Adolescents (texte intégral) – Première partie

De BoyWiki

Texte intégral de l’avertissement et de la première partie du roman Adolescents : mœurs collégiennes, publié en 1904 par Jean Rodes.

(On reproduit ici l’orthographe parfois inhabituelle, mais correcte, de l’auteur.)





J E A N   R O D E S



A d o l e s c e n t s


—  mœurs  collégiennes  —



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deuxième édition
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paris
société dv mercvre de france
xxvi, rve de condé, xxvi
mcmiv



AVERTISSEMENT


On se souvient peut-être de l’enquête relative au problème de l’éducation que je publiai, l’an passé, dans la Revue Blanche. J’ai voulu joindre ma réponse à celles que j’avais de la sorte réunies. La voici dans une sorte d’étude romanesque.

Ceux qui me feront la grâce de la lire comprendront certainement que ma critique ne vise pas le seul enseignement congréganiste, mais notre système scolaire tout entier et le fond même de nos mœurs.

Certains scandales récents fortifient singulièrement ma thèse. Ils me dispensent, dans tous les cas, de justifier l’audace de certaines des scènes qui sont décrites dans la deuxième partie de ce livre et qui paraîtront maintenant bien anodines. C’est d’ailleurs en ces matières délicates qu’il faut absolument bannir l’hypocrisie, si l’on tient du moins à faire œuvre utile.

Il m’a plu de mettre surtout en lumière, parmi mes jeunes héros, ceux dont l’heureuse nature triomphe de conditions pédagogiques si déplorables. J’ai voulu marquer ainsi plus fortement la tendance de cet écrit, qui est, on le verra bien, toute de noble indépendance, de dignité et d’énergie humaines.

J. R.  

Juillet 1903.





PREMIÈRE PARTIE




I


Au soir d’une des premières journées d’octobre, une journée sombre et triste d’arrière-saison, le collège Saint-Vincent d’Égleyrac, en Gascogne, est tiré du long sommeil des vacances par la rentrée de ses élèves.

Dans l’après-midi, les collégiens, escortés de leurs familles, ont parcouru les rues étroites et tortueuses de la petite ville, s’arrêtant aux magasins, entrant pour des achats, groupes mornes, accablés sous le faix des belles heures révolues, repartant ensuite à travers le lacet des ruelles et dans l’ombre des vieilles arcades, comme pour user, par la marche, l’angoisse de la séparation prochaine.

Maintenant, dans les allées du jardin et la pénombre des longs couloirs, c’est un défilé de gens qui se pressent vers le cabinet du directeur et en ressortent, les mamans un peu fiévreuses, les enfants abattus, déjà repris par la règle. Les baisers et les recommandations s’échangent une dernière fois, puis les parents s’en vont, regagnent, dans les cantons lointains, parmi les campagnes automnales, les maisons désormais silencieuses.

Cependant, le collège tout entier est réuni dans la grande salle d’études. Le supérieur, entouré des abbés professeurs, souhaite la bienvenue aux élèves, et, sa voix s’enflant tout à coup, avec un visible souci de majesté sévère, il développe, pour son jeune auditoire, les traditionnels lieux communs sur la discipline, le travail et l’éducation religieuse. Ceux qui, les années précédentes, en la même circonstance, ont entendu ce prêche banal, sentent se creuser plus profondément encore le fossé entre la minute présente et les mois de soleil et de grand air qui viennent de finir. Un malaise les oppresse qui n’est pas seulement causé par les regrets, mais par l’hostilité des choses environnantes, dont ils ont perdu l’habitude. Il y a dans les murailles, dans les arceaux et les arbres des cours, un aspect, un silence qu’ils ne connaissaient pas. Il semble en effet que les pierres elles-mêmes s’animent peu à peu à notre contact, mais que, privées du rayonnement de notre existence, elles retombent vite, quand nous nous éloignons, à leur froide rigidité. Ainsi réalisons-nous en quelque sorte le rêve insensé de Pygmalion.

Le discours terminé en une affectation de bonhomie, le collège se rend à la chapelle pour les prières du soir. Là aussi, tout surprend, détonne et déconcerte. Sous les voûtes et autour des autels, qui frémirent à l’envol des cantiques, nulle âme n’habite. Les strophes latines ont une résonance sèche, le bourdonnement des réponses s’essouffle aussitôt et sombre. Le sentiment de la liberté perdue étreint les poitrines adolescentes.

Les oraisons dites, l’heure est venue de monter dans les dortoirs. Un à un, en un long piétinement, les élèves gravissent le large escalier et se dispersent dans les galeries où sont rangées les blanches couchettes. Quelques instants après, les lumières à demi éteintes, tout paraît dormir, mais au-dessus de combien de lits les visions et les souvenirs des chaudes journées de vacances s’obstineront en une mélancolique sarabande !

Demain, la vie scolaire reprendra son ordinaire cours.



II


Le collège Saint-Vincent, en dehors des petits séminaires, dont le but est de former des prêtres, est, dans le département, le seul établissement libre d’enseignement secondaire dirigé par des ecclésiastiques. Grâce aux nombreuses familles de petite noblesse qui, en y faisant élever leurs enfants, manifestent ainsi leurs préférences politiques ; grâce aussi à certaines familles bourgeoises, dont la préoccupation capitale est de se hausser jusqu’au genre des gens comme il faut, il pourrait peut-être, en dépit de la faiblesse notoire de ses maîtres, lutter, par le nombre des élèves, avec le lycée du chef-lieu et les collèges de l’État, si les deux ou trois maisons d’éducation dirigées par les Pères Jésuites, dans la région, ne lui faisaient une rude concurrence. Malheureusement pour lui, dans la bonne société de ce petit coin de province, il est de meilleur goût encore de confier les garçons aux disciples de Loyola, c’est en même temps marquer plus fortement son dédain pour la République. C’est donc très correct, et les bourgeois bien pensants croiraient déroger s’ils n’emboîtaient le pas aux hobereaux du pays.

De plus, les Jésuites ont derrière eux la richesse de leur ordre, et, psychologues merveilleusement renseignés des faiblesses mondaines, ils tirent le meilleur parti de la vogue dont ils jouissent. Aux familles pénétrées de la supériorité de leur naissance, aux parvenus malades de l’infériorité de la leur, à tous ceux pour lesquels les principes religieux constituent surtout une attitude élégante, ils rendent de jeunes snobs très vaniteux, ignorants et dédaigneux comme il convient de tout ce qui n’est pas incontestablement chic, des hommes du monde qui sauront toujours cacher leurs vices et leurs tares sous un vernis catholique et protestataire du meilleur ton.

Les Jésuites ont, en outre, la supériorité d’une doctrine consacrée par le temps et qui consiste à ménager un compromis entre la morale chrétienne et les mœurs, la religion et le siècle, par quoi ils règnent sur les consciences et ont souvent dominé les peuples. Ce sont les opportunistes de la foi. L’exercice d’une telle pédagogie exige une maîtrise, une souplesse et une onction qui s’obtiennent par une sélection rigoureuse du personnel enseignant. Là, d’ailleurs, réside surtout l’infériorité du collège Saint-Vincent. La direction tâche bien d’attirer une part de la clientèle des bons Pères, en se proposant le même but, en dispensant la même éducation et en flattant les mêmes ridicules, mais les jeunes abbés, qui lui sont fournis par le Grand Séminaire, y apportent la lourdeur et la rudesse des fils de paysans.

Cependant, pour l’année scolaire qui s’ouvre, l’autorité ecclésiastique, s’inspirant des procédés les plus modernes, a fait un grand effort de publicité : notes dans les journaux monarchistes et de défense religieuse, habiles réclames des curés dans les campagnes, prospectus abondamment répandus. Ce prospectus est, du reste, un véritable chef-d’œuvre. Toutes les modes y sont caressées avec complaisance et une science de bluff vraiment britannique. À l’engoûment pour les exercices physiques, on a offert une liste des jeux les plus variés, depuis le foot-ball jusqu’au tennis. Le mouvement en faveur d’un enseignement plus pratique y a sa part avec une longue énumération de langues étrangères. Enfin des fonctions spéciales aux appellations impressionnantes ont été créées. Il y a un préfet des études, au préfet de discipline est adjoint un sous-préfet, au supérieur se subordonne un sous-directeur, toute une hiérarchie s’étage en trompe-l’œil. Mais le succès de l’année consiste en ce que le nouveau préfet de discipline vient de chez les Pères Jésuites. Dans les entretiens avec les parents qui lui ont fait visite, le Directeur a mis ce point si important en lumière. Au besoin, il eût concédé que les nombreuses chaires inscrites au programme étaient pourvues de titulaires un peu improvisés, que tel professeur d’histoire n’était guère préparé par des études antérieures, que tel autre dévolu à l’enseignement de plusieurs langues n’en connaissait peut-être bien exactement aucune. Sa satisfaction n’en eût pas été moindre et sa confiance n’en serait pas moins restée entière, car la bonne doctrine, celle qui fait affluer les élèves, conquiert la faveur des milieux aristocratiques, a désormais, à Saint-Vincent, un maître.

Cet appel a été entendu, les entrées ont été plus nombreuses que les années précédentes. Dans Égleyrac, parmi tout ce que la petite ville compte de gens pour lesquels la fidélité au passé équivaut aux plus authentiques quartiers de noblesse, comme parmi ceux qui décorent leur roture d’un fougueux cléricalisme, il n’y a pas eu de défection. Des points les plus éloignés du diocèse, les familles, qu’aurait pu circonvenir la proximité des établissements de la Compagnie de Jésus, ont aussi amené leurs enfants. C’est un triomphe pour le collège.

Du reste, la direction, soucieuse avant tout du nombre, n’a pas imité l’exclusivisme de certaines maisons religieuses. Elle a ouvert les portes toutes grandes aux contingents réunis par les cures les plus perdues dans la campagne, de même qu’aux fils des fournisseurs de la classe riche, qui s’assurent ainsi la continuité de la clientèle. Ce mélange de toutes sortes de progénitures, enfants de fermiers enrichis coudoyant ceux des anciens maîtres, rejetons de boutiquiers mêlés à la descendance de leurs arrogants acheteurs, serait d’un spectacle éminemment démocratique, si les pédagogues de Saint-Vincent ne paraissaient les avoir réunis pour mieux établir la supériorité des uns et l’indignité des autres. En effet, tandis qu’une froide réserve sépare les professeurs du commun de leurs élèves, une tendre sollicitude les rapproche de ceux dont le nom et la situation paternelle en imposent à leurs âmes, en qui persistent les servitudes ancestrales, L’adulation dont ces fils d’ouvriers et de laboureurs entourent ces jeunes dauphins revêtirait même un caractère touchant à force de servilité ingénue et instinctive, si, derrière ces soins, n’étaient tapis l’orgueil du prêtre parvenu et l’avidité du vulgaire parasite. Tel grand gaillard qui, s’il n’avait servi la messe à son curé et pris goût à la chose en buvant le vin blanc des burettes, pousserait l’outil ou la charrue, porte aujourd’hui des souliers à boucle d’argent, tapisse les murailles de sa chambre de fleurs de lys et d’icônes royalistes, dîne en ville et à la campagne, suit aux eaux, confesse Madame et répétitionne l’éphèbe.

La casuistique de ces éducateurs est aussi fruste que leur mentalité est sommaire, elle ignore les subtilités et les raffinements de la morale des Jésuites. Elle consiste en deux notions également simplistes et commodes : le mauvais esprit, c’est-à-dire tout ce qui, procédant d’un esprit critique, d’une pensée indépendante, est qualifié d’indiscipline ; et l’esprit du mal, ce qui n’est pas, comme on pourrait croire, la même chose, ce dernier synthétisant surtout les infractions au sixième commandement. Sur cette matière délicate, leur élémentaire psychologie s’étale en une phraséologie vraiment curieuse et apocalyptique. Il est assez étrange d’entendre ces gars dont les carrures massives, les mâchoires solides et les faces enflammées, révèlent les vigoureuses concupiscences, clamer contre les faiblesses de la chair, les plaisirs du monde, anathématiser Satan, invoquer la virginité de Marie et la pureté des anges. Dans cette vieille cité dévote où les œuvres pieuses abondent, où le prêtre est choyé, prébendé et comblé, où les désœuvrées se disputent l’accès des confessionnaux et où maint jeune lévite a sa clientèle d’âmes, cette mythologie ne laisse pas que d’être fort troublante.

Pour leurs élèves, comme il n’y a, en somme, sous ces déclamations, que des appétits très vivaces et une rapacité naïve, il n’est guère jusqu’ici résulté d’autre inconvénient qu’une médiocre nourriture intellectuelle, compensée, chez les plus studieux, par un travail personnel, et une mauvaise direction morale, le plus souvent corrigée par la vie. Mais l’année qui commence, par les nominations nouvelles et la présence d’un préfet de discipline étranger, apporte avec elle de l’inconnu.



III


Saint-Vincent a repris son existence et sa physionomie accoutumées.

Dès le réveil, le collège se rend à la chapelle pour entendre la messe, puis dans les salles d’études. Une courte récréation suit le déjeuner et précède la classe du matin. Une deuxième récréation et l’étude conduisent ensuite jusqu’au repas de midi. À la sortie du réfectoire, une heure de jeux disperse les élèves sans que se mêlent les diverses divisions. Une étude prélude de nouveau à la classe du soir, après laquelle une dernière récréation emplit les cloîtres et les cours de poursuites et de cris. De cinq heures à sept heures, la confection des devoirs termine le travail de la journée. Une méditation, sorte de conférence religieuse, réunit alors tout le collège dans une salle commune. Enfin, après le dernier repas et les prières dites à la chapelle, les élèves montent dans les dortoirs.

Le jeudi, dans l’après-midi, et le dimanche, après l’office des vêpres, les divisions, sous la conduite de leurs surveillants, vont se promener dans la campagne.

Dès les premiers jours, les anciens groupes se sont reconstitués. D’une part, les privilégiés, ceux que nimbent, comme d’une auréole, des noms à particule, de l’autre, quelques fils de roturiers dont le jeune sang s’insurge contre toute suprématie autre que celle de la valeur personnelle. La leçon, pour ces derniers, n’est peut-être pas mauvaise, car ils en retirent une haine généreuse contre toutes les injustices dont la vie leur offrira, plus tard, le triste spectacle. Par là, ces maisons d’éducation ont cet avantage inattendu, de former, par opposition, à côté d’individus hostiles aux idées modernes, une élite de jeunes hommes qui, ayant souffert de bonne heure de cet esprit rétrograde, y auront puisé de salutaires énergies.

Entre ces deux clans nettement séparés, sinon tout à fait ennemis, les élèves que rend indifférents et plus malléables une nature moyenne, vivent, s’amusent, plus réellement enfants et plus heureux sans doute, mais d’âme inférieure et destinés, devenus hommes, à grossir l’immense troupeau de ceux dont l’inertie et la lâche acceptation des pires choses contribuent au maintien de toutes les tyrannies.

Cependant, il semble que l’atmosphère ne soit plus tout à fait la même. La spontanéité et l’ardeur de la jeunesse, qui, malgré les antipathies, emportaient parfois tous les collégiens dans un tourbillon de jeux, se sont éteintes. La confiance et la familiarité qui, en dépit de bien des motifs de dissentiment, régissaient autrefois les rapports des maîtres et des élèves, ont fait place à une gêne réciproque. Une inexplicable contrainte raccourcit tout élan, arrête les conversations, étreint les consciences. Ce trouble profond est l’œuvre du système de surveillance inauguré par le nouveau préfet de discipline. Pendant les récréations, on sent, embusqué derrière les persiennes de sa chambre, son regard qui fouille le fond des cours. Aux heures des classes, tandis que les professeurs poursuivent leur leçon, son ombre passe et repasse devant les vitres dépolies. Les portes des salles d’études ont été munies de judas pour son œil inlassablement investigateur. Souvent, dans le grand silence nocturne et la pénombre des dortoirs, sa silhouette formidable surgit, glisse et s’arrête, soupçonneuse, entre les blanches couchettes. Partout et à chaque instant, devant le défilé des élèves se rendant aux classes, à la chapelle, au réfectoire, il apparaît, et son regard lourd semble scruter et voir des choses innommables, dont sa face blanche de neurasthénique gras se repaît. Son visage se fige parfois en une interrogation si obsédante, tandis que ses mains fébriles entrechoquent des clefs, qu’un inexprimable malaise angoisse les adolescents. Des pensées naissent alors en eux qui ne sont sans doute que les visions projetées de ce cerveau malade.

Dans une véritable hystérie de voyeur d’âmes, jugeant cette surveillance exaspérée insuffisante, il a assumé la tâche des méditations du soir. En des lectures habilement choisies, en des entretiens où sa voix devient tout de suite sifflante et rauque, tandis que ses épaules sont agitées d’un mouvement convulsif, le même thème est sans cesse développé. C’est, revenant sous diverses formes, la légende du Paradis perdu par le péché d’impureté. Avec une rage froide, il éructe des imprécations contre l’homme, contre la femme, contre le serpent, insexuel et troublant symbole des jouissances damnées, et, dans toute cette rhétorique inquiète de luxure, on ne sait ce qui domine d’un instinct diabolique du mal ou d’une haine monstrueuse de la vie.

Sous l’action énervante de cette étrange direction, une sorte de terreur morale grandit chaque jour, en même temps que se développe un équivoque mysticisme. Une règle digne des observances monacales oblige les élèves à se confesser tous les samedis et à communier tous les dimanches. Une association d’Enfants de Marie analogue à celle qui existe dans les pensionnats de jeunes filles a été créée. Se piquant d’émulation, les maîtres de l’école, qui prononcent à tour de rôle, pendant la messe, l’habituel sermon du dimanche, dans une sorte de sadisme religieux, qui devient décidément épidémique, vouent sans se lasser, aux tortures et aux flammes éternelles, l’œuvre maudite de la chair. En un langage de visionnaires que la précision de leurs faces sensuelles rend plus extravagant, ils exaltent un vague amour divin. Avec des mots tirés du Cantique des Cantiques, ce chant sublime de la passion humaine dont les prêtres s’efforcent en vain de détourner le sens, ils professent un délire improbable pour le Sacré-Cœur, Marie, les Saints et les Anges. De tout cela, les enfants qui l’entendent ne retiennent que des mots, mais des mots de feu qui brûlent au plus intime et éveillent en eux des ardeurs et des curiosités malsaines.

Le péché, la chair, l’amour, autant d’entités qui se résolvent, dans ces jeunes cerveaux, en rêveries dangereuses. Les conséquences de cet enseignement délétère n’ont pas tardé à se produire. Au malaise primitif succèdent bientôt une fièvre et une langueur dont les effets, bien que très divers, n’en ont pas moins une cause commune. En même temps que des billets énamourés adressés à la Vierge Marie ont été trouvés aux pieds d’une statue, dans un coin de la chapelle, la conduite de certains élèves commence à justifier la plus étroite surveillance. À des prodromes que le préfet de discipline doit suivre avec une âpre jouissance, il est aisé de voir que des amitiés particulières sont en train de se former, ces fameuses amitiés particulières des collèges congréganistes, nettes le plus souvent d’actes immoraux, mais entachées de l’attrait pervers des choses défendues.

De cet état d’âme inquiétant, le supérieur, vieil homme vaniteux et de faible intelligence, ne perçoit rien. Tout à la joie d’invitations et de visites flatteuses, il ne se préoccupe que des apparences, satisfait avant tout de compter dans sa clientèle scolaire un certain nombre de hobereaux. Deux ou trois abbés se rendent peut-être compte de ce qui se passe, mais restent, en apparence du moins, indifférents. Le professeur de rhétorique, jeune abbé au fin profil de monsignor romain, nourri de littérature ancienne, est sans doute enclin à l’indulgence par le souvenir des bons auteurs. Le professeur de physique et d’histoire naturelle, déjà âgé, savant et original, puise dans l’étude de la nature un souriant scepticisme. Le directeur de la Congrégation d’Enfants de Marie est un sûr psychologue ; mais, dans sa passion du document psychique, il paraît vouloir être, plutôt que le censeur rigoureux, le confident de ces premiers émois. Les autres maîtres, robustes garçons que grise, après le sévère régime du séminaire, la liberté relative dont ils jouissent, ne songent qu’à tirer de leur situation et des relations qu’elle confère des avantages dont la plénitude n’a rien de commun avec la morbidesse ambiante.

Le préfet de discipline reste donc seul en face des élèves, et, mauvais berger, semble n’assumer la garde du troupeau que pour mieux le livrer aux bêtes mauvaises.



IV


Une éducation si anormale détermine, chez la plupart des collégiens, une crise d’autant plus grave qu’elle coïncide avec l’âge de la puberté. Sans doute, le mal affecte, selon les natures, une forme différente, mais, en chacune, il se développe d’une marche également sûre et jusqu’à ses extrêmes conséquences. En exacerbant la sensibilité pour ne lui offrir que l’aliment d’un dissolvant religiosisme, on fait des uns de véritables déviés ; en corrompant la conscience par une fausse conception des fins de l’homme, en discréditant la vie par une image grossièrement déformée, on inocule à d’autres le virus d’une stérilisante mélancolie, on prolonge de la sorte la pitoyable descendance des Uerthers et des Renés.

Tous ne sont heureusement pas atteints par cette dévirilisante scholastique. Il en est chez lesquels un sens profond de la vie fait germer, contre cette doctrine d’hypocrisie et de mort, une telle révolte qu’ils ne tardent pas à s’en affranchir pour toujours.

Plus encore que la défaveur dont ils se sentent frappés par le fait de leur origine plébéienne, ce ferment d’indépendance intellectuelle unit étroitement les élèves du groupe réfractaire. Ce sont des fils de bourgeois et de propriétaires ruraux. Ils n’ont pas la mièvrerie élégante, ni peut-être la grâce puérile, ni surtout le lustre d’une naissance aristocratique, qui valent, à quelques-uns de leurs condisciples, la dilection de leurs maîtres, mais ils tiennent d’une ascendance de travailleurs la richesse de sang et la verdeur de pensée qui font les âmes fortes. Tandis que des liaisons s’ébauchent autour d’eux et que des adolescents énervés s’initient, de cette dangereuse façon, à la vie des sens et du cœur, un commerce d’idées s’établit parmi eux et cimente des amitiés noblement viriles. Rhétoriciens et philosophes, ils annihilent l’enseignement strictement confessionnel de leurs professeurs par la culture des plus libres génies. La raison passionnée d’un Pascal, la fièvre libertaire d’un Rousseau, la cinglante ironie d’un Paul-Louis Courier, sont les antidotes du poison spirituel qu’on leur sert. Un bel enthousiasme les anime ; sur certains visages même, une précoce gravité et l’éclat d’une flamme intérieure reproduisent l’inoubliable expression d’un Bonaparte enfant ou d’un Saint-Just.

De s’être retrouvés une demi-douzaine, après les mois de séparation, les regrets de l’existence au large des champs et des bois leur sont devenus moins amers. Deux surtout se sont revus avec joie, bien que durant les vacances ils aient continué, par lettres, les conversations et les confidences du collège. L’un, Jean Bordas, élève de philosophie, fils de viticulteur, en qui un esprit curieux et subtil, épris de littérature, ne fait pas de tort à une compréhension déjà nette et pratique des choses, a désormais tracé, avec la ferme décision d’un autre âge, le programme de son existence, la partageant entre l’amour du sol natal, auquel il est attaché par les liens d’un solide atavisme, et celui des belles-lettres. À son camarade, Paul Viannens, qui l’entretenait avec véhémence de l’avenir et de Paris, il a plusieurs fois écrit et répété : « Je veux être vigneron-littérateur. Je n’ai pas d’autre ambition que d’imiter ainsi, de loin, en cultivant ma vigne et feuilletant quelques livres, le maître de Véretz, Paul-Louis Courier. »

Paul Viannens, plus jeune et élève de rhétorique, offre des caractéristiques absolument différentes. Son père, mort jeune d’une fièvre cérébrale, sa mère, de caractère faible et d’intelligence puérile, n’a eu aucune action sur son âme d’enfant. De bonne heure, la sensation de la solitude morale, la conscience d’être un étranger au milieu des siens ont fait éclore en lui une vie secrète et intense. Bien plus tributaire des horizons sur lesquels se sont ouverts ses yeux et des vieux parents morts dont la légende lui fut transmise, il a trouvé, dans les uns ainsi que dans les autres, l’aliment nécessaire à sa nature passionnée et rêveuse. Ses ardeurs et ses mélancolies premières, il les a prises à cette campagne dont le charme et la morbidesse donnèrent à Stendhal l’illusion savoureuse de la terre lombarde ; aux collines de Gascogne tantôt enveloppées d’une douce brume violette, tantôt éclatantes et dures sous le soleil méridional ; au grand fleuve enfin dont les rives que magnifie la masse imposante et rigide des peupliers semblent s’ouvrir, au loin, sur l’inconnu et les immensités attirantes du monde.

Ses plus sûrs éducateurs ont été les aïeux dont l’existence aventureuse et désordonnée lui apparaît, dans le recul du temps, singulièrement séduisante et chimérique. L’un, abbé fougueux, ami de Lacordaire, bénit en 1848, au grand scandale de la gent royaliste, l’arbre de la Liberté. Il apportait au travail toute la violence d’un tempérament impétueux, et il n’était pas rare de le trouver, étendu sur le ventre, au milieu de sa chambre, parmi les in-folios ouverts. Grand chasseur et fumeur de pipes, il aimait passionnément la poésie et les voyages. Il partit un jour, sans crier gare, pour Jérusalem et l’Égypte, sur les traces de ces illustres pèlerins, Chateaubriand et Lamartine. Un autre, s’étant épris d’une jeune fille, l’enleva et, comme dans une obscure prescience de la fragilité de ses amours et de sa destinée, s’en fut les abriter dans la ville éternelle, à Rome, où il ne tarda pas de mourir. Un troisième partit, ainsi qu’on le disait autrefois, pour les Amériques, et sa mémoire se perpétua sous le nom du « Mexicain », Mais son grand-père maternel, officier d’Algérie, mort dans le Sud, est celui dont la mémoire lui a donné les leçons les plus décisives. Bien qu’il ne l’ait pas connu, il se sent plus réellement issu de lui que de ses parents même, et ce sentiment est si profond que plus tard il croira presque à la survivance de son âme dans la sienne. Ainsi s’explique l’émotion qui l’agite à la seule vue des objets rapportés des pays où son aïeul vécut. Des étagères au coloris barbare, de vieilles faïences Kabyles, des armes et, dans le fond du jardin, les croisillons mauresques de l’orangerie lui suffisent pour l’évocation d’une Afrique dont la nostalgie le charme et l’obsède.

De tous les êtres vivants, ceux qui sont le plus près de lui, les seuls qui aient agi sur son âme, en ouvrant à son imagination les arcanes du passé, ce sont les plus vieux parmi ceux de son sang. Une grand’tante, sœur de l’aïeul mort, fait revivre, par ses récits, tout un autrefois vieillot et charmant. Ah ! dans la chambre aux meubles Empire, où les moindres objets sont riches de souvenirs, furent les témoins d’existences éteintes, tandis que, dans l’âtre encadré d’un archaïque chambranle, le grillon chante son éternelle et monotone chanson, la voix tremblante et grave qui raconte, pour la centième fois, en la forme définitive de leur lente cristallisation, les petits événements mémorables de l’histoire familiale ! Il semble alors que tout un passé se lève, que tous ceux qui sont couchés sous la terre se réveillent du long sommeil de la mort. Elle qui fut de leur temps et qui est encore de ce monde, elle leur communique ainsi le renouveau d’une vie éphémère. « Mon frère, dit-elle, avait telle habitude, tel était son caractère. En telle circonstance, il dit ceci. » Et, avec une solennité pieuse, elle répète des paroles qui, à force d’être entendues toujours identiques, prennent à la longue le caractère sacré d’un témoignage. Elle dit encore : « Ta grand’mère Ursule est morte à Paris, toute jeune. Mon frère eut tant de peine qu’il lui fit enlever le cœur et l’enferma dans un vase d’or. Le cœur de ta grand’mère est scellé dans la muraille de l’église, derrière l’autel de la Vierge. Sa sœur, Irma, est morte à dix-huit ans, on ne sait de quelle maladie, elle était triste et aimait tant à chanter. Elles étaient, toutes les deux, belles comme le jour. » Et Paul songe au daguerréotype où, à demi effacés, les visages mélancoliques de deux jeunes filles se penchent à côté d’un bouquet de fleurs.

Chaque fois qu’il vient s’asseoir au coin du feu où s’immobilise la vieille tante, ce sont toujours les mêmes récits, et pourtant jamais il ne se lasse de les entendre. Il a l’obscur sentiment d’obéir ainsi à la volonté de ceux qui ne sont plus et dont la mémoire ne tarderait pas à sombrer dans le néant avec celle qui, chaque jour, s’approche de la tombe, s’il n’en recueillait à son tour le précieux dépôt.

Il en est un autre, parmi les survivants, dont il n’a cessé de sentir autour de lui la tendre sollicitude, son aïeul paternel. Ce grand-père est déjà bien âgé, et, par lui, sa conscience s’enrichit encore, non seulement de tout un autre passé familial, mais d’une longue suite de faits locaux, dont l’ensemble constitue comme l’âme de la petite ville gasconne.

Les premiers temps où il était entré au collège, externe libre, la maison de sa mère, au bord du fleuve, étant beaucoup trop loin, il avait vécu chez le vieillard, dans Égleyrac. Maintenant qu’il est emprisonné entre les hautes murailles de Saint-Vincent, il ne peut songer à cette époque sans un grand regret. Ah ! le bon vieux qui n’avait pas la force de punir et ne savait le gronder que d’un air timide, s’excusant presque de devoir paraître sévère. Puis, il avait vu des choses si mémorables et si anciennes, il avait vu l’Empereur ! Napoléon, faisant le tour de la ville à cheval, s’était arrêté devant l’église Saint-Jacques, et là, embrassant d’un regard la ligne blanche et verte des coteaux mangés de soleil et couronnés de bouquets d’arbres, il était resté quelques instants songeur. Sa présence avait agité, la durée d’un jour, Égleyrac, qui, aussitôt après, était retombée au calme, à l’isolement des petites cités d’alors que les lourdes diligences, seules, rattachaient au reste du monde.

Une autre fois, une grande bataille eut lieu près de Toulouse, et les Anglais descendirent le long de la Garonne. De nouveau, le petit point perdu qu’était Égleyrac à la surface de la terre s’émut profondément. C’était l’année où il fit si froid que les plus lourds chariots passaient sur le fleuve sans en rompre la glace. Plus tard, en 48, il y avait grande disette dans le pays, et, à la faveur des troubles politiques, des rôdeurs qui battaient la campagne en troupe s’étaient, disait-on, mis en marche sur le chef-lieu. La garde nationale prit les armes et braqua deux canons sur la route de l’Armagnac. Pendant deux jours, l’émoi fut grand dans la ville, dont les rues tortueuses avaient pourtant vu jadis, au temps de Montluc et du baron des Adrets, les tueries de catholiques et de protestants.

Le vieillard aimait à marquer ainsi les étapes de sa longue existence ; il aimait aussi à redire les plus petites circonstances de la vie familière des années révolues, et, par ces récits, Paul se sentait plus profondément lié à la terre natale.

C’étaient les vieilles coutumes, les fêtes et les processions où figuraient les confréries rivales de pénitents qui, souvent, au milieu des cérémonies, en venaient aux mains. Les contes interminables, autour desquels on s’assemblait autrefois, dans les veillées d’hiver, alors que les verrous étaient tirés à la nuit tombante et que les ténèbres des rues n’étaient éclairées que par les lampes à huile grinçant en haut de leurs supports rouillés. C’étaient, au printemps, les cortèges de garçons et de filles qui, une semaine durant, avant les mariages, s’en allaient parmi les oseraies des rives, en chantant les vieux refrains gascons, si vibrants, si alertes, et dont le pur cristal frémit parfois encore dans le silence des nuits. Puis, dans la vibrante lumière d’août, l’allégresse dont tressaillaient les fermes, tandis que, sur l’aire durcie par le fléau, le grain ruisselait des gerbes écrasées et la paille d’or volait aux pointes jumelles des fourches. Enfin, avec l’automne, le délire sacré des vendanges dispersant les bandes folles, par les coteaux, à travers les jouals de vignes, une minuscule faucille à la main, et, dans la sérénité des soirs, la joie du retour, le cahottement sonore des lourds chariots chargés de cuves pleines, au rythme lent des bœufs.

En ces temps-là, un poète, qui portait un nom de fleur, faisait revivre, en des chants immortels, la langue harmonieuse des ancêtres. Il était de toutes ces réjouissances, et bien souvent aux veillées de décembre, devant l’immense cheminée de la cuisine, ou bien, à la campagne, par les tièdes nuits de l’été, sous l’auvent des hangars, il était venu prendre sa place. Selon ce qu’il disait, tour à tour, le rire et les larmes passaient sur tous les visages. Ainsi, durant des années, le charme de ses vers et les sortilèges de sa voix firent s’épanouir l’âme ardente et légère de la race. Puis il était mort, et cet événement était aussi resté l’une des grandes dates de l’histoire d’Égleyrac.

La sensibilité de Paul, une sensibilité à la fois aiguë et réfléchie, qui le rendait précocement pensif, était accrue de tous ces souvenirs, et ce caractère de gravité hors de son âge était encore accentué, jusqu’à en devenir amusant, par l’habitude qu’avait son grand-père de lui faire porter ses cravates à la Guizot, qui haussaient son menton, en encerclant trois fois son col.

Mais, un jour, cette première période de son enfance, si heureuse, s’est trouvée irrémédiablement close. Il allait avoir onze ans, quand, au terme des vacances, sa mère, pour le préparer à la première communion, le confia tout à fait aux abbés de Saint-Vincent.



V


L’internat causa d’abord à Paul une intolérable souffrance morale. Il eut la sensation d’être séparé de tout ce à quoi il tenait par toutes les fibres de l’être : la campagne, le fleuve, les horizons, la vieille demeure pleine des souvenirs anciens, toutes les choses familières à son rêve et qui avaient jusqu’alors constitué la trame même de ses jours. Un matin du premier hiver, l’âme endolorie de regrets, le cœur en révolte, il franchit la muraille et s’en fut dans la nuit. La neige recouvrait le sol, un froid vif semblait solidifier l’air et lui donner le tranchant glacial de l’acier ; il attendit cependant l’heure du lever du jour pour se présenter chez sa mère. Reçu en évadé, reconduit au collège, troublé et frémissant sous les prédictions insensées qu’inspirait à un cerveau faible son acte d’indépendance, il se résigna, avec, à la fois, la honte et la fierté du crime qu’on lui reprochait.

Les mois après les mois passèrent. Ses professeurs, absorbés par les soins dont ils entouraient ses camarades mieux nés, s’occupèrent peu de lui. Ses succès ne valant aucun avantage à ses maîtres, il fut classé parmi les élèves médiocres. Du reste, les places et les récompenses se distribuaient toujours selon un rigoureux protocole, où l’armorial et la fortune tenaient le premier rang. Paul s’en accommoda. Ainsi put-il donner de longues heures à la rêverie où se dépensait l’activité fièvreuse de son âme. Durant les études du soir, ses devoirs finis, il goûtait une extrême jouissance à s’abandonner aux caprices de son imagination. Vraiment il s’évadait alors de la triste geôle, il partait pour de féériques voyages, et sa pensée sans cesse revenait, comme à une antérieure patrie, vers cette Afrique mystérieuse où son aïeul était mort. Souvent il lisait, et le sujet favori de ses lectures était, dans son petit manuel d’histoire, le récit des guerres de la Révolution et de l’Empire. Jamais les géants de 93, ni le général Bonaparte, n’eurent d’admirateur plus passionné, de disciple plus fervent que cet écolier mélancolique. Il se créa de la sorte un monde héroïque, dans lequel il s’isola et prit une conscience exaltée de sa propre énergie. Il dut à l’intensité de cette vie cérébrale d’échapper à la dépression psychique qu’engendrent d’ordinaire, chez les natures trop sensibles, l’indifférence et le dédain. Il lui arriva même d’éprouver, dès cette époque, par un amalgame précoce d’amertume et d’orgueil, une satisfaction singulière à vivre seul, ignoré de tous.

Dans tout le noir et le gris de ces primes années scolaires, les deux mois de vacances estivales faisaient de grandes trouées lumineuses. Quand il se retrouvait dans la vieille maison familiale, son être s’épanouissait, s’élançait, ainsi que les plantes, au printemps, sous l’action vivifiante du renouveau. Avec délices, après le long exil, il reprenait possession des choses et de soi-même. Ses yeux s’ouvraient à l’éclatante lumière, ses narines aspiraient l’air parfumé des champs, son sang et sa chair frémissaient à d’invisibles caresses, et son cœur était plein d’étonnement joyeux, d’allégresse profonde comme au seuil d’une vie nouvelle, après une passagère mort. Toutes les fêtes de l’été bruissaient dans ses artères, coulaient dans ses veines une ivresse subtile, et les chaudes journées d’août semaient, sous ses pas, des heures d’une ineffable volupté. C’était la fraîcheur claire des matins, autour des fermes, quand, en groupes d’une couleur et d’une harmonie immémoriales, les gars alertes et les brunes filles, portant les fourches et les faux, allaient à la moisson. La campagne tout entière chantait sous le ciel bleu, et, dans l’universelle symphonie, les voix gasconnes éclataient en vibrances légères. C’était, dans le silence et l’ombre des salles aux volets clos et aux carreaux arrosés, le mol alanguissement des après-midis torrides, tandis qu’au-delà de la porte, dans le jardin en feu, les fleurs exténuées s’alourdissaient sur leurs tiges. Et, dans la pureté des soirs, l’heure divinement sereine où les bœufs lentement descendaient aux prairies, cependant que l’éther s’emplissait des cris perçants et du vol éperdu des hirondelles en chasse. Souvent, Paul montait alors au toit de la maison, et, couché sur les tuiles verdies et lavées par de nombreux hivers, tièdes encore de l’embrasement du jour, il ressentait une souveraine béatitude à abandonner son corps aux fluides pénétrances d’une atmosphère incomparablement limpide.

La fête votive se célébrait à ce moment de l’année. En dépit du saint qui lui donnait son nom, elle semblait être, par la grâce de ses danses, par la fougue rude et sensuelle de son rite, un vestige des temps très anciens où la religion des hommes s’identifiait avec le culte de la beauté plastique. À l’aube, les garçons, précédés d’un tambour et d’un fifre et se tenant par la main, allaient chercher les plus jolies filles du village. L’usage voulait que ces dernières parussent n’obéir qu’à la violence. Après un simulacre de défense des parents réunis, la porte s’ouvrait sous la ruée des mâles, et la fille, enlevée par des bras vigoureux, entrait dans la ronde. Parfois la chaîne se brisait, et, les mains robustes étreignant les tailles renversées, les femmes jaillissaient, telles de grandes fleurs humaines, au bout des poings tendus. Puis, le cortège se reformait, allait à d’autres maisons prendre d’autres jeunes filles. Il se dirigeait ensuite vers un puits bien vieux, dont la margelle fut polie par de nombreuses générations. La coutume exigeait que chaque danseuse, soulevée par la poigne solide de son ravisseur, en franchît l’orifice béant. Toute la journée, la farandole s’échevelait ainsi, par les rues et par les sentes, selon le rythme sautillant et toujours pareil du fifre et du tambour. Mais, le soir, il arrivait que des couples enlacés, vaincus par le désir, abandonnaient l’inlassable branle gascon. Et souvent, à l’heure du retour, la langoureuse nuit complice entendait, après le doux râle des plaintes amoureuses, ponctuée de gifles sonores, la voix furibonde des mères.

Paul gardait de ces réjouissances une impression trouble où le plaisir des péripéties amusantes de la fête se mêlait à une secrète angoisse qu’il lui eût été impossible d’expliquer. Dès que les sons aigrelets du fifre et les coups assourdis du tambour se faisaient entendre, il se levait dans un affairement joyeux, courait rejoindre le cortège et le suivait à distance. Il reconnaissait là tous les grands garçons du village, mais le visage changé, comme transfiguré par une sorte de délire, et, quand il les voyait pénétrer de force dans les maisons, enlever les jeunes filles qui n’étaient plus, lui semblait-il aussi, tout à fait les mêmes, un indéfinissable émoi serrait son cœur. De ce jour, quelques-unes de ces dernières restaient, à ses yeux, parées d’un charme de fleur meurtrie ingénument pervers. La nuit venue, assis sur un banc du jardin, baigné de lune, il écoutait, très tard, le bruit lointain du bal. Autour de lui, les roses saturaient l’air de leurs fragrances nocturnes ; dans les arbres, au plus haut des branches, le sommeil des feuilles parfois s’émouvait au passage d’une faible brise ; enfin, par instants, toute l’ivresse heureuse de ce coin de terre, en un rire énervé de femme, montait soudain vers le ciel.

Dans cette perpétuelle féerie, les jours s’écoulaient pourtant, et septembre succédait à l’ardente fournaise d’août. Malgré que s’approchât le terme des vacances, Paul préférait peut-être ce deuxième mois, sans doute parce que son excessive nervosité le prédisposait à goûter les sensations de mélancolie avec plus d’intensité encore que celles de la joie.

Alors que les coteaux se teignaient de pourpre et que, au long des rives, la cime des peupliers se dorait d’une dernière flamme, il aimait s’en aller aux champs silencieux. Un recueillement planait sur la nudité des sillons ; dans les oseraies, dont il suivait la lisière, les petites feuilles, une à une, tombaient en virevoltant ; l’air était si calme et d’une sonorité si pure que, d’un bord du large fleuve à l’autre, on entendait très clairement la voix des mariniers. Le soleil, avant de disparaître, s’attardait et enveloppait les collines d’une lumière infiniment douce. L’heure avait une grâce singulièrement émouvante, faite à la fois d’apaisement et de tristesse, tristesse de la fin, regret des beaux jours bientôt révolus. Dans l’arome puissant et dur de la terre, en foulant l’herbe courte et craquante des prés ras, il allait jusqu’à l’endroit où le fleuve, après avoir décrit une longue courbe, descend vers l’horizon, en un seul bloc liquide, calme et luisant. Longtemps, il accompagnait du regard les eaux nostalgiques, éternellement nomades, entre la double baie de peupliers rigides, qui semblaient accourus et immobilisés, sur leur passage, comme pour un solennel adieu. Et il attendait là que la douceur amère du crépuscule rendît plus aiguë encore l’obscure angoisse de départ qu’il venait, chaque fois, y chercher. Un train, tous les soirs, à cet instant, lui donnait le signal du retour. Il le suivait longuement des yeux, troublé par cette vie mystérieuse, qui passait à grand fracas et s’éloignait si vite, puis il rentrait.

Il aimait aussi ces premiers temps d’automne pour les caprices de leurs tempêtes. Quand la pluie s’écrasait mollement sur les toits, en un monotone crépitement ouaté, et que le creux des dalles s’emplissait d’un susurrement de cristal, quand le vent s’engouffrait, en un bruit de tonnerre, dans les vastes cheminées, il courait se blottir dans une ancienne maison délabrée, dont les larges meurtrières ouvraient sur la campagne. Et il restait là, des heures, les nerfs tendus, dans une âpre volupté, une griserie sauvage, à l’unisson des éléments. Ainsi la nature entière retentissait dans son âme, faisait vibrer ses sens au rythme de ses forces éternelles.

Sa famille avait toujours habité le village où s’écoulaient ces vacances. Comme tous ceux de ce pays, ses aïeux étaient autrefois des bateliers, et son arrière-grand-père, le dernier qui eût exercé cette profession dont il fut le syndic, avait encore possédé de ces bateaux plats de rivière que l’on ne voit plus guère aujourd’hui et qui étaient tirés par des chevaux. Si loin que l’on pouvait remonter, par les parchemins, vieilles reliques notariales consacrant un achat ou un agrandissement de bien, et par les récits des vieux parents, il n’y avait pas de trace d’une origine autre, et il était de ce coin de terre, par une très lointaine hérédité. Il en était de même des autres familles ; aussi, tous, riches ou pauvres, se trouvaient-ils un peu cousins. La plupart de ces ancêtres reposaient d’ailleurs dans le petit cimetière, derrière l’antique église à vieux clocher triangulaire de brique, après avoir vécu sur l’eau une sorte de vie nomade, en allées et venues incessantes de leur village à la mer. Certains étaient morts au loin, ceux-là n’avaient pu résister à l’attraction, à l’invitation au voyage que leur étaient, à eux mariniers terriens, la vue du large et les odeurs exotiques du grand port.

À ce passé, à cette étroite union du sang, Escarbiac doit sans doute l’aspect traditionnel qui le distingue des communes environnantes et dont la fête votive, encore appelée « fête des marins », est la plus savoureuse expression. Bien d’autres particularités d’ailleurs contribuent à lui donner un caractère singulièrement archaïque. Escarbiac, possède en effet sa sorcière, son innocent, son troubadour, son rebouteux et, dès que la belle saison rend l’air plus limpide et plus doux, le sature du parfum pénétrant des verdures, un peuple de sylvains habite ses oseraies bruissantes. Au plus chaud de l’été, quand, à l’heure du bain, des corps de femmes inscrivent, dans l’ombre légère du sous-bois, leur nudité plus alliciante, d’une plus impérieuse attirance animale, dirait-on, d’être ainsi mêlée à la nature, des yeux aigus de faunes épient derrière le tronc des vieux aubiers. L’un surtout passe ses jours dans les fourrés épais des rives. Une force obscure, due à quelle lointaine ascendance, le tient là dans le murmure des branches et dans l’odeur des feuilles. On l’aperçoit bondissant de souche en souche ainsi qu’un chèvre-pied, l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes, dans on ne sait quelle chasse éperdue. Il est le seul qui, l’hiver, ne déserte pas le bord des eaux où il erre, mélancolique à la fois et attentif, comme reniflant la trace des nymphes estivales. Mais c’est en août qu’une ivresse sacrée semble s’emparer de lui ; il n’obéit plus alors qu’à une fatalité de son sang qui le précipite en des lubricités folles. L’âme même de Priape l’habite, et souvent il arrive que des femmes, surprises nues, courent, apeurées, devant sa virilité brandie.

Non loin de là, sur une longue plage caillouteuse, des pêcheurs, qui drainent, en leurs filets immenses, les gros poissons venus de l’océan, annoncent leurs prises aux barques éloignées, en soufflant dans une conque marine.

Escarbiac, avec la pureté de son ciel, la douceur sensuelle de son atmosphère, la paix sereine de ses champs, la molle fraîcheur de son fleuve, aux rives pareillement hantées, semble bien être ainsi le dernier refuge des divinités païennes.



VI


Vers la quatorzième année, la sensibilité de Paul, que le plus furtif contact avec les choses mettait en mouvement, s’accrut encore, devint si aiguë que sa conscience entra dans une sorte de douloureuse exaltation. C’était comme un être nouveau qui eût germé en lui. De même en effet que l’enfant, avant de venir au monde, macère les flancs qui le portent, celui qu’il serait demain heurtait aux parois de son âme attentive et fiévreuse.

À cette époque surtout, ses nerfs tendus furent vraiment les cordes d’une lyre que les formes, les sons, les nuances infinies, tous les aspects de la matière universelle, firent frémir de larges ondes. Aussi connut-il des joies et des tristesses dont jusque-là il n’avait jamais eu la notion. Les unes et les autres lui étaient pareillement inexplicables, mais il les accueillait et les prolongeait par la rêverie avec une égale ferveur. Pourquoi, par exemple, les crépuscules d’hiver, avec leurs teintes grises, leurs halos de brouillard, le tenaillaient-ils d’un mal presque physique, lui versaient-ils une morne désespérance qu’il savourait comme une âpre liqueur, à lentes gorgées ? Par quels obscurs réflexes, quelques accords d’une grêle musique, rayant le silence d’arabesques traînantes et languides, activaient-ils les pulsations de son cœur et faisaient-ils surgir, dans son cerveau, des visions et des rêves d’une enivrante imprécision ? N’est-ce pas là le secret de cette première étape, l’adolescence, où l’enfant qui va devenir homme s’arrête et tressaille de vertige aux bords de la vie attirante et nostalgique comme une vaste mer ? Devant cette immensité mystérieuse, quelque chose en lui se dilatait, se gonflait, ainsi qu’une voile, emplie par le vent du large, s’enfle et se dresse à l’horizon.

Cette hyperesthésie concorda avec l’éveil de sa puberté. Il eut à subir alors la crise que le joug de nos mœurs hypocritement conventionnelles impose à tous ceux de son âge, crise plus grave chez les natures ardentes en ce que les compressions d’une règle anormale peuvent y provoquer, par le fait de réactions plus violentes, des déviations plus profondes. Quand nous aurons le courage de nous regarder en face, nous comprendrons peut-être que la vraie morale consiste dans le développement harmonieux de notre personnalité totale, non en cette sorte de honte dont la doctrine chrétienne prétend accabler toute une partie de nous-mêmes, en cette abominable invention du péché, qui est plus amoindrissante et surtout plus dangereuse qu’une réelle émasculation. L’obligation où se trouve le garçon de quinze ans de refouler et de céler, comme chose ignominieuse, les aspirations de sa chair, amène d’ordinaire ce double résultat : la dissimulation et un narcissisme dont il est aisé de prévoir toutes les funestes conséquences. Ce narcissisme lui-même fait souvent place, dans les agglomérations scolaires, par l’effet d’une gravitation unisexuelle, aussi impérieuse que l’autre, à des liaisons d’autant plus pernicieuses que, se développant en dehors des lois naturelles, elles ne peuvent qu’habituer ceux qui y participent au mauvais vin de la perversion.

Jusque-là, Paul n’avait connu ces secrètes troublances de la sexualité que par les commentaires et les menaces de damnation dont le sadisme religieux de ses maîtres se plaisait à aggraver le rigorisme du sixième commandement. À peine les avait-il soupçonnées, autour de lui, parmi ses camarades. Certains de ceux-ci, héros des petits groupes clandestins qui, pendant les promenades, se formaient à l’écart, pour des conversations renseignées, lui apparaissaient, avec leur masque pâlot, leurs yeux fatigués, leur allure de filles précoces et vicieuses, redoutables et vaguement fascinateurs. Sans trop savoir pourquoi, sa curiosité les enviait, mais son air d’enfant grave, ses yeux où il n’y avait de place que pour le songe et qui n’invitaient pas aux familiarités, l’avaient tenu à l’écart de ces conciliabules. Il avait souffert de cette inadmission ainsi que d’une humiliante infériorité, mais peut-être dut-il, à ce premier isolement un peu hautain, de conserver la fraîcheur et l’élévation d’âme, qui lui aidèrent, par la suite, à vaincre les atteintes d’une dévirilisante et fausse éducation.

C’est dans cet état à la fois de santé, de netteté morale et de vibrance nerveuse, que le surprit l’évolution qui clôt la première jeunesse de l’homme, par l’avènement de l’amour.

Ce furent d’abord des élans sans objet, comme une simple transformation de la passivité émotionnelle des années précédentes, en une projection hors de soi-même de cette extrême faculté de sentir. Il semblait en effet que, par une sorte de choc en retour, il ne fît que restituer au monde, en cette ardeur panthéiste, tout ce que l’avidité de ses sens vierges lui avait jusqu’ici emprunté. Il ne recevait plus seulement, des choses, des impressions, il leur donnait à son tour le meilleur de lui-même, il se résolvait en elles, dans les lancinantes délices de l’extase, il les aimait. Il aimait, dans le cadre d’une croisée ouverte sur le ciel, le balancement d’une branche ; dans le déroulement rythmique des jours, la symphonie des heures, les unes claires et fraîches comme le cristal d’une source ; les autres, éclatantes et somptueuses, odorantes comme des reposoirs. Il aimait le bourdonnement confus et puissant de la campagne, le silence et la douceur des nuits. Son âme se fondait vraiment en une étreinte universelle.

L’adolescent qui s’abandonne, avec une fougue et un étonnement avivés d’inquiétude, à cette ivresse, qui lui est nouvelle, ignore qu’il obéit ainsi à de profondes lois cosmiques. À ce moment précis où il devrait être éclairé sur lui-même et sur la vie intégrale, par une philosophie droite et résolument virile, où sa personne morale devrait être déterminée dans le sens supérieur et véritablement divin de la nature, une force nocive pèse sur sa pensée et détourne son intelligence, en lui imposant une conception erronée du vrai, du beau et du bien. Sa conscience est de ce fait vouée au plus douloureux conflit, partagée qu’elle demeure entre les plus légitimes aspirations et la règle anormale qui les condamne. Là où devrait régner la paix et l’harmonie, la malfaisante pédagogie chrétienne a de la sorte instauré l’anarchie et le mensonge. C’est pourquoi ceux dont la raison n’a pas pu triompher de cette influence déprimante doivent, dans l’impossibilité où ils sont d’annihiler en eux la vie, accepter le compromis honteux de la confession.

Pour n’en avoir pas encore gravement souffert, Paul, à l’instant où s’opérait cette métamorphose capitale, n’en était pas moins sous l’empire absolu de cette méthode éducative d’après laquelle, dans la casuistique du péché, l’amour de la femme est frappé d’une réprobation plus grande que celle qui s’attache aux pires dépravations. La femme, c’était l’Ève maudite, l’être de perdition, la bête impure chargée de toutes les iniquités des siècles.

Si peu que les maîtresses de pensionnats de jeunes filles présentent, à leurs élèves, l’homme sous de semblables couleurs, il faut admirer que l’ordre immuable et souverain de la nature soit assez puissant pour triompher d’une œuvre aussi monstrueuse.

Placé d’ailleurs, par la claustration du collège, dans les conditions les plus défavorables à l’aboutissement normal de son évolution sentimentale, il se produisit, en son cœur, le seul phénomène qui pût logiquement en résulter : il s’éprit d’un de ses camarades. Dès lors, tout son être subit une altération profonde, son existence intime tourna autour d’un axe nouveau. Autrefois subordonné aux multiples aspects du monde extérieur, il portait maintenant en lui le principe des mouvements de son âme. Ainsi, la ligne des horizons, voilée de brume, ou la limpidité des grands espaces lumineux ne lui étaient plus une cause de mélancolie ou d’allégresse, mais semblaient au contraire tenir, à leur tour, de lui-même, leur apparence de tristesse ou de joie. De même, sa pensée cessa de flotter au gré des caprices de son rêve, pour s’arrêter enfin sur un unique objet.

Celui vers lequel le poussait cette obscure force d’attraction dont il éprouvait toute la douce et tyrannique puissance, Lucien, étant de deux ans plus jeune, appartenait à une autre division que la sienne. De plus, externe libre et ne venant au collège que pour les cérémonies religieuses et la durée des classes, à peine pouvait-il l’apercevoir, tandis qu’il traversait les cours. Dans la vivacité de ce premier sentiment, il triompha de tous les obstacles. Il écrivit et reçut presque aussitôt une réponse naïve et émue. « Qu’ai-je donc pour que tu m’aies remarqué ? Moi aussi, je te regardais souvent, mais jamais je n’avais eu l’espoir que tu me voudrais pour ami. » La lecture de ces phrases le jeta dans un trouble et dans un ravissement d’autant plus intenses qu’ils étaient pour lui quelque chose d’absolument inéprouvé encore. Ils continuèrent à correspondre par des billets qu’avec bien de la peine ils arrivaient à se faire passer. Et ce fut le balbutiement touchant d’un amour très pur, avec l’échange de leurs rêves d’enfants. Paul, lui, voulait être soldat, en Afrique, où son grand-père était mort, et il ne lui semblait pas possible qu’il pût être, un jour, autre, ni ailleurs. Son ami, qu’il considérait un peu, de par son aînesse, comme son protégé, d’âme aussi chimérique, mais plus douce, voulait être missionnaire. Leurs imaginations s’exaltaient en ces confidences, et leurs cœurs s’unissaient, dans une même aspiration, vers les héroïsmes futurs.

À aucun moment, cet éveil de leur sensibilité ne cessa d’être chaste, parce que jamais entre eux l’effervescence de la chair ne put prendre une complète conscience d’elle-même. La barrière qui les séparait, en maintenant leurs relations dans les limites de cette stricte communion idéale, les préserva du dénoûment malsain que le vertige, dont ils étaient le jouet, contenait en germe, comme la fleur de l’arbre recèle le fruit. La préoccupation du plaisir en suppose en effet l’expérience, ou du moins une malice précoce qu’excluait leur noblesse instinctive. Le geste de volupté qui est au fond de toute sélection sentimentale et qui n’était, ici, dénaturé que par le vice d’une éducation artificielle, n’en était pas moins, en eux, latent. Un fait ne tarda d’ailleurs pas à montrer, avec toute la rigueur d’une loi physiologique, que la caresse charnelle est la fin inéluctable de toute liaison passionnée. C’était un soir de mai, veille d’une fête ; les élèves sortaient, un à un, des salles d’études, pour se rendre à la confession, à travers les longs couloirs mal éclairés par le jour finissant. Une animation, inaccoutumée à cette heure, emplissait le collège d’un bruissement joyeux, auquel s’ajoutait, dans les platanes des cours, l’affolement des oiseaux avant la nuit. Dans l’espace, où vaguait l’odeur grisante des jardins, les hirondelles et les martinets inscrivaient la stridente ivresse de leur vol. Une douceur alanguie d’hymen était éparse en l’atmosphère. À l’appel de son nom, Paul avait rangé ses livres, était sorti et se rendait chez son confesseur, quand, dans le retrait obscur d’une marquise reliant deux corps de bâtiment, il se trouva face à face avec Lucien. Son émotion fut telle qu’il fut quelques secondes sans pouvoir prononcer une parole. Jamais il ne l’avait vu de si près, et d’être là tous deux, de façon si soudaine, lui semblait une inappréciable et divine aventure. Il connut sa voix, ses yeux et, sur le grand col blanc, le dessin délicat de son cou. Obéissant alors à une impulsion irrésistible, comme mû par une force occulte et souveraine, il l’étreignit et l’embrassa longuement au visage. En ondes pressées, le sang envahit son cerveau et son cœur, bourdonna à ses oreilles, fit papilloter ses paupières, et la sensation fut si aiguë qu’il fut sur le point de défaillir. Il se raidit pourtant et laissa son ami, en emportant à ses lèvres la saveur de ce baiser qu’une obscure angoisse, tout au fond de sa conscience, mélangea d’une singulière rancœur.

À partir de ce moment, Paul ne s’appartint plus, il fut comme possédé par cette force d’aimantation qui fit désormais, de lui, le satellite d’un autre être. De même que la terre reçoit du soleil la chaleur et la vie, son activité psychique trouva son aliment en cette loi mystérieuse de l’attraction qui commande les amours humaines aussi bien que la gravitation des mondes. Il vécut dans l’attente de certaines heures où il lui était possible d’apercevoir son ami, d’échanger, avec lui, des lettres qu’ils se glissaient très difficilement. Il aimait surtout les cérémonies religieuses, parce qu’ils étaient placés, à la chapelle, de façon à ce que leurs yeux ne se quittassent point. Un sourire de Lucien le comblait d’une joie très vive, et une souffrance aiguë le blessait au cœur, si, distrait, ce dernier négligeait de répondre à la caresse muette de ses regards. La véhémence de sa nature le poussa d’ailleurs à l’extrême de tous les sentiments, et son âme connut de la sorte, prématurément, les émotions violentes de l’amour. Il fut jaloux avec frénésie et eut, pour des causes futiles, de profonds désespoirs. Il fit ainsi, par cette liaison d’enfants, le dangereux apprentissage de tout ce que la vie passionnelle réserve à l’homme de trouble et d’amertume.

Le goût et l’orgueil de la souffrance naquirent aussi en lui et augmentèrent la distance qui le séparait de ses camarades. Ces sentiments se marquèrent sur son visage, par cette indéfinissable expression de tristesse et de fougue contenue qui crée d’ordinaire, autour d’un être, parmi ceux qui l’entourent, une infranchissable barrière. Ce n’était là, du reste, encore que le déroulement logique du caractère sauvage et passionné que nous lui connaissons déjà.

Pour compléter ce portrait moral, il importe d’ajouter que, subissant en cela, comme pour tout le reste, l’influence du milieu d’éducation, Paul, au point de vue des idées sociales, avait, à ce moment précis, une mentalité de jeune chouan. Par tout ce qu’il entendait dire, par les lectures qui lui étaient permises et dont les romans vendéens de Paul Féval, d’Oscar de Poli, etc…, faisaient le fond, par les leçons d’une histoire faussée, ses sympathies allaient naturellement au passé dans une invincible horreur du présent. Pour lui, ainsi que pour tous ses condisciples, la fête du 14 juillet, par exemple, était une abominable mascarade, bonne pour une canaille avinée et sanguinaire, et il se serait sincèrement cru déshonoré si le drapeau tricolore, qui claquait, ce jour-là, au vent, eût flotté sur sa maison familiale. Avec une crédulité et un enthousiasme naïfs, il s’apprêtait à des persécutions et à des luttes, comme si une hideuse populace révolutionnaire allait donner l’assaut aux murailles du collège.

Au résumé, un adolescent orgueilleux et timide, ombrageux et ardent, dont les facultés, sous une impulsion mauvaise, se développaient en un sens factice, mais ne tarderaient pas, grâce à une droiture et à une indépendance inflexibles, ayant brisé les liens, à s’épanouir librement.

C’est à cette époque qu’un nouveau professeur, l’abbé Meyrac, se prit pour lui d’un vif intérêt. Habitué à l’inattention de ses maîtres, jeunes rustres que retenait, seul, le prestige du nom et de l’argent, Paul fut reconnaissant de l’amitié et de l’appui qui se présentaient. L’abbé, de famille bourgeoise d’ailleurs et qui n’avait embrassé les ordres qu’après avoir fait des études de droit et connu le monde, l’attacha tout de suite par le rayonnement de son intelligence et la supériorité de toute sa personne. Quand il se trouvait dans sa chambre, une chambre tapissée de bibliothèques, dont la sévérité s’atténuait de toiles reproduisant des têtes d’anges ou de vierges d’après Raphaël, il y respirait, parmi les livres de philosophie et de littérature moderne, épars sur les tables, vers et proses, une atmosphère d’intellectualité qui lui était très douce. Un nuage pourtant, au début, troubla cette bonne entente. Le professeur lui ayant fait entendre qu’il n’ignorait pas son intrigue amoureuse avec Lucien, tout le côté farouche de son âme se cabra de se sentir ainsi découvert au plus intime, et il fut quelques temps sans revenir. Mais l’abbé Meyrac eut l’art des paroles indulgentes qui apaisent, et Paul, apprivoisé définitivement, heureux au fond de ce confident favorable, reprit le chemin de sa chambre. Il vint désormais conter ses joies et ses peines et sa tristesse de vivre, et tantôt il s’irritait, si le maître, amusé de sa précocité enfantine, partait en éclats de rire, tantôt il se sentait emporté dans une grande exaltation inquiète, lorsque, soudain sérieux, l’abbé, analysant délicatement les mouvements de son cœur, le classait parmi les mélancoliques et lui prédisait un avenir d’orages.

Mû sans doute par une réelle compassion, ou bien alors par une singulière curiosité psychologique, ce dernier attira également, chez lui, Lucien. En de brèves entrevues, les deux amis s’y retrouvèrent souvent, et, sous le regard attentif de l’abbé qu’aiguisait le reflet du lorgnon, ils se pressaient maladroitement les mains et s’embrassaient timidement au moment de se quitter. Sollicités par lui, tous deux le choisirent pour confesseur, mais le secret dévoilé de leurs consciences saines dut bien mal répondre au gré de ses investigations d’étrange expérimentateur. Jusqu’où eût-il poussé sa sollicitude ou sa passion du document humain si le destin, en forçant Lucien à suivre son père, militaire, dans une nouvelle garnison, n’eût mis un terme à cette amourette d’enfants ? Il s’acquit pourtant de nouveaux droits à la gratitude de Paul, en le soutenant de son réconfort dans la douloureuse crise que lui occasionna une si brusque séparation, et sa chambre fut désormais, pour l’adolescent, le lieu de refuge où il aima retrouver le souvenir d’instants inoubliables. La séduction de la parole avisée du prêtre, sous laquelle semblait se cacher vraiment l’énigme attirante et formidable de la vie, agissait aussi impérieusement. Puis, c’étaient, fascinateurs, dans les bibliothèques, des volumes à couverture jaune, des romans où se trouvaient également enclos d’obsédants mystères et que l’abbé lui montrait en disant : « Vous lirez ça plus tard, vous verrez, c’est beau. Mais vous en écrirez, vous-même, peut-être, un jour, car vous avez une âme violente et subtile, si pourtant vous ne sombrez en des aventures. » Des phrases comme celles-là, où il retrouvait, lumineusement précisées, ses plus vagues aspirations et ses obscurs pressentiments, mieux que tout encore, en faisaient le disciple fervent du jeune professeur. Il l’écoutait avec ravissement, et il se fût certainement livré à cette initiation spirituelle, dans une plénitude de joie parfaite, si, parfois, des flots de sang qui empourpraient le visage de son maître et des éclairs, qui glissaient sous son binocle, ne l’eussent inquiété d’un malaise indéfinissable.

Un soir, à la fin d’une journée de chaleur accablante, à l’heure de la récréation qui précédait la montée au dortoir, Paul s’était évadé de la cour et se trouvait dans la chambre de l’abbé Meyrac. Énervé, malheureux sans raison, ainsi qu’il lui arrivait souvent, il était venu chercher là le stimulant intellectuel, l’habituel cordial qu’il y trouvait toujours. Mais l’abbé, nerveux lui-même et troublé, restait muet et parcourait d’un pas heurté l’étroite pièce. La pâleur et la rougeur se succédaient sur sa face, qui paraissait en proie à un douloureux conflit. Il semblait avoir complètement oublié son jeune visiteur, lorsque soudain, s’arrêtant derrière lui, il ouvrit ses bras d’un geste fou et voulut l’embrasser. Paul, que l’attitude du professeur avait empli d’angoisse, se dressa, dans une révolte de tout son être, échappa aux mains tremblantes, bondit derrière une table, et, tandis que l’abbé bégayait dans un rire qui sonnait faux : « Ah ! le petit sauvage, le petit sauvage ! » il prit son élan, courut à la porte, l’ouvrit et se sauva. Cette fois, il ne revint plus.



VII


Le temps passa, les faits que nous venons de relater s’atténuèrent dans la mémoire de Paul, après avoir eu leur part dans son évolution morale. Deux ans après, ce dernier était toujours le même adolescent grave et sensible, mais plus réfléchi et libéré déjà en partie de l’autorité spirituelle de ses maîtres. Sans renoncer les rêves dont son imagination aimait à parer l’inconnu de la vie prochaine et dont l’imprécision même en constituait, pour lui, le charme, il tourna toute l’activité de sa nature ardente vers les études littéraires. L’amitié qui, vers cette période, le rapprocha de son condisciple, Jean Bordas, liaison tout intellectuelle, ne devait pas peu contribuer, on le comprend par ce que nous en avons dit au début de ce livre, à confirmer cette tendance de son esprit. De l’apparente paresse des années précédentes, où la rêverie avait tenu la place du travail routinier des forts en thème, il était d’ailleurs résulté l’éclosion soudaine d’une maturité précoce. C’est ainsi qu’à mesure que s’élevait le niveau des études, que l’enseignement moins élémentaire devenait plus littéraire, il se révélait d’un jugement supérieur, d’une intelligence plus souple, bien au-dessus de ses camarades restés enfants. Or, dans toutes les œuvres, de quelque époque qu’elles fussent et en dépit, à certains âges du monde, d’un orgueilleux penchant de l’homme à vouloir vaincre l’ordre immanent des choses, il retrouvait partout, radieuse et inspiratrice, l’image même de la femme ; elle dominait vraiment les siècles de son influence civilisatrice, suscitant, par la seule puissance de sa beauté et de sa grâce, la fièvre des artistes et la gloire du verbe.

Ainsi, à mesure que sa vue s’étendait davantage, embrassait, dans un plus vaste ensemble, la longue suite des temps, il sentait combien la doctrine des professeurs de Saint-Vincent, non seulement était fausse et sacrilège, mais contenait d’hypocrite calcul. Sans discuter encore la valeur exacte de leurs idées religieuses et leur influence bonne ou mauvaise, — les concepts philosophiques n’avaient pas encore affranchi sa pensée, — il avait néanmoins une conscience confuse de tout l’intérêt qu’ils avaient à détruire l’harmonie de la loi de nature, ce qu’ils appelaient dédaigneusement « la honteuse tyrannie de l’instinct ». Dissocier le couple humain, en convainquant chacun de ses membres de leur nocuité réciproque, pour détourner à son profit l’inévitable fatalité du rapprochement sexuel, n’est-ce pas l’essentiel de la politique profondément habile et fourbe du clergé ? Sans doute, Paul ne se rendait pas un compte absolument exact de ce machiavélisme d’une casuistique uniquement établie en vue de la suprématie d’une caste sacerdotale, mais une répugnance incoercible grandissait en lui, et le souvenir de son aventure avec l’abbé Meyrac n’était pas fait pour l’amoindrir. Son ami et lui-même avaient certes encore la foi, et l’idéal factice, l’espèce de sursum mystique sur lequel leurs aspirations se réglaient, montrait assez, en somme, le faible degré de leur émancipation ; cependant, l’indépendance de leur caractère et la disposition particulière de leur esprit au libre examen préparaient, en leurs âmes, les bienfaisantes dévastations d’une prochaine révolte. Du reste, leurs auteurs favoris, ceux dont la lecture les passionnait et qu’ils commentaient ensuite en de longues conversations, ne pouvaient, par leur commerce, que les déterminer plus fortement encore dans cette voie d’une complète délivrance.

Au premier rang de ces maîtres intellectuels, ils plaçaient Pascal, Rousseau, Paul-Louis Courier, Lamennais, montrant bien en cela que ce qu’ils goûtaient par-dessus tout, c’était une saine et claire raison, supérieure aux vérités relatives des diverses époques, alliée au noble souci d’une humanité toujours meilleure. Cette prédilection s’expliquait aussi par tout ce que leur juvénile enthousiasme trouvait de précieux aliment dans les rêveries champêtre de la Nouvelle Héloïse, dans l’émouvant effroi devant l’infini du douloureux janséniste, ainsi que dans le sombre et poétique éclat des Paroles d’un Croyant. Par contre, la flamme généreuse dont était brûlé leur cœur sympathisait mal avec l’ironie froide et sèche, le « hideux sourire » de Voltaire, pour lequel ils éprouvaient l’un peu jeune répulsion du poète des Nuits. Mais l’écrivain du Pamphlets des pamphlets, des Lettres aux représentants, de tous ces écrits merveilleusement lucides, empreints d’un sens si droit, d’un courage si ferme et d’une haine si noble contre le despotisme imbécile de la Restauration, fut celui qui eut le plus d’action sur la direction définitive de leur mentalité. N’était-il pas de plus, lui-même, vigneron-littérateur, la plus éclatante protestation contre le préjugé des hautes classes, contre cette sorte de fétichisme nobiliaire qui établissait parmi les élèves de Saint-Vincent, grâce à la basse courtisanerie des professeurs, une véritable caste de privilégiés ? Tout ce qu’il y avait chez Paul d’inconsciemment libertaire s’éveilla au contact de cette vigoureuse satire, et tout ce qui s’était amassé, en lui, de chouannerie acquise commença de s’écrouler. Le langage secret de la nature devait achever la transformation, par une lente révélation de la vie intégrale.

Justement, jamais les multiples voix de la terre et du ciel : les tressaillements de la campagne et la grâce des fleurs, la douceur vertigineuse des étoiles et la beauté attirante des femmes, les grandes ondes du vent et le chant de la pluie, ne lui avaient parlé une langue aussi claire qu’au cours des dernières vacances. Il avait vraiment perçu, dans l’équilibre des éléments, dans la dépendance harmonieuse des êtres et des mondes, le principe primordial d’une loi supérieure, à laquelle il était fou de vouloir se dérober. Et la fête votive d’août, où les garçons triomphaient de la résistance des parents, en enfonçant les portes et en enlevant les filles, lui était enfin apparue comme le lumineux symbole de cette inéluctable fatalité.

Cette compréhension nouvelle du vrai sens de la vie avait changé l’inquiétude antérieure, la griserie, douloureuse à force d’être aiguë, qu’il ressentait autrefois devant l’inconnu des choses, en un long frémissement de toute sa chair vibrant à l’unisson de la matière universelle. Quand il allait par les champs familiers, la sourde fermentation de la terre, qui gonfle les sillons, ne l’oppressait plus d’une vague angoisse, mais lui montait au cerveau en effluves puissantes et accablait son corps d’une lassitude sacrée. Il s’étendait alors à l’ombre des arbres chargés de fruits, et l’ivresse, qui montait du sol, était si forte qu’une fièvre ardente battait en ses artères et que ses bras s’ouvraient dans un appel d’étreinte. Il éprouvait ainsi la vérité profonde des fables anciennes qui peuplaient les solitudes champêtres de divinités lascives. L’âme d’un jeune faune se réveillait en lui.

Par le fleuve, il connut encore l’éternelle jeunesse des vieux mythes païens. À la fin des chaudes journées d’août, quand une légère buée s’élevait de la plaine, en longues théories joyeuses, au long des rives, les jeunes filles de la ville voisine venaient baigner, dans la caresse de l’onde fraîchissante, les pures formes de leurs corps.

C’était la minute exquise où, détachant la chaîne qui retenait sa barque au tronc d’un vieil aubier, il aimait suivre le courant. En un alignement grandiose, la double masse des peupliers, recueillie et sombre, encadrait la marche imposante des eaux vers l’horizon lointain. L’immense voie liquide reflétant, sur sa glace moirée, les ors et la pourpre épandus dans l’espace, par le déclin du jour, comme fleurie d’une éblouissante jonchée, semblait attendre le passage de quelque cortège triomphai. Sans le secours des rames, le bateau, améthyste mouvante, glissait lentement dans cette lumière d’apothéose. Un silence auguste semblait immobiliser le somptueux décor de l’heure. Pourtant, peu à peu, le ciel se drapait d’une soie plus obscure et, sur les eaux décolorées, passait le frémissement de larges ondulations mauves. Puis les ombres légères et transparentes de la nuit enveloppaient les rives, cependant que, du fleuve aux luisances d’acier, montait, voilé d’une gaze de brume, le mystère troublant des soirs.

À cet instant, des blancheurs se mouvaient sur les fonds assombris des oseraies profondes. Surgies de la pénombre, des nudités indécises, idéalisées par les ténèbres, restituaient, en d’immémoriales attitudes, les jeux divins des naïades et des nymphes. Certaines, les bras levés, la gorge dressant la fleur tremblante de ses pointes jumelles, en des gestes d’une plastique souveraine, tordaient leurs cheveux ; d’autres, étendues en groupes sur les plages, révélaient, d’un rein cambré, le secret voluptueux de leurs cuisses ouvertes ; d’autres enfin, battant l’eau de leurs jambes laiteuses, s’environnaient de gerbes ruisselantes.

S’arc-boutant sur une longue perche, Paul refaisait à présent le chemin déjà parcouru, et, quand il arrivait auprès des baigneuses, des bras, des torses et des bouches offertes, ainsi qu’en une légende marine, surgissaient autour de sa barque et se tendaient vers lui. El, pour que la vision fût plus évocatrice encore, des rires stridents de sirènes exacerbaient, d’une irritante morsure, l’attirance vertigineuse de toutes ces chairs de femmes.

Un impérieux émoi le bouleversait alors, son cœur battait plus vite, ses tempes bourdonnaient, et il lui semblait qu’un gouffre se creusait dans sa poitrine défaillante. L’insondable génie de l’espèce, l’irrésistible loi d’harmonie et d’amour s’imposait de plus en plus à son âme, en la terrassant de langueur.



VIII


Paul Viannens est donc rentré, au début de cette année scolaire, dans un état psychique en absolue contradiction avec l’esprit de Saint-Vincent. Seules, les croyances catholiques, à peu près intactes, malgré que le travail de libération intellectuelle se poursuive dans sa pensée, d’une marche sûre, l’unissent encore à ses maîtres. Lien bien factice et qui n’intéresse plus que le côté resté passif de sa personne morale, tout ce qu’il y a de force latente en lui tendant à une violente rupture. Cette opposition ne peut que s’accentuer avec l’impulsion nouvelle que la direction a cru devoir donner, ainsi que nous l’avons vu, sous l’influence du préfet de discipline, à son déplorable système d’éducation. De plus, les soins particuliers, dont certains de ses condisciples sont l’objet, ont revêtu un caractère d’injustice et de bassesse obséquieuse plus révoltant encore. Il subissait autrefois cette différence de traitement comme une fatalité sociale, elle lui apparaît aujourd’hui intolérable et ridicule. Aussi se réfugie-t-il de plus en plus dans la robuste amitié de Jean Bordas et dans la passion grandissante des études littéraires. Il s’isole ainsi d’un milieu dont tout le sépare, tout en considérant d’un œil intéressé, précocement observateur, les divers phénomènes qui se déroulent autour de lui. C’est ainsi que la nomination de l’abbé Meyrac à la présidence de la Congrégation des Enfants de Marie, de création récente, divertit sa pensée. Voilà bien l’abbé pourvu du laboratoire de psychologie expérimentale qui pouvait le mieux lui convenir.

En dehors de quelques camarades dont le rapprochent des goûts analogues et qui constituent, en face des privilégiés, le groupe restreint, mais compact, des réfractaires, il ne prête aucune attention au reste du troupeau docile des élèves. Il fait cependant une exception pour l’un d’eux, Henri Mériel, adolescent d’intelligence trop enfantine, à son gré, mais doux, timide, affectueux et qui lui rend, en admiration naïve, en véritable culte, la protection dont il le couvre.

Quoique de même âge, il a pour lui les sentiments d’un frère aîné, son énergie naissante se plaît à soutenir cette délicate faiblesse. Au cours de l’année précédente, Henri, dont l’âme tendre et sensible est faite pour l’amour, comme la sienne pour l’action et la lutte, l’avait obsédé d’une de ces passionnettes d’enfant que fait éclore le régime d’agglomération des établissements scolaires. Mais lui, qui, depuis le départ de Lucien, s’était ressaisi et avait triomphé de cette première déviation sentimentale, l’avait repoussé, rudoyé même. Henri avait montré quelque temps une grande douleur, puis, résigné, avait porté son affection sur d’autres camarades, tout en continuant à subir son ascendant et en prenant l’habitude de lui confier les joies et les peines de ses liaisons successives. Ces amourettes d’écolier n’avaient pas encore eu d’autre conséquence que de développer à l’excès la sensibilité de l’adolescent jusqu’à la rendre maladive. Aujourd’hui, par une pente naturelle, sous l’action du religiosisme exagéré qui sévit, aboutissant au sensualisme mystique, il s’est pris de passion adorante pour une figurine de la sainte Vierge qui trône en un coin de la chapelle. Il est devenu d’ailleurs l’un des plus fervents parmi les Enfants de Marie, l’œil aigu de l’abbé Meyrac le suit avec un visible intérêt, la terrible face grasse du préfet de discipline enveloppe d’un regard plus scrutateur et plus lourd sa sveltesse gracieuse.

Un vertige de dévotion emporte du reste le collège tout entier. Les offices qui se multiplient, les sermons où les exhortations à l’amour céleste se mêlent aux menaces de l’enfer, les retraites fréquentes où, pendant une semaine, on ne sort presque plus de la chapelle, enfin les méditations quotidiennes au cours desquelles l’esprit malsain du préfet de discipline souffle sa pestilence, tout concourt à troubler profondément les jeunes cerveaux, à en rompre l’équilibre et la santé. En apparence cependant le plus grand calme règne. Les divers exercices scolaires se succèdent avec la monotonie accoutumée, sans incident d’aucune sorte, mais le mal couve sous cet ordre parfait.

Les professeurs ont une tendance plus marquée à établir entre eux et certains élèves des relations plus étroites que celles qui unissent d’ordinaire maîtres et disciples. Des rivalités sourdes s’établissent, l’amitié des enfants et la faveur des familles riches se disputent avec âpreté. Les invitations, les présents, d’autres avantages encore accompagnent la dilection des éphèbes. Dans certaines maisons, l’abbé entre la mère et le fils, sous les yeux bénévoles du père, ourdit des manœuvres, qui laissent loin derrière elles les roueries et la concupiscence de Tartuffe. Cette lutte implacable et ce parasitisme se cachent sous le couvert du plus édifiant apostolat ; le bien des âmes paraît, seul, animer un si méritoire zèle. Pourtant, un jeune écervelé, frais émoulu du séminaire, grisé par les premiers succès que lui valait sa robe de prêtre, oubliant toute mesure, a failli compromettre, par un trop complet triomphe, cette pieuse industrie. Devenu l’amant de la mère de l’un de ses élèves, il n’a pas tardé en effet à porter les bijoux du mari défunt, et, dans une imprudente avidité, poussant à fond sa fructueuse conquête, il s’est enfui, pour vivre ouvertement chez sa riche maîtresse. Mais le grand air de respectabilité de Saint-Vincent a promptement étouffé le scandale. Avec des mines pudibondes, un si dangereux exemple a été répudié. Une savante indignation, aidée d’une onctueuse tristesse, a même su tirer d’un événement si scabreux, parmi les milieux bien pensants, une nuance de considération nouvelle.

Telle est l’atmosphère morale, atmosphère d’hypocrisie et de cupidité dans laquelle s’élabore l’éducation de toute une partie de la jeunesse de ce coin de province.

L’atmosphère intellectuelle est plus détestable encore en ce que, par son influence, se perpétue un parti d’ignorance et de réaction. Afin que le passé ne soit pas pour les élèves une leçon trop lumineuse, l’étude de l’histoire, qui devrait tenir une si grande place, est ravalée au rang d’un stupide exercice de mémoire ; les commentaires qui l’accompagnent relèvent d’ailleurs du sectarisme étroit d’un Père Loriquet ; les plus nobles tentatives d’affranchissement : la Réforme, la Révolution Française, sont présentées aux jeunes intelligences sous un jour odieux, les attentats les plus criminels contre l’humanité et la patrie : l’Inquisition, l’édit de Nantes, les dragonades, la guerre de Vendée, sont au contraire l’objet d’une glorification systématique. Dans l’obligation où ils se trouvent, pour la préparation au baccalauréat, d’expliquer des œuvres dont l’esprit est le plus contraire à leur doctrine, les professeurs s’efforcent, avec leur mauvaise foi coutumière, de fausser et d’avilir ce qui constitue le patrimoine le plus précieux de la littérature nationale. L’admirable Pascal, d’âme si haute et si pure, dont les Provinciales sont une des plus belles manifestations de la pensée humaine en faveur de la vérité contre le mensonge, devient un malade haineux et impie ; le probe et douloureux Molière, dont l’irréductible droiture frémit en d’immortels chefs-d’œuvre : Tartuffe et le Misanthrope, n’est plus qu’un bas histrion ; Racine lui-même, le fervent et subtil analyste du cœur humain, ne trouve grâce que pour sa bigoterie finale ; enfin le XVIIIe siècle tout entier, qui, plus que le XVIIe, fut grand, grand par la fermentation féconde de sa production philosophique, par sa passion du juste et du vrai, aussi bien que par sa noble conception de la valeur de l’homme, est frappé de discrédit. L’admiration des maîtres va au grandiloquent Corneille, à Bossuet, à Boileau, à tous ceux dont les œuvres sont la négation même de la vie réelle, ou tout au moins tendent à la restreindre au profit d’un ordre artificiel, de conventions morales dont l’âme française n’a que trop gardé l’empreinte. Un tel enseignement se propose moins d’éclairer les intelligences que de les confirmer dans l’asservissement au joug d’une tyrannie politique et religieuse.

Il n’est pas jusqu’à la pratique de la solidarité humaine qui ne subisse cette déformation imposée par l’unique souci d’assurer la domination de l’Église. Il existe en effet, parmi les élèves, une société de Saint-Vincent-de-Paul, dont le but est de secourir les indigents de la ville. Les enfants pourraient puiser là, même sous cette forme inférieure, la charité, d’utiles leçons d’altruisme ; ils n’y trouvent que le spectacle du plus vil marchandage. Ah ! ces visites du dimanche matin, au fond des bas quartiers d’Égleyrac, Paul sent bien qu’il n’en perdra jamais le souvenir. Elles ont justement lieu sous la direction de M. Dolirel, ce prêtre, fils d’ouvrier, qui tapisse les murailles de sa chambre d’emblèmes royalistes, et dont la morgue proverbiale au collège sait cependant se muer en câlineries obséquieuses vis-à-vis des rejetons de hobereaux. L’abbé marche en tête, son assurance de joli homme bien tenu s’affirmant rien que par la manière dont ses pieds, aux fines chaussures rehaussées de la boucle d’argent, prennent possession du sol. Son col se rengorge, son visage douillet et vaniteux marque le contentement de soi, le mépris de la plupart des autres, du commun. Sa froideur compassée et autoritaire se transforme en un sourire caressant quand son regard se porte sur les élèves de choix, évidemment, qui sont le plus près de lui.

Il entre dans l’atelier misérable, avec des airs de petite marquise qui relève ses robes pour éviter les souillures. Le menton impérieux, la bouche dure, il interroge, s’enquiert si on va à la messe, si on fréquente assidument le cercle catholique. L’homme se tient devant lui, dans une attitude d’humilité sournoise. En un mouvement de soumission, il appuie des deux mains le rabot sur sa poitrine. Oui, il va à la messe, il s’est confessé pour la dernière fête, le garçon aussi. Le fils approuve de la tête, hypocritement. L’abbé Dolirel n’est pas dupe, il sent la fausseté de ces protestations, mais cela ne paraît pas lui déplaire, tant de bassesse l’enchante au contraire ; il se tourne vers ses jeunes compagnons et semble leur dire : « Voyez comme c’est honteux, comme c’est laid d’être pauvre ! » Puis, d’un geste qui, à lui seul, est une injure, soucieux d’éviter le contact des mains calleuses, il dépose, sur une table, quelques pièces d’argent.

Ailleurs, c’est une femme au début de la vieillesse. Assise près de la croisée qu’adorne un pot de basilic, elle se précipite dès qu’elle voit le groupe de visiteurs et s’incline bien bas devant M. Dolirel. Elle répond d’une voix pleurarde : sa piété, ses pratiques religieuses. M. l’abbé le sait bien, elle va à l’Église tous les jours, elle est de tous les offices extraordinaires, elle est du Rosaire, elle suit aussi les enterrements. Ses yeux font le tour de la pièce comme pour attester la véracité de son dire, par les nombreux chapelets de Lourdes, de la Salette, par les gravures de la Vierge Marie et du Sacré-Cœur de Jésus, produits de la maison Bouasse-Lebel, qui décorent les murs. Le ton est si mielleux, le regard si plein de flagornerie dévotieuse, que le visage de l’abbé s’épanouit de plaisir : « Voilà, voilà, brave femme ! » et les pièces, sur la cheminée, récompensent la misère d’être si ignominieuse et si rampante.

À chacune de ces scènes, le cœur de Paul s’emplit de colère et de honte. Il a la sensation aiguë, intolérable, d’être à la fois le complice et la victime d’un abus monstrueux de la force. Il éprouve ainsi par quel lien profond la souffrance et la révolte l’unissent aux autres hommes, à l’exclusion peut-être de tout autre sentiment. Mais surtout il en retire la notion très nette de la comédie indigne qu’est au fond la charité, cette soi-disant vertu chrétienne, qui, ainsi comprise, est au contraire l’une des tares de cette religion. Insultante en effet pour ceux qui paraissent en bénéficier, elle n’est, pour ceux qui la pratiquent, qu’un sport et un amusement.

On va chez les pauvres, comme on va voir les bêtes, pour s’éjouir de leur grimaces quémandeuses ; on est d’ailleurs plus réellement séparé des premiers par la fortune et la distance sociale que des seconds par les barreaux d’une cage. Encore les bêtes ont-elles, sur les pauvres, cette supériorité d’inspirer de la crainte.

Sur ce point plus encore que sur tout autre, Paul sent bien qu’il n’est pas du même bord que ses maîtres. Le fossé, qui les sépare, s’élargit de plus en plus.



IX


Autour de Saint-Vincent, c’est le sommeil d’une petite ville de province. Avec ses rues étroites pavées des galets aigus roulés par la Garonne, avec ses quartiers ayant, chacun, son caractère spécial et où s’isolent, aussi séparées que jadis, les diverses classes sociales, avec surtout l’archaïsme de ses tortueuses cornières bordées d’arcades en ogive, Égleyrac a en effet tellement conservé l’aspect d’autrefois que le temps semble vraiment s’y être immobilisé, n’y avoir pas accompli son œuvre. Les murailles, qui isolent les jardins, les maisons aux volets presque toujours clos, ne trahissent pas la vie, sont comme vêtues de torpeur et de silence. Mais cette somnolence n’est qu’apparente, c’est le voile sous lequel des gens qui se connaissent trop, qui vivent trop près les uns des autres, cachent leur existence intime. À cette hypocrisie nécessaire, les passions empruntent une violence et une amertume inconnues des milieux où elles se peuvent librement développer. C’est pourquoi, sous ses dehors de petite ville endormie dans sa pruderie vieillotte et confite, Égleyrac est un lieu forcené de haine, d’envie et de secrète luxure. La débauche surtout, une débauche de dévots, mystérieuse, exacerbée de tout l’ennui, de toute la tristesse morne des longues et pesantes journées, du prurit de toutes les délectations moroses, gangrène la société bien pensante. Cela se cache dans les vieux hôtels dont l’huis ne laisse rien passer de la vie intérieure et ne s’entr’ouvre guère que pour les visites fréquentes de quelque prêtre, car il n’est pas une de ces maisons qui n’ait son familier d’Église. Sur les pratiques de certaines de ces demeures inaccessibles au vulgaire, des histoires courent, histoires imprécises, mal fondées peut-être, incontrôlables, mais qui mettent dans l’air cette sorte d’atmosphère démoniaque particulière aux milieux de religiosisme exaspéré. Ainsi peut-on s’expliquer la mention que Huysmans fait d’Égleyrac, dans son étrange Là-bas.

En cette ville bizarre, tout ce qui touche à l’amour est frappé de honte, aussi la pratique du plaisir s’y exerce-t-elle avec d’autant plus de frénésie qu’elle est plus soigneusement cachée. C’est quelque chose de louche et de malodorant, avec un ragoût de sacrilège et de crapule. C’est pourquoi sans doute nulle autre part les discrètes maisons de rendez-vous ne sont plus nombreuses et les entremetteuses ne font plus sûrement fortune. Parfois, le souci de céler ce qu’il est convenu d’estimer ignominieux a aggravé d’horreur la chronique scandaleuse. C’est ainsi qu’à deux reprises, en peu de temps, deux hommes de la haute société, deux notabilités notoirement cléricales, furent trouvés morts d’apoplexie vénusienne au coin de bornes. Cette fin a gardé comme une odeur de soufre, car en aucun autre endroit du monde l’amour n’est davantage le péché.

Par un violent contraste d’ailleurs, l’impétueux sang gascon reprenant ses droits, il est arrivé que des cadets de famille ont cassé les vitres, et maints d’entre eux se sont ruinés en galantes aventures, ont dissipé de sérieux patrimoines, entre le mail de la Prairie et la place d’Armes. Ceux-là restent légendaires, et les bonnes âmes les considèrent d’un œil apeuré comme des suppôts du diable.

Égleyrac est la cité même du prêtre. De la chaire et surtout du confessionnal, celui-ci domine les familles, lorsqu’il n’y est pas effectivement installé en maître. Nul coin de France n’est du reste plus propice au développement de ses ruses papelardes. D’une part, en effet, depuis plus de vingt ans, il n’est pas de Ministère qui ne compte un membre, quelquefois deux, parmi les élus du département ; de l’autre, la fortune, dans le pays, est entre les mains de gens qui, par tradition de famille et snobisme de caste, sont hostiles aux institutions républicaines. Les antipathies, qui séparent ces deux éléments, sont telles qu’il semble que l’on ne puisse bénéficier de l’appui de l’un sans encourir les rigueurs de l’autre. Maints de ces Messieurs du clergé ont cependant excellé en cet art difficile de capter à la fois les faveurs de milieux si divers et si hostiles. Le maître en ce genre d’arrivisme fut cet ecclésiastique qui, nommé évêque par l’entremise de radicaux et de francs-maçons de marque, partit d’Égleyrac comblé de cadeaux somptueux, — une véritable fortune, — de la société ultramontaine et royaliste. Il avait su du reste se ménager de plus invraisemblables concours. Il fut en effet le héros d’une histoire d’amitié de table d’hôte avec l’un des députés les plus anticléricaux de la Chambre, histoire savoureuse et qui eût fait la joie de Molière.

Depuis cette rencontre en une ville d’eaux, l’abbé envoyait, tous les ans, un volumineux caisson de prunes à « son cher ami », le député ; évêque, il le reçut un jour, en son palais ; mais un journal ayant manifesté quelque surprise de ces relations, l’habile homme renia le cher ami, devenu plus compromettant qu’utile, avec la désinvolture d’un maître de maison qui congédie un parasite.

Durant qu’il se préparait à porter la mitre, l’abbé Randel fut, à Égleyrac, le directeur de conscience attitré de la gentry féminine. Jamais homme n’eut, autour de lui, cour plus adorante, ne suscita, pour sa personne, un culte plus fervent. Il n’avait pas cependant cette allure héroïque ou simplement virile qui plaît d’autant plus aux femmes, chez le prêtre, qu’elle est, chez lui, plus rare. D’une joliesse banale, il était douillet, doucereux, désexualisé par sa robe ; son visage pouvait être, aussi bien, celui d’une matrone mûre. Son origine paysanne éclatait, du reste, dans la lueur oblique et matoise du regard. Mis à la mode par quelque douairière, les pénitentes affluèrent à son confessionnal. Dans l’étroit réduit obscur, le rustre avisé qu’il était sut, avec son humilité native et la déférence qu’ils méritaient, recueillir les secrets de pécores que des romans mal digérés et les souvenirs de pensionnats chics avalant induites en des prétentions d’élégances psychiques. Et, de tous côtés, il fut dit que l’abbé Randel faisait « tant de bien aux âmes » ! Il veillait d’ailleurs jalousement à ce que nul ne pût lui disputer cette sorte de sultanat. De jeunes abbés, dont l’influence sur sa clientèle devenait inquiétante, furent pourchassés et relégués en des cures lointaines. Son étoile pâlit pourtant un jour. Les femmes, même dévotes, sont le caprice même. Un Jésuite, dont le nom à particule sonnait bien aux oreilles des anciennes élèves du Sacré-Cœur, vint prêcher une station de carême. On s’arracha le bon Père ; des dîners, suivis de réceptions, furent donnés en son honneur. Tous ne purent l’avoir à leur table. Une telle présence classa ainsi définitivement certaines maisons au-dessus des autres. L’un de ces amphitryons enviés, désireux de surpasser ses concurrents, donna même, après le repas, un concert et un bal. On eut ce spectacle du religieux installé dans le fauteuil présidentiel, au milieu d’épaules et de gorges nues, et donnant le signal des applaudissements. Aux accords de la première valse, il se retira avec la mine ingénue et ardente d’un martyre. Les regards énamourés le suivirent jusqu’à la porte. « Ah ! le pauvre, murmuraient les femmes, le pauvre ! » Jamais l’abbé Randel n’avait jeté pareil trouble dans les cœurs. Le Jésuite en allé il retrouva cependant son prestige, et, lorsqu’il partit lui-même pour prendre possession de l’un des plus beaux diocèses de France, ces dames, inconsolables, l’escortèrent jusqu’à la gare. Il emportait, en de nombreux écrins, en des colis capitonnés, et d’une façon plus réelle encore, la preuve tangible de leurs amers regrets.

L’abbé Randel ne faisait, d’ailleurs, que continuer, brillamment il est vrai, une tradition ancienne. De tous temps, en cette vallée bénie du ciel, les ministres de la religion recueillirent leur large part des méprisables biens de la terre, car il sied que ce qui a appartenu à de pieuses ouailles fasse retour à Dieu, par l’entremise de ses représentants. Que de fils, que de frères, que de neveux prodigues, ne purent, de la sorte, augmenter le scandale d’une vie déréglée ! Que de fortunes, les curés du diocèse, inspirés d’un saint zèle, parvinrent ainsi à détourner d’une fin détestable !

Bien que les faubourgs, par le nombre de leurs voix, aient installé, à la mairie, une municipalité anticléricale et que les processions, par exemple, aient été interdites, le clergé n’en domine pas moins la ville. Cette hostilité de la canaille lui vaut même les faveurs de tous ceux pour lesquels la première condition d’une situation mondaine est de n’avoir rien de commun avec le peuple. C’est pourquoi ce que l’on appelle le « gros commerce » rivalise avec les gens du quartier haut, le « grand monde », dans la manifestation des amitiés d’Église. La fréquentation d’un archiprêtre est une de ces choses qui posent une famille. La visite de l’évêque range, dans la hiérarchie sociale, presque aussi sûrement que des quartiers de noblesse. Cela et la poignée de mains du banquier Bourgel haussent d’indiscutable façon ceux qui en sont favorisés au-dessus du vulgaire. Cette lutte, autour des sacristies, des deux classes qui détiennent la richesse n’est pas le spectacle le moins amusant offert par cette petite société d’une province de France à la fin du XIXe siècle, ni le moins propre à montrer par quelle adroite utilisation des sottes vanités, aussi bien que des terreurs mystiques, les unes comme les autres soigneusement entretenues, les prêtres savent étendre leur pouvoir du spirituel au temporel. Quant à l’antipathie des « masses électorales », qui ne s’affirme guère en dehors des réunions municipales, ces Messieurs s’en gaussent, en songeant que des députés, voire des Ministres, n’ont rien à leur refuser. Ils sont bien les maîtres dans Égleyrac.

Que cette prédominance ait pu s’instaurer en ce pays où la nature se pare d’une telle grâce languide qu’elle évoque invinciblement les champs de la Grèce et les campagnes virgiliennes, c’est là une de ces anomalies qui ne s’expliquent que par la déviation imprimée au tempérament d’une race par un effort inverse de plusieurs siècles. Avec ses sinuosités onduleuses comme un corps de femme et la molle fraîcheur de ses vallons, avec la tendresse de son ciel et la douceur de son atmosphère, cette terre est païenne profondément, et tous ceux qui en sont sortis doivent avoir, au plus secret de leur âme, l’antique foi panthéiste des ancêtres gréco-latins. Sur ce sol généreux où tout ce qui germe semble frémir de vibrances voluptueuses, c’est bien en effet la seule croyance qui ait quelque apparence de logique. Ceux-là, seuls, resteront, en ce milieu physique, vrais, harmonieux et sages, qui vivront selon cette lointaine religion de beauté et d’amour. Plus que partout ailleurs, la morale du cycle chrétien y est une anomalie. Et il semble vraiment que ce soit par une gageure, par un de ces phénomènes de contradiction où se complaît, en une sorte de perversité, l’esprit des hommes, que les docteurs de cette secte ont pu établir là, avec le plus de solidité, leur doctrine artificielle.



Voir aussi

Source

  • Adolescents : mœurs collégiennes / Jean Rodes. – 2e éd. – Paris : Mercure de France, 1904 (Tours : Deslis Frères, 9 janvier 1904). – 218 p. ; in-8.
    Avertissement, p. V-VI. Première partie, p. 7-122.

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