« Quand mourut Jonathan (48) » : différence entre les versions

De BoyWiki
(Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|— À la maison tu sais pas c’je m’fais ? C’est p... »)
 
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 2 : Ligne 2 :


''[[Quand mourut Jonathan (47)|précédent]]''<br><br>
''[[Quand mourut Jonathan (47)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|— À la maison tu sais pas c’je m’fais ? C’est pas compliqué ! J’coupe des oignons, j’les
{{Citation longue|— Maintenant je sais le faire le café ! Mais pas avec cette cafetière-là. Tu me montreras,
mets dans la poêle dans du beurre, après, quand c’est bien doré, j’les mets dans d’la viande
après c’est moi qui l’f’ra. Il sera peut-être pas bon !
hachée, oh au moins deux cents grammes, et puis j’mets deux œufs, et puis j’fais ça (geste de
malaxer avec les deux mains), et puis j’fais une boule, et puis j’l’aplatis (geste avec le poing),
et puis j’la mets dans la poêle avec plein d’beurre, et puis j’mange ça ! Ça fait un peu une croûte dessus ! Mais si tu mets pas d’sel, du poivre, c’est pas bon. C’est vrai. J’en mange tout
l’temps. Et puis des nouilles.


L’appétit de Serge, qui avait toujours été vaillant, devenait démesuré. Cela inquiétait
Serge voulut aider à tout, montrer ses talents. Moins patouilleur qu’avant, il appliquait
Jonathan, qui avait beaucoup moins d’argent qu’à l’époque du premier séjour de l’enfant. Il
son adresse, sa légèreté, sa rapidité neuves à des tâches inutiles ou saugrenues. Le buffet de la
n’osait pas le lui dire. Les repas étaient superbes ; les voyages à la ville voisine, où la
cuisine fut entièrement vidé par terre, inventorié et trié objet par objet ; un tas énorme de
municipalité avait ouvert une piscine et, attenant, un petit centre de nautisme établi dans une
choses à jeter fut amassé : mais en réalité Serge les conserva pour lui. Batterie de cuisine,
sablière, avaient lieu tous les deux ou trois jours, car Serge y prenait un goût extrême ; il
mécaniques, vaisselle, épicerie furent remises en place avec une minutie d’étalagiste. Ce
manquait de vêtements et de tout ; il lisait au lit beaucoup plus longtemps qu’autrefois, et
buffet trop rangé n’était guère pratique : mais, si on ouvrait toutes les portes en même temps,
usait deux ou trois brochures par soirée : en à peine deux semaines, les mensualités de
quel spectacle ! Serge ne les referma qu’à regret. Ensuite, il ne demanda pas mieux que d’aller
Jonathan seraient épuisées.
y prendre pour Jonathan les objets, les produits, histoire d’admirer ses piles, ses files, ses
alignements, ses emboîtements, ses rangs par taille et ses quinconces. Jonathan aurait été
peiné de troubler cet ordre, il attendit que l’enfant ne s’en préoccupe plus. Deux nuits y
suffirent.


Il se refusa, évidemment, à écrire aux parents du garçon — il craignait qu’en ce cas ils
Le zèle de Serge connaissait ses périodes d’exaltation, ses moments de mollesse. Il
le reprennent.
n’avait certes pas renoncé à être aussi brouillon et aussi paresseux que tout honnête homme :
 
mais il montrait qu’il n’était plus un petit qu’il faut servir et aider sans cesse. Sinon, il aimait
Il n’avait pas d’amis fortunés ou généreux, ou qui soient, par impossible, l’un et l’autre.
sincèrement le travail : puisqu’il ne s’y livrait que de temps en temps, et seulement par envie.
Il se dit qu’il devrait faire une réalité du mensonge improvisé dans sa conversation avec
Le mot corvée n’avait aucun sens dans son vocabulaire. Dans le fond de saleté, de négligence,
Simon : recommencer à peindre. Pas forcément de la toile géniale en bonne et due forme pour
de désordre que produisent de telles convictions, l’enfant passait par éclairs, réparant avec une
son marchand et sa clientèle de mongoliens de luxe : n’importe quoi qui se puisse vendre vite
industrie subite l’effet de ses laisser-aller, rendant tout à coup des montagnes de services,
et n’importe où. Sa perfection de main (il n’attachait aucune importance à cela, mais il savait
émergeant, lumineux, transparent et rieur, d’une longue phase d’incurie. Jonathan suivait ces
bien qu’il avait ce défaut) lui permettrait, pinceau ou plume, de produire sans même avoir à
rythmes et s’en accommodait très bien : c’est ainsi qu’il aimait vivre lui-même. Seulement
les regarder les plus jolis sous-bois et les plus savoureuses scènes rustiques qu’on aurait vus
l’enchantait la complicité très vive, extrêmement intelligente, du petit garçon.}}<br>
dans les monoprix — sans compter les nus féminins, qu’il réussissait à merveille, tant il avait
copié d’œuvres tolérées, et chefs-d’œuvre quand même.
 
C’est plutôt le démarchage qui l’embarrassait. En outre, pendant l’été, ces commerces
dorment. Il aurait fallu partir sur la Méditerranée, et croquer des profils aux terrasses, le soir.
Les gens seraient contents : il savait faire ressemblant — très, trop, et même pas trop. Il avait
vécu de cela tout un an, jadis, pendant son premier séjour en France. Il avait dix-huit ans. Il
avait gagné assez d’argent pour réaliser le seul souhait que Paris lui avait inspiré : aller
ailleurs. Ce qu’il avait fait.
 
Mais il était revenu quand même, longtemps après. La France, pour lui, avait quelque
chose de creux, de glacé, de sénile, qui convenait à son peu de sociabilité et qu’il n’avait vu
que là. Et les lumières équivoques de cette pointe de continent, ni grises ni claires, ni charnues
ni diaphanes, ni rayonnantes ni voilées — semblables à l’impression que donnerait un
individu terne qui fait son possible pour être non pas brillant, mais intéressant et agréable —,
ces lumières qui jamais ne dominaient le regard et jamais ne flattaient les choses, ces lumières
laissaient ses yeux en paix. Des yeux trop fragiles, que le ''déjà créé'' captivait au point de
rendre l’artiste impuissant. Seule la faiblesse de l’art lui avait donné la force d’être peintre en
dépit de la perfection de ce qui est là.
 
Il n’avait compris ni cette orientation de sa vie, ni l’enthousiasme violent que, depuis
son adolescence, son travail inspirait. Du moins, il avait eu des raisons de dessiner et de
peindre, même s’il n’imaginait pas celles de cet enthousiasme des spectateurs. À présent, il
n’avait plus aucune raison de faire quoi que ce soit. Son seul présent, son seul avenir, c’était
Serge, son frère.
 
Donc faire n’importe quoi pour avoir de l’argent.
 
Il écrivit à l’éditeur qui avait commandé, puis refusé les Sade. On n’était pas encore en
août ; il eut une réponse aimable. Jonathan ne connaissait pas le livre qu’il faudrait illustrer ;
le nom de l’auteur appartenait à la littérature française, que Jonathan connaissait peu. Il aurait,
en tout cas, accepté, s’il n’y avait pas eu une difficulté : il avait demandé que, en cas de
commande, il reçoive un acompte substantiel — pratiquement le prix du travail. L’éditeur, peut-être échaudé par l’expérience d’avant, n’offrait qu’un à-valoir ridicule. Jonathan, par une
sorte de réflexe que, jusqu’ici, son indifférence à l’argent avait entretenu, mais qui devenait
maintenant hors de propos, refusa.
 
Il avait également écrit à son marchand, pour tâter le terrain. Tardive, la réponse
décrivait le fâcheux état du marché ; rappelait le grand nombre de toiles encore invendues ;
suggérait à Jonathan qu’il produise une douzaine de petits formats très simples et très
limpides, décoratifs, comme il en avait déjà fait deux ou trois dans sa vie, et qui avaient
tellement plu, cela pourrait peut-être se négocier assez vite, et le marchand, en ce cas, dès
réception des six premiers, lui avancerait trente pour cent de la valeur du tout. En plus des
mensualités, bien sûr.
 
La somme offerte, quoique modeste, convenait à Jonathan et le rendit heureux. Ce serait
suffisant pour le séjour de Serge. Il fit les six petites toiles en une semaine. Froidement, il se
copia. Le marchand fut ravi et adressa l’argent. C’était un peu moins que prévu : les toiles,
paraît-il, auraient dû être un peu moins petites, donc… Jonathan sourit en voyant ce rabais,
qui s’élevait à quelques centaines de francs : les riches ont leur secret.}}<br>
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (49)|suivant]]}}''
''{{droite|[[Quand mourut Jonathan (49)|suivant]]}}''
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
<center>[[Quand mourut Jonathan|Retour au sommaire]]</center>
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]
[[Catégorie:Quand mourut Jonathan]]

Dernière version du 8 juin 2016 à 17:24

Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

— Maintenant je sais le faire le café ! Mais pas avec cette cafetière-là. Tu me montreras, après c’est moi qui l’f’ra. Il sera peut-être pas bon !

Serge voulut aider à tout, montrer ses talents. Moins patouilleur qu’avant, il appliquait son adresse, sa légèreté, sa rapidité neuves à des tâches inutiles ou saugrenues. Le buffet de la cuisine fut entièrement vidé par terre, inventorié et trié objet par objet ; un tas énorme de choses à jeter fut amassé : mais en réalité Serge les conserva pour lui. Batterie de cuisine, mécaniques, vaisselle, épicerie furent remises en place avec une minutie d’étalagiste. Ce buffet trop rangé n’était guère pratique : mais, si on ouvrait toutes les portes en même temps, quel spectacle ! Serge ne les referma qu’à regret. Ensuite, il ne demanda pas mieux que d’aller y prendre pour Jonathan les objets, les produits, histoire d’admirer ses piles, ses files, ses alignements, ses emboîtements, ses rangs par taille et ses quinconces. Jonathan aurait été peiné de troubler cet ordre, il attendit que l’enfant ne s’en préoccupe plus. Deux nuits y suffirent.

Le zèle de Serge connaissait ses périodes d’exaltation, ses moments de mollesse. Il n’avait certes pas renoncé à être aussi brouillon et aussi paresseux que tout honnête homme : mais il montrait qu’il n’était plus un petit qu’il faut servir et aider sans cesse. Sinon, il aimait sincèrement le travail : puisqu’il ne s’y livrait que de temps en temps, et seulement par envie. Le mot corvée n’avait aucun sens dans son vocabulaire. Dans le fond de saleté, de négligence, de désordre que produisent de telles convictions, l’enfant passait par éclairs, réparant avec une industrie subite l’effet de ses laisser-aller, rendant tout à coup des montagnes de services, émergeant, lumineux, transparent et rieur, d’une longue phase d’incurie. Jonathan suivait ces rythmes et s’en accommodait très bien : c’est ainsi qu’il aimait vivre lui-même. Seulement l’enchantait la complicité très vive, extrêmement intelligente, du petit garçon.


Retour au sommaire