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{{Citation longue|Quand on eut enlevé le corps, et que Jonathan le sut enfoui au cimetière, tout de l’autre
{{Citation longue|Comme la pluie était venue, Jonathan l’entendait sonner dans son plafond. Car la
côté du village, il prit peur de la morte — naïvement, dès que la nuit tombait, la longue nuit
chambre, il se réfugiait, était en mansarde : un grand pan de toit tombait sur le lit et empêchait de relever tout à fait la tête.
de l’hiver.


Le plus léger mouvement des rideaux l’effrayait ; si, chez lui, il apercevait, en allumant
Ce bruit régulier, presque gai malgré la grisaille du jour, malgré le froid visqueux et les
dans une pièce, la silhouette de sa veste, de son imperméable, pendus à un dossier de chaise, il
arbres dévastés, lui donnait une sérénité morne. Il ne ferait rien tant que cette pluie tomberait.
était saisi de terreur comme s’il l’avait vue, elle, qui venait pour lui. Elle se promenait dans
On ne se tue qu’un jour violent, qui vous rappelle le monde, les saisons, ou quelqu’un.
les jardins, poussait la porte du sien, rôdait parmi les herbes, se tenait droite et immobile au
milieu des fourrés, des branches noires. Elle avait des cheveux fous, des yeux globuleux, la
bouche entrouverte méchamment sur ses dents pourries, une main bleue, forte, osseuse,
appuyée à sa canne. Elle était faite de vent et d’ombres — mais pesante, carrée, qui passait
par miracle dans la maison de Jonathan et piétinait lentement à travers les pièces du
rez-de-chaussée dès que le garçon était au lit.


Pourtant, Jonathan était dépourvu de superstitions et de croyances, il n’avait ni dieu ni
Jonathan pensa encore à quitter tout, aller à Paris, rejoindre vite Serge, subir n’importe
âme. La hantise qu’il subissait était tout humaine ; il ne cessait de s’en plaisanter et d’en être
quoi — même ses contemporains — pourvu qu’il sauve le petit.
repris. Cette peur sans raison était inexplicablement bienfaisante.


Il remit un verrou à la porte de sa chambre, un cadenas aux volets. Lorsqu’il se préparait
Mais le sauver de quoi ? Le monde où l’on se croit heureux n’était pas celui de
à dormir, lampe éteinte, des angoisses l’agitaient, il sentait une présence qui patientait, qui
Jonathan. Serge avait passé ici trois ou quatre mois qui pouvaient ressembler au bonheur :
attendait son sommeil pour approcher ; il rallumait, inspectait la chambre, éteignait,
mais il n’avait pas encore l’âge de rechercher et reconnaître quelque bonheur que ce soit. Son
recommençait à plusieurs reprises. Pendant la nuit, il se réveillait soudain, alarmé, couvert de
séjour chez Jonathan lui ferait plutôt des souvenirs pour ses soixante ans, et des si-j’avais-su.
sueur, il cherchait désespérément le bouton de la lampe, il ne le trouvait pas, il risquait sa
Puisque en vieillissant on se rappelle enfin un certain âge heureux qu’on a vécu sans même
main plus loin avec la crainte horrible de toucher quelqu’un, il trouvait le bouton, mais ça ne
savoir qu’il ne reviendrait pas : et ce sont les premiers ans de la vie, et la seule vie à jamais.
s’allumait pas, il insistait, appuyait dix fois, tâtonnait le mur, rencontrait l’interrupteur du
plafonnier, ça ne marchait pas non plus, il suffoquait dans l’obscurité, et la vieille avançait, il
la devinait là, fétide et froide. Elle atteignait son lit. Il criait.


Il s’éveillait aussitôt de ce songe, allumait la lampe, retournait son oreiller trempé.
Et seulement par chance. Ce que Jonathan connaissait de la petite enfance de Serge lui
semblait épouvantable. Ce qu’il se rappelait de la sienne propre ne valait pas mieux : et ce
qu’on lui en avait dit après coup, avant qu’il abandonne sa famille, ses amis, son pays — et
l’humanité avec, la soi-disant humanité —, lui avait seulement donné des envies de meurtre.
En plus, ''ils'' (les vieux) étaient fiers de vous raconter ce qu’ils vous avaient fait, quand vous
deveniez assez âgé pour comprendre.


Lentement, sa respiration et son pouls redevenaient normaux. L’épouvante du rêve avait
La pluie tombait. D’une douceur et d’une régularité qui réconciliait, comme une
épuisé son angoisse, il se moquait de lui, il observait la chambre avec confiance. Pourtant, il
tendresse discrète, avec la vie, la vie toute seule et pour rien.
n’aurait pas descendu l’escalier pour aller tirer un verre d’eau.


Il évoquait Serge couché près de lui, dans la plus paisible, la plus claire des maisons.
Ne pas mourir. Ces gouttes d’eau qui faisaient leur bruit tranquille suffisaient, sûrement,
Évidemment une autre que celle-ci. Elle n’avait pas pu devenir ce piège, ce lieu de
pour aimer vivre pendant qu’elles étaient là.
cauchemar, en si peu de mois. La place de Serge était là, à gauche : une place très petite, on
n’imaginait pas que quelqu’un ait dormi là, un corps tout entier, vraiment sans rien qui
manque — et le plus encombrant des gamins. Jonathan n’avait jamais vu Serge ''petit'', et il aurait juré de bonne foi qu’ils avaient tous deux la même taille. Serge était grand, réellement
grand, on avait son visage à hauteur de soi, on lui prenait le cou en levant les bras, on n’avait
pas besoin d’approcher la figure pour le voir aussi bien qu’un autre. Mais cette place, à
gauche, n’aurait pas permis de coucher plus de deux chats. Où était-il ?


Les images de l’enfant s’effaçaient. Anxieux à nouveau, Jonathan tendait l’oreille et
Jonathan verrait les feuilles tomber, le temps passer, il écrirait des lettres à Paris le
épiait les bruits de la maison. Partout où elle était vide et sans lumière, elle était envahie
matin, quelques soirs après il devinerait qu’on les détournait. Un enfant de huit ans ne répond
d’êtres nocturnes. Ils cherchaient quelque chose. On ne produit pas ces grincements, ces
pas tout seul ; on ne ferait même pas mettre à Serge trois lignes dans les lettres emphatiques
chocs, ces craquements abrupts, quand on se déplace tranquillement quelque part. Ils le
que Barbara écrirait si elle avait besoin d’argent ou de raconter un nouvel amour éternel.
cherchaient, lui, patiemment, pas à pas ; ils exploraient tout, comme si Jonathan avait pu aussi
bien se réfugier dans un tiroir, ou un buffet, ou sous un meuble, que dans sa chambre
verrouillée. Ils examinaient longuement chaque trace de sa vie, chaque preuve qu’il était là.
L’obscurité ne gêne pas les morts.


Depuis qu’il n’avait plus de voisine, Jonathan supportait mal l’isolement de sa maison.
Jonathan n’était pas malheureux que soit finie, maintenant, sa vie à lui : elle avait
L’habitation la plus proche était à un kilomètre, peut-être davantage. Faute d’environnement
seulement commencé lorsque Serge l’avait empruntée et conquise pour vivre lui-même. Mais
humain, ses murs devenaient perméables, spongieux ; toute la campagne, toute la nuit les
Jonathan souffrait que ce ne soit pas assez pour que l’enfant survive.
traversait et s’emparait de Jonathan, ultime vivant d’une planète désolée.


Le jour, il n’éprouvait aucune crainte. La maison d’à côté était fermée à clef, mais on
Les pluies violentes qu’il y eut en septembre cédèrent à un immense éclat doré
pouvait pénétrer dans le jardin. Il y allait volontiers. Des vieilles, après l’enterrement, avaient
d’automne, un automne envahi de lumières tendres et belles qui, du levant au couchant,
emporté les poules, les lapins ; Jonathan leur avait même donné celui de Serge, gras et gros,
étaient comme le reflet d’un autre été.
bon à manger sans délai. La férocité de ce sacrifice, de cette séparation, même, car il aimait
beaucoup l’animal, lui avait procuré un plaisir amer, comme s’il avait restitué aux femmes la
dernière part vivante de Serge qui demeurait ici, et pour la même destruction.


Les vieilles avaient aussi arraché les légumes qui restaient en terre, des légumes rudes
Alors Jonathan ne mourut pas, et il aima tout seul un enfant disparu.}}<br>
qui supportent la gelée : carottes, navets, céleris, quelques poireaux.
 
Le clapier vide intriguait Jonathan : il conservait la chaleur moelleuse, douillette, des
petits animaux qu’il avait abrités. Mais on ne les égorgeait pas : les vieilles les pendaient par
les oreilles et, en leur enfonçant deux ongles dans une orbite ou en s’aidant d’un couteau à
légumes, elles leur arrachaient l’œil. La bête criait très longtemps ; les vieilles causaient.
 
Plus loin, près d’un cerisier mort, au tronc fendu et granuleux, il y avait la fosse où
Jonathan avait enfoui le chien. Petit garçon, il enterrait les oiseaux morts qu’il ramassait, puis
il les déterrait quelques jours après pour voir. Il s’imaginait vaguement que la terre préservait
de pourrir. Il découvrait des boules humides aux plumes gluantes qui se détachaient toutes
seules, percées et béantes de vers. II s’en rappelait deux sortes : les premiers, couleur ivoire,
épais comme du vermicelle cuit, pas trop nombreux, indépendants et assez calmes ; les
seconds, filiformes, d’un blanc pur, qui grouillaient les uns sur les autres à une vitesse
fantastique, en scintillant comme une moire, et qui semblaient représenter un plus grand
volume de chair que l’oiseau n’en avait contenu. Les vers que nourrissent les chiens et les
gens devaient être moins fins et moins répugnants que cela. Jonathan eut un désir violent de
découvrir un peu, avec la bêche, le cadavre du chien noir. Cela s’imaginait, mais sans les
détails malheureux qui tourmentaient Jonathan. La tête devait être vers ce côté-ci de l’arbre ;
non ; il renonça.
 
Maintenant, personne ne passait par ici. Au milieu de l’automne, cependant, un
garçonnet avait fait sonner le métal de la porte avec un bout de ferraille, et il avait demandé à
Jonathan si Serge était là. Jonathan expliqua que Serge était rentré à Paris.
 
— Ah… Parce que je l’connais, dit l’enfant (que Jonathan, lui, n’avait jamais vu).
 
— Alors, il est plus là ? insista le gamin, qui ne se décidait pas à partir.
 
— Non, il n’est plus là.
 
— … Il va revenir ?
 
— Je ne sais pas, dit Jonathan. Je ne crois pas, non.
 
— … Plus jamais ?
 
Puis l’enfant referma la porte et dévala le chemin. Depuis cette lointaine visite, un
silence brutal régnait sur ce bout de campagne, le silence des lieux abandonnés, des îles
désertes de l’océan arctique, au ciel verdâtre, aux falaises fuyantes, veloutées de lichen, où
planent et gémissent des oiseaux irréels.}}<br>
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Comme la pluie était venue, Jonathan l’entendait sonner dans son plafond. Car la chambre, où il se réfugiait, était en mansarde : un grand pan de toit tombait sur le lit et empêchait de relever tout à fait la tête.

Ce bruit régulier, presque gai malgré la grisaille du jour, malgré le froid visqueux et les arbres dévastés, lui donnait une sérénité morne. Il ne ferait rien tant que cette pluie tomberait. On ne se tue qu’un jour violent, qui vous rappelle le monde, les saisons, ou quelqu’un.

Jonathan pensa encore à quitter tout, aller à Paris, rejoindre vite Serge, subir n’importe quoi — même ses contemporains — pourvu qu’il sauve le petit.

Mais le sauver de quoi ? Le monde où l’on se croit heureux n’était pas celui de Jonathan. Serge avait passé ici trois ou quatre mois qui pouvaient ressembler au bonheur : mais il n’avait pas encore l’âge de rechercher et reconnaître quelque bonheur que ce soit. Son séjour chez Jonathan lui ferait plutôt des souvenirs pour ses soixante ans, et des si-j’avais-su. Puisque en vieillissant on se rappelle enfin un certain âge heureux qu’on a vécu sans même savoir qu’il ne reviendrait pas : et ce sont les premiers ans de la vie, et la seule vie à jamais.

Et seulement par chance. Ce que Jonathan connaissait de la petite enfance de Serge lui semblait épouvantable. Ce qu’il se rappelait de la sienne propre ne valait pas mieux : et ce qu’on lui en avait dit après coup, avant qu’il abandonne sa famille, ses amis, son pays — et l’humanité avec, la soi-disant humanité —, lui avait seulement donné des envies de meurtre. En plus, ils (les vieux) étaient fiers de vous raconter ce qu’ils vous avaient fait, quand vous deveniez assez âgé pour comprendre.

La pluie tombait. D’une douceur et d’une régularité qui réconciliait, comme une tendresse discrète, avec la vie, la vie toute seule et pour rien.

Ne pas mourir. Ces gouttes d’eau qui faisaient leur bruit tranquille suffisaient, sûrement, pour aimer vivre pendant qu’elles étaient là.

Jonathan verrait les feuilles tomber, le temps passer, il écrirait des lettres à Paris le matin, quelques soirs après il devinerait qu’on les détournait. Un enfant de huit ans ne répond pas tout seul ; on ne ferait même pas mettre à Serge trois lignes dans les lettres emphatiques que Barbara écrirait si elle avait besoin d’argent ou de raconter un nouvel amour éternel.

Jonathan n’était pas malheureux que soit finie, maintenant, sa vie à lui : elle avait seulement commencé lorsque Serge l’avait empruntée et conquise pour vivre lui-même. Mais Jonathan souffrait que ce ne soit pas assez pour que l’enfant survive.

Les pluies violentes qu’il y eut en septembre cédèrent à un immense éclat doré d’automne, un automne envahi de lumières tendres et belles qui, du levant au couchant, étaient comme le reflet d’un autre été.

Alors Jonathan ne mourut pas, et il aima tout seul un enfant disparu.


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