« Quand mourut Jonathan (10) » : différence entre les versions

De BoyWiki
(copyright)
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 2 : Ligne 2 :


''[[Quand mourut Jonathan (9)|précédent]]''<br><br>
''[[Quand mourut Jonathan (9)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|<p>Vieille et petite, la maison n’était pas sale. Jonathan respectait son climat. Il n’aurait pas
{{Citation longue|<p>Souvent, Serge s’occupa seul, et Jonathan préféra cela. Le temps passait vite : le séjour
songé à repeindre, ou tapisser, ou changer la position des meubles. Il prenait simplement son
de l’enfant tirait déjà à sa fin, et Jonathan faisait en soi le vide pour s’habituer à ce départ. Il
tour, ici où des générations s’étaient succédé, et il s’effaçait à leur suite. Le silence de ces vies
continuait de répondre aux désirs, aux gestes affectueux du petit, mais comme si sa présence
éteintes était à peu près la seule douceur humaine dont il fût certain. Et, s’il se plaisait, dans la
n’avait été qu’imaginaire.</p>
faible lumière du soir, à traverser lentement une pièce ou l’autre, frôlant les meubles modestes
et désuets, écoutant les résonances du plancher, du carrelage, contemplant les ombres, les
taches, les recoins, il n’était pas ému parce qu’il rêvait d’anciennes présences, même
enfantines (engoncées depuis un demi-siècle dans la carcasse raidie et le deuil guenilleux des
vieillards), mais parce qu’il jouissait de cette absence infinie d’êtres humains. La maison était
comme ces beaux coquillages simples dont la cavité, près de l’oreille, produit l’appel de la
mer : quand on admire les surfaces nacrées et lisses qui coulent vers l’intérieur du réceptacle,
on ne voudrait pas imaginer le mollusque, probablement difforme et, si on l’avait extrait de là,
entièrement hideux, qui a sécrété ces nacres et poli ces corridors profonds.</p>


Sécréter, construire, attacher, lisser, disposer : voilà ce que Jonathan n’était plus capable
Serge n’était pas un être que l’on pût aimer, un homme raisonnablement libre qui avait
de faire. Il avait découvert une maison vide et morte ; il s’y glissait bien, et cependant pas
élu domicile et tendresse en un lieu de sa convenance. C’était seulement un enfant, que son
trop ; il l’avait adoptée. Mais sans désir pour les vies lointaines qui l’avaient créée ; et sans
détenteur avait prêté, ou plutôt déposé. Barbara n’appartenait à personne, Jonathan non plus,
vivre la sienne, puisqu’elle était impossible.
mais Serge si. Donc il n’existait pas ; les sentiments qu’il inspirait, qu’il éprouvait n’existaient
pas non plus. Le croire vivant, l’écouter, le suivre étaient des erreurs risibles. Il n’avait pas
quitté sa cage d’enfant, là-bas, au pied de ceux qui surveillent ces ustensiles et les créatures
qui y sont renfermées. On s’y trompait, parce que ces captifs étaient admis à voyager,
passaient sous les regards, suscitaient des passions, des sourires : mais ils y opposaient leurs
étiquettes, papiers notariés, policiers, commerciaux, qui attestaient qu’ils étaient possédés
— qu’ils n’étaient pas eux-mêmes.


Il n’avait eu aucune raison concrète de s’installer ici, entre tous les lieux, les régions, les
Ces évidences torturaient Jonathan. Il n’avait aucune notion de l’enfance. Ce qu’on
pays qu’il avait traversés. Un souvenir, aimant et lugubre, de ce village avait peu à peu
nomme, ce qu’on aime ainsi lui donnait la nausée. Serge lui paraissait un être achevé,
dominé ses autres souvenirs, lorsque le temps lui avait trop pesé et qu’il avait cherché où se
différent de tous, semblable à tous, égal à tous. Un homme, sujet au vieillissement comme les
retirer. Avec ses maisons dispersées (il y avait un groupe un peu plus dense vers l’église et
autres : mais d’abord moins que les autres. Il grandirait : c’était un faible changement, à côté
l’arrêt de car), ce n’était qu’un hameau, une très lâche concentration de tanières, chacune
d’une chevelure qui se clairsème, des lèvres qui se rident, un sein flasque, une voix
fermée sur elle-même et écartée des autres. Comme un cimetière qu’on aurait négligé
légiférante, un gros cul, un sommeil comateux, ou la pesante fatigue d’avoir mal existé qui,
d’enclore, et où, mis à part un petit noyau de tombes séculaires, les sépultures, édifiées une à
dès l’âge d’homme, accable les membres et raréfie leurs gestes. Plusieurs années encore,
une et selon une loi d’éloignement progressif, auraient débordé les limites prescrites et gagné
Serge (et non Jonathan) resterait identique à lui-même, solaire, entier, parfait, sans que la mort
la campagne environnante, envahi les prairies, les champs, la forêt, les îles, les affûts, les
ait prise sur lui.
bosquets amoureux, les sentiers où passent les moissonneurs.


Il n’y avait pas d’autre maison à louer. La vieille voisine ne le gênerait pas : elle n’avait
C’est pourquoi Jonathan éprouvait dans l’enfance une saveur robuste, une sûreté, un
sans doute que des secrets d’enfants disparus et de passé en ruine les secrets mêmes de
accomplissement dont les âges d’après étaient dépourvus. Mais le mot enfant décrétait le
Jonathan. Elle et lui s’éviteraient.
contraire, et transformait en cauchemar la jeunesse bienfaisante de Serge comme devient
cauchemar le visage immense d’un adolescent, quand c’est dans une cellule de délinquant, un
cercle familial, une brigade de voyous, un rang d’écoliers, d’ouvriers, qu’on l’aperçoit. Serge
avait subi, condamnant ses sentiments, sa pensée, l’élan infini de son corps, la même sentence
d’annulation.


Le caractère de Jonathan n’était pas sombre. Il avait peu d’imagination. Il pensait peu à
Devant ce garçon qu’un simple mot supprimait, Jonathan s’effaça lui-même. Il se voulut
lui-même. Il ne s’analysait guère : mais il se connaissait jusqu’au désintérêt pour soi.
domestique, sans oser seulement être témoin. Il lavait le linge, la vaisselle, cuisinait, curait les
L’humeur désespérée qui l’avait renfermé ici ne tenait donc pas à lui, à une maladie de son
chiottes, rangeait, achetait, se laissait étreindre, prêtait sa nudité, son sexe, son sommeil, et
esprit, mais à l’immense maladie des choses du dehors. C’est aussi pourquoi cette humeur était permanente, comme ce monde se ressemblait.
entretenait dans la maison une timide splendeur où s’étendait, comme si demain n’existait pas,
 
le règne aérien du petit garçon. Mais il n’y avait d’autre avenir que le retour de Barbara,
Quant aux heures de détresse plus vive que Jonathan subissait parfois, elles devaient
protectrice, patronne et amante résolue d’un chien nommé Serge.}}<br>
être un effort de la jeunesse en lui, une dernière révolte, un dernier refus devant l’évidence.
Rien de pire.
 
On pouvait donc s’enfermer ici, vieillir d’un an, deux ans, sans changer, sans étouffer,
sans mourir : Jonathan ne bougerait plus. Toute partie du monde se valait, il n’y avait de vie à
vivre nulle part. Il lui restait simplement ce corps, cette chose solide, aimante, allègre, que
traverse et anime toute beauté de l’univers : mais un corps inhabité, qu’il fallait déposer à
l’abri, protéger de ce qui pouvait, lui, le faire souffrir — le froid, la faim, le regard d’autrui.
Jonathan le soignait calmement, avec une sorte de tendresse casanière, comme il aurait
scrupuleusement entretenu un prisonnier de qui il ne sait rien, ou un idiot, un innocent que le
hasard lui donne à charge, et qu’il ne saurait ni posséder, ni mépriser, ni détruire.}}<br>
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (11)|suivant]]}}''
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (11)|suivant]]}}''
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]

Dernière version du 8 juin 2016 à 18:09

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Souvent, Serge s’occupa seul, et Jonathan préféra cela. Le temps passait vite : le séjour de l’enfant tirait déjà à sa fin, et Jonathan faisait en soi le vide pour s’habituer à ce départ. Il continuait de répondre aux désirs, aux gestes affectueux du petit, mais comme si sa présence n’avait été qu’imaginaire.

Serge n’était pas un être que l’on pût aimer, un homme raisonnablement libre qui avait élu domicile et tendresse en un lieu de sa convenance. C’était seulement un enfant, que son détenteur avait prêté, ou plutôt déposé. Barbara n’appartenait à personne, Jonathan non plus, mais Serge si. Donc il n’existait pas ; les sentiments qu’il inspirait, qu’il éprouvait n’existaient pas non plus. Le croire vivant, l’écouter, le suivre étaient des erreurs risibles. Il n’avait pas quitté sa cage d’enfant, là-bas, au pied de ceux qui surveillent ces ustensiles et les créatures qui y sont renfermées. On s’y trompait, parce que ces captifs étaient admis à voyager, passaient sous les regards, suscitaient des passions, des sourires : mais ils y opposaient leurs étiquettes, papiers notariés, policiers, commerciaux, qui attestaient qu’ils étaient possédés — qu’ils n’étaient pas eux-mêmes.

Ces évidences torturaient Jonathan. Il n’avait aucune notion de l’enfance. Ce qu’on nomme, ce qu’on aime ainsi lui donnait la nausée. Serge lui paraissait un être achevé, différent de tous, semblable à tous, égal à tous. Un homme, sujet au vieillissement comme les autres : mais d’abord moins que les autres. Il grandirait : c’était un faible changement, à côté d’une chevelure qui se clairsème, des lèvres qui se rident, un sein flasque, une voix légiférante, un gros cul, un sommeil comateux, ou la pesante fatigue d’avoir mal existé qui, dès l’âge d’homme, accable les membres et raréfie leurs gestes. Plusieurs années encore, Serge (et non Jonathan) resterait identique à lui-même, solaire, entier, parfait, sans que la mort ait prise sur lui.

C’est pourquoi Jonathan éprouvait dans l’enfance une saveur robuste, une sûreté, un accomplissement dont les âges d’après étaient dépourvus. Mais le mot enfant décrétait le contraire, et transformait en cauchemar la jeunesse bienfaisante de Serge — comme devient cauchemar le visage immense d’un adolescent, quand c’est dans une cellule de délinquant, un cercle familial, une brigade de voyous, un rang d’écoliers, d’ouvriers, qu’on l’aperçoit. Serge avait subi, condamnant ses sentiments, sa pensée, l’élan infini de son corps, la même sentence d’annulation.

Devant ce garçon qu’un simple mot supprimait, Jonathan s’effaça lui-même. Il se voulut domestique, sans oser seulement être témoin. Il lavait le linge, la vaisselle, cuisinait, curait les chiottes, rangeait, achetait, se laissait étreindre, prêtait sa nudité, son sexe, son sommeil, et entretenait dans la maison une timide splendeur où s’étendait, comme si demain n’existait pas, le règne aérien du petit garçon. Mais il n’y avait d’autre avenir que le retour de Barbara, protectrice, patronne et amante résolue d’un chien nommé Serge.


Retour au sommaire