« Quand mourut Jonathan (35) » : différence entre les versions

De BoyWiki
(Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|Il y eut un bruit de moto devant la porte. Jonathan l’... »)
 
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 2 : Ligne 2 :


''[[Quand mourut Jonathan (34)|précédent]]''<br><br>
''[[Quand mourut Jonathan (34)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Il y eut un bruit de moto devant la porte. Jonathan l’entendit de sa chambre. Le motard
{{Citation longue|Cet automne lui apporta, de Paris, une nouvelle qui le ressuscita.
klaxonna, et la machine fit silence. Quelqu’un appela Jonathan.


Quand le jeune peintre apparut dans le jardin, le motard avait retiré ses gants, son
C’était une lettre de Simon, le père de Serge. Phraseuse et sans malice, la lettre racontait
casque, ouvert son blouson, et il franchissait la porte de grillage. C’était Simon. Serge n’était
que Simon avait renoué avec Barbara — délaissée de sa bande américaine, et que son fluide
pas avec lui,
de guérisseuse, semblait-il, n’enrichissait pas plus que ses barbouillages de taches rêveuses à
l’acrylique. Elle avait repris du secrétariat à mi-temps et envisageait sérieusement de s’établir.
Simon se rendait compte qu’elle se rabattait sur lui faute de mieux : mais il l’aimait, lui, et le
reste lui était égal. Le cabinet d’architecture où il travaillait attenait à des affaires de
prévarication, des superbes, avec députés, conseillers municipaux, ministre et banque : infect,
reconnaissait-il, mais qui promettait une prime que son mariage avec Barbara rendrait bien
opportune. C’était tout de même le principal, on n’a qu’une vie. Oui, ils allaient se marier
dans les règles, les familles seraient là, et tout : il fallait seulement attendre la prime, parce
qu’il y avait des problèmes de logement, à trois personnes. Car il avait absolument besoin
d’un bureau — et, en outre, Barbara aurait préféré qu’ils fassent chambre à part. Ça évite à
l’amour de s’user, au fond elle avait raison.


Si, Serge est là : sur le chemin, un garçon, visage tourné vers la moto, défait les
Ce serait donc au printemps, ou à l’été, selon l’argent.
courroies d’une valise de luxe, assez petite, qui est accrochée à l’arrière. Un grand sac de
sport, bleu, au cordon très effiloché, est déjà posé contre une roue.


Un garçon long de jambes et de cou, long et souple comme une fille, un garçon,
Là, juste à un coin de page, Simon transmettait naïvement à Jonathan un bonjour de
quelqu’un des villes et des immeubles.
Serge ; et il ajoutait que l’enfant pensait beaucoup à lui, Jonathan, et qu’il aimerait bien
revenir à la campagne chez lui. Peut-être au printemps, ou à l’été, précisait Simon, parce que
justement, après le mariage, un petit voyage d’amoureux, lui et Barbara, sans le gosse… Oui,
ce serait bien. Non, évidemment, ils n’allaient pas passer leur vie à engager Jonathan comme
nurse : Simon disait plutôt ça parce que son fils, ma parole, avait un vrai béguin pour
Jonathan : alors si ça emmerdait pas trop Jonathan — mais enfin on verrait, bien sûr, c’était à
lui de décider, on se rendait bien compte que, et puis au pire il y aurait toujours l’une des
grands-mères, mais enfin, lui, Simon, il trouvait que, etc.


Jonathan regarda cet inconnu sans oser se montrer. Ce n’était pas Serge. Son cou, ses
Il réexprimait aussi, avec vaillance, ses ambitions artistiques (sculpter, surtout) ; et il
avant-bras brillants, avaient une teinte différente, blanche, délicate. Ses cheveux descendaient
commentait l’actualité, les jeunes talents.
sur la nuque et bouclaient vaguement. Son dos était étiré, et ses épaules un peu maigres. Il
semblait très soigné.


Jonathan toucha à peine la main de Simon, rentra avec lui dans la cuisine, et ne parvint
À peine cette lettre déchiffrée, Jonathan eut envie de bondir à Paris. Il tournait et
pas à sourire. L’idée que Serge, d’ici quelques secondes, allait être là, passerait cette porte,
retournait dans la maison, lisait et relisait la phrase où Serge pensait à lui, il riait, se traitait
avec ses nouveaux cheveux, sa nouvelle taille, sa nouvelle démarche où les épaules, les
d’imbécile, ouvrit une bouteille, l’abandonna dans l’évier, pleura en riant, s’arrêta, s’effleura
hanches, les mains, avaient une nouvelle place, remplit Jonathan de terreur.
une main comme si c’était celle du petit, courut au jardin, s’émerveilla de la moindre feuille
morte, rentra tout brûlant, s’effondra sur une chaise et, les yeux brouillés, délaissant la lettre,
il éprouva toute la pureté et toute la douleur de sa joie.


Il n’avait pas vu Simon depuis au moins deux ans ; curieusement, les lettres qu’ils
Du regard, il recomposait la maison comme elle était avant ; il revoyait chaque objet
avaient échangées avaient établi entre eux une familiarité, une sympathie qui n’existait pas
comme si un autre regard allait le retrouver, l’aimer ; une voix aiguë et rauque, délicieuse,
avant. Et Simon, homme marié désormais, en paraissait moins bête et moins falot. Il goûta le
rapide, au chant de rivière impétueuse et embarrassée de cailloux, aux douces ingénuités de
vin blanc. Il était exalté d’avoir monté le petit chemin à moto. Et deux heures et demie depuis
lac, lui revint aux oreilles ; il se prépara à manger et dressa richement la table comme si, la
Paris.
minute d’après, allait apparaître l’hôte qu’il attendrait, désormais, chaque jour et le suivant.


— Est-ce qu’on a le droit de rouler avec… dit Jonathan, imaginant Serge assis derrière
Livré à ce bonheur enfantin, il écarta son assiette, prit du papier et dessina, comme une
son père sur la moto.
couverture de journal à sensation, cet événement gigantesque : le retour de Serge. Alors il
s’aperçut qu’il ne parvenait plus à reproduire les traits de l’enfant. Il chercha ses dessins
anciens, les examina, et sa joie tomba aussitôt. Il comprit qu’il se trompait.


— Oh je sais pas. Tu sais… De toute façon il a pris le train lui, moi je l’ai pris à la gare,
Si Serge venait à Pâques, ce serait presque deux ans après ces dessins-là. S’il venait à
on n’a fait que les huit kilomètres tous les deux. Huit kilomètres du patelin ! T’habites
l’été, ce serait un grand petit garçon de dix ans, un enfant inimaginable. Un inconnu, et qui
vraiment pas loin toi !… Non, il adore ça la moto, on en fait un peu le dimanche, il aurait bien
porterait dans son cœur, dans sa mémoire, un autre inconnu. Jonathan eut peur.}}<br>
fait tout le voyage comme ça. Ben c’est pas faisable avec tous les bagages. Maintenant, si
c’est autorisé, moi, je te dis… Je sais pas.
 
Et Serge entra. Il ne baissa pas les yeux : il sembla cependant éviter de regarder
Jonathan. Il lui serra la main d’une main absente. Puis il posa sur la table un énorme casque
de motard, vert brillant, décoré de brisques blanches et rouges, à visière fumée, à jugulaire de
flic.
 
Il s’assit nonchalamment près de son père. Il était détendu, avec un vague sourire léger,
un sourire de fierté légère et vague, rien. Jonathan fut stupéfait de sa beauté, ou de ce qu’il
jugea tel. Mais pourquoi lui, Serge ? Cette beauté était en trop — et cet air de jeunesse, ce
visage aérien, trop limpide, que n’ont pas les petits enfants.
 
Plus grand, plus haut, mais moins dense. Désincarné. Diaphane. Jonathan se sentit
défait, boursouflé, marqué de maladie et de solitude. Il détournait les yeux, il était sûr de
n’avoir plus de regard, seulement deux choses sales, fatiguées et usées, qui n’expriment rien,
qui épient honteusement.
 
Il présenta du whisky, du coca. Simon accueillit l’alcool et s’exclama. Ses avant-bras
avaient beaucoup gonflé ; il avait de la graisse à la taille.
 
— Tiens, va ranger tes affaires, dit-il à Serge. Le garçon obéit instantanément et
disparut avec la valise de luxe et le vieux sac de sport.
 
Cela surprenait Jonathan de voir Serge obéir : ou plutôt de voir Simon commander si
aisément, si naturellement, en patron bonasse, à un être qui eût dû l’intimider, l’impressionner,
le rendre muet de crainte, d’humilité, d’admiration.
 
— Il n’a pas tellement grandi, pensa Jonathan. C’est l’impression du début, parce qu’il a
changé de proportions, de formes.
 
Mais les pas dans l’escalier allaient vite. Serge montait les marches deux à deux, malgré
son fardeau. Là-haut, le silence fut complet : on aurait dû entendre l’armoire craquer.
 
— Il n’a pas vu le lit en bas, se dit Jonathan. Ou alors il l’a vu, mais il ne sait pas si c’est
pour lui. Il hésite, il ne défait pas ses trucs. Cette valise de jeune cadre. Quand son père sera parti, il redescendra tout.
 
— Je n’oserai jamais habiter avec ce gosse, pensa-t-il encore. Je ne pourrai pas. Je ne
peux pas.
 
Simon semblait très satisfait de la vie.}}<br>
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (36)|suivant]]}}''
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (36)|suivant]]}}''
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]

Dernière version du 8 juin 2016 à 17:33

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Cet automne lui apporta, de Paris, une nouvelle qui le ressuscita.

C’était une lettre de Simon, le père de Serge. Phraseuse et sans malice, la lettre racontait que Simon avait renoué avec Barbara — délaissée de sa bande américaine, et que son fluide de guérisseuse, semblait-il, n’enrichissait pas plus que ses barbouillages de taches rêveuses à l’acrylique. Elle avait repris du secrétariat à mi-temps et envisageait sérieusement de s’établir. Simon se rendait compte qu’elle se rabattait sur lui faute de mieux : mais il l’aimait, lui, et le reste lui était égal. Le cabinet d’architecture où il travaillait attenait à des affaires de prévarication, des superbes, avec députés, conseillers municipaux, ministre et banque : infect, reconnaissait-il, mais qui promettait une prime que son mariage avec Barbara rendrait bien opportune. C’était tout de même le principal, on n’a qu’une vie. Oui, ils allaient se marier dans les règles, les familles seraient là, et tout : il fallait seulement attendre la prime, parce qu’il y avait des problèmes de logement, à trois personnes. Car il avait absolument besoin d’un bureau — et, en outre, Barbara aurait préféré qu’ils fassent chambre à part. Ça évite à l’amour de s’user, au fond elle avait raison.

Ce serait donc au printemps, ou à l’été, selon l’argent.

Là, juste à un coin de page, Simon transmettait naïvement à Jonathan un bonjour de Serge ; et il ajoutait que l’enfant pensait beaucoup à lui, Jonathan, et qu’il aimerait bien revenir à la campagne chez lui. Peut-être au printemps, ou à l’été, précisait Simon, parce que justement, après le mariage, un petit voyage d’amoureux, lui et Barbara, sans le gosse… Oui, ce serait bien. Non, évidemment, ils n’allaient pas passer leur vie à engager Jonathan comme nurse : Simon disait plutôt ça parce que son fils, ma parole, avait un vrai béguin pour Jonathan : alors si ça emmerdait pas trop Jonathan — mais enfin on verrait, bien sûr, c’était à lui de décider, on se rendait bien compte que, et puis au pire il y aurait toujours l’une des grands-mères, mais enfin, lui, Simon, il trouvait que, etc.

Il réexprimait aussi, avec vaillance, ses ambitions artistiques (sculpter, surtout) ; et il commentait l’actualité, les jeunes talents.

À peine cette lettre déchiffrée, Jonathan eut envie de bondir à Paris. Il tournait et retournait dans la maison, lisait et relisait la phrase où Serge pensait à lui, il riait, se traitait d’imbécile, ouvrit une bouteille, l’abandonna dans l’évier, pleura en riant, s’arrêta, s’effleura une main comme si c’était celle du petit, courut au jardin, s’émerveilla de la moindre feuille morte, rentra tout brûlant, s’effondra sur une chaise et, les yeux brouillés, délaissant la lettre, il éprouva toute la pureté et toute la douleur de sa joie.

Du regard, il recomposait la maison comme elle était avant ; il revoyait chaque objet comme si un autre regard allait le retrouver, l’aimer ; une voix aiguë et rauque, délicieuse, rapide, au chant de rivière impétueuse et embarrassée de cailloux, aux douces ingénuités de lac, lui revint aux oreilles ; il se prépara à manger et dressa richement la table comme si, la minute d’après, allait apparaître l’hôte qu’il attendrait, désormais, chaque jour et le suivant.

Livré à ce bonheur enfantin, il écarta son assiette, prit du papier et dessina, comme une couverture de journal à sensation, cet événement gigantesque : le retour de Serge. Alors il s’aperçut qu’il ne parvenait plus à reproduire les traits de l’enfant. Il chercha ses dessins anciens, les examina, et sa joie tomba aussitôt. Il comprit qu’il se trompait.

Si Serge venait à Pâques, ce serait presque deux ans après ces dessins-là. S’il venait à l’été, ce serait un grand petit garçon de dix ans, un enfant inimaginable. Un inconnu, et qui porterait dans son cœur, dans sa mémoire, un autre inconnu. Jonathan eut peur.


Retour au sommaire