Quand mourut Jonathan (29)

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Aux premières pluies, le vieux chien noir de la vieille voisine était devenu impotent. Jonathan entendait la vieille crier pendant qu’elle le poussait dehors pour qu’il ne chie pas dans la maison. Il peinait à marcher. Il y voyait mal et se cognait en avançant ; ses pattes raides ne le portaient plus et s’effondraient sous lui au premier coup que la vieille, impatientée, lui envoyait dans le cul. Il restait couché à l’abri autant que sa maîtresse y consentait. Ce n’était pas assez : il n’était pas question qu’il meure sans que la vieille le lui fasse comprendre — elle qui, encore un peu ingambe, attendait son tour et voulait s’en venger.

Dans l’humidité de l’automne, le chien acheva de péricliter. La vieille le mettait sur un paillasson puis tirait ce paillasson sur son seuil ; elle renversait la bête, qui abandonnait là ses déjections. Jonathan voyait cela, et tremblait de douleur.

Une fin d’après-midi, parce que la femme était lassée, ou que décidément, pour elle aussi, Serge était parti, ou que l’hiver et sa menace de mort régnaient sur les maisons, elle se débarrassa de son chien.

Jonathan était au jardin. Il entretenait avec un soin maniaque le petit bassin de Serge, dont il avait rentré les meubles. Il aperçut, à travers le grillage et les vrilles sèches du liseron flétri, la vieille qui tirait son chien par une grosse corde, étrangement longue.

Le chien ne marchait plus, il tomba sur le flanc. La vieille le traîna par le cou et lui fit tourner l’allée. Ils passèrent de l’autre côté de la maison.

Jonathan savait ce qui allait suivre. Chez les commerçants du village, on lui avait déjà dit (comme il voyait beaucoup de chiens de chasse ou de garde, et s’enquérait d’eux) que l’habitude était de pendre les vieilles bêtes. C’est gratuit et ça ne fait pas mal.

D’abord Jonathan resta accroupi, à polir comme un imbécile le petit chenal en demi-cercle du bassin vide. Des herbes maigres poussaient au fond, presque dans la journée, malgré le froid ; il les arrachait. Seul décor laissé sur l’île, les petits personnages, plantés sur leurs jambes d’allumettes, tombaient à cause de la pluie, qui les descellait ; Jonathan les replantait. Il hésitait à les rentrer à l’abri ; il préférait encore que les bonshommes pourrissent, il craignait trop de voir l’île tout à fait nue. Pendant ce travail, il n’était pas triste. Son imagination lui recréait chaque geste, chaque attitude, chaque visage et chaque intonation de Serge au jardin : et il s’étonnait d’en avoir tant retenu, car il croyait s’être interdit d’observer l’enfant.

— Ah bon Dieu ! cria la vieille en revenant du côté où Jonathan pouvait la voir. Ah garce ah la charogne ! Bon Dieu Marie de merde !

La femme, qui boitait un peu sur sa canne, arracha la bêche du sol et repartit pesamment.

Terrifié, Jonathan resta un moment à comprendre ce que cela signifiait. Elle n’allait évidemment pas creuser une fosse. Non : faute de force dans les bras, elle avait dû échouer à pendre sa bête, et elle changeait d’outil.

Jonathan se releva tout d’un coup et se précipita sur le chemin. Il entra dans le jardin de sa voisine, courut vers les derrières de la maison.

C’était trop tard. Ou trop tôt. La femme cassait le cou et le crâne de son chien, couché par terre, avec l’angle de la bêche ; elle criait des injures en même temps ; elle se tenait penchée de côté sur sa canne, coincée sous le coude. Le chien n’aboyait pas, mais, à chaque secousse, il poussait un petit gémissement, tombé de ses poumons chétifs. Un sang rouge foncé lui inondait le cou et le crâne, où la peau était fendue de nombreuses lèvres brillantes. Il vivait, gémissait, les coups de bêche le secouaient, la vieille hurlait :

— Mais tu crèves, mais tu crèves ah carogne mais vas-tu crever oui ?

Mais elle tapait mal.

Jonathan se jeta sur la bonne femme, lui arracha la bêche des mains et, de toutes ses forces, il fit éclater le crâne du vieux chien. Les pattes tremblèrent et se raidirent jusqu’aux ongles. La queue bougea plus doucement et retomba sur le sol avec une lenteur désolante. Les oreilles noyées de sang partirent en arrière et se fixèrent dans une position de lubricité.

Jonathan posa la bêche et, se retournant, il injuria la femme et la bouscula d’un coup de bras. Elle tomba sur le cul et cria contre les étrangers, la jeunesse, les races.

— Je reviendrai l’enterrer, dit Jonathan, mouillé de larmes et les doigts sales.


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