« Quand mourut Jonathan (24) » : différence entre les versions

De BoyWiki
(Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|Comme la pluie était venue, Jonathan l’entendait sonn... »)
 
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 2 : Ligne 2 :


''[[Quand mourut Jonathan (23)|précédent]]''<br><br>
''[[Quand mourut Jonathan (23)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Comme la pluie était venue, Jonathan l’entendait sonner dans son plafond. Car la
{{Citation longue|Quand les trois petits frères de la ville furent emmenés, eux aussi, en vacances, les
chambre, où il se réfugiait, était en mansarde : un grand pan de toit tombait sur le lit et empêchait de relever tout à fait la tête.
environs devinrent vraiment trop inhabités. Jonathan craignit que Serge s’embête ; il lui
proposa qu’ils aillent ensemble quelque part, au bord de la mer ou n’importe . Mais l’enfant
refusa. Il se trouvait très bien là et n’en voulait pas bouger.


Ce bruit régulier, presque gai malgré la grisaille du jour, malgré le froid visqueux et les
Malgré ses escapades, il était d’esprit sédentaire, et il préférait jouir de sa place et de ses
arbres dévastés, lui donnait une sérénité morne. Il ne ferait rien tant que cette pluie tomberait.
habitudes, comme il n’était contraint ni à l’une ni aux autres et qu’il les aménageait à sa
On ne se tue qu’un jour violent, qui vous rappelle le monde, les saisons, ou quelqu’un.
manière. Recommencer chaque jour les mêmes choses, avec les variantes, les destructions, les
restaurations que sa fantaisie lui inspirerait, semblait sa seule ambition. En ce lieu, en ce mode
de vie que Jonathan jugeait incapables d’intéresser quelqu’un, Serge découvrait cent mille
ressources. Monotones d’apparence, ses journées étaient saturées d’inventions, d’artisanats,
de sensations, de coquineries, de bavardages, de caresses, de recherches, de violences et
d’études qui le passionnaient sans relâche. Ce trop-plein, fruit de son intelligence, lui offrait à
chaque heure un monde inépuisable — où Jonathan était une source comme une autre. Il se
tenait à son rang, peut-être humble, dans la mystérieuse collection de Serge ; il servait à des
opérations, des progrès, des essais, des humeurs où il n’était pour rien. Disponible, il laissait
l’enfant industrieux s’accroître de lui et de tout.


Jonathan pensa encore à quitter tout, aller à Paris, rejoindre vite Serge, subir n’importe
Assez longtemps pendant l’été, Jonathan fut préoccupé par le retour de Barbara. Il
quoi — même ses contemporains — pourvu qu’il sauve le petit.
s’obligeait encore à ne voir en Serge qu’un être passager, comme un matin de lumière, l’une
des rêveries qu’on forme dans la solitude, un bonheur de la main quand on dessine. Plus tard,
il ne parvint plus à aimer l’enfant avec tant de précautions. Il craignit l’automne. Il eut des
idées secrètes de rapt, de fuite à l’étranger. Ou il se voyait réinstallé à Paris, et luttant pied à
pied avec Barbara.


Mais le sauver de quoi ? Le monde où l’on se croit heureux n’était pas celui de
Puis il comprit que ce ne serait pas seulement Barbara. Ce serait l’ordre des choses
Jonathan. Serge avait passé ici trois ou quatre mois qui pouvaient ressembler au bonheur :
qui devait inéluctablement s’emparer de Serge et le transformer en l’un de ces hommes
mais il n’avait pas encore l’âge de rechercher et reconnaître quelque bonheur que ce soit. Son
innombrables que Jonathan avait fuis. Tout, les séductions de tout, les pouvoirs de tout,
séjour chez Jonathan lui ferait plutôt des souvenirs pour ses soixante ans, et des si-j’avais-su.
contraindrait Serge à se trahir, et sans regret. L’ennemi, pour finir, ne s’incarnerait pas dans
Puisque en vieillissant on se rappelle enfin un certain âge heureux qu’on a vécu sans même
des monstres, des caricatures, des crétins, des parents, des cours d’assises : il serait implanté
savoir qu’il ne reviendrait pas : et ce sont les premiers ans de la vie, et la seule vie à jamais.
au cœur de l’enfant même. Ni Serge ni Jonathan n’avaient un moyen d’empêcher cela.


Et seulement par chance. Ce que Jonathan connaissait de la petite enfance de Serge lui
Jonathan se pénétra de cette certitude. Il renonça à espérer comme à lutter. Il pensa à la
semblait épouvantable. Ce qu’il se rappelait de la sienne propre ne valait pas mieux : et ce
disparition prochaine, à la mort figurée de l’enfant : et il médita la sienne. Le plus simple, le
qu’on lui en avait dit après coup, avant qu’il abandonne sa famille, ses amis, son pays — et
plus doux serait de se saigner les membres. Un suicide de protestation plutôt que de simple
l’humanité avec, la soi-disant humanité —, lui avait seulement donné des envies de meurtre.
souffrance : mais on ne s’arrose pas d’essence devant cent journalistes quand on témoigne
En plus, ''ils'' (les vieux) étaient fiers de vous raconter ce qu’ils vous avaient fait, quand vous
d’une cause perdue. Jonathan garderait sa mort pour lui.
deveniez assez âgé pour comprendre.


La pluie tombait. D’une douceur et d’une régularité qui réconciliait, comme une
Malgré ces tourments, ces projets, Jonathan vivait avec gaieté. Il était sûr de ne pas
tendresse discrète, avec la vie, la vie toute seule et pour rien.
déplaire à Serge : il devenait moins neutre, il entrait plus profondément dans les singularités
que désirait l’enfant, il osait le suivre sans réserve.


Ne pas mourir. Ces gouttes d’eau qui faisaient leur bruit tranquille suffisaient, sûrement,
Jonathan était en parfaite santé. Sa difficulté d’être n’affectait pas son corps, car elle
pour aimer vivre pendant qu’elles étaient là.
n’avait aucune origine intérieure ou qu’il eût méconnue. Il mangeait bien, buvait bien, digérait
bien, chiait copieusement, pissait dru, dormait à merveille, avait bonne mine, bons muscles,
belle peau, bon membre. Son amitié même pour Serge ne lui inspirait ni culpabilité, ni
explorations, ni théories. Il aurait été inapte à prouver ses raisons, à se légitimer devant ceux
qui, impuissants à vivre comme à mourir, sont donc chargés de juger et redresser l’existence.
Rien de plus acceptable, pour Jonathan, que d’en savoir tant et d’en pouvoir si peu dire.


Jonathan verrait les feuilles tomber, le temps passer, il écrirait des lettres à Paris le
Aucun des deux garçons ne s’inquiétait plus du calendrier. Les signes de maturité,
matin, quelques soirs après il devinerait qu’on les détournait. Un enfant de huit ans ne répond
d’usure que montrait la campagne, maintenant que l’été s’achevait, n’étaient pas des menaces.
pas tout seul ; on ne ferait même pas mettre à Serge trois lignes dans les lettres emphatiques
Un ordre sans ennui ni souffrances, un désordre sans souffrance ni dommages : tel est
que Barbara écrirait si elle avait besoin d’argent ou de raconter un nouvel amour éternel.
l’univers impossible qu’ils avaient construit. L’envers du monde, et qui crèverait dès
l’automne. Mais ça ne faisait rien.


Jonathan n’était pas malheureux que soit finie, maintenant, sa vie à lui : elle avait
Ils mangeaient, ils s’étreignaient, ils respiraient, ils s’ennuyaient comme ceux qui se
seulement commencé lorsque Serge l’avait empruntée et conquise pour vivre lui-même. Mais
sentent bien ensemble, ils se cherchaient le cul, ils l’oubliaient, ils rendaient leur maison
Jonathan souffrait que ce ne soit pas assez pour que l’enfant survive.
fraîche comme un paysage minuscule, puis ils la salissaient, la souillaient, la déréglaient. Et comme les maisons, à la différence des vivants, ne se recomposent pas à mesure qu’on vit
d’elles, ils la reconstruisaient énergiquement, brossaient, épongeaient, ciraient, préparaient le
prochain théâtre de leurs cochonneries.


Les pluies violentes qu’il y eut en septembre cédèrent à un immense éclat doré
Serge et Jonathan n’étaient pas amoureux, faute de narcissisme. Ils avaient mieux à faire
d’automne, un automne envahi de lumières tendres et belles qui, du levant au couchant,
ensemble. Leur association était plutôt biologique. Certaines plantes, dans une terre, absorbent
étaient comme le reflet d’un autre été.
les substances qui leur conviennent, et elles en épurent le sol : aussitôt, ce sol devient viable
 
pour d’autres plantes qui, sinon, y crèveraient. Chacune prend et répand des nourritures
Alors Jonathan ne mourut pas, et il aima tout seul un enfant disparu.}}<br>
différentes ; chacune élimine ainsi les poisons qui empêcheraient l’autre de vivre. Telle était
l’amitié de Jonathan et de Serge, sans qu’on puisse savoir lequel des deux, vraiment, purifiait
le monde pour l’autre.}}<br>
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (25)|suivant]]}}''
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (25)|suivant]]}}''
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]

Dernière version du 8 juin 2016 à 17:51

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Quand les trois petits frères de la ville furent emmenés, eux aussi, en vacances, les environs devinrent vraiment trop inhabités. Jonathan craignit que Serge s’embête ; il lui proposa qu’ils aillent ensemble quelque part, au bord de la mer ou n’importe où. Mais l’enfant refusa. Il se trouvait très bien là et n’en voulait pas bouger.

Malgré ses escapades, il était d’esprit sédentaire, et il préférait jouir de sa place et de ses habitudes, comme il n’était contraint ni à l’une ni aux autres et qu’il les aménageait à sa manière. Recommencer chaque jour les mêmes choses, avec les variantes, les destructions, les restaurations que sa fantaisie lui inspirerait, semblait sa seule ambition. En ce lieu, en ce mode de vie que Jonathan jugeait incapables d’intéresser quelqu’un, Serge découvrait cent mille ressources. Monotones d’apparence, ses journées étaient saturées d’inventions, d’artisanats, de sensations, de coquineries, de bavardages, de caresses, de recherches, de violences et d’études qui le passionnaient sans relâche. Ce trop-plein, fruit de son intelligence, lui offrait à chaque heure un monde inépuisable — où Jonathan était une source comme une autre. Il se tenait à son rang, peut-être humble, dans la mystérieuse collection de Serge ; il servait à des opérations, des progrès, des essais, des humeurs où il n’était pour rien. Disponible, il laissait l’enfant industrieux s’accroître de lui et de tout.

Assez longtemps pendant l’été, Jonathan fut préoccupé par le retour de Barbara. Il s’obligeait encore à ne voir en Serge qu’un être passager, comme un matin de lumière, l’une des rêveries qu’on forme dans la solitude, un bonheur de la main quand on dessine. Plus tard, il ne parvint plus à aimer l’enfant avec tant de précautions. Il craignit l’automne. Il eut des idées secrètes de rapt, de fuite à l’étranger. Ou il se voyait réinstallé à Paris, et luttant pied à pied avec Barbara.

Puis il comprit que ce ne serait pas seulement Barbara. Ce serait l’ordre des choses — qui devait inéluctablement s’emparer de Serge et le transformer en l’un de ces hommes innombrables que Jonathan avait fuis. Tout, les séductions de tout, les pouvoirs de tout, contraindrait Serge à se trahir, et sans regret. L’ennemi, pour finir, ne s’incarnerait pas dans des monstres, des caricatures, des crétins, des parents, des cours d’assises : il serait implanté au cœur de l’enfant même. Ni Serge ni Jonathan n’avaient un moyen d’empêcher cela.

Jonathan se pénétra de cette certitude. Il renonça à espérer comme à lutter. Il pensa à la disparition prochaine, à la mort figurée de l’enfant : et il médita la sienne. Le plus simple, le plus doux serait de se saigner les membres. Un suicide de protestation plutôt que de simple souffrance : mais on ne s’arrose pas d’essence devant cent journalistes quand on témoigne d’une cause perdue. Jonathan garderait sa mort pour lui.

Malgré ces tourments, ces projets, Jonathan vivait avec gaieté. Il était sûr de ne pas déplaire à Serge : il devenait moins neutre, il entrait plus profondément dans les singularités que désirait l’enfant, il osait le suivre sans réserve.

Jonathan était en parfaite santé. Sa difficulté d’être n’affectait pas son corps, car elle n’avait aucune origine intérieure ou qu’il eût méconnue. Il mangeait bien, buvait bien, digérait bien, chiait copieusement, pissait dru, dormait à merveille, avait bonne mine, bons muscles, belle peau, bon membre. Son amitié même pour Serge ne lui inspirait ni culpabilité, ni explorations, ni théories. Il aurait été inapte à prouver ses raisons, à se légitimer devant ceux qui, impuissants à vivre comme à mourir, sont donc chargés de juger et redresser l’existence. Rien de plus acceptable, pour Jonathan, que d’en savoir tant et d’en pouvoir si peu dire.

Aucun des deux garçons ne s’inquiétait plus du calendrier. Les signes de maturité, d’usure que montrait la campagne, maintenant que l’été s’achevait, n’étaient pas des menaces. Un ordre sans ennui ni souffrances, un désordre sans souffrance ni dommages : tel est l’univers impossible qu’ils avaient construit. L’envers du monde, et qui crèverait dès l’automne. Mais ça ne faisait rien.

Ils mangeaient, ils s’étreignaient, ils respiraient, ils s’ennuyaient comme ceux qui se sentent bien ensemble, ils se cherchaient le cul, ils l’oubliaient, ils rendaient leur maison fraîche comme un paysage minuscule, puis ils la salissaient, la souillaient, la déréglaient. Et comme les maisons, à la différence des vivants, ne se recomposent pas à mesure qu’on vit d’elles, ils la reconstruisaient énergiquement, brossaient, épongeaient, ciraient, préparaient le prochain théâtre de leurs cochonneries.

Serge et Jonathan n’étaient pas amoureux, faute de narcissisme. Ils avaient mieux à faire ensemble. Leur association était plutôt biologique. Certaines plantes, dans une terre, absorbent les substances qui leur conviennent, et elles en épurent le sol : aussitôt, ce sol devient viable pour d’autres plantes qui, sinon, y crèveraient. Chacune prend et répand des nourritures différentes ; chacune élimine ainsi les poisons qui empêcheraient l’autre de vivre. Telle était l’amitié de Jonathan et de Serge, sans qu’on puisse savoir lequel des deux, vraiment, purifiait le monde pour l’autre.


Retour au sommaire