait cela. Snob, Barbara se vantait de connaître le peintre à la<br />
mode :<br />
<br />
— … Mais il torchait mon gosse ! il nous faisait la soupe ! je vous jure ! D’ailleurs il<br />
cuisine — divinement !<br />
<br />
Pour un peu, elle aurait laissé croire que Serge était de lui.<br />
<br />
Cependant, elle se gardait bien d’inviter Jonathan, et ses lettres, plus piquantes<br />
qu’aimables, toujours très brèves sur le sujet de l’enfant, affirmaient des choses étranges.<br />
Serge, paraît-il, s’était plaint de son séjour : Jonathan était un emmerdeur, autoritaire,<br />
ennuyeux, il n’avait pas de radio, pas de télévision, il vous empêchait de tout faire, on bouffait<br />
trop, on était enfermé, il vous sermonnait à tout propos, il ne pensait qu’à son travail, il<br />
habitait un coin moche et chiant, on n’était même pas tranquille pour dormir, il n’avait qu’un<br />
lit, Serge était bien soulagé d’être rentré à Paris.<br />
<br />
— T’as été vraiment salope de m’foutre avec ce mec ! avait-il dit à Barbara (selon elle).<br />
<br />
Jonathan eut les joues en feu et sentit sa poitrine se vider quand il lut ces nouvelles.<br />
<br />
D’abord, il crut à des duretés que Barbara aurait écrites par jalousie, et dont Serge était<br />
innocent. Au contraire, après les premières tristesses, il avait dû manifester à Barbara quelle<br />
différence il faisait entre elle et Jonathan. Et elle n’était pas femme à tolérer cela. Maîtresse<br />
des relations entre les deux garçons, elle ne manquait pas de ressources pour les troubler.<br />
<br />
Mais, si elle racontait à Jonathan que Serge le détestait, que devait-elle dire à Serge ?<br />
Cela se devinait sans peine :<br />
<br />
— Jonathan m’a écrit que t’as été insupportable chez lui, et il ne veut plus te voir. Tu<br />
vois, t’as beau me sortir tes petites histoires, il a pas l’air de ton avis…<br />
<br />
Le remède évident — revoir Serge — ne servirait à rien.<br />
<br />
S’ils se rencontraient et se rassuraient sur leur amitié, que feraient-ils, ensuite ? Barbara<br />
montrait qu’elle n’était plus disposée à partager l’enfant. Leur guerre contre elle était perdue<br />
d’avance. Barbara deviendrait ouvertement hostile, interdirait qu’ils se voient, chasserait<br />
Jonathan. Il en résulterait seulement quelques souffrances de plus pour Serge et pour lui.<br />
<br />
La plus humble prudence conseillait plutôt de rester en bons termes avec elle, et de paraître négliger le petit. Jonathan ignorait quel avenir moins malheureux une telle précaution<br />
pourrait préserver. Mais qu’il se rende à Paris, que l’enfant se déclare violemment pour lui, à<br />
sa façon directe et franche, et tout serait définitivement compromis.<br />
<br />
Impossible d’infliger à Serge les drames que produirait une lutte de front avec Barbara.<br />
Impossible de le fréquenter à l’insu de sa mère. Impossible même de lui écrire directement.<br />
Jonathan n’avait réellement qu’à se retirer, et attendre.<br />
<br />
Puis il en vint à se demander si, au fond, Barbara n’avait pas écrit la vérité. Serge s’était<br />
peut-être plaint.<br />
<br />
Jonathan se remémora les épisodes de l’été. Il admit que son impression de bonheur et<br />
d’accord absolu entre eux ne reposait sur rien d’exprimable. Des gestes insignifiants, des<br />
lambeaux de phrases, des plaisirs dérisoires. Il ne savait rien de Serge. Il avait refusé les<br />
manières usuelles d’écouter, de juger, d’aimer, d’accompagner un enfant ; il s’était attaché à<br />
mille choses innommées, que les adultes nient et que les enfants oublient. Tout pouvait donc<br />
être imaginaire : un autre que lui aurait-il vu et compris ce qu’il avait cru voir et comprendre ?<br />
Rien n’avait existé, rien. Quelques images trop douces dans la cervelle d’un demi-fou.<br />
<br />
Serge avait eu l’air heureux, mais les gosses ont l’air heureux n’importe où, même entre<br />
deux tyrans et deux gifles. Tout lui plaisait, mais les enfants s’accommodent de tout. Il aimait<br />
faire l’amour, mais ce n’était pas son droit, ce n’était qu’un faux plaisir de petite bête<br />
inéduquée, un désir qu’on eût dû rogner et dresser : non pas accueillir et partager. D’ailleurs<br />
les enfants préfèrent dormir.<br />
<br />
Cette description-là de leur amitié, tout autre qu’eux l’eût établie : elle était donc vraie.<br />
<br />
En continuant de se torturer, Jonathan pensa aussi que l’enfant avait pu avoir une raison<br />
plus obscure de le désavouer, une fois rentré à Paris. Car sa vie auprès de Jonathan l’avait<br />
rendu très différent de ce que les gens normaux exigent d’un mioche. Or aucun enfant ne<br />
supporte de se découvrir étranger à ceux avec lesquels il est contraint de vivre. C’est une<br />
infériorité, un malheur. Dans un monde de chiens, respecter un enfant c’est donc le pervertir ;<br />
encourager en lui sa fugitive humanité, c’est le changer en un monstre que les parents, les<br />
camarades, l’école ne reconnaîtront plus.<br />
<br />
Serge avait dû ressentir les premiers effets douloureux de cela : on l’avait mal accueilli,<br />
il avait mal accueilli les autres. Il n’était plus de leur espèce. Il en souffrait. Et c’était à cause<br />
de Jonathan. Maintenant, s’il voulait sauver sa peau, il devait rebrousser chemin, reprendre sa<br />
place parmi les chiens et aboyer dans leur ton. Sinon, on est trop faible et trop seul.<br />
<br />
Une capitulation, une déchéance ? Certes non. En vérité, Serge avait subi, trois ou<br />
quatre mois, la promiscuité dangereuse d’un névrosé : puis sa santé avait repris le dessus, sous<br />
l’influence bénéfique de la mère, et l’enfant se rééquilibrait, se réadaptait aux normes. Ce<br />
langage n’était pas celui de Jonathan ? Mais justement.<br />
<br />
D’autres jours encore, Jonathan se refusait à croire que l’enfant eût cédé — même s’il<br />
s’était senti tout à coup différent et haï. Serge était fort. Barbara avait menti. L’enfant s’était<br />
plaint non pas de Jonathan, mais d’être arraché au jeune artiste. En ce moment, il luttait sous<br />
ces gens et il avait mal. Il était resté l’un de ces garçons butés et pleins sur lesquels les<br />
guenons maternelles et les gorilles pédagogues usent vainement leur science, leur amour, leurs<br />
inquisitions, leurs violences, leurs ruses, leurs chantages et leur hargne. Il n’y a qu’un enfant<br />
sur mille qui leur résiste, un sur mille qui s’obstine à ne pas devenir comme eux : mais Serge<br />
était forcément celui-là.<br />
<br />
Puis à nouveau Jonathan s’accusait d’illusions. Que signifiait ce partage entre une<br />
humanité bestiale et quelques réfractaires trop humains ? Où était ce Serge miraculeux qu’il<br />
inventait ? Pourquoi, d’ailleurs, se serait-il intéressé à Jonathan ? Quels signes ? Quelles preuves ? Et même si c’était vrai, quelle importance ?<br />
<br />
Jonathan ne savait pas réfléchir. L’aurait-il su, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien pu prouver.<br />
Une cause perdue : rien à ajouter.<br />
<br />
Jonathan resta enfermé chez lui, ne répondit pas aux lettres de Barbara. Il buvait,<br />
pleurait, mourait vif.}}<br><br />
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