« Jocelyn – 3ème époque, 2 » : différence entre les versions
m |
m A modifié le niveau de protection de « Jocelyn – 3ème époque, 2 » ([Modifier=Autoriser uniquement les administrateurs] (infini)) |
||
(2 versions intermédiaires par 2 utilisateurs non affichées) | |||
Ligne 894 : | Ligne 894 : | ||
{{DEFAULTSORT:Jocelyn – 3eme epoque, 2}} | {{DEFAULTSORT:Jocelyn – 3eme epoque, 2}} | ||
[[Catégorie:Alphonse de Lamartine | [[Catégorie:Jocelyn (Alphonse de Lamartine) (extraits)]] | ||
Dernière version du 8 juillet 2014 à 11:17
Texte et orthographe de l’édition de 1841
Troisième époque (suite)
Il repose ; écrivons. Quel jour ! quelle semaine !
De deuil et de bonheur pour moi comme elle est pleine !
Et par quel coup de foudre, hélas ! ai-je acheté
Cet enfant, compagnon de mon adversité ?
Le jour baissait ; j’avais passé l’heure après l’heure,
Errant de site en site autour de ma demeure,
Je venais de m’asseoir sur le roc incliné
Qu’en tombant des hauteurs la cascade a miné ;
Mes jambes et mon front pendaient sur cet abîme,
Et je suivais des yeux ce tourbillon sublime
Qui, m’enivrant de bruit et d’étourdissement,
De mes propres pensers m’ôtait le sentiment ;
Je dominais de là l’ouverture profonde
Où la neige d’été roule en poudre avec l’onde,
Et le pont naturel qui sur son double bord
Se dresse, et de mon lac défend l’affreux abord.
Mon ame se laissait indolemment bercée,
Emporter flots à flots et pensée à pensée,
Et se perdant au sein de ces œuvres de Dieu,
Était déjà bien loin et du jour et du lieu ;
Quand un coup de fusil, que l’écho répercute,
Tonne et roule au-dessus du bruit sourd de la chute ;
Je m’éveille en sursaut, je me lève, je vois
Deux soldats poursuivant deux proscrits aux abois ;
À peine séparés par une courte avance,
Les fuyards n’avaient plus qu’une faible espérance ;
Les soldats rechargeaient leurs armes en courant ;
Les deux proscrits touchaient aux parois du torrent,
Il fallait ou périr, ou trouver un passage,
Ils s’arrêtent glacés d’horreur sur le rivage,
Le gouffre est sous leurs yeux et la mort sur leurs pas,
Je les vois s’embrasser ; je ne réfléchis pas
Qu’un cri de mon séjour va trahir le mystère ;
Je jette un cri soudain, perçant, involontaire ;
Ils m’entendent, j’accours ; je montre de la main
Sur le gouffre fumant, le hasardeux chemin ;
Aussitôt des proscrits le plus âgé s’élance,
Donnant la main à l’autre encore dans l’enfance ;
Pour soutenir leurs pas j’accours de mon côté ;
Au droit sommet du pont, ils ont déjà monté ;
Déjà le plus âgé me tend du haut de l’arche
L’enfant pâle et tremblant dont je soutiens la marche ;
« Sauvez, sauvez, dit-il, généreux étranger,
« Cet enfant que je vais ou défendre ou venger,
« J’entraînerai du moins ses bourreaux dans ma chute ;
« Fuyez, et que ma mort vous donne une minute ! »
Déjà les deux soldats, poussés par leur ardeur,
Sans sonder du ravin l’immense profondeur,
Sur ces blocs suspendus, plus polis que la glace,
Leurs crosses à l’épaule avançaient sur sa trace ;
Quand le proscrit les voit au plus horrible pas,
Il arme son fusil pour un double trépas,
Quatre éclairs à la fois jaillissent de la pierre,
Les quatre coups partis ne font qu’un seul tonnerre ;
Les deux soldats, frappés par cette double mort,
Tombent comme un seul bloc, glissent, roulent du bord ;
En vain leurs doigts crispés et leurs dents convulsives
Du pont sans parapet, pressent, mordent les rives,
La cascade les jette à l’abîme ondoyant,
Leurs jambes et leurs bras plongent en tournoyant,
Tout leur corps sur le roc, pilé par l’avalanche,
N’est plus qu’un point obscur dans sa poussière blanche ;
Le proscrit, qui les voit tomber, encor debout,
Sent sa poitrine enfin saignant d’un double coup ;
Son sang, dont ce regard suspendait seul la perte,
S’échappe en deux ruisseaux de sa chemise ouverte ;
Il tente un pas, son pied ne peut le soutenir,
Il va rouler ; mon bras a su le retenir ;
Je le traîne expirant sur l’herbe du rivage.
Le bonheur et la mort luttent sur son visage ;
Il baise avec amour son fusil triomphant,
Sa voix rend la parole et l’ame à son enfant.
Nous étanchons son sang, nous lavons sa blessure,
Puis, formant à la hâte un brancard de verdure,
L’enfant portant les pieds, moi le front, nous marchons,
Et dans ma grotte enfin mourant nous le couchons.
Étendu sur un lit de mousse ensanglantée,
Sur les bras de son fils sa tête était jetée ;
Son regard seul sur lui pouvait se soulever,
Quelquefois il semblait s’endormir et rêver,
Et sur son lit, sa main échappée à la mienne
Cherchait, en tâtonnant un fil qui la retienne.
Le pauvre enfant voulait me dérober en vain
Des sanglots qui sortaient malgré lui de son sein ;
Chaque fois qu’il levait son front pâli d’alarmes,
Je voyais dans ses yeux rouler de grosses larmes,
Qui pleuvaient sur le front que son cœur appuyait,
Et qu’un baiser craintif de sa bouche essuyait ;
Puis il interrogeait mes yeux comme pour lire
L’affreuse vérité que je n’osais lui dire,
Et, quand malgré mes yeux mon trouble lui parlait,
De ses bras convulsifs l’étreinte redoublait ;
Il me jetait dans l’ombre un regard de colère,
Et, de son corps entier enveloppant son père,
Il semblait défier le ciel et le trépas
De pouvoir arracher ce mourant de ses bras ;
Alors ses blonds cheveux tombant sur son visage,
Mêlés aux cheveux blancs de ce front d’un autre âge,
Me cachaient leur figure, et je n’entendais plus
De baisers, de sanglots, qu’un murmure confus,
Deux souffles confondus dans une seule haleine,
Tantôt forte, tantôt se distinguant à peine,
Où les derniers élans de deux cœurs, de deux voix
Semblaient se ranimer et s’éteindre à la fois.
Ma torche cependant dans ces mornes ténèbres
Jetait son jour rougeâtre et ses vapeurs funèbres ;
Moi, debout dans un coin de la grotte, à l’écart,
De peur de profaner la douleur d’un regard,
Tantôt je ranimais la torche évanouie,
Tantôt, pour réveiller quelque signe de vie,
Je jetais au blessé l’eau froide du courant,
Ou soufflais la chaleur sur les pieds du mourant ;
Et, tantôt à genoux dans l’ombre la plus noire,
Cherchant les chants sacrés épars dans ma mémoire,
Le Christ entre mes mains, je murmurais tout bas
Les hymnes dont la foi berce encor le trépas,
Afin qu’une prière au moins, de cette terre,
Précédât dans le ciel cette ame solitaire !
La moitié de la nuit ainsi se consuma ;
Vers l’aurore, la vie un peu se ranima.
Il contempla son fils, il jeta sur la voûte
Un regard où semblait hésiter quelque doute,
Puis, reportant sur moi l’œil fixe de la mort,
Et recueillant ses sens en un dernier effort :
« Je meurs, murmura-t-il, et le ciel vous confie
« Ce fils mon seul regret, ce fils mon autre vie ;
« Veillez sur ce destin que j’abandonne à Dieu !
« Soyez pour lui, soyez un père, un frère ! Adieu ! »
La parole à sa lèvre, hélas ! montait encore,
Mais dans les sons éteints ne pouvait plus éclore ;
De momens en momens sa tête s’égarait ;
Aucun fil ne liait les mots qu’il murmurait ;
Il parlait aux absens, aux morts, à sa famille ;
Et regardant son fils, il appelait sa fille.
Enfin, quand le regard s’éteignit dans ses yeux,
Il posa sur sa bouche un doigt mystérieux,
Et d’un reste de voix nommant encor Laurence,
Il mourut en faisant le geste du silence !…
J’ai passé tout ce jour comme dans un tombeau,
Le mort enveloppé dans son sanglant manteau,
Le pauvre enfant auprès, étendu sur la terre,
Le front enseveli dans le linceul du père,
Tantôt comme endormi sur le même oreiller,
Tantôt comme écoutant son père sommeiller,
Soulevant le manteau qui couvre sa figure,
Prenant pour son haleine un souffle qui murmure,
Collant longtemps l’oreille à sa bouche, et longtemps
Retenant dans son sein ses sanglots haletans ;
Puis enfin détrompé, sur le front mort qu’il pleure,
Attachant un regard triste et long comme l’heure,
Un de ces forts regards qui semble en un moment
Concentrer toute une ame en un seul sentiment,
Et qui rendrait, hélas ! la vie à la mort même
Si l’amour seul pouvait ranimer ce qu’il aime !
Pendant qu’un lourd sommeil, plus fort que nos douleurs,
Fermait enfin les yeux de l’enfant dans ses pleurs,
J’ai dénoué ses bras du corps froid de son père,
Et j’ai rendu ce soir la dépouille à la terre.
Au bord du lac, il est une plage dont l’eau
Ne peut même en hiver atteindre le niveau ;
Mais où le flot, qui bat jour et nuit sur sa grève,
Déroule un sable fin qu’en dunes il élève.
Là, le mur de rocher, sous sa concavité,
Couvre un tertre plus vert de son ombre abrité ;
La roche en cet endroit par sa forme rappelle
Le chœur obscur et bas d’une antique chapelle,
Quand la nature en a revêtu les débris
De liane rampante et d’arbustes fleuris.
Là, du pauvre étranger, la nuit, mes mains creusèrent
La couche dans la terre et mes pleurs l’arrosèrent ;
Et les mots consacrés à ce suprême adieu
Remirent son sommeil et son réveil à Dieu.
Puis pour sanctifier la place par un signe,
Et de son saint dépôt la rendre à jamais digne,
Je fis tomber d’en haut cinq grands blocs suspendus,
Gigantesque débris de ces rochers fendus ;
Et, les groupant en croix sur la couche de sable,
J’imprimai sur le sol ce signe impérissable ;
Bientôt la giroflée et les câpriers verts
De réseaux et de fleurs les auront recouverts,
Et le cygne y viendra, saint et charmant présage,
En sortant de la vague, y changer de plumage.
Nos cœurs se sont ouverts ; mon jeune compagnon
M’a confié ce soir son histoire et son nom ;
Il est fils d’un proscrit, il se nomme Laurence ;
Sa jeune mère est morte en lui donnant naissance ;
Il n’a ni sœur ni frère ; à seize ans parvenu,
Dans toute son enfance, il n’a jamais connu
D’autres soins, d’autre amour, d’autre front sur la terre,
Que les soins, que l’amour, que le front de son père.
Heureux avec lui seul, et près de lui toujours,
Jusqu’à ces temps de meurtre il a passé ses jours
Dans un manoir désert d’une aride campagne,
Sur les bords orageux de la mer de Bretagne ;
Quand l’orage civil en ces lieux retentit,
Pour ses lois et son Dieu son père combattit ;
Vaincu, forcé de fuir ses champs héréditaires,
Cachant sous un faux nom son nom et ses misères,
Il avait traversé la France avec son fils ;
Du haut de ces sommets qu’il visita jadis,
D’espoir et de bonheur l’ame déjà remplie,
Ses yeux voyaient de près les champs de l’Italie,
Quand, aux bords de l’Isère aperçu, des soldats
Par de vils délateurs sont lancés sur ses pas ;
Ils allaient échapper dans la nuit ; nuit funeste !
Ses larmes l’étouffaient, et je savais le reste.
Mon cœur me l’avait dit : toute ame est sœur d’une ame ;
Dieu les créa par couple et les fit homme ou femme ;
Le monde peut en vain un temps les séparer,
Leur destin tôt ou tard est de se rencontrer ;
Et quand ces sœurs du ciel ici-bas se rencontrent,
D’invincibles instincts l’une à l’autre les montrent ;
Chaque ame de sa force attire sa moitié.
Cette rencontre, c’est l’amour ou l’amitié,
Seule et même union qu’un mot différent nomme,
Selon l’être et le sexe en qui Dieu la consomme,
Mais qui n’est que l’éclair qui révèle à chacun
L’être qui le complète, et de deux n’en fait qu’un.
Quand il a lui, le feu du ciel est moins rapide.
L’œil ne cherche plus rien, l’ame n’a plus de vide ;
Par l’infaillible instinct le cœur soudain frappé,
Ne craint pas de retour, ni de s’être trompé,
On est plein d’un attrait qu’on n’a pas senti naître ;
Avant de se parler on croit se reconnaître,
Pour tous les jours passés on n’a plus un regard ;
On regrette, on gémit de s’être vus trop tard,
On est d’accord sur tout avant de se répondre ;
L’ame de plus en plus aspire à se confondre ;
C’est le rayon du ciel, par l’eau répercuté,
Qui remonte au rayon pour doubler sa clarté ;
C’est le son qui revient de l’écho qui répète,
Seconde et même voix, à la voix qui le jette ;
C’est l’ombre qu’avec nous le soleil voit marcher,
Sœur du corps, qu’à nos pas on ne peut arracher.
Vous me l’avez donné ce complément de vie,
Mon Dieu ! ma soif d’aimer est enfin assouvie.
Du jour où cet enfant sous ma grotte est venu,
Tout ce que je rêvais jadis, je l’ai connu.
Pour la première fois, moi, dont l’ame isolée
À d’autres jusqu’ici ne s’était pas mêlée,
Moi qui trouvais toujours dans ce qui m’approchait
Quelque chose de moins que mon cœur ne cherchait ;
Au visage, au regard, au son de voix, au geste,
À l’émanation de ce rayon céleste,
Aux premières douceurs du premier entretien,
Au cœur de cet enfant j’ai reconnu le mien.
Mon ame, que rongeait sa vague solitude,
A répandu sur lui toute sa plénitude,
Et mon cœur abusé, ne comptant plus les jours,
Croit en l’aimant d’hier l’avoir aimé toujours.
Je ne sens plus le poids du temps ; le vol de l’heure
D’une aile égale et douce en s’écoulant m’effleure ;
Je voudrais chaque soir que le jour avancé
Fût encore au matin à peine commencé ;
Ou plutôt que le jour naisse ou meure dans l’ombre,
Que le ciel du vallon soit rayonnant ou sombre,
Que l’alouette chante ou non à mon réveil,
Mon cœur ne dépend plus d’un rayon de soleil,
De la saison qui fuit, du nuage qui passe ;
Son bonheur est en lui ; toute heure, toute place,
Toute saison, tout ciel, sont bons quand on est deux ;
Qu’importe aux cœurs unis ce qui change autour d’eux ?
L’un à l’autre ils se font leur temps, leur ciel, leur monde ;
L’heure qui fuit revient plus pleine et plus féconde,
Leur cœur intarissable, et l’un à l’autre ouvert,
Leur est un firmament qui n’est jamais couvert.
Ils y plongent sans ombre, ils y lisent sans voile,
Un horizon nouveau sans cesse s’y dévoile ;
Du mot de chaque ami le retentissement
Éveille au sein de l’autre un même sentiment ;
La parole dont l’un révèle sa pensée
Sur les lèvres de l’autre est déjà commencée ;
Le geste aide le mot, l’œil explique le cœur,
L’ame coule toujours et n’a plus de langueur ;
D’un univers nouveau l’impression commune
Vibre à la fois, s’y fond, et ne fait bientôt qu’une ;
Dans cet autre soi-même, où tout va retentir,
On se regarde vivre, on s’écoute sentir ;
En laissant échapper sa pensée ingénue,
On s’explique, on se crée une langue inconnue ;
En entendant le mot que l’on cherchait en soi,
On se comprend soi-même, on rêve, on dit : c’est moi !
Dans sa vivante image on trouve son emblème,
On admire le monde à travers ce qu’on aime ;
Et la vie appuyée, appuyant tour à tour,
Est un fardeau sacré qu’on porte avec amour !
Quand je reviens le soir de mes lointaines chasses,
Les pieds meurtris, les doigts déchirés par les glaces,
Rapportant sur mon dos l’élan ou le chamois,
Et que du haut d’un pic du plus loin j’aperçois
Mon lac bleu resserré comme un peu d’eau qui tremble
Dans le creux de la main où l’enfant la rassemble,
Le feston vert bordant sa coupe de granit,
De mes chênes penchés la tête qui jaunit,
Et vacillante au fond de la grotte qui fume,
La lueur du foyer que Laurence rallume ;
Quand je rêve un moment, quand je me dis : Là-bas,
Dans ce point lumineux qu’un lynx ne verrait pas,
J’ai la meilleure part, l’autre part de moi-même,
Un regard qui me cherche, un souvenir qui m’aime,
Un ami dont mon pas fera battre le cœur,
Un être dont le ciel m’a fait le protecteur,
Pour moi tout, et pour qui je suis tout sur la terre,
Patrie, amis, parens, mère, sœur, frère et père,
Qui compte tous mes pas dans son cœur palpitant,
Et pour qui loin de moi le jour n’a qu’un instant,
L’instant où, de ces monts me voyant redescendre,
Il vient de ses deux bras à mon cou se suspendre,
Et, bondissant après comme un jeune chevreuil,
En courant devant moi m’entraîne à notre seuil.
Alors, pressant le pas sur mon chemin de neige,
Je me trace de l’œil le sentier qui l’abrége ;
Le glacier suspendu m’oppose en vain son mur,
Je me laisse glisser sur ses pentes d’azur ;
Je retrouve Laurence au pied de la montagne,
Car je ne permets pas encor qu’il m’accompagne ;
Il passe alors son bras plus faible sous le mien ;
Je lui conte mon jour, il me conte le sien ;
Nous rentrons, il me dit combien nos tourterelles
Ont couvé le matin d’œufs éclos sous leurs ailes,
Combien la chèvre noire a donné de son lait,
Ou de petits poissons ont rempli son filet ;
Il me montre les tas de mousses et de feuille
Que pour tapisser l’antre avant l’hiver il cueille,
Les fruits qu’il a goûtés et rapportés du bois,
Et dont l’épine aiguë ensanglante ses doigts,
Les bras de vigne vierge, ou de lierre qui flotte,
Qu’il a fait serpenter dans les flancs de la grotte,
Les oiseaux qu’il a pris en leur jetant du grain,
Et les chevreuils privés qui mangent dans sa main ;
Car soit par préférence, ou soit par habitude,
Tous ces doux compagnons de notre solitude,
Biches de la montagne, élans, oiseaux des bois,
Accourent à sa vue et volent à sa voix.
Nous mangeons sur la main ce que le jour nous donne,
Le lait, les simples mets que la joie assaisonne ;
Nous mordons tour à tour à des fruits inconnus,
Ou pour nous abreuver nous en pressons le jus ;
Pour les mortes saisons, nous mettons en réserve
Ceux que le soleil sèche et que le temps conserve ;
À chaque invention de l’un, l’autre applaudit ;
On prévoit, on combine, on se trompe et l’on rit ;
Dans ces mille entretiens le long soir se consume ;
Sur le foyer dormant le dernier tison fume,
Et souvent dans le lac, miroir de notre nuit,
Nous voyons se lever l’étoile de minuit ;
Alors nous nous mettons à genoux sur la pierre,
Vers la fenêtre où flotte un reste de lumière,
D’où Laurence inclinant son front grave et pieux,
Sur la croix du tombeau jette souvent les yeux ;
Et quand après avoir béni cette journée,
Que nous rendons à Dieu comme il nous l’a donnée,
Après avoir prié pour que d’autres soleils
Nous ramènent demain, toujours, des jours pareils ;
Après avoir offert nos vœux pour ceux qui vivent,
Au souvenir des morts nos prières arrivent ;
Laurence, en répondant aux versets, bien des fois
A, malgré ses efforts, des larmes dans sa voix,
Et de ses pleurs de fils, non encore épuisées,
Ses mains jointes après sont souvent arrosées.
Ainsi finit le jour, et puis chacun en paix
Va s’endormir couché sur son feuillage épais,
Jusqu’à ce que la voix du premier qui s’éveille
Vienne avec l’alouette enchanter son oreille.
Prologue | Première époque | Deuxième époque |
Troisième époque, 1 | Troisième époque, 2 | Troisième époque, 3 |
Quatrième époque, 1 | Quatrième époque, 2 | Quatrième époque, 3 |
Cinquième époque | Sixième époque | Septième époque |
Huitième époque | Neuvième époque | Épilogue |