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| ''[[Quand mourut Jonathan (61)|précédent]]''<br><br> | | ''[[Quand mourut Jonathan (61)|précédent]]''<br><br> |
| {{Citation longue|Serge n’aimait pas tellement les illustrés humoristiques. Il préférait les petites brochures | | {{Citation longue|Serge est vraiment très grand. Les enfants de dix ans passent pour des larves aux |
| aux images en noir et blanc, au dessin souvent hideux, qui racontent des aventures. Il lut
| | cervelles mortes ; et beaucoup d’entre eux, en réalité, sont pires que cela. Mais Serge, oui, |
| ''Satana'', ''Buffalo Bill'', ''Harry Sprint'', ''Colt'', ''Misterlady'', ''Atomos'', ''Coup dur'', ''Tom Berry'', ''Brik'',
| | Serge avait résisté. |
| ''Jingo'', ''Fantastik'', ''Krimi'', ''Hallucination'', ''Zara la vampire'', ''Brûlant'', ''Clameurs'', ''Choc'',
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| ''Il est minuit…'', ''Anticipation'', ''Eclipso'', ''Démon'', ''X 12'', ''Genius'', ''Vengeur'', ''La Louve'', ''Zorro'',
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| ''Don Z'', et une quantité d’autres qu’il choisissait d’après l’image de la couverture, et qu’il feuilletait un
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| instant. Feuilleter lui était un art difficile : il fallait, expliquait-il, regarder dedans pour vérifier
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| qu’il ne le connaissait pas, mais ne pas trop regarder, pour ne pas le lire d’avance et ne pas
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| perdre la surprise. La solution était de loucher un rien. Les images en devenaient troubles : et
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| si, dans cette brume, il identifiait un détail, alors il réaccommodait la vue, examinait cela de
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| plus près avec l’anxiété d’en lire trop, puis, soulagé, il s’écriait :
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| — Non, j’l’ai déjà !
| | Ce qui le rendait déjà familier du malheur. Ce fut la surprise et la douleur de Jonathan. |
| | Alors qu’il avait aimé, deux ans plus tôt, un garçonnet qui semblait étranger, ou presque, à oute la souffrance du monde, voici qu’il avait maintenant à charge son semblable : un homme |
| | de dix ans qui savait et vivait les mêmes choses que Jonathan ; mais qui croyait que s’appuyer |
| | à Jonathan, c’était se sauver de cette science, s’en soulager, en faire un simple cauchemar |
| | dont, le matin, on se libère en un rire. Pour Serge, il était encore possible que le monde |
| | ressemble à ceux qu’on aime, et non à ceux qui règnent sur le monde. |
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| Car déflorer, le soir, au lit, une brochure bien intacte et bien prometteuse lui était un
| | Jonathan savait que ce n’est pas vrai. Il se gardait de le dire. Et c’était le seul silence qui |
| plaisir incomparable. Il en oubliait même Jonathan, et il se serait couché à l’heure des poules.
| | les séparait encore.}}<br> |
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| Cependant, n’avoir rien à lire ne le désœuvrait pas. Il savait occuper de mille façons ses
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| après-dîners. Les illustrés, rituellement, couronnaient plutôt les journées où, retour de la ville,
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| épuisé d’avoir nagé, ramé, cabriolé, eu des bavardages et reçu du soleil, il se délectait, sitôt
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| son repas pris, d’aller au lit et là, bien éclairé, bien calé, un paquet de biscuits et une limonade
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| glacée à portée de la main, d’entamer les brochures neuves qu’ils avaient rapportées. Ce
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| rituel, enfin, supposait qu’on ait soigneusement tout rangé, en bas, et que le petit lit soit fait
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| (le moindre pli du drap sous ses fesses, la moindre miette de biscuit auraient tout gâché), et
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| que Jonathan, sur l’autre lit, soit lui-même couché, sa personne et sa literie bien en ordre, et
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| qu’il lise sagement.
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| Jonathan simulait donc de lire. En réalité, il ne parvenait pas à détacher ses yeux de
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| l’enfant ; il le contemplait là plus volontiers qu’à la piscine ; il l’admirait ; une chaleur
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| profonde et tendre l’envahissait ; c’était son plus grand bonheur.
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| Leurs lits étaient à angle droit l’un de l’autre et formaient un T, dont les deux barres
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| étaient séparées par un espace d’environ un mètre. Jonathan habitait la barre verticale ; sa tête
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| touchait le mur du fond, ses pieds regardaient Serge installé sur l’autre barre du T, laquelle
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| occupait de tout son long le mur d’en face et un angle à gauche. C’est dans cet angle que
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| s’adossait, à une couple d’oreillers blancs, l’indigène papivore que Jonathan, du haut de son
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| île, aimait à examiner.
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| Il en exécutait de rapides et nombreux croquis, sans rien dire. Il ne montrait pas ces
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| portraits à l’enfant, et il cachait les feuilles dans un gros livre qui lui tenait lieu de sous-main.
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| Là-bas, sur l’île aux brochures, il se passait des choses. Serge croquait des petits-beurre ; le
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| silence était tel qu’on percevait le bruit, comme d’un événement géologique lent, massif, | |
| régulier et souterrain, de la pâte friable écrasée sous les meules des dents. Ce commentaire discret de l’illustré était, pour Jonathan, un chant magique qui captivait son oreille et lui
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| faisait tomber son crayon des doigts. Sans le calme et la résonance particulière du soir, cette
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| rumeur granuleuse, sablée, de biscuit broyé sans salive, aurait été inaudible ; elle était attachée
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| au crépuscule ; son émission mystérieuse en une heure furtive l’apparentait aux phénomènes
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| zoologiques les plus rares, que seuls des naturalistes d’une patience et d’une finesse
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| d’attention extrêmes parviennent à capter, au terme de longs périples tropicaux, entre l’instant
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| où les singes ne crient plus et celui où les prédateurs nocturnes commencent à rôder.
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| Serge passait beaucoup plus de temps à décoller de ses dents, avec le petit doigt, les
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| restes de pâte devenus gluants, qu’à croquer les biscuits mêmes. Il était difficile de savoir
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| laquelle de ces deux actions il préférait. Les bruits de bouche, de langue, de gosier, qui
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| accompagnaient ce ménage de la denture et des gencives, n’avaient rien d’exotique, eux : ils
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| étaient douillettement organiques, jolis, humains, et donnaient une irrésistible envie de
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| partager le goûter de cette bouche-là.
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| Quand les provisions étaient consommées, la limonade avalée, la lecture très en route,
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| l’indigène du T relâchait ses protocoles. D’abord, il renonçait à sa posture canonique d’enfant
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| mis au lit. Il repoussait les draps, s’installait sur le flanc, ou à plat ventre, les pieds vers
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| l’oreiller. Le pyjama qu’il tenait à porter lui pesait — la saison était chaude —, il murmurait :
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| — Fait chaud, hein ? Moi, j’ai chaud !… Je l’mettrai après. et, s’étant déboutonné et
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| déculotté (mais il préservait plus ou moins sa pudeur en ramenant au bon endroit une manche
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| ou un coin du vêtement abandonné sur le lit), il reprenait sa lecture. Aussitôt Jonathan, qui,
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| lui, continuait de coucher nu, se sentait autorisé à rejeter ses draps — son gros livre lui tenant
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| lieu de pagne.
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| Ces décences de l’enfant lui semblaient, finalement, d’étranges malices, des hypocrisies
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| à l’intention obscène. Et Serge manquait rarement de lui donner raison. Du moins, une fois
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| ses brochures finies. Alors, les deux insulaires se rendaient visite.}}<br>
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