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DEUXIÈME PARTIE



Jonathan resta longtemps sous l’effet du rapt de Serge. Paralysé et abruti, il ne sortait de sa torpeur que pour s’enivrer. Il se mit à manger beaucoup, mais sans cuisiner : il achetait n’importe quoi de tout prêt, et dévorait au lit pendant ses veilles. Sa dépression le faisait dormir jusqu’à douze et quinze heures par jour (sur les âmes douces, le malheur produit souvent cet excès de sommeil). L’alcool y aidait, bien sûr.

Dans ce brouillard, il reçut quelques nouvelles de ses toiles, de ses ventes. Tout allait au mieux. Le contrat serait reconduit, les mensualités augmentées, le nombre d’œuvres à fournir chaque année serait moindre. Il s’en moquait.

Mais il dut combattre pour ne pas aller à Paris, ne pas rencontrer les clients, ne pas gazouiller aux critiques d’art, être absent du vernissage de l’exposition qu’on fit cet hiver-là. Son patron vint pourtant le chercher en personne, mais eut la vanité malencontreuse de s’annoncer par télégramme — comme on siffle soi-même un chien qui n’obéit pas aux domestiques. Ce jour-là, Jonathan traîna dans les champs glacés, à la façon des gamins qui fuguent quand ils craignent une correction. Il rentra précautionneusement au milieu de la nuit : il appréhendait que son pesant meneur d’hommes, au lieu de partir, se fût mis au lit pour l’attendre : c’était un millionnaire sans façons, un homme simple.

Il n’écrivit pas à la mère de Serge, mais il en reçut des lettres spontanées. La notoriété montante de Jonathan produisait cela. Snob, Barbara se vantait de connaître le peintre à la mode :

— … Mais il torchait mon gosse ! il nous faisait la soupe ! je vous jure ! D’ailleurs il cuisine — divinement !

Pour un peu, elle aurait laissé croire que Serge était de lui.

Cependant, elle se gardait bien d’inviter Jonathan, et ses lettres, plus piquantes qu’aimables, toujours très brèves sur le sujet de l’enfant, affirmaient des choses étranges. Serge, paraît-il, s’était plaint de son séjour : Jonathan était un emmerdeur, autoritaire, ennuyeux, il n’avait pas de radio, pas de télévision, il vous empêchait de tout faire, on bouffait trop, on était enfermé, il vous sermonnait à tout propos, il ne pensait qu’à son travail, il habitait un coin moche et chiant, on n’était même pas tranquille pour dormir, il n’avait qu’un lit, Serge était bien soulagé d’être rentré à Paris.

— T’as été vraiment salope de m’foutre avec ce mec ! avait-il dit à Barbara (selon elle).

Jonathan eut les joues en feu et sentit sa poitrine se vider quand il lut ces nouvelles.

D’abord, il crut à des duretés que Barbara aurait écrites par jalousie, et dont Serge était innocent. Au contraire, après les premières tristesses, il avait dû manifester à Barbara quelle différence il faisait entre elle et Jonathan. Et elle n’était pas femme à tolérer cela. Maîtresse des relations entre les deux garçons, elle ne manquait pas de ressources pour les troubler.

Mais, si elle racontait à Jonathan que Serge le détestait, que devait-elle dire à Serge ? Cela se devinait sans peine :

— Jonathan m’a écrit que t’as été insupportable chez lui, et il ne veut plus te voir. Tu vois, t’as beau me sortir tes petites histoires, il a pas l’air de ton avis…

Le remède évident — revoir Serge — ne servirait à rien.

S’ils se rencontraient et se rassuraient sur leur amitié, que feraient-ils, ensuite ? Barbara montrait qu’elle n’était plus disposée à partager l’enfant. Leur guerre contre elle était perdue d’avance. Barbara deviendrait ouvertement hostile, interdirait qu’ils se voient, chasserait Jonathan. Il en résulterait seulement quelques souffrances de plus pour Serge et pour lui.

La plus humble prudence conseillait plutôt de rester en bons termes avec elle, et de paraître négliger le petit. Jonathan ignorait quel avenir moins malheureux une telle précaution pourrait préserver. Mais qu’il se rende à Paris, que l’enfant se déclare violemment pour lui, à sa façon directe et franche, et tout serait définitivement compromis.

Impossible d’infliger à Serge les drames que produirait une lutte de front avec Barbara. Impossible de le fréquenter à l’insu de sa mère. Impossible même de lui écrire directement. Jonathan n’avait réellement qu’à se retirer, et attendre.

Puis il en vint à se demander si, au fond, Barbara n’avait pas écrit la vérité. Serge s’était peut-être plaint.

Jonathan se remémora les épisodes de l’été. Il admit que son impression de bonheur et d’accord absolu entre eux ne reposait sur rien d’exprimable. Des gestes insignifiants, des lambeaux de phrases, des plaisirs dérisoires. Il ne savait rien de Serge. Il avait refusé les manières usuelles d’écouter, de juger, d’aimer, d’accompagner un enfant ; il s’était attaché à mille choses innommées, que les adultes nient et que les enfants oublient. Tout pouvait donc être imaginaire : un autre que lui aurait-il vu et compris ce qu’il avait cru voir et comprendre ? Rien n’avait existé, rien. Quelques images trop douces dans la cervelle d’un demi-fou.

Serge avait eu l’air heureux, mais les gosses ont l’air heureux n’importe où, même entre deux tyrans et deux gifles. Tout lui plaisait, mais les enfants s’accommodent de tout. Il aimait faire l’amour, mais ce n’était pas son droit, ce n’était qu’un faux plaisir de petite bête inéduquée, un désir qu’on eût dû rogner et dresser : non pas accueillir et partager. D’ailleurs les enfants préfèrent dormir.

Cette description-là de leur amitié, tout autre qu’eux l’eût établie : elle était donc vraie.

En continuant de se torturer, Jonathan pensa aussi que l’enfant avait pu avoir une raison plus obscure de le désavouer, une fois rentré à Paris. Car sa vie auprès de Jonathan l’avait rendu très différent de ce que les gens normaux exigent d’un mioche. Or aucun enfant ne supporte de se découvrir étranger à ceux avec lesquels il est contraint de vivre. C’est une infériorité, un malheur. Dans un monde de chiens, respecter un enfant c’est donc le pervertir ; encourager en lui sa fugitive humanité, c’est le changer en un monstre que les parents, les camarades, l’école ne reconnaîtront plus.

Serge avait dû ressentir les premiers effets douloureux de cela : on l’avait mal accueilli, il avait mal accueilli les autres. Il n’était plus de leur espèce. Il en souffrait. Et c’était à cause de Jonathan. Maintenant, s’il voulait sauver sa peau, il devait rebrousser chemin, reprendre sa place parmi les chiens et aboyer dans leur ton. Sinon, on est trop faible et trop seul.

Une capitulation, une déchéance ? Certes non. En vérité, Serge avait subi, trois ou quatre mois, la promiscuité dangereuse d’un névrosé : puis sa santé avait repris le dessus, sous l’influence bénéfique de la mère, et l’enfant se rééquilibrait, se réadaptait aux normes. Ce langage n’était pas celui de Jonathan ? Mais justement.

D’autres jours encore, Jonathan se refusait à croire que l’enfant eût cédé — même s’il s’était senti tout à coup différent et haï. Serge était fort. Barbara avait menti. L’enfant s’était plaint non pas de Jonathan, mais d’être arraché au jeune artiste. En ce moment, il luttait sous ces gens et il avait mal. Il était resté l’un de ces garçons butés et pleins sur lesquels les guenons maternelles et les gorilles pédagogues usent vainement leur science, leur amour, leurs inquisitions, leurs violences, leurs ruses, leurs chantages et leur hargne. Il n’y a qu’un enfant sur mille qui leur résiste, un sur mille qui s’obstine à ne pas devenir comme eux : mais Serge était forcément celui-là.

Puis à nouveau Jonathan s’accusait d’illusions. Que signifiait ce partage entre une humanité bestiale et quelques réfractaires trop humains ? Où était ce Serge miraculeux qu’il inventait ? Pourquoi, d’ailleurs, se serait-il intéressé à Jonathan ? Quels signes ? Quelles preuves ? Et même si c’était vrai, quelle importance ?

Jonathan ne savait pas réfléchir. L’aurait-il su, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien pu prouver. Une cause perdue : rien à ajouter.

Jonathan resta enfermé chez lui, ne répondit pas aux lettres de Barbara. Il buvait, pleurait, mourait vif.


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