Quand mourut Jonathan (4)

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Jonathan vivait avec austérité. Il lui manquerait beaucoup de choses pour accueillir l’enfant. Il avait peu de draps, un seul oreiller avec une seule taie, un seul torchon. Il lavait cela lui-même. Son confort était du vin pour ses humeurs noires, et une chambre très calfeutrée où les subir : ces jours-là il fallait des verrous, des couvertures, un entassement d’obstacles pour retenir et renfermer la vie qui s’arrachait de lui. Après le bref séjour du petit, Jonathan connaîtrait une détresse dont il ne sortirait peut-être plus : il avait de moins en moins de force contre la mort.

Il apprécia ses disponibilités d’argent et partit au bourg voisin se procurer les denrées, meubles et objets nécessaires ; il fit même un voyage à la petite ville des environs. Il loua un réfrigérateur. Dans les fermes, il acheta plus de nourriture qu’il n’en mangeait en deux mois. Il eut aussi un miroir qu’il se promit de casser ensuite. Il s’y examina, considéra ses vêtements, ses cheveux, ses mains, sa figure, et passa un long jour à les mettre en état.

Il fit un grand ménage de la maison, peignit la clôture du jardin, dévissa les verrous de sa chambre et arracha les chiffons qui calfeutraient les volets. Il posa une pendulette dans la cuisine, gratta les casseroles noircies, récura les carrelages, les porcelaines, nettoya les vitres, eut des nappes fraîches pour la table et donna des voilages à coudre, posa des lampes et des abat-jour en place des ampoules nues. Il eut des jeux, des jouets, des illustrés, de la pharmacie, et il se renseignait docilement pour ne pas se tromper d’âge.

Chez le marchand de jouets, il dit qu’il avait un fils. Sorti de la boutique, son mensonge lui laissa tant de honte et de douleur qu’il faillit abandonner le paquet sur un banc.

— Pourvu qu’il ne vienne pas, pensa-t-il à la fin.

Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand. C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là, près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.

— Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.

— Oui c’est moi.

— Ils sont bien ?

Jonathan sourit :

— Tu les trouves bien toi ?

— Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.

— Oui je me rappelle.

— Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.

— C’est pas facile.

— Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les restaurants ?

— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.

— Une galerie ?

— Une boutique hein.

— Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?

— Oui.

— Maman maintenant elle travaille.

— Elle me l’a dit, oui.

— Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les connais les chansons à ma mère ?

— Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.

— Non tu parles, elle chante tout faux.

— Ah. Mais quelqu’un les chante ?

— Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.

— Je vois. T’as de la chance.

— Ben oui, pas tellement.

— Ah bon.

— Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.

— Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?

Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.

— Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?

Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.

— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.

— Quoi ? ça existe pas ! y en a ?

— Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.

Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable, mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :

— Alors je vais te dessiner toi moi.

Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.

— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.

— Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.

La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un an qu’il ne le portait plus.

— Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.

— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat sans pattes.


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