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{{Citation longue|<p>Souvent, Serge s’occupa seul, et Jonathan préféra cela. Le temps passait vite : le séjour
{{Citation longue|Serge ne parlait jamais de son père, qu’il voyait une ou deux fois par mois et qui
de l’enfant tirait déjà à sa fin, et Jonathan faisait en soi le vide pour s’habituer à ce départ. Il
s’appelait Simon. Jonathan, à Paris, l’avait rencontré certains soirs, et ils avaient mollement
continuait de répondre aux désirs, aux gestes affectueux du petit, mais comme si sa présence
sympathisé. Simon aurait voulu être peintre ou sculpteur ; il exerçait un métier secondaire
n’avait été qu’imaginaire.</p>
dans un cabinet d’architecture. C’était un bon garçon, ce n’était personne de particulier. Il
semblait avoir extrêmement aimé Barbara, et n’être pas détaché d’elle ; mais Barbara le
jugeait trop ennuyeux, à la ville et au lit.


Serge n’était pas un être que l’on pût aimer, un homme raisonnablement libre qui avait
Néanmoins, elle le voyait de temps en temps. Ils avaient des conversations plates, ou ils
élu domicile et tendresse en un lieu de sa convenance. C’était seulement un enfant, que son
faisaient un peu l’amour, ou bien Simon emmenait Serge au cinéma, au jardin zoologique. Son fils ne lui inspirait qu’une tiède gentillesse. Il versait pour lui une faible pension
détenteur avait prêté, ou plutôt déposé. Barbara n’appartenait à personne, Jonathan non plus,
mensuelle à Barbara.
mais Serge si. Donc il n’existait pas ; les sentiments qu’il inspirait, qu’il éprouvait n’existaient
pas non plus. Le croire vivant, l’écouter, le suivre étaient des erreurs risibles. Il n’avait pas
quitté sa cage d’enfant, là-bas, au pied de ceux qui surveillent ces ustensiles et les créatures
qui y sont renfermées. On s’y trompait, parce que ces captifs étaient admis à voyager,
passaient sous les regards, suscitaient des passions, des sourires : mais ils y opposaient leurs
étiquettes, papiers notariés, policiers, commerciaux, qui attestaient qu’ils étaient possédés
— qu’ils n’étaient pas eux-mêmes.


Ces évidences torturaient Jonathan. Il n’avait aucune notion de l’enfance. Ce qu’on
Mais, dans la chambre parisienne de Serge, il y avait une grande photo de Simon, une
nomme, ce qu’on aime ainsi lui donnait la nausée. Serge lui paraissait un être achevé,
pipe à lui, une paire de chaussures très usées, un jean taché de peinture. Simon avait dû
différent de tous, semblable à tous, égal à tous. Un homme, sujet au vieillissement comme les
apporter cela chez Barbara pour exécuter quelques travaux de bricoleur. Ces objets étaient
autres : mais d’abord moins que les autres. Il grandirait : c’était un faible changement, à côté
mêlés aux jouets, aux petites affaires que Serge abandonnait en vrac : vers six ans, il avait eu
d’une chevelure qui se clairsème, des lèvres qui se rident, un sein flasque, une voix
la manie de changer de vêtements à longueur de jour. Il inventait ou découvrait des gênes que
légiférante, un gros cul, un sommeil comateux, ou la pesante fatigue d’avoir mal existé qui,
lui infligeait telle culotte, tel maillot, telle chaussette d’un seul pied. Il les arrachait
dès l’âge d’homme, accable les membres et raréfie leurs gestes. Plusieurs années encore,
furieusement et essayait d’autres habits, renversait les tiroirs, criait, pleurait, finissait par
Serge (et non Jonathan) resterait identique à lui-même, solaire, entier, parfait, sans que la mort
s’apaiser. Barbara, peu sensible au bruit et au désordre, se contentait de hausser les épaules.
ait prise sur lui.
Mais, quand elle recevait des amis pour contempler et méditer, avec des bâtonnets d’encens,
du thé vert et un livre de zen à portée de la main, elle secouait et giflait Serge en le raisonnant
d’une voix mesurée :


C’est pourquoi Jonathan éprouvait dans l’enfance une saveur robuste, une sûreté, un
Écoute mon vieux, il fallait un peu arrêter ta comédie, tu crois pas non ?
accomplissement dont les âges d’après étaient dépourvus. Mais le mot enfant décrétait le
contraire, et transformait en cauchemar la jeunesse bienfaisante de Serge comme devient
cauchemar le visage immense d’un adolescent, quand c’est dans une cellule de délinquant, un
cercle familial, une brigade de voyous, un rang d’écoliers, d’ouvriers, qu’on l’aperçoit. Serge
avait subi, condamnant ses sentiments, sa pensée, l’élan infini de son corps, la même sentence
d’annulation.


Devant ce garçon qu’un simple mot supprimait, Jonathan s’effaça lui-même. Il se voulut
L’enfant hors de lui s’en allait pleurer dans un placard. Ainsi Barbara et ses amis
domestique, sans oser seulement être témoin. Il lavait le linge, la vaisselle, cuisinait, curait les
pouvaient reprendre leurs exercices de sérénité.
chiottes, rangeait, achetait, se laissait étreindre, prêtait sa nudité, son sexe, son sommeil, et
entretenait dans la maison une timide splendeur où s’étendait, comme si demain n’existait pas,
le règne aérien du petit garçon. Mais il n’y avait d’autre avenir que le retour de Barbara,
protectrice, patronne et amante résolue d’un chien nommé Serge.


<br>
La présence de Jonathan changea cela. Il ne savait pas méditer. Il suivit Serge dans son
<p>Quand la vieille voisine arrosait avec l’arrosoir, c’est que le soleil ne touchait plus ses
placard, et fut stupéfait de ce qu’il aperçut : sur une planche placée très haut, et niché derrière
plates-bandes. Il était cinq à six heures de l’après-midi. Les arômes du dîner que cuisait
des piles de linge bouleversées, il y avait un petit animal hoquetant et dur, méchant,
Jonathan commençaient de courir l’air. Alors Serge voulait arroser aussi : le petit carré de
inaccessible, dont on ne découvrait qu’un bout d’oreille et de genou. Très ému, Jonathan
fleurs en herbe, ou l’herbe même. Mais le soleil s’y éteignait plus doucement que de l’autre
désespéra de l’apprivoiser, de le prendre dans ses bras. Il attendit et se laissa guetter, les
côté du grillage, plus longuement, jusqu’au doré. Serge patientait ; au bout de sa main
larmes aux yeux. Puis Serge, brusquement, renversa ses remparts de linge et s’accrocha à son
mouillée, l’arrosoir lui tirait tout le bras. Il regardait, sur les jeunes pousses, la langue de soleil
cou. Plus tard, il montra à Jonathan comment il s’y prenait pour grimper dans ce repère ; il
qui s’avalait dans l’ombre, et il imaginait déjà les odeurs humides et la terre ruisselante,
avait beaucoup plus de peine à en redescendre.
luisante, marron, couleur caca, grenue de cailloux minuscules que dégageait l’eau.</p>


Maintenant, derrière le rideau de liserons, la voisine lui disait :
Ils finirent la soirée dans la chambre du petit, si tranquillement que Barbara interrompit
ses épreuves de quiétude pour voir d’où venait tant de calme. Les deux garçons étaient par
terre ; Serge assis sur Jonathan lui assemblait, depuis le crâne jusqu’au nombril, des bidules
en plastique qui servent, d’habitude, à construire des pavillons de banlieue et des
stations-service. Timide et chargé de guirlandes anguleuses, Jonathan ne sut rien expliquer ni
penser. De ce premier soir, il ressentit beaucoup d’angoisse. Puis, après quelques semaines, il
dut s’avouer que Serge l’aimait et il retrouva, lui aussi, sa sérénité.


— Alors, tu arroses ?
Serge se fit plus enfant qu’il n’était. Il rendit à Jonathan mille petits services
imaginaires ; en contrepartie, il demanda que Jonathan l’habille, le boutonne, le chausse, le
dévête, le débarbouille, soit fidèle aux heures d’école (c’était sa première année de classe), le
tienne par la main dans la rue, l’embrasse avant et après, l’aide à lire les lettres et à tracer les
plus simples d’entre elles. Il avait été si intenable et capricieux à table que Barbara avait
renoncé à le faire manger : il se servait au frigidaire selon ses besoins. Mais Jonathan aimait
cuisiner, alors Serge aima dîner.


Et elle devait sourire et observer son travail, Serge devinait cela. Il répondait :
Jonathan remplissait chaque rôle avec tant de contentement et de patience que bientôt
Barbara, agacée, vit dans ces rituels autant d’habitudes détestables qu’on donnait à son fils, et
les empêcha quand elle en était témoin. Cela remit Serge de mauvaise humeur : désordre, bris
d’objets, criailleries, retraites en haut du placard recommencèrent. Barbara en conclut, selon
son mode particulier d’associer les causes et les effets, que Jonathan énervait le petit et avait
sur lui une influence néfaste. Éprise de certaines lectures, elle n’attribua pas cela à une
perversion de Jonathan, mais à des ondes négatives qu’il répandait sans pouvoir les contrôler.
Experts en ondes, ses amis lui confirmèrent ce diagnostic :


Oui, alors j’arrose !
T’as raison, ce qu’il émet ce mec c’est pas possible. Tu devrais pas laisser ton gosse avec.


Sagement, à petite voix, comme à une mère. Il reniflait, sous les vapeurs de terre et de
— Ouais, moi je le sens là, tiens. Franchement, hein.
plantes, pour savoir ce qu’elle mangerait ce soir elle la vieille. Il ne percevait rien et n’osait
pas demander. Avec tous ces légumes et toutes ces poules, et les dahlias sur le devant, et les
tournesols, c’était quand même étonnant. Son arrosoir à elle était plus vieux mais bien plus
grand, d’ailleurs.


T’en as des lapins ? Non, oh vous en avez ? dit Serge, à qui le tutoiement avait
— Non moi, j’crois plutôt, tu vois, il a pas d’orgone.
échappé.


Des lapins ? dit la femme. J’ai une grande lapine, elle a quatre petits. Tu veux les
Oh tu déconnes ou quoi ? Tout le monde il en a.
voir ??… Allez, arrose bien, et puis on va les voir.


Présent, Jonathan fut invité aussi dans ce jardin où il n’était jamais entré. Le clapier était
— Oui mais, tu comprends, je sais pas, tu sais, il reçoit pas, il refuse quoi, tu vois, il…
de l’autre côté, vers les détritus, là où pendait le linge et où montaient des luzernes.
enfin, je sais pas… hein c’est sûr quoi, tu vois ?


— Ces fruits-là ! murmura Jonathan, montrant un bouquet de tiges raides, où gonflaient
C’est grâce à Simon que Serge avait échappé à un prénom affecté. Barbara, après
comme des galles de grosses boules vert pâle à veines foncées. (C’étaient des groseilles à
l’accouchement, avait voulu appeler son bébé Sébastien-Casimir, ou Gervais-Arthur, ou
maquereau.)
Guillaume-Romuald, ou n’importe quoi de la même eau. Simon avait protesté, et avec une
vigueur si inhabituelle que Barbara s’était inclinée : ils envisageaient de se marier, elle se
souciait d’autres conflits. Serge était le nom du père de Simon, que celui-ci admirait.


— Ça c’est tout dur, ah c’est mon jardin, dit la femme. Moi j’ai plus de dents, si vous en
Quant au vrai prénom de Barbara, c’était Georgette. Sa mère ne l’appelait pas autrement
voulez pour le petit, c’est pas bien mûr. Et alors tu t’appelles Serge, toi ?
quand elle lui rendait visite à Paris. Disposé à l’ironie, Serge aurait pissé de rire à chaque
Georgette que sa grand-mère prononçait, mais il se retenait : ces jours-là Barbara était
orageuse, des scènes éclataient entre la fille et la mère.


— … Z’avez entendu ! s’exclama Serge en riant malgré lui. Jonathan l’aperçut coquet,
Jonathan eut une ennemie en cette vieille femme. Elle trouvait souvent Serge avec lui et
avec des canines gracieuses qu’il ne connaissait pas.
n’aimait pas cela. Elle venait à Paris pour jouir de l’enfant : cette rivalité lui gâchait son
affaire. Car Serge était impossible avec sa grand-mère ; il réservait ses amabilités à ce jeune
homme silencieux qui n’était même pas français. La vieille supposa que Jonathan cajolait
Serge pour coucher avec Barbara. Elle trouva cela dégoûtant : c’est vraiment trop facile de
séduire un gosse. Bien sûr, Barbara marcherait ! La grand-mère fut révoltée que, par calcul,
on lui vole un plaisir et un droit qui n’auraient dû être que les siens.


— Ah ici on est au courant des choses, on est forcé.
Elle habitait Péronne. Elle rêvait d’arracher Serge à la vie dissipée que menait Barbara,
pour l’introduire dans sa vieille vie de veuve. Elle avait dressé une fille, un garçon, un mari et
six chiennes. Ce grand nombre de chiens tenait à ce qu’elle les faisait piquer dès que leur âge
exigeait une tendresse ou des soins.


… Mais pourquoi elle est toute seule la lapine dans la cage ?
Quand Serge était tout petit, on le lui avait parfois confié comme Barbara cherchait
plutôt à se soulager de son fils qu’à lui trouver de bonne compagnie. La vieille avait mis à
Serge des chapeaux de paille, avait surveillé ses patouilles dans les squares, l’avait assis
devant les publicités télévisées, lui avait offert un costume de Zorro, avec un masque noir et
des armes pour nourrissons ; elle lui avait appris les tons bébés, le parler zozotant, les cris
suraigus, car Serge avait la voix rauque et ne prononçait que des phrases normales, sans
rapport avec ce qui doit sortir du ventre d’une poupée. Cependant, Serge avait aimé sa
grand-mère : à trois ou quatre ans, débordant de gentillesse, d’alacrité et de confiance, il
aimait tout le monde.


— Mon petit elles croquent leurs petits ces salopes, il faut jamais les laisser ensemble,
Après un séjour un peu plus long que les précédents, Barbara estima qu’on transformait
jamais, les garces.
son fils en idiot. Pour l’instant, elle décida qu’il n’irait plus à Péronne.


— Elle les mange ? c’est vrai ? Ça doit être les rats, estima Serge. Elle les mange pas !
Mais une semaine suffit pour que Serge reprenne sa grosse voix, ses rires et son audace.
C’est ce que Barbara exhiba de lui, tant qu’il se contenta d’elle.


— Et voilà ! conclut la voisine. C’est haut comme ça et ça sait tout. Elle me les croque
Elle avait pourtant lu, dans un ouvrage féministe, que, passé trois ans, les enfants, filles
tous je te dis : tous tous tous !
ou garçons, sont saturés de leur mère. Elle l’épia, le vérifia, ne l’accepta pas : l’éducation
suivit.


— Et les aut’là, ils les mangent aussi les petits ?
La grand-mère n’avait jamais rien lu de semblable. Elle faisait néanmoins son possible
 
pour combattre le penchant de Serge à aimer qui lui plaisait. C’était le premier motif des
— Ah, ça c’est les autres, ça se pourrait oui. Tiens je vais t’en sortir un, de petit.
guerres entre elle et Barbara ; la première cause des idées générales que cultivait Barbara sur
 
Jonathan et les choses de ce monde ; et la raison pour laquelle, ces jours-là, Serge opposait
Serge prit adroitement le lapereau, qui était roux et blanc, et il le pouponna avec des
une figure féroce et des poings serrés aux séductions des deux femmes, et exigeait pour seul plaisir d’être promené à travers les rues sur les épaules de Jonathan. La grand-mère les
gestes de fille. Il aurait bien voulu le faire courir par terre : il sentait qu’on pouvait courir,
accompagnait si elle se sentait d’attaque. Serge en profitait, bien tenu par les cuisses, pour se
avec ces bêtes-là.
lever tout debout au-dessus de Jonathan et faire semblant de sauter. Ensuite il sauta pour de
 
bon : Jonathan le rattrapait sous les bras avant qu’il touche le sol ; il enviait le courage du
— Il sent la paille ! dit-il. Ça sent bon ! C’est la paille !
garçonnet et l’accolait beaucoup. La grand-mère détournait la figure, parlait de jambes
 
cassées, de marchand de glaces tout proche, et ses doigts raides tremblaient.}}<br>
— Il pue ses crottes oui, fais attention à ta petite chemise, dit la femme.
 
Jonathan eut la mauvaise idée d’acheter le lapin. Ce ne fut pas facile. Tel quel, il ne
valait rien. Et, par fierté, la vieille ne voulait pas le vendre au prix d’un animal adulte, bon à
tuer, bon à cuire.
 
— Mais vous me donnerez la luzerne, insista Jonathan. Le marché se conclut, avec
promesse de fourrage vert et de choux montés, ils ne pommaient pas.
 
— Te voilà un joli chanceux ! dit la vieille, effleurant le lapin et scrutant la figure de
Serge. Tu vas pas me le manger tout cru au moins dis mon coquin ? Hein dis-moi donc ?
 
Occupés à froncer du nez l’un contre l’autre, l’enfant et la bestiole ne répondirent pas à
cette question, qui manquait d’un destinataire évident.
 
Jonathan avait déjà élevé des animaux, il saurait à peu près comment recevoir celui-là.
Cette nuit, le lapin coucherait dans leur chambre, sur un peu de paille du clapier et des feuilles
de chou. Demain on lui clouerait un domicile. Jonathan appréhenda qu’on l’ait sevré trop tôt.
La voisine assura que non, d’ailleurs la lapine était vieille. Néanmoins, Jonathan garda l’idée
que le lapereau crèverait vite. Mais ce serait après le départ de Serge, qui abandonnerait
sûrement l’animal ici.
 
Jonathan se réjouit de n’avoir pas encore cuisiné de lapin pour l’enfant. Pourtant, Serge
aimait manger des bêtes identifiables, plutôt que des morceaux de viande sans physionomie.
Le répertoire des volailles y était passé ; de jolis poissons ; des grenouilles ; des écrevisses
trop courtes, pêchées en fraude, vendues en cachette.
 
— Tu le mangerais ? demanda Jonathan.
 
— Tu sais pas ? dit Serge, ignorant la question, tu sais pas ce qu’on va faire ? On va le
remettre dehors ! On va le faire sortir !
 
Jonathan soupira :
 
— Dans la campagne… Ce serait bien, mais il ne vivra pas. Il ne pourra pas se
débrouiller, il n’est pas sauvage.
 
Serge ne le crut pas. Jonathan décrivit l’état sauvage. Il proposa de réparer la clôture du
jardin : ainsi la bestiole se promènerait, sans cage et sans risques. Cette demi-mesure laissa
Serge, maussade, sur sa faim de liberté dans un corps de lapin.
 
— Tu le lâches si tu veux, dit Jonathan, résigné. Peut-être qu’il crèvera aussi chez nous,
tu sais.
 
— Alors ! dit Serge. On le met dans le jardin, mais tu bouches pas les trous. Tu les
bouches pas ! On met plein à manger partout, et puis voilà ! Comme ça après s’il est mort ça
sera sa faute ! Hein ? on fait comme ça ?
 
Jonathan sourit et hocha la tête.
 
— Oui, hein ?… Non mais dis-le eh ? Dis-le !
 
Jonathan le dit.}}<br>
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Dernière version du 8 juin 2016 à 18:14

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Serge ne parlait jamais de son père, qu’il voyait une ou deux fois par mois et qui s’appelait Simon. Jonathan, à Paris, l’avait rencontré certains soirs, et ils avaient mollement sympathisé. Simon aurait voulu être peintre ou sculpteur ; il exerçait un métier secondaire dans un cabinet d’architecture. C’était un bon garçon, ce n’était personne de particulier. Il semblait avoir extrêmement aimé Barbara, et n’être pas détaché d’elle ; mais Barbara le jugeait trop ennuyeux, à la ville et au lit.

Néanmoins, elle le voyait de temps en temps. Ils avaient des conversations plates, ou ils faisaient un peu l’amour, ou bien Simon emmenait Serge au cinéma, au jardin zoologique. Son fils ne lui inspirait qu’une tiède gentillesse. Il versait pour lui une faible pension mensuelle à Barbara.

Mais, dans la chambre parisienne de Serge, il y avait une grande photo de Simon, une pipe à lui, une paire de chaussures très usées, un jean taché de peinture. Simon avait dû apporter cela chez Barbara pour exécuter quelques travaux de bricoleur. Ces objets étaient mêlés aux jouets, aux petites affaires que Serge abandonnait en vrac : vers six ans, il avait eu la manie de changer de vêtements à longueur de jour. Il inventait ou découvrait des gênes que lui infligeait telle culotte, tel maillot, telle chaussette d’un seul pied. Il les arrachait furieusement et essayait d’autres habits, renversait les tiroirs, criait, pleurait, finissait par s’apaiser. Barbara, peu sensible au bruit et au désordre, se contentait de hausser les épaules. Mais, quand elle recevait des amis pour contempler et méditer, avec des bâtonnets d’encens, du thé vert et un livre de zen à portée de la main, elle secouait et giflait Serge en le raisonnant d’une voix mesurée :

— Écoute mon vieux, il fallait un peu arrêter ta comédie, tu crois pas non ?

L’enfant hors de lui s’en allait pleurer dans un placard. Ainsi Barbara et ses amis pouvaient reprendre leurs exercices de sérénité.

La présence de Jonathan changea cela. Il ne savait pas méditer. Il suivit Serge dans son placard, et fut stupéfait de ce qu’il aperçut : sur une planche placée très haut, et niché derrière des piles de linge bouleversées, il y avait un petit animal hoquetant et dur, méchant, inaccessible, dont on ne découvrait qu’un bout d’oreille et de genou. Très ému, Jonathan désespéra de l’apprivoiser, de le prendre dans ses bras. Il attendit et se laissa guetter, les larmes aux yeux. Puis Serge, brusquement, renversa ses remparts de linge et s’accrocha à son cou. Plus tard, il montra à Jonathan comment il s’y prenait pour grimper dans ce repère ; il avait beaucoup plus de peine à en redescendre.

Ils finirent la soirée dans la chambre du petit, si tranquillement que Barbara interrompit ses épreuves de quiétude pour voir d’où venait tant de calme. Les deux garçons étaient par terre ; Serge assis sur Jonathan lui assemblait, depuis le crâne jusqu’au nombril, des bidules en plastique qui servent, d’habitude, à construire des pavillons de banlieue et des stations-service. Timide et chargé de guirlandes anguleuses, Jonathan ne sut rien expliquer ni penser. De ce premier soir, il ressentit beaucoup d’angoisse. Puis, après quelques semaines, il dut s’avouer que Serge l’aimait et il retrouva, lui aussi, sa sérénité.

Serge se fit plus enfant qu’il n’était. Il rendit à Jonathan mille petits services imaginaires ; en contrepartie, il demanda que Jonathan l’habille, le boutonne, le chausse, le dévête, le débarbouille, soit fidèle aux heures d’école (c’était sa première année de classe), le tienne par la main dans la rue, l’embrasse avant et après, l’aide à lire les lettres et à tracer les plus simples d’entre elles. Il avait été si intenable et capricieux à table que Barbara avait renoncé à le faire manger : il se servait au frigidaire selon ses besoins. Mais Jonathan aimait cuisiner, alors Serge aima dîner.

Jonathan remplissait chaque rôle avec tant de contentement et de patience que bientôt Barbara, agacée, vit dans ces rituels autant d’habitudes détestables qu’on donnait à son fils, et les empêcha quand elle en était témoin. Cela remit Serge de mauvaise humeur : désordre, bris d’objets, criailleries, retraites en haut du placard recommencèrent. Barbara en conclut, selon son mode particulier d’associer les causes et les effets, que Jonathan énervait le petit et avait sur lui une influence néfaste. Éprise de certaines lectures, elle n’attribua pas cela à une perversion de Jonathan, mais à des ondes négatives qu’il répandait sans pouvoir les contrôler. Experts en ondes, ses amis lui confirmèrent ce diagnostic :

— T’as raison, ce qu’il émet ce mec c’est pas possible. Tu devrais pas laisser ton gosse avec.

— Ouais, moi je le sens là, tiens. Franchement, hein.

— Non moi, j’crois plutôt, tu vois, il a pas d’orgone.

— Oh tu déconnes ou quoi ? Tout le monde il en a.

— Oui mais, tu comprends, je sais pas, tu sais, il reçoit pas, il refuse quoi, tu vois, il… enfin, je sais pas… hein c’est sûr quoi, tu vois ?

C’est grâce à Simon que Serge avait échappé à un prénom affecté. Barbara, après l’accouchement, avait voulu appeler son bébé Sébastien-Casimir, ou Gervais-Arthur, ou Guillaume-Romuald, ou n’importe quoi de la même eau. Simon avait protesté, et avec une vigueur si inhabituelle que Barbara s’était inclinée : ils envisageaient de se marier, elle se souciait d’autres conflits. Serge était le nom du père de Simon, que celui-ci admirait.

Quant au vrai prénom de Barbara, c’était Georgette. Sa mère ne l’appelait pas autrement quand elle lui rendait visite à Paris. Disposé à l’ironie, Serge aurait pissé de rire à chaque Georgette que sa grand-mère prononçait, mais il se retenait : ces jours-là Barbara était orageuse, des scènes éclataient entre la fille et la mère.

Jonathan eut une ennemie en cette vieille femme. Elle trouvait souvent Serge avec lui et n’aimait pas cela. Elle venait à Paris pour jouir de l’enfant : cette rivalité lui gâchait son affaire. Car Serge était impossible avec sa grand-mère ; il réservait ses amabilités à ce jeune homme silencieux qui n’était même pas français. La vieille supposa que Jonathan cajolait Serge pour coucher avec Barbara. Elle trouva cela dégoûtant : c’est vraiment trop facile de séduire un gosse. Bien sûr, Barbara marcherait ! La grand-mère fut révoltée que, par calcul, on lui vole un plaisir et un droit qui n’auraient dû être que les siens.

Elle habitait Péronne. Elle rêvait d’arracher Serge à la vie dissipée que menait Barbara, pour l’introduire dans sa vieille vie de veuve. Elle avait dressé une fille, un garçon, un mari et six chiennes. Ce grand nombre de chiens tenait à ce qu’elle les faisait piquer dès que leur âge exigeait une tendresse ou des soins.

Quand Serge était tout petit, on le lui avait parfois confié — comme Barbara cherchait plutôt à se soulager de son fils qu’à lui trouver de bonne compagnie. La vieille avait mis à Serge des chapeaux de paille, avait surveillé ses patouilles dans les squares, l’avait assis devant les publicités télévisées, lui avait offert un costume de Zorro, avec un masque noir et des armes pour nourrissons ; elle lui avait appris les tons bébés, le parler zozotant, les cris suraigus, car Serge avait la voix rauque et ne prononçait que des phrases normales, sans rapport avec ce qui doit sortir du ventre d’une poupée. Cependant, Serge avait aimé sa grand-mère : à trois ou quatre ans, débordant de gentillesse, d’alacrité et de confiance, il aimait tout le monde.

Après un séjour un peu plus long que les précédents, Barbara estima qu’on transformait son fils en idiot. Pour l’instant, elle décida qu’il n’irait plus à Péronne.

Mais une semaine suffit pour que Serge reprenne sa grosse voix, ses rires et son audace. C’est ce que Barbara exhiba de lui, tant qu’il se contenta d’elle.

Elle avait pourtant lu, dans un ouvrage féministe, que, passé trois ans, les enfants, filles ou garçons, sont saturés de leur mère. Elle l’épia, le vérifia, ne l’accepta pas : l’éducation suivit.

La grand-mère n’avait jamais rien lu de semblable. Elle faisait néanmoins son possible pour combattre le penchant de Serge à aimer qui lui plaisait. C’était le premier motif des guerres entre elle et Barbara ; la première cause des idées générales que cultivait Barbara sur Jonathan et les choses de ce monde ; et la raison pour laquelle, ces jours-là, Serge opposait une figure féroce et des poings serrés aux séductions des deux femmes, et exigeait pour seul plaisir d’être promené à travers les rues sur les épaules de Jonathan. La grand-mère les accompagnait si elle se sentait d’attaque. Serge en profitait, bien tenu par les cuisses, pour se lever tout debout au-dessus de Jonathan et faire semblant de sauter. Ensuite il sauta pour de bon : Jonathan le rattrapait sous les bras avant qu’il touche le sol ; il enviait le courage du garçonnet et l’accolait beaucoup. La grand-mère détournait la figure, parlait de jambes cassées, de marchand de glaces tout proche, et ses doigts raides tremblaient.


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