Dialogues des dieux (extraits)

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Extraits des Dialogues des dieux de Lucien de Samosate : 4e et 5e dialogues (traduction d’Eugène Talbot, 1912).

Talbot utilise pour les noms de dieux des formes latines, qui ne sont pas conformes à l’original grec :
Junon = Héra • Jupiter = Zeus • Mercure = Hermès • Vulcain = Héphaïstos.



Dialogues des dieux



4


JUPITER ET GANYMÈDE.


1.
Jupiter. Voyons, Ganymède, nous sommes arrivés en lieu sûr ; embrasse-moi, pour t’assurer que je n’ai plus ni bec crochu, ni serres aiguës, ni ailes, enfin que je ne suis plus un oiseau comme je le paraissais.
Ganymède. Oui ! tu es homme ! Mais tout à l’heure n’étais-tu pas aigle, lorsque, t’abattant sur moi, tu m’as enlevé du milieu de mon troupeau ? Comment tes ailes se sont-elles fondues ? Comment as-tu pris tout à coup une autre forme ?
Jupiter. Mais je ne suis pas un homme comme tu le crois, mon garçon, ni un aigle ; je suis le roi de tous les dieux, et je me suis métamorphosé pour la circonstance.
Ganymède. Que dis-tu ? Tu es notre dieu Pan1 ? Pourquoi donc alors n’as-tu ni flûte, ni cornes, ni jambes velues ?
Jupiter. Tu crois qu’il n’y a que ce dieu-là ?
Ganymède. Sans doute, et nous lui sacrifions un bouc entier, que nous conduisons à la caverne où s’élève sa statue2, mais toi, tu me parais être un voleur d’enfants.
2.
Jupiter. Dis-moi, n’as-tu jamais entendu le nom de Jupiter ? N’as-tu jamais vu sur le Gargarus3 l’autel du dieu qui envoie la pluie, le tonnerre et les éclairs ?
Ganymède. C’est donc toi, excellent dieu, qui nous as dernièrement accablés de tant de grêle, toi que l’on dit habiter là-haut, toi qui fais tant de fracas, et à qui mon père a sacrifié un bélier ! Quel mal t’ai-je fait pour m’enlever ainsi, roi des dieux ? Peut-être les loups ont-ils déjà mis en pièces mes brebis, qu’ils ont trouvées seules.
Jupiter. Tu songes encore à ton troupeau, quand tu es devenu immortel, destiné à vivre ici avec nous ?
Ganymède. Que dis-tu ? Tu ne me feras pas redescendre aujourd’hui sur l’Ida ?
Jupiter. Pas le moins du monde : ce n’est pas pour rien que ma divinité s’est changée en aigle.
Ganymède. Mais mon père me cherchera et se fâchera quand il m’aura découvert, et je serai battu pour avoir abandonné mon troupeau.
Jupiter. Et où pourra-t-il te voir ?
Ganymède. Non ; je veux retourner près de lui : si tu m’y reconduis, je te promets qu’il te sacrifiera un autre bélier, pour prix de ma rançon : nous en avons un qui a trois ans, qui est fort, et qui conduit le troupeau au pâturage.
3.
Jupiter. Que ce garçon est simple et naïf ! que c’est bien un véritable enfant ! Allons, Ganymède, dis adieu à tout cela ; oublie le passé, et ton troupeau, et le mont Ida : te voilà habitant du ciel, et tu pourras d’ici répandre tes bienfaits sur ton père et sur ta patrie ; au lieu de fromage et de lait, tu mangeras l’ambroisie et boiras le nectar : c’est toi qui le verseras et qui viendras nous l’offrir; mais, destinée plus belle encore, tu cesseras d’être homme pour devenir immortel, je ferai briller ton astre du plus vif éclat ; enfin tu seras au comble du bonheur.
Ganymède. Mais si je veux jouer, qui jouera avec moi ? Sur le mont Ida nous étions beaucoup d’enfants du même âge.
Jupiter. Ici tu auras pour compagnon de jeux l’Amour avec beaucoup d’osselets4. Seulement tranquillise-toi, sois gai, et ne regrette rien des choses de la terre.
4.
Ganymède. À quoi donc pourrai-je vous être utile ? me faudra-t-il ici garder les troupeaux ?
Jupiter. Non, non ; tu seras notre échanson, tu auras l’intendance du nectar et le soin du banquet.
Ganymède. Cela n’est pas difficile ; car je sais comme il faut verser le lait et présenter la coupe.
Jupiter. Bon ! le voilà qui songe encore à son lait, et s’imagine qu’il va servir des hommes ! Mais c’est ici le ciel, et nous buvons, je te l’ai dit, le nectar.
Ganymède. Est-ce meilleur que le lait, Jupiter ?
Jupiter. Tu le sauras avant peu, et, lorsque tu en auras bu, tu ne regretteras plus le lait.
Ganymède. Mais où coucherai-je la nuit ? Sera-ce avec mon camarade l’Amour ?
Jupiter. Non pas ; je t’ai enlevé pour que nous dormions ensemble.
Ganymède. Ah ! tu ne peux pas dormir seul, et tu trouves plus agréable de dormir avec moi ?
Jupiter. Sans doute, surtout quand on est joli garçon comme tu l’es, Ganymède.
5.
Ganymède. Comment ma beauté te fera-t-elle mieux dormir ?
Jupiter. C’est un charme puissant et qui rend le sommeil plus doux.
Ganymède. Cependant mon père se fâchait contre moi, quand nous couchions ensemble, et il me racontait le matin comment je l’avais empêché de dormir, en me retournant, en lui donnant des coups de pied, en rêvant tout haut : aussi m’envoyait-il souvent dormir auprès de ma mère. Je te conseille donc, si tu m’as enlevé pour cela, comme tu le dis, de me redescendre sur la terre ; autrement, tu auras fort à faire à ne pas dormir, et je t’incommoderai en me retournant sans cesse.
Jupiter. Tu ne peux rien faire qui me soit plus agréable que de me tenir éveillé avec toi, car alors je ne cesserai de te donner des baisers et de te serrer dans mes bras.
Ganymède. Tu verras : moi, je dormirai, pendant que tu me donneras tes baisers.
Jupiter. Nous saurons alors ce qu’il faudra faire. Maintenant, Mercure, emmène-le, fais-lui boire l’ambroisie, et ramène-le ensuite pour nous servir d’échanson : seulement apprends-lui d’abord comment il faut présenter la coupe.



  1. « Comme berger, Ganymède ne connaît d’autre dieu que Pan, honoré par les bergers. » Le scoliaste.
  2. Voy. la Double accusation, § 10.
  3. L’un des trois sommets du mont Ida : Jupiter y avait un temple. Cf. Homère, Iliad., VIII, v. 48.
  4. Apollonius de Rhodes, dans ses Argonautiques, III, v. 144, peint en vers gracieux le groupe de l’Amour et de Ganymède jouant aux osselets.




5


JUNON ET JUPITER.


1.
Junon. Depuis que tu as amené ici ce jeune Phrygien que tu as enlevé de l’Ida, il me semble, Jupiter, que tu fais moins attention à moi.
Jupiter. Eh quoi ! Junon, en es-tu jalouse ? Il est si simple ! si inoffensif ! Je croyais que tu ne te fâchais que contre les femmes que j’avais pour maîtresses.
2.
Junon. Tout cela n’est ni beau, ni convenable. Toi, le maître souverain des dieux, tu me laisses, moi qui suis ta femme légitime, pour aller courir en bas les aventures galantes, transformé en or, en satyre ou en taureau. Toutefois ces maîtresses demeurent sur la terre ; mais ce jeune pâtre de l’Ida, que tu as enlevé sur tes ailes, ô toi le plus vaillant des dieux, le voilà fixé chez nous, et toujours sur notre tête, sous prétexte d’échansonnerie. Manques-tu donc d’échansons ? Hébé et Vulcain sont-ils las de nous servir ? Mais tu ne prendrais jamais la coupe de ses mains, sans l’avoir d’abord embrassé, sous les yeux de tout le monde, et ce baiser te semble plus doux que le nectar. C’est pour cela que souvent, sans avoir soif, tu demandes à boire : quelquefois même, content de goûter la coupe, tu la lui rends aussitôt, puis, quand il a bu, tu la lui redemandes pour boire le reste du breuvage qu’il y a laissé, du côté où se sont posées ses lèvres, afin de boire et de baiser tout ensemble. Dernièrement enfin, toi le roi, toi le maître des dieux, tu as déposé ton égide et ta foudre pour jouer aux osselets avec lui, malgré cette longue barbe qui te pend au menton. Oui, je vois tout cela, et tu ne dois pas songer à m’échapper.
3.
Jupiter. Et quel mal y a-t-il, Junon, à embrasser, en buvant, un si joli garçon, à me plaire tout ensemble aux baisers et au nectar ? Ah ! si je lui permettais de t’embrasser une fois, tu ne me reprocherais plus de trouver le nectar moins doux que ses baisers.
Junon. Voilà les discours de nos amateurs de garçons ! Moi, je ne serais jamais assez folle pour toucher des lèvres ce mol enfant de la Phrygie, tout efféminé qu’il est.
Jupiter. Cessez, très-noble dame, d’insulter à mes amours : cet efféminé, ce barbare, cet enfant plein de mollesse, m’est plus agréable, plus désirable que… je ne veux pas dire qui, de peur de vous irriter davantage.
4.
Junon. Il ne vous manque plus que de l’épouser pour me plaire. Souvenez-vous de votre conduite indigne envers moi à propos de cet échanson.
Jupiter. Non, ce n’est pas lui qu’il fallait choisir pour vous verser à boire, mais Vulcain, votre fils boiteux, sortant de sa forge, tout couvert de limaille brûlante, et déposant à peine ses tenailles ! C’était de ses doigts mêmes qu’il fallait recevoir la coupe, c’était lui qu’il fallait tirer à nous et embrasser, lui dont vous, qui êtes sa mère, ne pouvez sans répugnance baiser le visage tout barbouillé de suie ! Voilà qui serait agréable, n’est-ce pas ? Voilà un échanson bien fait pour la table des dieux ! Il faut renvoyer Ganymède au mont Ida : il est propre, il a les doigts roses, il est adroit à présenter la coupe, et ce qui vous chagrine le plus, il a des baisers plus doux que le nectar.
5.
Junon. Aujourd’hui, Jupiter, Vulcain te paraît boiteux, ses doigts ne sont pas faits pour la coupe, il est tout noir de suie, et sa vue te donne la nausée, depuis que l’Ida nous a produit ce beau garçon aux longs cheveux : jadis tu ne voyais rien de tout cela ; et la limaille brûlante et la forge ne t’empêchaient pas de recevoir le breuvage de ses mains.
Jupiter. Tu te fais du chagrin à toi-même, Junon, et sans autre profit que d’accroître mon amour par ta jalousie. S’il te fâche de prendre la coupe des mains de ce gentil garçon, fais-toi servir par ton fils. Et toi, Ganymède, ne présente la coupe qu’à moi seul, et, chaque fois, tu me donneras deux baisers, d’abord en me la présentant pleine, et puis en me la reprenant. Eh quoi ! tu verses des larmes ? Ne crains rien. Je ferai pleurer celui qui voudra te faire de la peine.





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Texte original grec des dialogues 4 et 5

Édition utilisée

  • Œuvres complètes de Lucien de Samosate : traduction nouvelle avec une introduction et des notes. Tome premier / par Eugène Talbot. – 6e éd. – Paris : Librairie Hachette et Cie, 1912 (Coulommiers : Impr. Paul Brodard). – XXIV-568 p.. – (Chefs-d’œuvre des littératures anciennes).
    Dialogues 4 et 5, p. 66-70.