Quand mourut Jonathan (87)

De BoyWiki
Révision datée du 8 juin 2016 à 16:50 par Crazysun (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Simon achevait de se déshabiller, avec pudeur : malgré les habitudes de nudité de Barbara, il n’osait plus agir plus librement. Barbara lui avait dit (et répétait dans les conversations entre amis) que rien ne lui semblait plus laid qu’un sexe d’homme qui ne bande pas (il est vrai que Simon était un peu court et fripé). D’où son regret qu’elle et son mari n’aient pas trouvé — ils étaient si pressés ! — un appartement qui leur permette de faire chambre à part.

Simon portait des pyjamas de coton à rayures, et laissait dans l’armoire les vêtements de nuits plus élégants qu’on lui offrait. Il attendait d’être au lit pour retirer le pantalon du pyjama.

L’appartement était mal conçu, un travail de minus, selon lui. Entre leur chambre et celle de Serge, une infime cloison de demi-briques : et, vu le médiocre agencement, obligation de placer les lits de part et d’autre de cette cloison. Cela gênait Simon, quand il se couchait, d’imaginer Serge vingt centimètres derrière ; puis il l’oubliait.

Barbara traînait longtemps nue, parlait à mi-voix, moelleusement, avec emphase, comme une actrice qui chuchote pour deux mille spectateurs dans un décor d’alcôve. Elle se démaquillait, assise, debout, se contemplait, se relaxait, se flattait.

Elle avait repris, pendant les vacances, ses kilos de trop. Le dos de ses cuisses et le bas de ses fesses, tremblants, semblaient grêlés de variole ; le cri primal, l’encens, le zen, son opinion tranchée des belles choses lui faisaient oublier cette cellulite, et elle se sentait amazone.

Simon avait une question embêtante à poser ; cela concernait Serge. Lâche, Simon était cependant loyal avec l’enfant ; il l’aimait sans trop tricher ; il se sentait intimement en dessous de lui et, vaguement impressionné, il n’osait pas le trahir. Serge était juste le fils qu’il aurait voulu avoir : l’ayant eu, il découvrait qu’il avait visé trop haut.

Même impression avec cet ami d’exception à qui il n’osait rien dire, Jonathan.

Justement, tiens, ces deux-là. Ils se ressemblaient tant que Simon ne s’interrogeait pas sur leur goût d’être ensemble. Ils étaient ce qu’il n’était pas : il savait cela, et le prenait mollement. Il aimait bien sa vie, après tout.

Et Barbara l’aidait, elle était sa sécurité. Elle était capable, elle, de vous remettre le monde d’aplomb, juste à votre taille, et, grandiloquente, de vous miniaturiser les êtres gênants, puis étaler et grandir les minus qu’elle honorait de son énormité. Elle lui sauvait la vie, bien qu’il ne fût pas dupe. Mais qui a jamais prétendu qu’un bâtard, un corniaud (Simon, déprimé, se nommait ainsi) estimait la maîtresse à qui il fait fête ?

D’ailleurs, les revenus de Simon allaient dépasser le million de centimes par mois. C’était un stade, quand même. Il se voyait fonder bientôt son propre cabinet. Il n’était devenu carriériste que pour Barbara : et il avait réussi. Il y avait là-dedans quelque chose, non, en faveur des couples.

Assis dans le lit, une cigarette aux doigts, son dernier gin sur la table de nuit, Simon prononça d’abord prudemment, comme des éloges spontanés, quelques flatteries au sujet du corps de Barbara. Il en voyait les défauts, mais ils ne le gênaient pas : il aimait le mou. Il s’y sentait chez lui ; son caractère à lui et ses masses flasques à elle étaient leur terrain de rencontre. Toutefois, il s’exprimait cette complémentarité en termes moins cyniques, et parlait plutôt de l’Homme et de la Femme.

Les compliments plurent à Barbara, qui réagit avec un certain air.

— Je vais être obligé de la sauter à cause de ce petit merdeux, pensa-t-il.

Le mot grossier était inexact : Barbara tolérait rarement d’être pénétrée. Le plus souvent, elle se masturbait en chevauchant son mari, qui se masturbait par derrière, dans la gelée des fesses qui épousaient son début d’embonpoint.

— Serge m’a parlé, tout à l’heure, dit enfin Simon.

— Quoi donc encore ? Ah, écoute !

— Non, c’est simplement pour nos petites vacances, là. Bon, pour six jours, on peut lui faire sauter l’école, bon, mais on va pas le laisser tout seul ici, non ? Avec nous il va se barber à Londres, etc., enfin voilà.

— Londres… Oui, mais qu’est-ce qu’il y a alors ? Expose un peu le problème chéri. Moi, j’appréhende pas. C’est quoi ?

Elle s’était adoucie, à dire ses mots préférés ; elle se coiffait. À chaque coup de brosse, le profil de sa fesse s’écrasait en vagues, comme une mayonnaise remuée, puis reprenait sa forme agréable, photogénique.

— Simplement lui, dit Simon, pendant ce temps-là il voudrait aller chez Jonathan.

— Ah non !

Elle avait fait semblant de crier d’exaspération : mais elle changea sa brosse de main en un geste de star ; et elle était calme et d’excellente humeur.

— Ben écoute, dit Simon, j’aime bien Serge, mais on serait pas mal un peu sans lui.

— Oui, mais non !… Assez de Jonathan !… C’est une maladie, avoue !… Depuis qu’il est rentré de là-bas, ce gosse, on peut plus le ravoir, il est devenu impossible. Non, chéri.

— Quand même…

— Non ! Écoute : non. Ça tient pas debout tout ça ! J’aime encore mieux le mettre chez maman. D’ailleurs elle le réclame au fait. Ah oui parce qu’elle disait figure-toi ah mais ça continue ! ah j’en entends !

— Quoi donc ?

— Ben les grandes vacances tiens ! J’ai été bien obligée de lui dire qu’on l’avait mis chez Jonathan Serge. Tu parles, deux mois, et le pouce ! Alors la chanson, ah oui, vous préférez confier votre fils à un étranger, naturellement, moi je le vois jamais, mais c’est normal, moi je ne suis que sa grand-mère, bien sûr, etc.

— Oui, je connais.

— Bon, Simon, tu diras ce que tu voudras, ma mère je m’en fous, mais je m’en contrefous, n’empêche c’est pas agréable. Au moins pour moi ! Je peux pas lui cracher à la gueule figure-toi, même si j’en crève d’envie ! Bon ça y a des limites, je peux pas.

— Quand même, il va se faire chier, à Péronne.

— Alors là, écoute-moi, même plus ! Là au moins ça a changé. Ah moi, moi quand j’étais gosse, je te promets qu’on se marrait pas tous les jours. Ah la jolie enfance que j’ai eue ! Mais j’ai rencontré une fille sensationnelle là-bas, elle a ouvert un atelier d’enfants

— mais ouais, ça évolue un peu ! — elle est formidable. Je l’ai connue par les copains, je t’assure, c’est épatant.

— Ça sera ouvert ?

— Évidemment. Je dis à maman, bon, mais il a l’habitude de s’occuper dehors, amène-le là, c’est une amie, etc. Parce qu’autrement elle va pas te lui ouvrir la porte, ça je la connais. Ça je la connais un peu, hein… À dix-sept ans moi hein tu veux savoir, moi eh ben moi j’avais même pas droit au rouge à lèvres : tu vois le genre…

Barbara se peignait à nouveau mais en fin, d’un long peigne de film, et elle avait revêtu une liseuse.

— Et je t’assure, elle est géniale cette fille ! Tu peux y mettre ton gosse pratiquement du matin au soir ! En plus elle fait à bouffer avec eux, c’est nature, pas le genre cantine, elle te leur apprend les gâteaux, tout, elle a des métiers à tisser, des machins à poterie, je te promets si t’avais vu les gamines, les mecs ! Mais radieuses ! Vraiment le pied ! Les gosses ! Mais je les ai vus pardon ! Mais pardon ! Là tu les vois épanouis. Je peux juger imagine-toi j’ai vu ce que c’est. Je l’ai eu sur le dos Serge, toi ça te manque un peu, hein sans te reprocher, pense un peu. Non, ça sera bien pour lui. Parce que je sais pas si t’as remarqué, en plus il devient névrosé ton gosse. Et puis leurs dessins ! Ah mon vieux ! Tu te remettrais à peindre quand tu vois ça ! Plein les murs ! Et pas le genre comme Jonathan, ah non : un peu d’air, s’il vous plaît, un peu d’air ! Et d’amour ! Et l’épanouissement, l’épanouissement ! Tout ce qu’il a pas ce mec quoi.

— Il est quand même pas très sociable en ce moment Serge ? dit faiblement Simon. Tu crois pas qu’avec les autres gosses…

— Mais on s’est pas occupé de lui, tu vois. Ils sont chiants, tu sais pas, il faut leur faire les parents, sinon ça craque tout de suite. Bon, c’est pas mon genre, pas tellement toi non plus. Mais c’est ça le terrible. Eux ce qu’ils veulent — chéri, fondamentalement — c’est qu’on soit normal. La merde !… Le voilà, le problème ! Et ce qu’on a eu tort de le mettre avec Ji tout l’été. Ça c’était vraiment le coup à pas faire. Et je te l’ai dit. Bon, j’ai laissé tomber, seulement mais

— Non ! coupa Simon, c’est quand même pas vrai ! C’est ça qu’il voulait non ? Et puis Ji, bon on n’est pas d’accord, mais moi pour moi c’est quand même pas n’importe qui. Et puis Serge il a pas gueulé non ?

Simon, dans sa franchise, ou par niaise solidarité sexiste, ou parce que, avant l’été, il s’était longtemps battu sur ce thème avec Barbara, ou parce qu’il sentait bien ce qu’il y avait d’anormal — quel collègue du cabinet aurait fait pareil ? — à confier son gamin à un ami (mais pour lui, Simon, c’était libre, c’était Beaux-Arts, c’était mai soixante-huit, c’était tout change), réagissait mal à cette critique a posteriori que faisait Barbara. Elle s’en aperçut et répondit :

— Oui Simon. Peut-être. Y avait des raisons. Peut-être des raisons un peu trop pour nous deux. Au fait, non ? Parce que tu vas pas me dire que c’est au gosse qu’on pensait. Non ! On y aurait pensé, on l’aurait jamais passé à Ji ! Écoute, si !… En tout cas les raisons, nos petites raisons, ben on les paye maintenant. Le gosse aussi il les paye. Tu l’as vu ? Bon. Sans commentaire. Non ! moi il me rend malade. Non, je te garantis ce qu’il lui faut, c’est un peu de vie normale. Normale — simplement ! C’est un bourgeois ! Tous les gosses c’est des bourgeois. Des paranos et des bourgeois. Des psychotiques, quoi. Bon, ben y a ce qu’il faut pour ça. Ça existe. Ma mère elle lui fera des petites soupes, des petits plats, des petites crèmes, elle lui achètera des bouquins, elle lui repassera ses petites chemises de petit phallocrate, elle dira mais ce pauvre gosse il a rien à se mettre — et puis bon : toute la journée flanqué avec les autres gosses. Ça lui fera une bonne cure. Et puis il pourra s’exprimer — se réaliser ! — au lieu de nous faire la gueule.

— Euh…

— Mais si mon vieux ! Les dessins, t’imagines pas ce que c’est pour un mioche. Ça te les libère mais à fond ! Ils se vident de tout ! Tu les rends un peu possibles ! C’est vrai ! Mais si Simon ! Toi tu comprends pas, tu fais le mec, les morveux ça t’intéresse pas, pas ton affaire, et hop ! Bon. Seulement alors si c’est sur le dos des nanas, ben écoute-les les nanas. Au moins ça. Ça quand même… Moi je te dis, ces histoires, les dessins et tout, les gosses — bon, t’y connais rien — c’est facile : c’est freudien chez eux. Tous leurs petits bidules pas clairs, ça les nettoie. Je te jure, quand il va rentrer tu vas pas le reconnaître !

— … Je te discute pas ça, dit Simon. C’est par rapport à ce qu’il m’a raconté. Ça m’embête de lui dire qu’il ira pas là-bas. Tu sais, il m’en a parlé, vraiment sérieux. C’est pas son genre de parler pour rien. Au moins c’est vrai.

— Non ! Ça, non et non !… Il n’y a aucune raison — Serge n’a aucune raison, aucune raison ! — je ne veux pas que Serge continue à voir Jonathan. Ça, je ne veux plus de ça. Non. Mais tu entends Simon ? Je te dis que je ne veux plus entendre parler de ça. Là-dedans il y a quelque chose qui ne va pas. Ils y sont peut-être pour rien, bon, écoute… Je te dis pas que, bon, enfin… Mais y a quelque chose qui va pas. Et ça, je le sens. Je le sens. Et je me trompe jamais. Non ! Un truc, j’aime mieux pas te dire à quoi je pense. Mais je le sens. Non, ça va pas. Non. Jonathan c’est fini et c’est tout. Je te promets qu’on va se foutre dans la merde pendant des années si ça continue cette petite histoire-là. Bon ! Rien ! Je dis rien ! Mais c’est fini. C’est fini et c’est tout. Serge a trop accroché, tu vois ? Et je sais pas à qui. Je sais pas à qui ! Oui, ça m’inquiète !… C’est mon droit. C’est moi qui l’ai fait ce gosse, je sais pas si t’es au courant. Moi je sens. C’est trop grave. Simon je te dis qu’il faut laisser tomber tout ça. T’as pas besoin de refiler ton mioche à tes copains. C’est le mien un peu aussi, non ?… Toi tu vois rien, moi je sens. Ça va plus du tout cette histoire-là. Non. Ça suffit. Terminé. Stop ! Rideau ! Rideau !

— … Bon. Alors, je lui dis quoi ?…

— Chéri, tu lui dis simplement, bon, ta grand-mère veut te voir, ça fait presque un an, etc. Bon — mais je lui parlerai, moi, si tu y tiens ! On dirait que t’as peur ! Écoute… D’ailleurs c’est plutôt à moi qu’il aurait dû me dire ça d’ailleurs, pour l’histoire avec Ji, tu trouves pas que ç’aurait été plus normal ?… Mais il est complètement décalé ce gosse.

— On pourrait peut-être mieux quand même… enfin, qu’on l’emmène avec nous, alors ?

— Mais écoute t’es formidable ! Fais pas le genre mère-poule, ça vient un peu tard, excuse-moi ! Il va pas en faire un drame pour huit jours, même pas huit jours, sans papa et maman, non, enfin ! Et ma mère c’est tout ce que tu veux, mais c’est pas une ogresse ! Moi ma mère je l’ai eue pendant vingt ans, il peut bien la supporter un bout de semaine, non ? T’es extraordinaire ! Je te promets, y a des moments, ton discours, je participe plus, moi !… Et puis entre parenthèses, Londres hein… Moi tu me connais, je suis méditerranéenne.

— … De Péronne, ne put s’empêcher de dire Simon, vaincu.

Mais Barbara-Georgette ne fut pas vexée ; elle fit son rire. Elle vint d’ailleurs tremper ses lèvres dans le verre de gin, et les glaçons tintèrent aussi.

Serge, derrière son mur, entendit toute cette discussion. Il continua d’y réfléchir bien après que le lit parental eut cessé de grincer.


Retour au sommaire