Ramoneurs savoyards

De BoyWiki

De tout temps, les petits métiers réservés aux garçons (pages, grooms, cireurs de chaussures, mousses, etc.) ont donné lieu à des pratiques pédérastiques variées, allant de l’acte sexuel isolé, accompli avec un client que l’enfant trouve sympathique, jusqu’à la prostitution pure et simple, dans laquelle la profession peut n’être plus qu’un prétexte. En France, les petits ramoneurs savoyards, jusqu’au début du XXe siècle, en étaient un exemple d’autant plus typique qu’ils réunissaient plusieurs conditions favorables. Ils pratiquaient occasionnellement, outre le nettoyage des cheminées, les métiers de cireurs de chaussures, montreurs de marmottes, joueurs de vielle, chanteurs, livreurs de charbon, ou simples mendiants.

Aspects historiques et sociaux

L’exil des petits miséreux

Les petits ramoneurs qui exerçaient leur métier en France étaient originaires de Savoie, région qui jusqu’en 1860 fut italienne, ou plutôt sarde. En patois savoyard, on les appelait “farias”, et “ramonas” dans le langage populaire du XIXe siècle. Les villages de montagne, qui en fournissaient le plus fort contingent, étaient particulièrement pauvres. Climat rude, sol difficile à travailler, familles nombreuses, telles étaient les raisons d’une importante émigration enfantine, temporaire ou définitive, vers des provinces plus riches. Un vieux Savoyard, dont le père était parti comme ramoneur en 1905, évoque ce passé misérable :

« Il n’y a pas si longtemps – il y a cent ans – on était ce que vit le tiers-monde aujourd’hui : on était dans ces conditions de pauvreté, les paysans savoyards de la montagne, avant que l’industrie s’installe.[1] »

D’autres pays ont eu leurs petits ramoneurs, en particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni, où la condition de chimney-sweep semble avoir été aussi misérable, sinon plus, qu’en France. William Blake évoque leur sort dans deux poèmes des cycles Songs of innocence et Songs of experience :

Quand ma mère mourut j’étais très jeune
Et mon père me vendit […]
C’est pourquoi je ramone vos cheminées, et je dors dans la suie.

Les “farias” quittaient leurs villages entre six et quinze ans. La taille moyenne était alors moins élevée qu’aujourd’hui, à cause du manque d’hygiène et de nourriture, et pour les mêmes raisons la puberté arrivait plus tardivement : un garçon de quinze ans pouvait avoir le gabarit d’un préadolescent actuel, ce qui lui permettait encore de se glisser dans bon nombre de cheminées :

« Il y avait un chef. Et ces chefs avaient des secteurs à ramoner. Alors ici, dans le canton, ils se constituaient une équipe, avec des jeunes dont l’âge pouvait s’échelonner entre sept ans et quinze ans. Parce qu’il y avait une question de gabarit, suivant la force, et aussi le diamètre des cheminées : les tout grands ne pouvaient pas passer dans certaines cheminées, alors il fallait des plus petits. Alors, ils se formaient comme ça, les gosses : c’étaient les plus grands qui prenaient les petits – pas sur leurs épaules, mais le petit passait d’abord dans la cheminée, et le grand derrière, au cas où il y ait une chute… C’est comme ça que l’apprentissage se faisait. […] Dans la cheminée, ils montaient, un peu comme des alpinistes dans une “cheminée”, s’aidant avec les coudes, le derrière, les genoux, les fesses et les talons.[2] Ils se coinçaient là-dedans, et en montant, ils ramonaient deux faces ; et en descendant ils raclaient les deux autres faces. Ils avaient leurs raclettes.[1] »

La racle ou raclette était l’instrument métallique triangulaire qui servait à gratter la suie dans les cheminées ; le ramoneur avait aussi une tringle à nettoyer. Le hérisson, attaché à une corde, lui servait à ramoner depuis les toits. Une courte échelle permettait d’accéder au conduit par le bas. Avec ses nippes, le ramoneur portait en général des sabots, ainsi qu’une culottière et des genouillères pour l’aider à escalader. Enfin, le long bonnet était nécessaire pour couvrir tout le visage de l’enfant dans la cheminée, évitant ainsi que la suie pénètre trop dans les bronches et qu’elle irrite les yeux.[3]

Beaucoup de ces enfants revenaient en Savoie pendant l’été, pour garder les troupeaux ou pour aider aux travaux des champs. D’autres ne revoyaient leur famille qu’après plusieurs années. Mais dans tous les cas, ces petits ramoneurs exerçaient leur activité principale loin de chez eux, ce qui empêchait la surveillance des parents, du curé, ou simplement du milieu habituel. C’est une réalité sociologique bien connue que l’enfant des villes est livré à lui-même, au milieu de nombreuses personnes indifférentes, alors que le petit villageois vit presque toujours sous le regard de quelqu’un qui le connaît. Dès le XVIIIe siècle, des ecclésiastiques ont déploré cet abandon moral, qui était à leurs yeux l’origine de bien des débauches :

« On les connaît ces pauvres enfants que la misère arrache dès leurs plus tendres années du sein de leur famille et de leur patrie, répandus de tous côtés dans les rues de Paris, et uniquement occupés à gagner leur vie par les services les plus bas qu’ils rendent au public : ils vivent au milieu de nous, dans une terre étrangère comme s’ils étaient abandonnés ; privés des secours que des enfants de leur âge ont coutume de trouver auprès d’un père et d’une mère chrétienne, ils passent ici le plus souvent leur vie entière dans l’ignorance des principales vérités de la Religion.[4] »

Les ramoneurs ne fréquentaient pas seulement les grandes villes. Partis des vallées alpines après la moisson, on les retrouvait en Champagne, en Lorraine, et jusqu’en Languedoc. Souvent ils aidaient aux vendanges, sans parler de bien d’autres petits travaux à leur portée :

« Il fallait qu’ils soient dans la Marne au moment des vendanges. Donc ils partaient bien avant l’hiver. […] C’était vrai aussi pour des équipes qui partaient vers le sud, vers Carcassonne et ailleurs. […] C’étaient surtout des gens de Maurienne qui partaient dans la direction du sud. Alors, ils ne faisaient pas que ramoner, parce que je sais par mon père que, les jours de non-ramonage, quand ils étaient dans les villes, on les faisait installer dans des coins, et ils ciraient les chaussures, par exemple. […] Dans certains cas on les faisait mendier. Mais je crois qu’on devait employer les plus grands pour d’autres travaux, dans certains cas, quand il n’y avait pas du ramonage pour tout le monde.[1] »

Les soirs de vendanges, on imagine aisément ces gamins livrés à eux-mêmes, se mêlant à l’ambiance de beuverie et de franche paillardise qui régnait à cette occasion. Plus d’un, certainement, ne s’est endormi dans la paille qu’après avoir trouvé un peu de chaleur entre les bras d’un robuste vendangeur…

Un tel éloignement du foyer familial crée souvent chez l’enfant un fort sentiment de solitude, qui le rend particulièrement sensible aux démonstrations d’amitié : être cajolé, caressé, embrassé, recevoir du plaisir, et parfois des cadeaux ou de l’argent, pouvait alors compenser bien des heures de tristesse, bien des jours de travail sale et pénible.

Quelques semaines plus tard, lorsqu’ils arrivaient en ville, le moindre luxe suffisait à les éblouir, eux qui n’avaient jamais connu que le plus extrême dénuement. Il était alors difficile de résister aux tentations du plaisir et de l’argent réunis.

Paul Canler, qui entra dans la police parisienne en 1820, et qui dirigea la Brigade de Sûreté à partir de 1849, explique ainsi les principales causes de la débauche des garçons dans la capitale :

« Les souillures dont les jeunes garçons de huit à douze ans peuvent être victimes sont le résultat de coupables promesses d’abord, puis de cette promiscuité qui règne dans les pauvres réduits des grandes villes, d’une instruction morale entièrement négligée, des mauvais exemples et des conversations corruptrices de l’atelier.[5] »

Pour l’essentiel, ces conditions de vie étaient celles des enfants ramoneurs : pauvreté au sein d’une société plus riche, promiscuité, absence d’éducation morale suivie, fréquentation d’enfants et d’adultes “débauchés”. À cela s’ajoutait encore la solitude affective.

Les chefs ramoneurs

Si les ramoneurs souffraient d’une certaine solitude affective et morale, ils n'étaient pas pour autant totalement livrés à eux-mêmes. En général, ils faisaient partie de petits groupes, originaires d’une même paroisse ou d’un même canton, qui étaient dirigés par des hommes adultes. Ceux-ci se montraient souvent durs, autoritaires et avides d’argent :

« Ils partaient avec un chef. Quand ils tombaient sur un bon chef, ça allait. Mais quelquefois ils tombaient sur des chefs qui les brutalisaient. Il ne faut peut-être pas être trop pessimiste et vouloir faire du misérabilisme, mais je crois que, quand on faisait travailler des gosses de huit ans, c’est qu’on avait déjà une conception un peu spéciale des enfants ! Et je crois qu’à l’époque, d’une manière générale, on n’avait pas beaucoup de considération pour les enfants, et à plus forte raison pour des gosses qui ne vous appartenaient pas.[1] »

Ces hommes, ces adolescents et ces enfants vivaient ensemble, sans femmes, et dans la plus totale promiscuité :

« Ils logent dans les faubourgs, parce que les loyers y sont moins chers ; tous ceux d’un même évêché occupent le même quartier, et sont distribués par paroisses, huit ou dix dans une même chambrée, qui est conduite par un chef.[6] »

Toujours par mesure d’économie, il n’y avait pratiquement jamais de lits individuels. Certes, en 1713 déjà, Jean-Baptiste de La Salle, dans sa Civilité chrétienne, avait affirmé qu’« il n’est pas séant que des personnes d’un même sexe couchent ensemble » ; et il rappelait que saint François de Sales, évêque de Genève, avait particulièrement recommandé que les enfants fussent séparés pour dormir. Mais ces recommandations ne pouvaient guère être appliquées dans les milieux pauvres. En 1904 encore, dans une ville de province, les garçons ouvriers partageaient la même couche, tel Laurent Fénix à l’âge de douze ans :

« Il y avait un petit bâtiment sans étage, où il y avait deux chambres. Dans la première couchait le charbonnier, dans l’autre il y avait trois grands lits, un pour le charretier, les deux autres pour les petits ramoneurs. Alors on m’a fait coucher dans le même lit que les autres.[7] »

À plus forte raison à Paris, où la place manquait, et dans les siècles précédents, où les sentiments de pudeur étaient moins vifs, hommes et garçons couchaient souvent sous les mêmes couvertures. On devine aisément ce qui pouvait en résulter.

Il n’y avait pas de femmes, mais y avait-il des petites filles parmi les ramoneurs ? Aussi étrange que cela paraisse au premier abord, cela pouvait arriver.

Au XVIIIe siècle, dans Jacques le Fataliste et son maître, Diderot décrivait déjà deux “marmottes” (jeunes Savoyards montreurs de marmottes et joueurs de vielle) qui étaient incontestablement du sexe féminin :

« Au dessert, deux marmottes s’approchèrent de notre table avec leurs vielles ; Le Brun les fit asseoir. On les fit boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois convives s’amusaient à en chiffonner une, sa compagne, qui était à côté de moi, me dit tout bas : “Monsieur, vous êtes là en bien mauvaise compagnie : il n’y a pas un de ces gens-là qui n’ait son nom sur le livre rouge [de la police] ”. »

Ces jeunes filles étaient vraisemblablement d’anciennes ramoneuses reconverties en musiciennes, montreuses d’animaux, et sans doute prostituées (« marmotte » est l’un des nombreux termes ayant désigné les prostituées dans la langue française : il trouve sans doute son origine dans la profession occasionnellement exercée par de jeunes Savoyardes).

En 1821, Claude Genoux, un petit vagabond qui avait lui-même été ramoneur, remarqua à Joigny deux collègues bien étranges :

« Après les avoir observés un moment, il me fut aisé de reconnaître à leur tournure, et plus encore à l’excessive timidité de leurs regards, deux filles habillées en garçons ; deux nambos, comme les nomment dans leur patois indigène les habitants de la Tarentaise supérieure.[8] »

Ainsi on appelait nambo une fille travestie en garçon. Mais à la page suivante, le mot semble changer de sens, ce qui met peut-être sur la piste de pratiques pédérastiques occultes. En effet, le petit Claude, qui a dix ans, retrouve un ancien compagnon de son oncle, chef d’une équipe de ramoneurs garçons et filles ; et cet homme, en raison de ses liens étroits avec la famille de l’enfant, décide de l’intégrer à son groupe :

« Conclusion faite, il argua de tout ceci qu’il s’emparait de moi, et que de droit j’étais son nambo.[9] »

Un peu plus loin, la nature particulière des relations entre Claude et son nouveau maître est précisée :

« Je m’en allai, toujours avec le maître qui m’avait fait son favori, ramoner dans un château.[10] »

Ainsi, il apparaît que nambo signifie également “favori”, “petit ramoneur préféré par son maître”. Il pouvait donc s’agir parfois d’un garçon qui servait de fille entre les bras du chef ramoneur. Certes, on n’a aucune preuve que l’intimité entre Claude et son maître ait été poussée aussi loin, mais peu importe : l’enfant, qui manifestement avait beaucoup de charme, était l’objet d’une préférence marquée. Par deux fois, d’ailleurs, dans ce même chapitre, il évoque le grand plaisir – apparemment pas très partagé ! – que les hommes éprouvaient à l’embrasser :

« Tous voulurent avoir leur tour ; barbus ou barbouillés, tous collèrent leur figure sur la mienne, pas un ne me fit grâce ! […] « C’est toujours toi, Claude, c’est toujours toi ! viens que je t’embrasse », dit-il ; et sans attendre que je manifestasse la moindre volonté de coller ma figure à la sienne, il m’étreignit dans ses longs bras, de manière à me briser la colonne vertébrale.[11] »

Ses Mémoires montrent en effet que le petit Claude était fort mignon, et qu’il suscitait souvent chez les adultes des élans de tendresse :

« Une allure dégagée, une petite tête éveillée qui ne manquait pas d’expression, jointes à un esprit plein de finesse pour son âge, intéressaient en sa faveur.[12] »

La relation entre les deux significations de nambo, dans les passages en question, pourrait donc être celle-ci : il s’agit d’un ramoneur qui se comporte, ou qui est traité, comme s’il appartenait à un autre sexe que le sien.

Durs travaux et riches clients

Les petits ramoneurs devaient entrer dans les habitations afin d’y racler les cheminées. Là, personne n’allait vérifier ce qui se passait entre l’enfant et son client. Et si celui-ci n’avait pas la patience d’attendre qu’un jeune Savoyard vienne lui proposer ses services à domicile, il n’avait qu’à descendre dans la rue pour en trouver un, parmi les enfants qui se déplaçaient de maison en maison pour ramoner, ou encore parmi ceux qui exhibaient une marmotte apprivoisée. Comme tous les travailleurs ambulants, les ramoneurs s’annonçaient de loin par un cri particulier :

« Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu’au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l’air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et lugubre.[13] »
« Dans la rue, […] des ramoneurs savoyards passaient sous le ciel brumeux, avec leur plaintif appel qui s’entend chez nous à l’automne, comme le glas des beaux jours.[14] »
Petit ramoneur portant un message
(dessin de Morburre, 2008)

À l’occasion, lorsque le travail manquait, ils se faisaient également cireurs de chaussures à un coin de rue, ou mendiants (la mendicité des enfants de moins de seize ans, ainsi que leur emploi dans la profession de montreur d’animaux, fut interdite par la loi du 20 décembre 1874, mais celle-ci resta en général peu et mal appliquée) :

« Ils tombaient parfois sur des chefs qui les faisaient mendier, le dimanche, à la porte des églises ! […] C’était assez courant. Mon père me disait : il y en avait qui les frappaient, parce qu’il y avait des gens qui leur donnaient des pourboires – un peu d’argent, quelques sous ; eh bien, on les frappait pour récupérer cet argent. Ils n’avaient absolument rien. Rien, aucune autonomie.[1] »

Parfois, l’exploitation ne se limitait pas à leur travail et à la mendicité : il arrivait même que les chefs ramoneurs vendent les dents des enfants, transplantées ensuite sur de riches bourgeois :

« Au XVIIIe siècle, cette opération [la transplantation dentaire] était pratiquée couramment. Les petits ramoneurs étaient en quelque sorte les fournisseurs attitrés de bonnes dents pour transplantation. Ces petits ramoneurs de Paris étaient ordinairement d’excellente santé ; la pauvreté et l’ignorance du prix de leurs dents les portait à se les faire arracher pour de l’argent et les dentistes les arrangeaient pour être mises à la place de celles qu’ils voulaient remplacer.[15] »

Malgré cette emprise des chefs, la surveillance des enfants était de nature plus économique que morale (comme tous les peuples pauvres, les Savoyards étaient avides d’argent). Témoin la liberté dont jouissait le petit Claude Genoux dès l’âge de huit ans :

« Loin de le corriger toutes les fois qu’il était en retard et qu’il revenait les mains pleines de gros sous, les maîtres ne manquaient pas de le caresser et de faire son éloge.[16] »

Dans un tel milieu, le petit ramoneur perdait vite son innocence. Grandissant sous la garde d’hommes rudes, au contact des réalités de la vie, il faisait rapidement connaissance avec toutes les manifestations de la sexualité. Parfois même il gagnait quelques sous en interprétant, devant un auditoire amusé, une chanson grivoise apprise auprès des grands, et à laquelle sa voix angélique donnait un charme plus coquin.[17] Car les petits Savoyards chantaient volontiers, que ce soit pour leur plaisir ou pour gagner quelque argent : Claude Genoux et Laurent Fénix, à presque un siècle d’intervalle, se rencontrent sur ce point. On peut évoquer aussi, au XVIIe siècle, la figure du fameux Philippot, dit “le Savoyard”, chanteur des rues aveugle et débauché qui fit imprimer plusieurs recueils de chansons ; lorsque Charles Dassoucy (musicien, poète burlesque, aventurier et pédéraste célèbre) le rencontre en 1655, il le trouve accompagné d’un enfant :

« Il tira de sa poche un petit livre couvert de papier bleu, et, l’ayant donné à un jeune garçon qui lui servait de guide, ils unirent tous deux leurs voix, et tous deux, le chapeau sur l’oreille, ils chantèrent ces agréables chansons.[18] »

Quoi de plus facile pour un pédéraste que de faire comprendre à ces petits miséreux la nature de ses désirs ? On venait le chercher jusque dans sa maison, ou du moins sous sa fenêtre. Lorsqu’il avait convié un de ces gamins à rentrer chez lui, et qu’il l’avait amadoué par quelque friandise, il lui faisait peut-être vérifier, pour le principe, l’état de sa cheminée ou cirer quelques paires de bottes. Puis il pouvait par exemple, sans se compromettre, proposer à l’enfant de prendre un bon bain chaud : si le petit acceptait, sans se soucier outre mesure du retard qu’il allait prendre dans son travail, c’est sans doute qu’il avait compris où l’aimable bourgeois voulait en venir… Et une fois décrassés, les garçons révélaient souvent au regard de leurs clients la singulière beauté des races alpines, où se mêlent de mille façons la svelte blondeur germanique et la carnation italienne, plus brune et plus ronde :

« La plupart des petits ramoneurs intéressent par leur gentillesse et leur gaieté, sous leurs vêtements noirs et délabrés.[19] »

Probablement certains chefs ramoneurs étaient-ils au courant de ces rencontres, et ils pouvaient être tentés d’en profiter pour leur propre compte, par exemple en proposant quelques-uns de leurs plus beaux garçons à de riches pédérastes. Dans ce cas, où il s’agissait d’une véritable prostitution organisée, le travail de ramoneur proprement dit devait être épargné aux plus « rentables » de ces jeunes garçons.

Ramonage et affaires de mœurs

Au siècle des Lumières

Quelques affaires impliquant de jeunes savoyards nous sont parvenues. La moins méconnue est celle de Benjamin Deschauffours, exécuté à Paris en 1726. Il fut accablé par le témoignage de Thomas Vaupinesque, un savoyard de quinze ans poussé à la prostitution et à qui son confesseur le père Anselme, jacobin, du couvent de la rue Saint-Honoré avait recommandé de ne pas recourir à la justice des hommes.

Roger Peyrefitte s'est intéressé à l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines (1685-1745), ancien jésuite devenu critique littéraire. Il eut un temps la même adresse que Deschauffours. Voltaire, avec qui il s’était brouillé après avoir été de ses amis, se vengea bassement en le persiflant, d’abord dans sa correspondance, puis dans ses écrits publics à propos de " ramoneurs de cheminée qu’il avait pris pour des amours à cause de leur fer et leur bandeau ".

Peyrefitte s'est livré à d'intéressantes conjectures quant à l'abbé René-François du Breil de Pontbriand. Desfontaines demanda à cet animateur de l’œuvre des « Petits Savoyards », un institut pour les enfants pauvres, d'intervenir en sa faveur lors de sa seconde incarcération en 1725.

Les ramoneurs au XIXe siècle

On peut s’étonner qu’il ne subsiste guère de traces d’activités pédérastiques concernant les petits Savoyards, dans les mémoires populaires ou dans les actes de justice. Pour ces derniers, la chose est normale : le garçon était en général consentant ; et même si ce n’était pas tout à fait le cas, il était trop jeune pour se plaindre, dans un pays qui n’était pas vraiment le sien, et en utilisant une langue qu’il maîtrisait mal.[20] Il était de plus sous la coupe d’un chef adulte qui pouvait l’empêcher de faire un scandale inutile.

À l’occasion, les autorités religieuses intervenaient pour tenter de mettre fin à une situation “scandaleuse” quand, par exemple, le petit Savoyard avait eu l’imprudence de confesser quelques gros péchés de la chair. On en a vu un cas typique avec le jeune Thomas Vaupinesque, qu’un religieux avait obligé à abandonner son maître. Peut-être faut-il interpréter dans le même sens ce curieux extrait d’une missive envoyée le 28 mai 1841 par le vicaire général d’Annecy au curé d’un village de montagne :

« Dans une lettre écrite de Metz à la Supérieure du couvent de la Visitation d’Annecy, on lui parle d’un petit ramoneur nommé François, fils de François Lathuraz, de Cons-Sainte-Colombe. Il paraît que cet enfant se conduit assez mal et est exposé à prendre une bien mauvaise direction. Veuillez bien en avertir le père, et l’engager à faire venir son fils au pays, où il pourra également gagner sa vie, afin qu’il puisse être instruit et surveillé.[1] »

Il ne venait pas à l’esprit du brave vicaire général que si un enfant s’était exilé si loin, et si ses parents l’avaient laissé partir, c’était justement parce qu’il lui était impossible de vivre au pays ! Tout d’ailleurs dans cette lettre respire le conformisme bien-pensant : les sous-entendus pudibonds, la méconnaissance de la situation réelle des pauvres, et la condamnation moralisatrice d’actes sans doute bien innocents… Avec son bon sens paysan – et avec sa pudeur savoyarde – un lointain parent de ce gamin aux mœurs dissolues s’en indigne à juste titre :

« Je pense que ce vicaire général parle comme un grand, grand monsieur de l’époque, soucieux de morale – de moralité ! Mais qu’est-ce qu’elle pouvait bien être, la moralité d’un gamin ? Vous comprenez, c’était certainement… Alors que peut-être, la morale, elle se plaçait ailleurs. Est-ce que la morale, elle n’était pas ce que ce monsieur a l’air d’ignorer : que des parents soient obligés d’envoyer leurs gosses si loin pour gagner leur vie, pour manger ? […] Oui, elle était là, la morale. Ou l’immoralité. L’immoralité était là ! Maintenant, ce que ce pauvre gosse pouvait faire… Je ne sais pas ce qu’il pouvait faire ! Évidemment, il y avait des fréquentations… Il pouvait peut-être… il était peut-être très… c’est peut-être justifié…[21] Mais enfin, moi, ce qui me gêne dans cette lettre-là, voyez, c’est cette façon superficielle, cette méconnaissance d’une situation : « Dites au père de le rappeler, parce qu’à Sainte-Colombe il pourra gagner sa vie »… Mais il n’y avait rien à glaner à Sainte-Colombe, figurez-vous ! Il n’y avait rien ! Alors, c’est un peu léger, vous ne trouvez pas ? […] C’était du moralisme. Le moralisme tenant lieu, finalement, de pas mal de choses ![1] »

Quant aux textes écrits par des Savoyards pour raconter leur enfance de ramoneur, ils sont très peu nombreux, la plupart de ces petits paysans étant bien incapables de rédiger leurs mémoires :

« Ces gosses n’allaient pratiquement pas à l’école. Ils partaient ramoner l’hiver, ils revenaient l’été pour aller garder les chèvres. Alors, il y avait peu de temps scolarisé. […] Ces gosses étaient illettrés.[1] »

Bien entendu, tous les ramoneurs ne pratiquaient pas la pédérastie. Enfin, et surtout, il faudrait méconnaître complètement le caractère du montagnard de cette époque – taciturne, catholique fervent, pris dans un tissu social extrêmement conformiste – pour penser qu’il ait pu avouer par écrit, une fois adulte, de telles “turpitudes”.

À titre d’exemple, on peut citer la remarquable discrétion de Claude Genoux : non seulement il fut longtemps un petit vagabond solitaire, mais, âgé de onze à douze ans, il passa quatorze mois dans l’hospice des Orphelins de Paris (et l’on sait ce que pouvaient être les pratiques sexuelles dans un tel milieu) ; avant cela, il avait été incarcéré trois jours de suite à la Préfecture de police, au milieu d’environ deux cent cinquante malfaiteurs[22] ; et à treize ans il devint mousse sur un vaisseau sarde (on sait à quoi servaient souvent les mousses). Il est impossible de croire qu’en toutes ces occasions, pas un seul client, pas un seul chemineau de rencontre, pas un seul orphelin, pas un seul prisonnier, ni un seul matelot n’ait fait des avances à un garçon si charmant qu’il subjuguait, selon ses dires, bon nombre des personnes qu’il rencontrait. Et pourtant ses Mémoires ne soufflent pas un mot des propositions dont il fut nécessairement l’objet.

Cependant, il convient peut-être de lire certains épisodes entre les lignes. Ce même Claude Genoux, qui exerça bien des métiers dans sa jeunesse outre celui de ramoneur, rapporte malgré tout de singulières générosités à son égard ; et l’on peut penser qu’il vend un peu la mèche lorsqu’il conclut ses pérégrinations enfantines par cette phrase désabusée :

« Je compris de suite, aux regards des bons messieurs, que l’intérêt que j’inspirais à douze ans, je ne pouvais plus l’inspirer à quinze.[23] »

Un siècle plus tard, c’est Laurent Fénix, un autre ancien “faria”, qui relate son étrange rencontre, à l’âge de treize ans, avec un jeune mondain qui visite la cathédrale de Dole. Le bourgeois, qui a peut-être suivi l’enfant, sympathise avec lui et propose de le prendre à son service :

« Un dimanche que je sortais seul l’après-midi, je voulais aller voir au-dessus de la grande tour de la cathédrale. Je suis donc monté au sommet par un escalier en pierre et il fallait que je m’arrête de temps en temps tellement il fallait tourner en rond. […] Et il y avait un bon moment que j’admirais le lointain quand monte un jeune homme richement vêtu ; il s’approche de moi et je fus surpris de le voir me sympathiser avec sa tenue de mondain et certainement il aura compris que j’étais un petit ramoneur. Mais d’après ma tenue et ma [mine] il ne se trompait pas. Et ce qui l’a attiré à me demander des explications. Alors je lui ai expliqué. Lui, il me disait qu’il habitait Paris, que ses parents étaient très riches, qu’ils occupaient beaucoup de domestiques et que si je voulais il m’embarquerait avec lui. Je lui répondis que je ne pouvais pas, je n’avais pas loin d’un an encore à faire d’après mon engagement. Alors il m’a dit : « Eh bien, quand tu auras fini, tu seras bien chez mes parents, tu verras. » Il m’a donné son adresse et il m’a sorti un gros cigare et il m’a remis une pièce de dix francs en or, et je l’ai bien remercié. Il a descendu la grande tour.[24] »

Le riche jeune homme s’était-il amouraché du petit ramoneur, au point de vouloir le ramener chez lui en le faisant passer pour son valet ? Ou cette offre d’une situation stable dans la capitale n’était-elle pas plutôt l’une de ces propositions mirifiques avec lesquelles les proxénètes éblouissent leurs naïves victimes des deux sexes, avant de les faire glisser plus ou moins brutalement dans la prostitution ? Étant donné l’époque et les circonstances étranges de la rencontre, les deux hypothèses sont vraisemblables. Elles ouvrent d’intéressantes perspectives sur ce qu’a dû être le sort de nombreux autres garçons pauvres. Au hasard d’une rencontre avec un homme séduisant, ils pouvaient aussi bien être hissés à un niveau social plus élevé que le leur, ou plongés dans la débauche la plus totale.

Spécificités locales

Royaume-Uni

Etats-Unis d'Amérique

Italie

Les savoyards et la mode au XVIIIème siècle

Les petits ramoneurs savoyards en tant que sujet de collection

Quelques thèmes récurrents

Mystérieuses disparitions d’enfants

De nombreux petits Savoyards ont disparu loin de chez eux sans laisser de traces. Beaucoup, certes, ont été victimes d’accidents mortels (un pédéraste célèbre, le compositeur anglais Benjamin Britten, écrivit un opéra de poche intitulé Le petit ramoneur, qui raconte comment le jeune héros fut abandonné par ses maîtres dans une cheminée, avant d’être sauvé par d’autres enfants).[25] D’autres mouraient de maladie ; mais dans ces cas-là, comme après un accident, on avertissait en général la famille :

« On a un faire-part d’un petit ramoneur qui est mort à Belfort – c’est le curé qui a été averti. Il est mort, on ne sait pas comment : il est mort à l’hôpital de Belfort. Mais il y en a combien qui mouraient en route, qui disparaissaient !… Moi, j’ai un grand-oncle qui est parti : il a disparu. D’où la légende : il y a peut-être un oncle en Amérique. Mais le pauvre gosse, il n’est pas en Amérique, il est certainement mort en route.[1] »

Il est probable aussi que des ramoneurs aient été enlevés pour être prostitués, en France ou à l’étranger. Le commerce des jeunes garçons était alors une réalité incontestable, et les “farias”, pourvu qu’ils fussent jolis et isolés, représentaient des proies faciles. Certains chefs ramoneurs ont même pu, à l’occasion, céder à prix d’or un de leurs protégés. Une telle transaction était sans doute trop périlleuse pour être régulièrement pratiquée, car l’adulte était malgré tout responsable devant la communauté villageoise, à son retour au pays :

« Ils avaient un patron qui était du pays ; et ce patron pouvait toujours, un jour ou l’autre, rendre des comptes. […] Dans le canton, on dit qu’un patron ramoneur, qui était particulièrement odieux et dur par rapport aux gosses, a été attendu au retour ; et il a été frappé, et tellement frappé qu’il a été laissé pour mort ; et il est mort.[1] »

Mais un seul très beau garçon pouvait faire la fortune de son chef, si celui-ci acceptait de le vendre secrètement à un trafiquant spécialisé. Les pièces du procès de Benjamin Deschauffours prouvent que des jeunes garçons enlevés à Paris, sous le règne de Louis XV, ont été vendus à des seigneurs britanniques, polonais, etc.[26] Au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, il était également possible de les faire sortir d’Europe : les enfants risquaient alors de finir dans un harem de Turquie ou d’Arabie – parfois castrés, et définitivement prisonniers –, ou même dans un bordel spécialisé :

« Il existait un trafic de garçons, qui expédiait de jeunes Français en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Des petits Français étaient proposés à la vente, en privé, sur les marchés d’esclaves du Maroc, et dans le harem du Sultan de Turquie. Au XIXe siècle, aucun bordel de garçons n’aurait été considéré comme complet s’il n’hébergeait pas quelques beaux petits Français – et ces garçons n’avaient souvent pas plus de… six ans ![27] »

Il ne faut pas croire cependant que les relations pédérastiques, pour les petits ramoneurs, représentaient systématiquement une déchéance dans le cadre d’une prostitution plus ou moins forcée. Dans la plupart des cas, il s’agissait sans doute d’un simple moment de plaisir partagé, d’une lueur de tendresse dans la dure vie d’un enfant travailleur.

Parfois aussi, sans doute, l’amour s’en mêlait. Alors, avec un peu de chance et d’astuce, un homme et un garçon pouvaient décider de vivre ensemble : certaines disparitions d’enfants ne furent probablement que des adoptions cachées… Dépouillé de ses guenilles, ayant mis au rancart sa raclette et son hérisson, parfois un joli ramoneur avait l’occasion de devenir un jeune bourgeois, ou du moins un ouvrier respectable. Il avait enfin droit au bien-être, à l’éducation et à l’amour qui lui avaient fait défaut sur les routes de France ou même dans son village natal. Une fois de plus, dans ces occasions, la pédérastie pouvait se révéler une étonnante force de brassage social.

Mythe et initiation

Une éducation initiatique

Notre société occidentale moderne n’est plus celle des xviiie et xixe siècles, pas plus qu’elle n’est comparable à celle du tiers-monde. Sans nier les bienfaits de l’instruction et de l’hygiène généralisées, sans méconnaître le progrès que représentent certaines formes de protection de l’enfance, on ne peut se contenter de juger le passé selon nos critères. C’est pourquoi, même si l’on s’apitoie sur les petits Savoyards d’autrefois, on peut aussi mettre en lumière les aspects positifs, pour leur époque, d’une vie aussi dure à un âge si tendre.

Le sort des ramoneurs reproduisait en réalité des structures initiatiques que l’on rencontre dans nombre de sociétés primitives, qu’elles soient indo-européennes, africaines, mélanésiennes ou amérindiennes.[28] On peut faire à ce sujet quelques parallèles :

— prise de responsabilités et autonomie précoces (on l’a vu, les petits Savoyards intégrés à un groupe dépendaient étroitement de leur chef ; mais ils prenaient quand même plus de responsabilités, dans leur travail, que bien des enfants actuels) ;

— sortie temporaire de la cellule familiale et du milieu villageois, pour aller gagner sa vie sur un territoire extérieur à celui de la communauté (pour les ramoneurs, bien sûr, cette phase durait beaucoup plus longtemps que dans une initiation traditionnelle) ;

— vie au sein d’un petit groupe exclusivement masculin (même s’il pouvait se trouver des filles parmi les Savoyards émigrés, les témoignages montrent qu’elles n’étaient qu’une petite minorité, presque sans importance réelle et sans rôle social spécifique) ;

— relations pédérastiques, soit à l’intérieur de cette communauté de mâles, soit avec des personnes extérieures (bien que l’attitude répressive de l’ensemble de la société vis-à-vis des pédérastes n’ait pas encouragé cet aspect des choses chez les Savoyards, on a vu que de nombreux cas s’étaient produits, ceux que nous pouvons détecter ne représentant certainement que la partie émergée de l’iceberg) ;

— prise en charge de l’apprentissage des plus jeunes par des adolescents plus âgés, et direction de l’ensemble du groupe par des hommes adultes ;

— souvent, l’enfant qui sortait de son village était chaperonné par son oncle, ou par un ami de la famille (cette relation, connue sous le nom de “fostérage”, est l’une des formes essentielles de l’éducation chez les peuples indo-européens ; elle a persisté en particulier pendant tout le Moyen-Âge, sous la forme des pages et des apprentis).[29]

Il n’est pas question de dire, bien entendu, que le sort des petits ramoneurs était directement hérité de l’initiation des garçons dans les antiques sociétés indo-européennes. Les ressemblances tiennent plutôt au fait que la société savoyarde – peut-être parce qu’elle était d’origine indo-européenne – a pu donner naissance petit à petit à un système similaire, lorsqu’elle en a éprouvé le besoin sous la pression des circonstances économiques.

D’autre part, les structures archaïques traduisent sans doute des constantes psychologiques valables en tous lieux et en tous temps. De même qu’il y a des universaux du langage (règles universelles valables pour presque tous les idiomes), il existe probablement des universaux sociologiques – ce qui expliquerait par exemple qu’un système initiatique européen, où le rôle de la pédérastie est essentiel, puisse se retrouver presque semblable chez certains peuples des antipodes. Les éléments de nature initiatique, dans le cas des jeunes Savoyards émigrés, sont dus pour une part, tout simplement, à des processus éducatifs naturels (y compris dans les relations hommes-garçons).

La vie des petits ramoneurs, on l’a vu, était fort rude. Pauvreté, solitude, exploitation par des adultes, ignorance, dangers de toutes sortes, tout cela est incontestable. Mais ces enfants étaient-ils pour autant toujours écrasés, malheureux, ou déséquilibrés ? On peut en douter : les témoignages font état, au contraire, de leur gentillesse, de leur débrouillardise et, surtout, de leur bonne humeur.

On doit se féliciter que le progrès ait rendu impossible, dans nos pays, que des enfants soient soumis à des conditions de vie aussi pénibles. Mais n’a-t-on pas été trop loin dans ce sens, en oubliant la valeur éducative de la difficulté, de la responsabilité réelle, de la collaboration avec les adultes ? Et surtout, en limitant trop souvent l’éducation à l’instruction ? Sur ces questions, les petits ramoneurs du passé nous interrogent.

Combien d’enfants, aujourd’hui, feraient preuve du même cran et de la même forte personnalité que le petit Claude Genoux voici près de deux siècles ? Combien seraient capables, malgré tant de traverses et d’aléas, de se bâtir une existence aussi mouvementée et aussi passionnante ? Combien d’enfants et d’adolescents, aujourd’hui, sont simplement capables, comme lui, d’être autonomes et heureux ?…

Le mythe des petits ramoneurs

Plus encore que le mousse, le petit ramoneur a donné lieu à toute une imagerie stéréotypée, tantôt idyllique, tantôt misérabiliste. Au XVIIe siècle déjà, la marquise de Sévigné signalait qu’on ne peignait plus des amours sur les éventails, mais des ramoneurs, qui étaient fort à la mode.[30] Deux siècles plus tard, les poésies élégiaques d’Alexandre Guiraud lui répondaient, sur un registre moins léger.[31]

Mais c’est Victor Hugo, dans Les misérables, qui donne vraiment ses lettres de noblesse à la figure du petit ramoneur, avec le personnage de Petit-Gervais. On se souvient de cette scène où l’ex-bagnard Jean Valjean, bouleversé par la bonté de l’évêque de Digne, médite dans la campagne :

« Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos ; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.
Tout en chantant l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarante sous.[32]
»

Jean Valjean pose le pied sur la pièce blanche que l’enfant a fait tomber, et il refuse de la lui rendre. Or la symbolique nous apprend que le pied est un symbole phallique, et que la monnaie est une image de l’âme[33] : on perçoit alors dans cette scène une coloration secrètement pédérastique. On sait d’ailleurs que Jean Valjean est le jumeau littéraire de l’homosexuel balzacien Vautrin – les deux personnages étant inspirés de Vidocq. Certains critiques ont remarqué en outre qu’il témoigne une évidente tendance pédophile à l’égard de Cosette, et une non moins évidente homosexualité latente à l’égard de Marius.[34] Son contact bref et ambigu avec Petit-Gervais s’inscrit aussi dans cette problématique d’une sexualité inavouable et refoulée.[35]

Petit-Gervais réclame sa pièce, « avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence », et il proteste vigoureusement ; puis, effrayé par cet homme hagard, il s’enfuit en pleurant (pour Hugo, le mal absolu est celui qui est fait à un enfant). Alors Jean Valjean se convertit, définitivement et radicalement : le désespoir d’un petit garçon, après la bonté du vieillard, a enfin touché son cœur endurci par les injustices de la société.

Petit-Gervais, si brève que soit son apparition, est le nœud d’un réseau de correspondances qui irrigue le grand roman hugolien. Il achève et couronne l’action psychologique de l’évêque (les archétypes de l’enfant et du vieillard sont équivalents dans la psychologie des profondeurs).[36] Enfant rédempteur, pauvre et travailleur, fragile et solitaire, il constitue en quelque sorte le pendant masculin de Cosette. Enfin, il est à la fois le précurseur et la contrepartie campagnarde de Gavroche, cet « étrange gamin fée ».

Certes, le petit ramoneur mis en scène par Hugo est assez peu vraisemblable : opérant pour son propre compte (ce qui était fort rare), transportant une marmotte sur son dos et encombré d’une vielle (tout ce barda ne l’empêche d’ailleurs pas de batifoler en jouant aux osselets avec son argent !), Petit-Gervais ressemble bien plus à un savoyard de Paris qu’à un petit ouvrier errant en pleine campagne. Mais peu importe ! plus qu’un quelconque ramoneur, Petit-Gervais est véritablement le prototype des ramoneurs : un enfant libre, pauvre, gai, courageux, profondément lié à la nature (il possède une marmotte, animal mi-sauvage mi-apprivoisé), artiste (puisqu’il chante et joue de la vielle), capable de traiter d’égal à égal avec un adulte. Il fait partie, au même titre que Gavroche ou Angus, de « la fantastique mythologie pédophile de Hugo ».[37] L’amour chaste et total que Jean Valjean vouera plus tard à Cosette, l’ancien forçat n’est pas encore assez purifié pour le donner à ce petit vagabond lumineux (« l’enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d’or dans les cheveux »). La brute ne sait pas encore aimer, mais déjà, grâce à ce garçonnet, elle apprend à ne plus haïr.

Petit campagnard attiré par la ville… Enfant pauvre volé de sa seule richesse… Jeu de la haine et de l’amour… On pourrait chercher là un sens archétypal : le petit ramoneur représentant l’union des contraires en une opposition dynamique et constructive. La noirceur de la suie sur son visage révèle, sous-jacente, la clarté d’une peau juvénile. La gaieté lui sert d’antidote à la misère et à la peine. À l’âge de l’insouciance, il accomplit déjà un dur labeur adulte. Et Hugo confirme cette vision dialectique en attirant notre attention sur les genoux (symbole de puissance)[38] des petits savoyards : au-delà de cet aperçu charnel du corps enfantin, c’est une autre opposition positive – la force du faible – qui est ici mise en lumière.

Le petit ramoneur, c’est enfin l’étranger, mais si proche de nous qu’il pénètre jusqu’au cœur du foyer. C’est le puer æternus qui, par la cheminée, établit une communication mystérieuse entre la terre et le ciel.[39] Magnifique symbole garçonnier que cet enfant-homme, aux facettes opposées et complémentaires, qui s’engouffre hardiment dans l’enfer obscur de la cheminée pour déboucher enfin, au terme d’une périlleuse ascension, sur la lumière céleste.

Voir aussi

Bibliographie

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  • Dejammet, Monique. L’album du petit ramoneur savoyard. – Montmélian : La Fontaine de Siloë, 2000.
    Contient : « Lecture de peintures, gravures et estampes sur les ramoneurs » / Céline Carrier ; « Étude de cartes postales sur les ramoneurs » / Aurélien Gigord ; « La langue des ramoneurs » / Dominique Vuillerot.
  • Delaporte, P. Victor. Une œuvre ouvrière sous l’ancien régime : les petits ramoneurs, étude augmentée de documents nouveaux. – V. Retaux, 1900. – 96 p.
  • Désormaux, J. « Mélanges savoisiens. VIII, Le faria », in Revue de Philologie Française, t. XXVI, p. 77-91. – Lyon.
  • Cerlogne, abbé J.-B. Vie du petit ramoneur. – Pessinetto : Impr. J.-B. Cerlogne, 1895.
  • Favre, Abbé. « Les ramoneurs de Maurienne », in Travaux de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, t. XI, 1954.
  • Darmon, Pierre. « Cancer, maladie des petits ramoneurs », in L’Histoire, 1989, p. 76-77.
  • [Fénix, Joseph Laurent]. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [publié par Marcel Peyrenet]. – Paris : Le Sycomore, 1979 (Vincennes : impr. Rosay). – 196 p. : ill. ; 17 cm. – ISBN 2-86262-006-8
  • [Fénix, Joseph Laurent]. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [préf. par Madeleine Rebérioux] – Paris : Le Sycomore, 1981 (Mayenne : impr. Floch). – VII-196 p. : ill., couv. ill. ; 18 cm. – ISBN 2-86262-006-2 (erroné)
  • Fénix, Joseph Laurent. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même / [publ. par Marcel Peyrenet]. – Lyon : M. Chomarat, 1994 (Chassieu : Impr. Delta). – 122 p. : fac-sim., couv. ill. ; 22 cm.
  • Fénix, Joseph-Laurent. Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard : écrite par lui-même. – Montmélian : La Fontaine de Siloé, 1999 (Aubenas : Impr. Lienhart). – 183 p. : ill., couv. ill. ; 22 cm. – (Carnets de vie). – ISBN 2-84206-093-8
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  • Genoux, Claude. Mémoire d’un enfant de la Savoie. – Montmélian : Impr. Arc-Isère, 1983.
  • Goizet, A. Le dernier des petits ramoneurs / ill. Guy Denayer.
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  • Hermann, Marie-Thérèse. La Savoie traditionnelle.
  • Lamendin, Henri. Petites histoires de l’art dentaire d’hier et d’aujourd'hui : anecdodontes / préf. Charles Bérenholc. – Paris ; Budapest ; Kinshasa [etc.] : L’Harmattan, 2006 (Condé-sur-Noireau : Impr. Corlet). – 200 p. : couv. ill. ; 24 cm. – (Pratique et éthique médicales). – ISBN 2-296-00533-0
  • Lever, Maurice. Les bûchers de Sodome : histoire des « infâmes ». – Paris : Librairie Arthème Fayard, 1985 (Saint-Amand-Montrond : S.E.P.C., février 1985). – 432 p. : couv. ill. en coul. ; 22 × 14 cm. (fr)
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  • Pontbriand, abbé René-François du Breil de. Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris. – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1735.
  • Pontbriand, abbé René-François du Breil de. Progrès de l’établissement commencé depuis peu pour les Savoyards qui sont dans Paris : seconde partie. – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1737.
  • Pontbriand, abbé René-François du Breil de. Suite du progrès de l’établissement pour l’instruction de tous les enfans et de tous les ouvriers des rues de Paris… – Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1739.
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  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder. – 1940-1941.
  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder : Erlebnisse und Abenteuer eines kleinen Tessiners. – Düsseldorf : Sauerländer im Patmos Verlagshaus. – ISBN 978-3-7941-2231-8
  • Tetzner, Lisa. Die Schwarzen Brüder : Roman in Bildern / mit Illustrationen von Hannes Binder. – Düsseldorf : Sauerländer im Patmos Verlagshaus, 2002. – ISBN 978-3-7941-4900-1
  • Tetzner, Lisa. Les Frères Noirs. – Éd. L’École des Loisirs, 1982. – 2 t. : ill. en coul. ; 19 × 13 cm. – (Medium). – ISBN 2-211-09075-3
  • Tetzner, Lisa. Les Frères Noirs / trad. Svea Winkler, Boris Moissard ; ill. Hannes Binder. – Éd. L’École des Loisirs, 2005. – 156 p. : ill. en coul. ; 19 × 13 cm. – (Neuf). – ISBN 2-211-07486-3

Iconographie

Discographie

  • Britten, Benjamin. The little sweep, op. 45. – 1949.
  • Lathuraz, Robert. Les farias / interview par Adolphe Losserand. – Diffusé sur Radio-Morzine, ca 1990.

Filmographie

  • Chandelle, André. Les hirondelles d’hiver / avec Max Boublil (Carrousel), Lorant Deutsch (Peau de Lapin), Samuel Dupuy (Gervais), Malkiel Golomb (Petit-Benoît), Julie-Marie Parmentier (Hérisson), Charles Pestel (Jean-Jean), Patrick Raynal (Rattenfänger). – France : France 2, 1999. – Téléfilm (1e diffusion 20 décembre 1999).
  • Kuzuha, Kōzō. ロミオの青い空 [Romio no aoi sora] = Romeo and the Black Brothers / Yoshiharu Satou. – Nippon Animation, 1995.

Articles connexes

Notes et références

  1. 1,0 1,1 1,2 1,3 1,4 1,5 1,6 1,7 1,8 et 1,9 Robert Lathuraz, Les farias (interview par Adolphe Losserand, diffusée sur Radio-Morzine). Ce document étant inédit sous forme écrite, on en citera ici de larges extraits, malgré l’incorrection et les redites inévitables du style parlé.
  2. Ce mouvement d’escalade porte d’ailleurs le nom de “ramonage”. Buffon en attribue l’invention à la marmotte, qui « monte entre deux parois de rochers, entre deux murailles voisines, et c’est des marmottes, dit-on, que les Savoyards ont appris à grimper pour ramoner les cheminées » (« La marmotte », in Histoire naturelle des animaux).
  3. Joseph Laurent Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, Paris, Le Sycomore, 1981, p. 68-70, 76-77. – Laurent Fénix (1892-1958), petit paysan des environs d’Albertville, commença à travailler comme berger vers l’âge de dix ans, puis comme ramoneur, à Dole, de douze à quatorze ans. Il fit ensuite l’apprentissage du métier de menuisier, avant d’être grièvement blessé au visage en 1915. Il relate cette existence misérable et courageuse dans un langage populaire, souvent fautif, mais avec le talent d’un cœur simple blessé par la vie. La première édition de son ouvrage date de 1979.
  4. René-François du Breil de Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1735, p. 4.
  5. Paul Canler, Mémoires de Canler, ancien chef du Service de Sûreté, Paris, Mercure de France, 1968, p. 317.
  6. Pontbriand, Projet d’un établissement déjà commencé pour élever dans la piété les Savoyards qui sont dans Paris, p. 7.
  7. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 57.
  8. Claude Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, Montmélian, Impr. Arc-Isère, 1983, p. 36-37. Cette édition est la reproduction en fac-similé de la première édition intégrale, parue à Paris chez Armand Le Chevalier en 1870. – Claude Genoux (1811-1874) vécut sa petite enfance au village de Saint-Sigismond, près d’Albertville, avant de partir à l’âge de huit ans comme ramoneur. S’étant vite séparé de la petite équipe conduite par son oncle, il vagabonda sur les routes et par les villes, plus ou moins solitaire selon les occasions, se joignit à une troupe de saltimbanques, fut hébergé dans un hôpital, puis aux Orphelins de Paris, d’où il s’enfuit pour devenir à nouveau ramoneur, puis serviteur à Romorantin, mousse en Italie, décrotteur dans un hôtel de Chambéry, et tout ceci avant l’âge de seize ans ! Sensible et charmeur, féru de liberté, optimiste, poète à ses heures, débrouillard mais honnête, il représente une sorte de Gavroche savoyard, qui a su profiter de toutes les occasions offertes plutôt que de se laisser exploiter par des adultes. La seconde partie de ses Mémoires, qui ne fut éditée qu’en 1870 (la première partie avait paru dès 1846), raconte ses aventures autour du monde, et particulièrement en Amérique du Sud, puis sa carrière d’imprimeur et de militant ouvrier à Paris. Cet ouvrage, au style agréable, possède une vraie valeur littéraire ; mais il est probable que de nombreux épisodes ont été “arrangés” ou édulcorés, pour en relever l’intérêt ou pour masquer quelques indécences.
  9. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 38.
  10. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 41.
  11. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 38-39.
  12. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  13. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, vol. IV.
  14. Pierre Loti, « Vacances de Pâques », in Figures et choses.
  15. Henri Lamendin, Petites histoires de l’art dentaire d’hier et d’aujourd'hui : anecdodontes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 124.
  16. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 4.
  17. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 73 ; Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 40-41.
  18. Charles Dassoucy, Aventures burlesques, Paris, Garnier frères, 1876, p. 94-100.
  19. Alexandre Guiraud.
  20. Outre le patois savoyard, qui s’apparente à l’arpitan (ou francoprovençal), le milieu des ramoneurs avait son jargon très particulier : le tarastiu – prononcer “tarachtiou” (Lathuraz, Les farias). Voir aussi Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 61, 70.
  21. On a reproduit ici, à dessein, les hésitations et les réticences verbales qui apparaissent dans le texte enregistré lors de l’interview de Robert Lathuraz. Si les choses ne peuvent décemment se dire, on comprend cependant de quoi il retourne…
  22. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 56-59 :
    « Cette prison était une salle de trente mètres de longueur sur douze à quinze de largeur, garnie, dans toute son étendue et des deux côtés, d’un lit de camp semblable à ceux des corps de garde. Elle pouvait contenir trois cents prisonniers. Là étaient enfermés tous les repris de justice, les malfaiteurs, les vagabonds arrêtés durant les trois jours précédents. Fange, propos cyniques, blasphèmes, tout ce que l’on peut concevoir de plus abject se trouvait là dans sa laideur, dans toute sa nudité. On eût même dit qu’il y était de rigueur, de bon goût, de posséder tous les vices. Celui qui ne les avait pas devait les singer. […] Il y avait trois jours que je croupissais dans ce cloaque, quand l’autorité prit enfin le parti de me caser. »
    On imagine ce qu’a pu endurer un joli garçon de onze ans dans cette ergastule.
  23. Genoux, Mémoires d’un enfant de la Savoie, 1983, p. 109.
  24. Fénix, Histoire passionnante de la vie d’un petit ramoneur savoyard, 1981, p. 88-89.
  25. Benjamin Britten, The little sweep, op. 45, 1949 ; Humphrey Carpenter, Benjamin Britten : a biography, London, Faber and Faber, 1992, p. 273-277.
  26. Lever, Les bûchers de Sodome, p. 335-367.
  27. Dennis Drew, Jonathan Drake, Boys for sale : a sociological study of boy prostitution, New York, Brown Book Company, 1969, p. 34 (trad. BoyWiki).
  28. Sur l’initiation pédérastique chez les Indo-européens, on consultera en particulier les deux ouvrages de Bernard Sergent, L’homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984, et L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, Paris, Payot, 1986.
  29. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, Paris, Éd. de Minuit, 1969, p. 85-88 ; Jean Markale, Les Celtes et la civilisation celtique : mythe et histoire, Paris, Payot, 1988, p. 160, 166, 275 ; Sergent, L’homosexualité dans la mythologie grecque, p. 85-86 ; Sergent, L’homosexualité initiatique dans l’Europe ancienne, p. 190-191.
  30. Mme de Sévigné, Lettres, 8 mai 1676 :
    « Le chevalier de Buous vous porte un éventail que je trouve fort joli : ce ne sont plus de petits amours, il n’en est plus question ; ce sont de petits ramoneurs les plus jolis du monde. »
  31. Alexandre Guiraud, Élégies savoyardes, Paris, C.-J. Trouvé, 1823 ; Poëmes et chants élégiaques, Paris, A. Boulland, 1825 ; Le petit Savoyard, Paris, A. Lemerre, 1897. À notre époque, on peut citer un petit roman pour enfants de Marie-Christine Helgerson, Dans les cheminées de Paris, Paris, Flammarion, 1985, qui retrace avec assez de fidélité la condition des ramoneurs à la veille de la Révolution.
  32. Victor Hugo, Les misérables, I, II, chap. XIII. – Contrairement à l’imagerie populaire, relayée ici par Hugo, l’enfant ne venait pas de Savoie avec sa marmotte ; on lui en confiait une sur place, à Paris :
    « Il n’y avait pas de ramoneur qui partait d’ici avec une marmotte sur l’épaule ! […] La marmotte, c’était un animal que les Parisiens ne connaissaient pas : ils n’étaient jamais allés en montagne. Alors une marmotte, cet animal qui hiberne pendant tout l’hiver !… C’était comme le petit montreur d’ours : c’était une façon de faire du profit comme une autre, et de mendier ; et de favoriser la mendicité. Alors, au gosse, on lui mettait une marmotte, et allez ! dans le coin de rue, et puis il montrait sa marmotte. » (Lathuraz, Les farias)
  33. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, « Monnaie », « Pied », in Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, Jupiter, 1969.
  34. Dans « La vie amoureuse de Jean Valjean » (in Contes cuistres, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 127-143), Pierre Gripari évoque sur le mode humoristique une homosexualité supposée de Jean Valjean :
    « Une dernière fois, sur la grand’route, l’homme se conduit comme un salaud, et vole un petit garçon (après l’avoir ou non violé, nous ne le saurons jamais). »
    Pince-sans-rire, Gripari conteste avec le plus grand sérieux le « témoignage » du dessinateur Gotlib, selon lequel Jean Valjean, après avoir aidé Cosette à porter un seau d’eau trop lourd pour elle, se serait « fait payer par elle en nature, en l’induisant à pratiquer sur lui une certaine opération, difficile à désigner dans des termes honnêtes, mais pour laquelle nous disposons du mot latin fellatio. […] À l’extrême rigueur nous admettrions que Jean Valjean ait pu se faire faire l’opération susdite par Petit-Gervais, pour le voler ensuite. »
    Gripari opine cependant qu’en règle générale « Jean Valjean aime les hommes, les jeunes hommes, mais il dédaigne les petits garçons. »
  35. Il est étonnant qu’un si beau sujet d’étude ait échappé au psychiatre pédéraste Morris Fraser, dans son ouvrage The death of Narcissus (London, Secker and Warburg, 1976), où il répertorie et analyse les personnages symboliques de la pédophilie dans les grandes œuvres littéraires.
  36. Sur l’archétype de l’enfant, outre le livre de Morris Fraser, on consultera avec profit l’étude de Charles Kerényi « L’enfant divin », et celle de Carl-Gustav Jung « Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant », dans leur ouvrage commun Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1980.
  37. Michel Tournier, Le vol du vampire : notes de lecture, Paris, Mercure de France, 1981, p. 181.
  38. Chevalier, Gheerbrant, « Genou », in Dictionnaire des symboles.
  39. Chevalier, Gheerbrant, « Cheminée », in Dictionnaire des symboles.