Quand mourut Jonathan (5)

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Jonathan avait au dîner deux petits pigeons. Il fallut d’abord les plumer. Serge y prit plaisir. Ces oiseaux l’enchantaient. Il retrouva ses gestes abrupts d’autrefois pour fourrer les quatre ailes dans ses poches.

— Avec toutes ces ailes ta culotte va s’envoler, dit Jonathan.

— J’m’en fous ! dit le petit, qui s’y enfonça les poings.

— Il fait froid. Je les vide et on les cuit dans la cheminée, hein on fait du feu ?

La cheminée était dans l’autre pièce. Serge accepta le feu. Il désirait aussi des frites. Dans le feu, il brûla une poignée de plumes dont la mauvaise odeur lui dilata les traits. Il se releva tout rouge et excité.

— Tu te réveilles, dit Jonathan. T’étais mort cet après-midi, avec ta mère.

— Non c’est pas vrai ! répondit brutalement Serge.

Sa figure se pétrifia. Il se mit à bouder, l’air méchant, l’œil sur les flammes.

— Et j’ai pas faim, affirma-t-il l’instant d’après, en épiant Jonathan.

— Ça fait rien, ça se mange froid… Quand tu es en colère j’ai peur de toi, murmura Jonathan, penché à son tour sur le feu. Sa voix tremblait, il était prêt à pleurer.

— Il ne faut pas me faire peur Serge, ajouta-t-il, je ne peux pas, je n’ai pas la force. Non je peux pas, je vais me coucher, pourquoi tu dis ça ?

L’enfant le regarda avec surprise.

— … On va manger, dit Serge intimidé. Hein ? on va manger ? T’en va pas.

— La broche est trop basse, ils vont brûler. Tu vois le jus tombe là, on le prend et on les arrose avec la grande cuiller.

— Moi je les arrose.

— Je vais couper les frites.

Jonathan partit chercher les pommes de terre et un torchon tout neuf, raide d’apprêt. Il s’assit par terre près de la cheminée, une épaule contre un bras du petit. Serge agenouillé guettait le jus des volailles, le visage vif de chaleur.

— Demain j’irai dans le jardin, dit-il.

— Il fera beau oui. J’ai vu des crapauds, des sauterelles, il y a deux chats qui viennent.

— Comment ils s’appellent ?

— Ils ont pas de nom, ils sont libres.

— Mais où c’est qu’i dorment alors ?

— Où ils veulent, quand les gens ne les chassent pas.

— Tu les chasses toi ?

— Oh. Non, ils sont tranquilles. Ils apportent leurs choses à manger ici, ce qu’ils volent chez la vieille, une vieille à côté avec un vieux chien, elle a des poules, des lapins. Des légumes. Elle ne me parle pas.

— Pourquoi ?

— Je sais pas. Elle est toute seule, elle n’aime pas parler, elle m’a dit de mettre du poison à cause des rats.

— Des rats ? C’est gros un rat ?

— Peut-être comme ça là, dit Jonathan, montrant les pigeons.

— On va bouffer des rats ! s’écria Serge. Et il se remit enfin à rire, du rire canaille, infernal et rauque qui était sa voix cachée.

Jonathan avait disposé la table de la cuisine près du feu. Les nuits restaient bien froides. Il dressa le couvert avec soin sur une nappe rouge vif. Les odeurs de viande et de friture commençaient à soûler le gamin.

À table, Serge, impressionné par ce décorum ingénu, raconta :

— Tu sais à la maison ? Je cassais tout tout le temps. Ben maintenant je casse rien.

— Ah, c’est bien, dit Jonathan. Tiens tu bois du vin, oui ?

— Non j’en bois pas. Eh ! mets-en ! mets-en ! mets-en moi eh !

— Comme ça ? Vraiment, tu casses plus rien ? Fais voir un peu ? demanda Jonathan.

— On peut pas le montrer ! dit Serge en s’esclaffant lourdement. Je vais boire le vin ! le vin !

— Si, je crois qu’on peut le montrer.

— C’est pas vrai.

— Si.

— Non on peut pas !… Allez fais-moi voir.

— C’est facile. Voilà deux assiettes. La première je la laisse tomber. L’autre j’y touche pas.

Et l’assiette se fracassa sur le carrelage. Serge cria d’étonnement. Jonathan s’en alla chercher la pelle et le balai.

— … La deuxième assiette je l’ai pas cassée, non ? Tu vois qu’on peut montrer qu’on casse pas quelque chose.

— Ouais, reconnut Serge, mais t’as cassé l’autre.

— C’est pas pareil, il y en a plusieurs.

— Ah ? Ah ? Alors moi j’peux ? Hein hein j’peux ? dit Serge d’un ton provocant.

— Oui, on mangera dans la main c’est mieux.

— Alors celle-là alors ! Et Serge envoya sa propre assiette à l’autre bout de la pièce. Jonathan sursauta. Certains éclats frappèrent les meubles : mais on entendit surtout le joyeux hurlement de chasseur qui accompagna le geste de l’enfant.

— Dommage qu’elle soit vide, remarqua Jonathan, qui tendit le balai au gamin déjà debout.

— Ah ouais, dit Serge. Si qu’y avait… des frites dedans !

— De la soupe.

— Ouais. Des nouilles !

— Oui. Des petits pois.

— Oh oui des petits pois.

Serge était accroupi et fouillait sous une commode avec la pelle :

— D’la soupe ! Ah non tu l’as dit. Des… attends… (et sa voix explosa) quelque chose qui pue !

— Qui pue ? qui se mange ?

— … je sais pas quoi.

Serge n’ajouta rien. Il vida sagement les morceaux dans la poubelle. Puis un dîner bruyant, taché de graisse et de vin rouge, eut lieu aux flammes violentes du foyer.


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