Chassés-Croisés, par Longuet

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Texte précédent : La parole et la fiction

Critique de la BD Chassé-Croisés (1972) de Michel Longuet (ami de Tony Duvert), proposée au Nouvel Observateur et refusée. Finalement offerte à Longuet qui l’a publiée en août 2010 sur son site avec des extraits de la BD.


L’homme est un mari : il porte un chapeau noir, une veste noire, un pantalon à rayures noires, des chaussures noires ; il possède un fauteuil noir, un journal blanc, un métier tyrannique, des souvenirs de guerre et des griefs. Et le désir amoureux le change en un chat noir qui, avec un rire d’appétit, bondit sur une souris minuscule : sa femme.

La femme est une épouse ; elle prépare des vacances à Guernesey, avec piscine et vue sur la mer ; elle a une robe blanche qui, du cou aux pieds chaussés de bottines noires, forme le triangle mobile de son corps féminin — qu’orne une chevelure montée comme la cime d’un cyprès. Elle a des nostalgies, des crises de nerf, le sens des convenances, des souvenirs de tricotage sous les bombes, à la cave, autrefois, pendant les alertes ; coquette, elle finit par arborer une jolie coiffure en oreilles de Mickey.

Ce couple d’âge moyen, sans enfants, vit écrasé entre un plancher noir et un plafond noir, sur un fond blanc sons autre décor qu’un fauteuil ou un lit, vus de profil comme le sont eux-mêmes le monsieur et la dame. Ils dialoguent, se font des scènes, évoquent leur passé, rêvent et disputent sur l’au-delà — sur une île anglo-normande et son hôtel, ou l’Enfer et son curé — et cela finit presque bien, car le spectre du devoir conjugal apparaît : c’est un matou volant sur une victime pleine d’effroi, si peureuse qu’elle en rétrécit.

Cette comédie insolite et drôle n’appartient à aucun genre littéraire connu. Ce n’est pas un roman, puisqu’elle est en dessins ; ce n’est pas une bande dessinée, car, on le verra, le dessin y paraît engendré par les mots ; ce n’est pas du théâtre, puisque tout est là, déjà joué, sur le papier, page après page. Ce sont, ni plus ni moins, des « chassés-croisés » — entre le texte et le dessin, entre un homme et une femme, entre le réel tel que nous le savons et tel que ce couple le parodie sous nos yeux. Cet univers ne nous est d’ailleurs pas tout à fait étranger : à quelques pas de l’étendue d’herbe brûlée de Oh les beaux jours, c’est un autre Willie et une autre Winnie qui se parlent, en un climat qui est parfois celui de Beckett même. Puis le ton change ; Winnie, enfoncée jusqu’au cou, chantait Heure exquise — mais l’homme de Chassés-Croisés, triomphal et vociférant, hurle une Marseillaise. Loin de Beckett et de sa tendresse singulière, nous nous retrouvons face à un montreur féroce qui, pour rire et nous faire rire, déchiquette deux pantins petits-bourgeois. Cruauté d’enfant qui regarde ses parents mourir de bêtise ; et jubilation du collégien Alfred Jarry inventant les marionnettes d’Ubu.

Le théâtre de silhouettes de Longuet a été découpé dans un épais papier noir par des ciseaux allègres qui mordent le contour des personnages, croqués aux deux sens du mot, et transformés rageusement en insectes monstrueux qui ont l’œil oblong des fourmis. La schématisation du graphisme lui donne une densité extrême, tandis que le détail apparemment sacrifié renaît dans les tremblements de la ligne, où se laissent lire, suggérées et plus vraies que le vrai, les expressions des visages, les nuances de chaque geste et de chaque posture. Le trait de Longuet est déjà, en lui-même, un récit ; on le suit comme un signe abstrait d’écriture, et il exprime soudain ce qu’il dédaignait de représenter. Les visages des deux acteurs de Chassés-Croisés, sortes d’amibes dont un pseudopode anguleux désignerait le nez, et un vestibule changeant la fente de la bouche, sont en deçà de toute beauté, de toute laideur, et sont cependant plus subtils qu’une caricature ou un portrait recherchés : c’est qu’ils vivent par le mouvement qui, sans cesse, déforme leur profil.

Réduits à des taches remuantes, tache noire de l’homme, tache blanche de la femme, ces personnages se prêtent à tout ce que le lecteur imagine en les regardant ; heureuse lecture que celle qui peut ainsi jouer à sa guise de ce qu’on lui montre, comme si elle déchiffrait les moisissures d’un mur ou la forme des nuages.

Ici aussi les mots jouent un jeu singulier. Intégrés à l’image, ils y vivent comme elle vit, posés près des personnages. Envahissant la bande ou recroquevillés dans un coin, prolongeant un nez, caressant une croupe, s’entassant gros comme une maison ou disparaissant presque, écrits raides ou de guingois, s’escaladant, fléchissant, s’émiettant, ils obéissent ainsi chaque fois à leur propre sens. Leur signification devient une direction, et, plus que d’inscrire un discours, ils paraissent dessiner une voix. Ce dialogue excellent prend tout le caractère d’une notation musicale, tandis que ces facéties dans l’espace sont celles d’un gamin qui polissonne pendant que parlent les grandes personnes. Intimement mêlé au dessin, le texte en est à la fois l’illustration, la source et l’ironique parodie.

Cette maîtrise à la fois littéraire et graphique de la parole est très neuve. Car la bande dessinée use volontiers d’un système de variations dans l’écriture, mais c’est selon un code simple et pauvre, où des textes presque nuls sont revêtus d’une typographie assortie à leur teneur : grosses lettres si l’on crie, petites si l’on murmure, ondulées si on a peur ou si on s’évanouit, etc. Chez Longuet, au contraire, le texte, d’une grande qualité, fait l’objet d’une véritable mise en scène, et il constitue un élément de l’image aussi précieux, aussi original et aussi mobile que le dessin lui-même.

C’est qu’en effet, on l’a suggéré, ce dessin n’est guère statique : le personnage y est d’abord une ombre extensible en tous sens, déformable à volonté. Ces métamorphoses sont à leur tour l’histoire que le livre raconte : et non pas un récit, mais, poussé jusqu’au déchirement des formes, un mime.

Gestes et paroles altèrent le corps en action, qui chaque fois se réorganise fantasquement pour servir sa posture et émettre son discours. Les allongements, rétrécissements, torsions, pliures du tronc et des membres ne sont pas une simple exagération des attitudes « réelles » d’un corps humain : c’est plutôt leur forme achevée, idéale, où la chair, totalement habitée par ce qu’elle veut faire et dire, se change en signe parfait et impérieux.

En même temps, contenus par les bornes du dessin, les personnages y orientent leurs métamorphoses, s’allongent, penchent, se voûtent, s’enroulent comme sous le plafond trop bas d’un appartement bon marché, humble espace vital dans lequel, en citoyens dociles, ils s’aplatissent. L’élasticité corporelle de ces figures manifeste enfin leur rapport dramatique. Elle dit tour à tour qui des deux mène le jeu ; et souvent la femme est réduite à un petit fantôme fripé, tandis que son compagnon est métaphoriquement et littéralement atteint de gigantisme marital. En deux épisodes seulement la silhouette féminine grandit, s’exalte et se défigure : dans une scène de révolte éphémère, puis quand elle raconte et rêve sa mort. Pour l’ordinaire de la vie, la féminité petite-bourgeoise laisse le pas au tyran.

Cet art d’établir les proportions d’un personnage selon son importance subjective, ou de créer cette importance en l’incarnant dans l’espace, évoque la mise en page du dessin médiéval, non perspectif, trop soucieux de représenter pour s’abaisser à reproduire. Transposé dans la caricature, ce procédé étend ici ses pouvoirs, dynamise le récit et cinétise la représentation.

Mais que raconte donc Chassés-Croisés ? Des scènes de la vie privée, simplement ; et, complaisant, mouvementé, risible, le bonheur d’un couple en règle avec les lois. Le mari et la femme ; deux bestioles à tête de cadavre qui survivent l’une par l’autre et l’une contre l’autre. Longuet dessine sarcastiquement la lâcheté de cette symbiose, ses tendresses, l’écrasement social qui la motive et la perpétue. Et il est naturel qu’un humour aussi maître de ses moyens ait privilégié le grotesque là où il s’épanouit impunément, et passe toujours inaperçu : dans le couple, le mariage et l’amour.


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Voir aussi

Lettres à Michel Longuet