Quand mourut Jonathan (34)

De BoyWiki
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Tout ce printemps-là, son comportement continua de se dégrader. Il buvait de plus en plus, traînait le jour durant, sans travailler ; il parlait tout seul et avait de violents accès de colère, dont n’importe quels objets autour de lui devenaient victimes.

Au mois de mars, à cause du succès des gravures de cadavres, on lui demanda d’illustrer la Nouvelle Justine suivie de Juliette. C’était une commande extrêmement importante et très rémunérée : l’édition, luxueuse, serait hors commerce ; on lui laissait toute liberté. Depuis longtemps, ce texte était devenu une marchandise pour lycéens et une matière à rhétorique pour cuistres de tous bords, cette édition secrète lui rendrait sa hauteur.

Jonathan se précipita sur ce travail. Il se masturba au moins autant en dessinant que Sade l’avait dû faire en écrivant, et chaque illustration, imaginée et accomplie sans une trace d’effort, lui coûta des bordées de foutre. Il mangea mieux, il but presque moins et il dormit sans cauchemars. II ricanait en songeant que, s’il exécutait avec tant d’aisance et de puissance ces images furieuses, il le devait aux longues années d’exercice secret qu’il avait consacrées à représenter les visages enfantins les plus doux et les corps les plus délicats. Il n’avait pas imaginé, alors, que cela finirait ainsi.

Quand l’été arriva, il eut achevé ses cent quatorze gravures. L’éditeur les admira, mais les refusa. Jonathan (expliqua-t-il) avait trop privilégié les scènes de torture et de pédérastie. On ne voyait pas assez de femmes : et encore, l’artiste s’était surtout plu à caricaturer les maquerelles et les vieilles dénudées. Enfin, l’ensemble était d’une violence intolérable. L’éditeur, s’il avait été doué d’humour, ou simplement stupide, aurait pu affirmer à Jonathan :

— Pouah ! Mais on dirait du Sade.

Il préféra dire que ces volumes devraient se vendre en souscription à des notables, des médecins, des parlementaires, et autres pères de famille honorables et fort argentés, à qui cet excès de bardaches, de fouteurs, de supplices et de merde déplairait. Il aurait fallu des jolies filles bien propres, beaucoup de culs féminins, du foutage en con, de la fessée sans blessures, des pleurs un peu mignons, de la fillette, du boudoir, du polisson, quelques scènes d’horreur pas trop précises, pour l’ambiance : mais pas ça, qui faisait trop ressortir les plus odieuses particularités de l’œuvre. Les romans de Sade n’étaient ni des manuels de dissection, ni des reportages sur Auschwitz : et leur humour, d’ailleurs…

Jonathan retira ses dessins sans discuter, et il les porta à son marchand, qui les prit tels quels. Un tirage limité et clandestin des gravures eut lieu, et fournit une trentaine de collections qui se dispersèrent si vite et à un prix si élevé que, cette année-là, Jonathan en fut dispensé de produire aucune toile. Ce qui arrivait à point, car il n’avait pas envie d’en peindre une seule.

On lui proposa aussi de composer d’autres dessins du même genre, pour divers livres élégants et cochons, à fessées et cuir noir. Jonathan refusa. Au reste, il avait épuisé tout ce versant de lui-même. Dessiner des adultes occupés à déchiqueter des enfants l’avait vengé de son impuissance à expliquer que les mœurs familiales et scolaires, violence physique mise à part, n’étaient rien autre que cela. Il se sentait libéré de sa douleur. Quant au pouvoir érotique de ces images, ou, plus précisément, du travail de les faire, il ne l’éprouvait plus. Il retrouva une humeur douce et oisive.

Ces collections, cependant, n’œuvrèrent pas pour sa réputation. On en parla beaucoup plus qu’on ne les vit — comme on parlait souvent de lui sans le rencontrer jamais.

Sa retraite loin de ceux qui lui voulaient du bien offensait et choquait. Les petites bandes de ratés, d’ennuyés, de parasites, dont l’occupation est de reconnaître ou de nier le talent d’autrui, au fil des modes, ne toléraient pas d’être négligées. Il faut leur rendre une cour, des complaisances, des hommages. On voyait dans l’indifférence de Jonathan une manifestation de mépris et de hauteur.

Ainsi, sans rien dire et rien faire, Jonathan se nuisait davantage que s’il eût vécu dans les ragots et les manœuvres. Il était suspect. Ses dessins, après une vague d’admiration, servirent de support aux racontars et aux calomnies.

Et la médisance est d’autant plus efficace qu’elle est grotesque et qu’elle use d’insinuations énormes. On dit qu’il fallait être un homme étrange pour dessiner des scènes pareilles (qui, estimait-on, outraient et orientaient singulièrement les textes). Au fond, Jonathan se cachait parce qu’il avait de regrettables secrets à dissimuler.

Qu’avait-il fui, en voyageant de pays en pays ? Quelle raison, après tout, l’avait si souvent chassé des capitales où il commençait pourtant des carrières étonnantes ? Non, pas la police, peut-être pas, mais… Certaines femmes, témoins exemplaires et écoutés aveuglément dès qu’on parle d’enfants, surent laisser croire qu’elles en savaient long. Oh, très long. Et que, si Jonathan n’avait pas bénéficié de certaines protections… D’ailleurs, il suffisait de savoir qui avait acheté les fameuses collections sadiques. La réputation de plusieurs de ces clients n’était plus à faire. Non, pas simplement des petits tripotages de gosses dans les coins : ça, à la rigueur… Non. Des choses, vraiment, qu’il était impossible de dire.

L’occasion était belle de se venger du déserteur. Pourtant, s’il avait su s’y prendre, Jonathan aurait pu faire une jolie figure de grand homme, réfugié à la campagne, loin des délices du monde, comme un génie superbe de quatre-vingt-cinq ans. Mais il était trop jeune, trop discuté : et trop maladroit pour organiser à distance ce mélange de publicité sur sa vertu et de flatteries à ceux qui n’en ont pas, sans quoi une retraite vous fait seulement diffamer et haïr.

Au-delà des allusions ridicules à ses mœurs épouvantables, on s’occupa, plus odieusement, à le brouiller avec ses meilleurs acheteurs. Il suffisait de leur dire que Jonathan, lors de ses rares visites à Paris, racontait sur eux des choses blessantes et compromettantes. Un ami indiscret et dangereux avec qui il était prudent de rompre.

Comme le marché des tableaux est particulièrement artificiel, qu’aucun nom ne s’y place et n’y monte sans que quelques aveugles fortunés et adroitement guidés n’y collaborent, et que les jeunes artistes y sont interchangeables, ces méchancetés faciles nuisirent à Jonathan plus sûrement qu’aucune « révélation » sur ses goûts sexuels violents.

Ce n’était pas une cabale. Le hasard, ou à peine davantage, avait simplement mis Jonathan au nombre des victimes, sans cesse renouvelées, que consomment les bavardages des petits clans. Durant quelques semaines, c’est vers lui que seraient dirigés les mille traits de fiel et de malveillance que lancent ceux qui y consacrent leurs dîners et leurs rendez-vous. Inutile qu’ils se donnent le mot : ils se ressemblent tous, agissent tous de la même façon, sentent de loin le gibier mûr pour eux, le poursuivent ensemble, l’abandonnent ensemble, oublient leur proie aussi vite qu’ils l’ont élue, et gardent toujours le visage intact des lèpres qu’ils répandent.

Mais ces cruautés dans un verre d’eau atteignent parfois, innocemment, leur but. Le marchand de Jonathan lui écrivit que la situation devenait inquiétante ; il lui restait beaucoup de toiles des années passées à écouler ; il y avait mévente, baisse des cours, froideur des clients connus, climat d’animosité générale. Jonathan, disait le marchand, devait se rappeler que son succès ne reposait, en fait, que sur quelques personnes : il était urgent qu’il vienne à Paris et coupe court à ces niaiseries qui étaient en train de tourner mal.

Jonathan négligea de répondre. Sans cette lettre, il n’aurait rien su ; le sachant, il n’en pensa rien. Il n’avait jamais supposé que son succès, involontaire et relatif, durerait longtemps ; et il n’avait pas d’illusions sur le milieu étroit où l’art prospère et crève. Enfin, son avenir l’indifférait.

Tout autre chose tourmentait Jonathan. Car on était au cœur de l’été, le premier été qui suivait celui de Serge. À la venue de ces jours aux mêmes couleurs, aux mêmes arômes, aux mêmes soirées fluides où le ciel de la nuit gardait une pâleur d’aube, le jeune peintre était tombé dans une prostration profonde, traversée d’éclats douloureux.

Il ne parvenait toujours pas à se tuer (une idée de vivant, une solution trop optimiste). Il ne parvenait pas non plus à retrouver cet état d’innocence, d’insensibilité résignée, qui avait été le sien avant le séjour de Serge.

Il aperçut que les images de ce séjour, qu’il évoquait sans cesse, l’aidaient à ne pas songer au nouveau Serge : maintenant, l’enfant avait atteint neuf ans. Où passait-il l’été ? Avec qui ? Se rappelait-il Jonathan ?

Serge, tel que l’avait fixé la mémoire de Jonathan, ne ressemblait évidemment plus à personne au monde. Et l’autre Serge, celui qui existait, si loin d’ici ; l’enfant de Barbara, celui qui allait à l’école, regardait la télé, n’entendait que des mères, des pionnes et des gosses de crétins, était surveillé, mesuré, pesé, rectifié par le corps médical ; celui qui réclamait trois francs pour acheter une bande dessinée, rechignait devant un plat du soir et vantait la cantine, était noté, jaugé, profilé dans des dossiers d’État ; celui qui râlait, abêti, parce que ses poignets, ses chevilles, sortaient trop nus de vêtements devenus trop courts ; ce Serge-là, si probable, arrachait à Jonathan des larmes de sang quand il osait l’imaginer. Son souvenir du garçonnet ne tolérait aucune suite : aucune, du moins, qui ait lieu loin de lui et à l’envers de ce qu’il avait su, et espéré, et vénéré.

Ce même été, Jonathan esquissa plusieurs viols.

Les promenades dans la campagne l’apaisaient : mais, vers chez lui, elles étaient impossibles. Par contre, il avait découvert quelques jolis sites, de l’autre côté de la ville où conduisait le car du village. De temps en temps, il avait fait ainsi des excursions à pied, depuis là-bas.

Mais, sur le chemin, ou au bord des rivières, ou à l’orée des champs, on rencontrait des mioches. Ils n’étaient pas très sauvages, jusqu’à huit ou dix ans. Jonathan, les croisant, oubliait les mœurs. Il saluait les petits, souriait, parlait, aimait les voix, les gestes, l’air content qui égayait les bonnes mines. Son envie était de les embrasser, de toucher leurs jambes joyeuses, leur nuque, l’avant-bras et la joue. Rien de plus simple : mais rien de moins concevable. Alors Jonathan, réduisant son désir à une invite connue, leur mit quelquefois la main au bas-ventre, quand il ne sut pas s’éloigner avant.

La première victime faisait pipi sur la haie d’une garenne. Ce petit avait huit ans. Lorsque passa Jonathan, l’enfant préféra, se tournant sur ses pieds écartés, dire bonjour plutôt que cacher son bout à long prépuce, dont le jet jaune fit un zigzag. Jonathan attendit que le gamin ait regarni et refermé sa culotte, puis il s’arrêta, s’assit, bavarda de rien, à la façon des promeneurs.

Ensuite, l’enfant s’était accroupi tout près de Jonathan allongé sur l’herbe et qui, comme on englobe dans des doigts ronds l’aigrette duveteuse d’un pissenlit, prit d’un geste naïf la braguette du gosse. Le petit répondit simplement en tombant sur les fesses et en écartant grand les cuisses. Il eut un sourire timide, un peu méfiant, un peu gentil. Il se rassura vite. Il ouvrit attentivement sa culotte, où son bout était raide. Il n’eut pas l’air étonné que Jonathan embrasse et lèche les organes qui parurent. Après un oh de bonnes manières, il saisit sans embarras le membre du jeune peintre, afin de lui rendre poliment le mouvement qu’il recevait au même endroit. Et, comme Jonathan lui demandait, avec un peu d’hypocrisie, si ça ne l’ennuyait pas, l’enfant répondit uniment :

— Non, pasque j’aime ça.

À la fin, Jonathan se reprit le sexe, le cacha et le poussa dans l’herbe, de peur que son sperme surprenne le petit. Celui-ci acheva lui-même de se frotter, puis il s’examina la quéquette dans l’attente d’on ne sait quoi. Il essaya de se décalotter, scruta le tuyau aux profondeurs écarlates et salines et, comme il mollissait, il se revêtit.

Il raconta un peu sa vie. Frais et bête comme un jeune chat, il déçut tellement Jonathan que celui-ci eut honte de l’avoir touché.

Le corps du gamin était très différent de celui de Serge. Il avait des luminosités nordiques, une chair plus molle, une peau moins douce, un sexe plus court, plus cambré, plus douillet. Et Jonathan ressentit le chavirement d’un voyage dans l’espace et le temps — vers chez lui, vers son pays et son enfance, vingt ans plus tôt. L’âge de ses premières amours, quand il avait leur âge.

Le petit ne manifesta aucune curiosité pour Jonathan. Il parla sottement de la garenne et du plaisir de tuer. Il disait souvent papa, et c’est les vacances, et son chien à la ferme, un chien qui tue bien. Ces platitudes écœurèrent Jonathan, qui n’avait pas l’expérience des enfants normaux, des enfants creux des familles.

— C’est de la nécrophilie, songea-t-il en s’éloignant.

Cette bonne fortune misérable le laissa malheureux ; il se retint quelque temps de recommencer.

Il s’étonnait aussi que son goût amoureux hors de mode ne l’expose, finalement, qu’à des aventures de futur papa : belles-mères acariâtres qui cherchent un meilleur gendre, pécores d’auberge aux chairs pleines et au crâne vide. La différence d’âge et de sexe, entre ses amours et celles qu’on admet, ne pesait plus guère face à des similitudes aussi accablantes. On ne change pas de monde en changeant d’objet de désir : cette société-là, où qu’on la prenne, n’avait qu’une même chose à montrer.

Autre promenade. Deux enfants très bien formés, vêtus d’un maillot de bain, prenaient des grenouilles sur la rive d’un étang. Jonathan regarda les grenouilles, tenues vivantes dans un sac en plastique transparent rempli d’eau. On était à genoux. Jonathan toucha la moelleuse avancée de chair que portait au ventre le porteur de ce sac. Le gamin fronça les sourcils et recula les reins. Jonathan reparla des grenouilles, et le garçon se détendit. L’autre n’avait pas vu le geste. Jonathan recommença, le gamin se leva brusquement, rejoignit son camarade. Ils s’éloignèrent tous deux. Jonathan reprit son chemin et, les hélant au passage, leur cria :

— Petits merdeux !

Car ces agressions sans violence, sans méfiance même, ne lui inspiraient aucune culpabilité. Il avait visité divers pays où de tels gestes sont bénins et où l’amour se fait au clair des invites que le hasard propose ; et où on sait refuser aussi agréablement qu’on vous sollicite, comme ces offres-là sont banales et, en somme, flatteuses. De tels usages lui semblaient plus élaborés que ceux de l’Europe du nord, dont les enfants chastes, loin d’être de fragiles innocents, étaient plutôt, à son opinion, des barbares abrutis et bornés.

Autre promenade. Deux gamins visitaient, sur une voie de garage envahie de mauvaise herbe, un fourgon de marchandises abandonné.

L’un d’eux monta ; l’autre resta en bas pour faire le guet ; on était près d’une gare minuscule, désaffectée peut-être. Jonathan approcha, tranquillisa les gosses, monta dans le wagon, trouva joli le garçon élancé et fessu, âgé de dix ou onze ans, qui visitait les ombres. Et cette ombre lui donna l’idée méditerranéenne de montrer son sexe. Une invitation d’esprit rustique, mais trop puérile pour les enfants froids et bien dressés de par ici.

Apparemment, le gamin, lui, n’avait jamais voyagé, malgré sa curiosité pour les wagons immobiles : le geste de Jonathan le terrorisa.

Agacé, accablé, ramené brusquement au lieu, au pays où il était, Jonathan insista : il menaça l’enfant et lui ordonna de le toucher.

Ce que fit le garçon, tremblant et bégayant un chapelet de oui — comme lorsqu’on montre qu’on a peur, dans une scène dramatique de patronage, une fois que l’institutrice, le curé vous ont expliqué la mine à faire pour exprimer l’effroi. Mais, effaçant le corps, il se contenta d’avancer l’index et d’effleurer pendant une fraction de seconde, comme si ça mordait, la belle bite blonde du jeune peintre. Ce fut si ridicule que Jonathan, apitoyé, haussa les épaules, se raccommoda et laissa l’enfant descendre.

Il le suivit en bas et, moqueur, il lui dit :

— Maintenant que tu as vu un martien, tu pourras le raconter à tes… tes copains. Tu as de la chance ! Mais fais attention : j’ai ma soucoupe volante juste là, derrière les arbres : et elle est plein de rayons verts !

L’autre garçon, qui se tenait à côté de la victime pétrifiée, regardait Jonathan avec les yeux terribles et incandescents d’un juge indigné, et il ne disait mot.

Fort de cette terreur, le jeune artiste reprit sa route sans hâter le pas : et, de la main, il salua deux ou trois fois le couple immobile.

Mais cet épisode le dissuada à jamais de toucher aucun enfant de France. Le petit de la garenne avait été une exception, une chance insignifiante. Inutile de s’exposer davantage au danger que constituaient les enfants de parents.

L’un quelconque de ces viols pouvait finir mal : Jonathan serait transformé en monstre pour faits divers. Refuser sa solitude ne le conduirait que par là. Il tomberait dans le piège, deviendrait l’un de ces malheureux sur qui se déchaînent les familles, leurs journaux et leurs flics. Deviendrait exactement ce qu’ils veulent qu’on devienne pour qu’on se laisse détruire humblement par eux. Agresseur d’enfants ! Jonathan ne leur offrirait pas ce plaisir.

Il cessa ses promenades, et l’automne arriva.


Retour au sommaire