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Essai de Tony Duvert publié dans Minuit n° 1 (novembre 1972)


Un homme jeune, bien rasé, bien peigné, en vêtements de détente, est assis dans son living-room ; la forme et la matière des meubles donnent un sentiment de confort, celui d’un intérieur petit-bourgeois bien agencé ; la lumière dorée d’une lampe l’éclaire — et c’est la chaleur d’un regard bienveillant porté sur lui : car il est en train de lire. Un bon tapis sous ses pieds, une cheminée pour fond, pas une poussière. À quelques pas, dans un autre fauteuil, sa jeune femme est peut-être également assise, et il y a peut-être aussi, sur le tapis devant eux, comme un chien propre et docile, leur jeune enfant. Chacun tient un livre identique : richement relié, magnifiquement illustré, qu’on manipule avec confiance et sans appuyer trop les doigts. Ce sont les œuvres de Balzac, ou d’Alexandre Dumas, ou de Victor Hugo, selon la publicité que cette photographie a charge de rendre efficace.

Le couple est jeune : en âge d’acheter ce qui durera éternellement. Surtout la lecture n’est pas un loisir de vieillards désœuvrés, mais un bonheur de la première sagesse, une pause dans la vie active, un bien-être sans ombre : elle fera, au soir, l’heure paisible du foyer, justifiera la lampe, la cheminée, les fauteuils, le tapis, la propreté, le travail et l’ordre ; peine pour acquérir, pour entretenir, tout cela découvre sa récompense, sa raison d’être : ce confort grâce auquel l’esprit reprend sa liberté, dans l’exercice d’un plaisir limpide et sain : lire. Car ce livre-ci est un bien, une propriété et un bienfait, un objet de valeur et l’instrument d’une jouissance qui élève. La solitude de la lecture est effacée : on est réuni harmonieusement, on lit des volumes de la même collection, l’enfant dans son incompréhension émerveillée, les adultes dans la satisfaction du dilettant qui déguste un texte savoureux, et du consommateur qui apprécie un achat justifié. La lecture est le partage familial d’une richesse, d’une beauté et d’un rite ; les reliures en faux cuir d’aspect cossu, les dorures abondantes qui scintillent rappellent, en une allusion aux éclats d’or et aux rayons obliques qui animent le chœur des églises, l’essence sacrée de l’œuvre enclose, parole géniale dans son écrin comme Dieu dans son tabernacle, l’un et l’autre prêts à se manifester dès qu’on ouvre et qu’on regarde : c’est doré, Dieu est là, Dumas parle.

Solitaire, une femme de trente ans, élégante ou presque, se tient assise à une jolie table ; derrière elle, une cheminée, qu’orne sûrement un vase de fleurs ; à sa droite, une lampe ; peut-être aussi, sur la table, une tasse de café. Mais l’essentiel est son regard, lieu dominant d’une triade expressive : les yeux rêveurs, le stylo à la main, les feuilles blanches qui attendent. Pas d’allusion à un travail pénible : la jeune femme a le visage un peu détourné de qui écoute des nostalgies très belles ; elle est la proie d’un sortilège discret, d’une inspiration qui, sans déranger une mèche de ses cheveux, s’installe en elle comme viendrait s’asseoir, dans un boudoir sobre et de bon goût, une vieille dame mélancolique. C’est le souvenir d’une passion amoureuse délicate, l’évocation songeuse d’un grand bonheur perdu : chacun possède un roman comme celui-là, il n’y a plus qu’à l’écrire, avec tact, avec finesse, avec sincérité, et grâce à une école de rédaction, qui publie cette annonce. Dispensatrice du savoir qui, bientôt, mystérieusement, réunira feuille blanche et stylo en suspens. Écrire est une belle chose triste qui s’enseigne en quelques leçons et fait de vous une femme fascinante.

L’image ne comporte pas de pluie d’écus, ou de liasses en éventail, comme en montrent les publicités d’autres sortes d’écoles : l’idéalisme de son thème en serait froissé. Mais le texte voisin rappelle à temps cette vérité : être publié, c’est gagner de l’argent. La mélancolie est monnayable, les songes sonnent et trébuchent, l’échec s’inverse en succès quand on acquiert le talent d’en être l’histrion.

Ainsi, ces images de lecteur puis d’écrivain, dont la mise en scène veut évidemment frapper un public inculte, font apparaître la littérature comme la magie d’un Verbe qui se transforme en or. L’argument commun de ces publicités est transparent : payez pour vous enrichir. C’est l’ermite se faisant diable, l’objet invendable devenu un placement fructueux. Mais les incitations à l’achat qu’inventent le marchand de reliures et celui de rhétorique, parce qu’elles effacent le véritable objet offert — l’écriture —, manifestent son impossibilité d’être et sa gratuité. Si ces réclames expriment ou caricaturent le statut de l’œuvre littéraire dans une société alphabétisée, il se résume en un double refus : lire est inutile, écrire est dérisoire. Le point d’union de ces deux actes, le livre, les justifie seulement parce qu’il est le produit d’une industrie qui fabrique des objets évaluables et rémunère plus ou moins ceux qui les inventent. Le livre de ce marché n’a de valeur indiscutable que solidaire de certaines conditions : bel habit, beau papier, belles images, récit connu, œuvre d’un créateur illustre, d’un « géant » dont la gloire concilie le succès populaire et la considération des professeurs. À une qualité littéraire opaque est substituée, plus sûr motif d’investissement, la clarté d’une valeur marchande (la belle matérialité du livre) et sociale (sa notoriété sacrée). De son côté, l’art d’écrire que l’on veut vendre subit la même opération oblique. Il est simplement art de « rédiger » — de coder à l’usage général les rêveries intimes de la dame qu’on voit sur l’illustration — d’apprendre à former, de ce matériau, une histoire publiable. On sent implicite la valeur marchande de l’histoire en tant que telle : une bonne anecdote, originale, touchante, vraisemblable, a un prix, elle est reconnue pour un produit, dont la qualité peut être mise en cause, mais non la nature. Écrire est fabriquer des objets-histoires dont le destin de marchandise est tout tracé, et dont le modèle porte reliure ornementée à l’or fin. L’école de rédaction vend une pierre philosophale qui peut transmuer un bien personnel (le rêve éveillé, les souvenirs) en un objet fini, communicable et monnayable : le roman, le livre.

Car le roman se situe au sommet des deux systèmes : il y représente la Littérature. L’éditeur de collections reliées vend de « grands romans », l’école de rédaction vend l’art d’en écrire au moins de petits. L’apprentie feuilletoniste et le romancier illustre semblent désormais appartenir au même univers. La division génétique du roman en deux périodes — l’imaginaire, le rhétorique — puérilise son élaboration, la réduit à un travail aussi accessible qu’une tâche scolaire : concevoir, rédiger. Ces deux opérations cachent et impliquent l’écriture en action, et inventent son mystère : celui d’un fluide alchimique, d’un sublimé qui alimenterait et validerait la « transcription » sans que l’écrivain ait à craindre de l’apercevoir ou d’en subir le contact. La technique d’écrire s’enseigne donc comme la sexualité se forme et se ferme : un art de créer son dehors et d’aveugler son dedans. Manque à cette construction la pièce qui doit couvrir le censuré, faire passer les différences de nature entre les œuvres pour des inégalités de valeur, expliquer celles-ci et prolonger le mystère que ménageait la disparition de l’écriture ; ce dernier fragment du schéma est superstitieux : c’est le don, le génie. Ainsi rebâti, l’art d’écrire revêt d’un paraître sans faille la machine idéologique qui le fait exister ; il est artisanat raisonnable d’un conteur d’histoires ; de petites ouvrières y travaillent à la ligne pour de petites gens tandis que de grands maîtres œuvrent pour le panthéon bourgeois. Entre les premières et les seconds, rien d’autre qu’un inégal partage du même savoir, du même don, de la même aptitude à produire un discours portant — comme un morceau de bois les marques du ciseau — les traces et les preuves d’un travail, métamorphose d’un prétendu subjectif amorphe en un objet structuré comme histoire, comme copie ou traduction, comme assentiment au collectif rituel du Je, de l’Autre et du Temps.

Le dialogue quotidien montre la valeur primitive de toute anecdote, du don que l’on en fait, du sacrifice de parole représentative, narrative — formatrice. Parler de soi et des autres à quelqu’un, raconter le réel est le moyen habituel et attendu d’établir l’échange. À coups de petites bulles anecdotiques, de micro-histoires serrées et réglementées comme une révérence de cour, se monte en une conversation un édifice social qui a pour assise le mythe de la parole transparente (elle obéit à l’alternative simple du vrai et du faux) et pour fin le drame d’une reconnaissance. On s’y fait identifier, on y reconnaît l’autre, on se valide mutuellement et on exprime cet accord par des répliques : des duplications qui sont réponses. En ce double miroir de verbe se représentent deux hommes lus et dits par leur société ; chacun est à la fois suspect et juge, tant que la reconnaissance n’a pas établi la preuve commune de non-étrangeté. Le discours d’identification, aux défiances et aux rites presque animaux, est fondé sur un récit de soi et du monde grâce auquel s’abolit la fragilité incessante du réel, par l’entente sur la crédibilité d’un fictif universel, celui de l’Homme, de la Société, du Langage et du Moi — instances mises en récit. Qui se tait, qui ne se parle pas éveille les soupçons et risque un exil, comme celui qui se parle sans tisser la fiction commune, mais en la déchirant — discours du fou, de l’artiste maudit. Sans doute, le discours entièrement voué au modèle social de la réalité n’existe pas ; mais des aberrations sont reçues, si elles n’attaquent pas les axiomes idéo-sociaux dont le respect est connu pour une condition de coexistence humaine et de permanence d’un dehors. Notre conversation-histoire est comme une recherche amoureuse, une rencontre de chiens (avec ses danses, ses reniflements, ses morsures et ses cris) ; elle est crainte de l’étranger et urgence du semblable, tenancière d’illusions et, dans sa hâte de créer je et l’autre pour les atténuer en même redoublé, faiseuse d’anges.

De ce perpétuel récit social, auteur inquiet d’une réalité dont il ne se veut que témoin, le roman est une forme idéale. La popularité du genre, sa fixité, la familiarité du public avec lui sont l’effet même de cette contiguïté. Ses modèles et ses triomphes restent les œuvres du XIXe siècle, et il n’y a pas de hasard à cela. Leurs auteurs sont les grands hommes qu’admira la laïcité naissante, l’école publique a créé et enseigné une rhétorique fondée sur la leur ou sur ses origines, et elle s’y tient encore ; on pourrait dire qu’elle balzacise ou flaubertise les enfants, plus qu’elle ne les alphabétise. Les textes lus, dictés, aimés en classe sont des succédanés, des ancêtres ou des fragments du grand récit bourgeois, voire sa parodie — la littérature « d’instituteur », les livres pour la jeunesse. La narration qu’on apprend à écrire est un essai de reproduction de ces modèles. L’aptitude à lire que l’on inculque n’est que la capacité restreinte de déchiffrer les lois perspectives, les conventions d’un discours historiquement marqué. L’univers lisible de l’écolier, où il apprend à découvrir un peu de sens et à s’imaginer lui-même, est ordre, cohérence, décence, hiérarchies, chronologie et censures : c’est la réplique textuelle de la société et de l’homme qu’elle engendre. L’école inflige le langage de la classe possédante, les morceaux littéraires qu’elle choisit démontrent l’éternité de l’ordre par son inscription dans une parole sacrée — laquelle au même instant offre des schémas psycho-sociaux, des anecdotes surélaborées par quoi l’enfant peut se penser, s’éprouver, prendre forme, organiser les étrangetés, les mutismes et les interdits du corps qu’il est en train d’avoir, fixer, confirmer et assumer ce qu’opèrent sur lui la famille et l’école. Il est probable qu’un rapport étroit s’établit entre l’ordre du monde dont cette parole sacrée enseigne la nécessité, et l’ordre du corps-propre que l’enfant s’élabore, du moi possible et de l’autre infligé, désiré dans l’étrangeté de sa permanence qui garantit la mienne — et qui devient douteuse si la Parole n’agit pas. Au sein du lent mécanisme de dépossession et d’usinage qu’est l’enseignement, le littéraire a place d’un outil de mise en conformité avec le monde tel qu’il doit être parlé pour rester intangible. Outre la propagande que cet usage accomplit, il réduit irrémédiablement la parole à une fonction objective et objectale qui fera oublier quel maintien de l’ordre (mental, pulsionnel) elle a simultanément pouvoir d’opérer, aux profondeurs du sujet qui parle « librement ». Clôtures du monde et de soi, mise en fiction de soi et du monde, tels sont les traits communs de la parole inculquée et de la parole révérée, littéraire.

On voit que, dans l’image publicitaire du lecteur en famille, l’important n’est pas le « faux livre » qui séduit le foyer : c’est ce foyer même, son harmonie sans histoire, sa propreté, son décor chaleureux d’une modestie adroite, le jeune couple et l’enfant. L’accord de l’œuvre offerte et de ses consommateurs est lui-même illustration de cette invitation à ne pas lire que constitue l’annonce entière. Le triangle : œuvre sacrée, famille, non-lecture, est parfait. Feuilleté ou lu, le roman bourgeois n’a rien à signifier que ne disent pas déjà son aspect et celui de ses acheteurs modèles. Simple renforçateur de sens, sa présence suffit ; au mieux sa lecture peut-elle être un pléonasme distrayant.

Ainsi le livre-objet, destiné à enrichir l’inculture d’une classe respectueuse de l’ordre et qui en veut près d’elle quelques fétiches — jetés de la classe supérieure jusqu’à elle — est dans ce foyer comme un fouet dans une écurie où les animaux sont calmés : on n’y touche plus, il a déjà servi.

C’est aussi un public agi par cette parole sociale dont le roman est une version « culturée » qui fournit, à l’évidence, les clients de l’école de rédaction — image parodique de notre idéologie des lettres. L’expression de la femme écrivain décrite tout à l’heure suggère la passivité ; le mythe du créateur est purifié par l’élimination de tout signe qui dirait le travail, l’activité, l’épreuve : la pose est rêveuse, le stylo n’écrit pas, la table est en ordre et la femme aussi. C’est, dans un narcissisme douillet, l’immaculée conception. De cette subjectivité livrée à elle-même est censée jaillir, par le biais rhétorique, l’œuvre romanesque. Imaginer une histoire, des personnages, un conflit sentimental ou social qui exprimera l’univers intérieur de l’auteur : ainsi se résume le cliché, l’instantané de l’écriture vue par l’imagerie publicitaire. Il coïncide avec l’opinion commune du public demi-cultivé, et avec le sentiment intime des romanciers ignares. L’imaginaire, supposé source et fonds du discours littéraire, passe pour un donné pur, vierge, fruit absolu de cette propriété privée qu’est à chacun sa personnalité, son passé et ses rêves. Ceux qui écrivent s’adonnent à eux-mêmes puis convertissent à l’usage d’autrui le butin de cette quête, l’écume troublante de ce plaisir.

Une telle conception dissimule que l’imaginaire est déjà écrit, ou parlé. Les êtres qu’il met en scène, la teneur de l’organisation dramatique qu’il leur impose, obéissent en préalable au système d’un récit social dont l’universalité (de la constitution du moi enfantin aux épreuves, aux loisirs et aux entretiens de l’adulte) cache l’arbitraire. L’auteur de romans traditionnels reprend en charge ces schèmes d’invention et de collectivisation du réel, il les épure en un imaginaire simulé où ils peuvent s’appliquer avec une rigueur qui exclura de l’œuvre les ratages, les incohérences, les contradictions, les blancs et les marginalia de ce récit social — fiction mal faite. C’est que son œuvre a fonction de purger le lecteur des angoisses qu’éveillent manques et heurts du « réel ». Le roman, fiction réussie, masquera ces heurts, comblera ces manques, offrira une nouvelle fois, en un récit propice aux identifications, le modèle social de réalité, raffermi, légèrement ouvert à l’une des étrangetés qui le mettent en cause (la maladie, l’anormalité, le malheur…), assumant ce singulier, lui créant un mythe et un rang — surmotivant dès lors le lecteur à consolider sa foi et son obéissance. Le roman conformiste est conformisant et réparateur, il offre à chacun un fictif qui remet sur pied le réel flottant et le justifie en montrant que tout homme et tout acte y ont leur place, leur rôle, leur sens, leur récit. Cet accord entre la réalité façonnée par la parole collective « spontanée » — phénomène d’organisation et d’auto-répression — et la fiction romanesque — produit exemplaire de cette parole et outil cathartique de son pouvoir — montre combien, dans un univers aussi subtilement policé, écrire et lire sont une même écoute de l’ordre.

Que le souvenir soit, autant que l’imaginaire, un fonds du romanesque traditionnel, laisse apercevoir encore mieux les supercheries de ce discours et de sa consommation. Le matériau de souvenirs qu’utilise l’auteur conventionnel lui apparaît sans doute, comme à quiconque, dans l’inachèvement, l’illogisme, la gratuité et l’obscurité que le vécu protéiforme, les censures et la mémoire ménagent à l’intérieur de ce présent sans voix qu’on appelle son passé. Le rapport du je au moi établi par l’autobiographique est alors semblable à celui qu’entretient le romancier avec la réalité qu’il prétend observer et qu’il croit à la fois constituée en deçà de toute parole et saisissable dans l’image qu’en produit son esprit aliéné. Le moi passé n’est pourtant autre que le présent du moi — celui-ci opérant celui-là, et qui est même cette opération, cette préécriture offerte à l’écriture nostalgique du je narrateur. L’écrivain qui se souvient n’a affaire qu’à son actualité, au moment précis où il se convainc d’explorer un ailleurs forclos ; la mise en forme de ce présent rétroagi qu’est l’univers autobiographique obéit aux plans, aux exigences et aux refus que le je emprunte au récit social de formation du monde et de soi. Le passé du souvenir est comme le passé de la fiction : il est signe-censure de cette mise en arrière du présent et de la fermeture qu’il subit.

Notre « bien personnel » (subjectivité, désirs, mémoire, pulsions même) se révèle donc préfabriqué, écrit et parlé par autrui dès sa source ; et sa prétendue rédaction n’est que recopiage correcteur. La littérature conçue comme réception, perception de l’extérieur ou de l’intime, puis transcription, occulte l’inscription initiale et impérative de ce donné « naïf » et contribue à en faire accepter la forme, les limites et l’ordre. Elle est art docile de la non-écriture, comme l’usage des livres qu’elle produit sera tactique de la non-lecture.

Triviales ou raffinées, toutes les sortes de roman traditionnel répondent à cette définition ; mais il est remarquable que seules les plus basses d’entre elles bénéficient aujourd’hui d’une consommation effective : roman-photo, roman policier, roman de gares, et leurs équivalents journalistiques (l’information et l’Histoire établies en récit à moralité implicite, fiction « véridique », par opposition à la fiction romanesque, qui n’est que vraisemblable — réalité crue contre réalité à croire). Moins le roman est porteur d’indices culturels, plus il est reçu ; c’est que son faible degré d’élaboration le rend alors plus proche du récit « spontané » et des autres formes d’expression qui y sont soumises : cinéma, chanson, télévision. Il est cependant essentiel qu’il refuse la lettre du parler populaire (qui n’est objet de culture que pour la classe dominante) : car il doit se soumettre au protocole du discours littéraire sacré, tel que l’enseigne l’école publique — éviter la grossièreté, le relâché, l’indécent, passer du tu au vous. L’habillé-en-dimanche du récit feuilletonnesque est la seule caution littéraire que son public lui réclame pour le valider — et encore le roman policier échappe souvent à cette exigence.

On sait, à l’inverse, qu’un livre est d’autant moins lu qu’il s’offre davantage à une vraie lecture — aventureuse, non cathartique, elle est découverte du premier dit de l’étrangeté. Car cette lisibilité obscurcit l’œuvre, parce qu’elle renonce au communicable préécrit socialement, pour la langue jamais parlée d’un réel jamais dit — le corps, l’objet, le non-sens. Le déchiffrement de ce discours difficile n’est possible qu’à une classe privilégiée de la culture ; mais l’agressivité insistante de l’œuvre envers le modèle de réalité dont le langage a charge (dans lequel, bien entendu, le lecteur cultivé est inclus, par lequel il se pense et entretient sa perception du monde, et grâce auquel il se présente comme demande de lecture face à l’œuvre supposée donatrice de réel) rebute et dissuade une grande partie de ce public.

Cette littérature corrosive offre à sa clientèle l’aspect d’un piège : une surface conventionnelle (c’est-à-dire dont la beauté est du même ordre que celle des œuvres conformistes recherchées, maîtrise et achevé de la rhétorique, art du son, du rythme et de la forme) et une substance aberrante. La belle parole de l’écrit bourgeois est à peu près là, mais elle divague, attaque, parodie, pervertit et violente. Le premier élément incite à introduire l’œuvre dans le patrimoine culturel et parmi les objets marchands coutumiers, proposés à la critique et aux prix ; le second amène à pratiquer la non-lecture, et surtout en sa tactique la plus honteuse : le livre indispensable et indésirable est ce qu’on achète quelquefois et qu’on n’ouvre jamais. Cette non-lecture a pour compagnie une large consommation de fiction triviale ou conformiste, reprise à la mangeoire des classes modestes, et désormais seule capable (avec les œuvres anciennes ou les classiques, remâchés et désarmés par l’enseignement) de renforcer la conscience incertaine du lecteur bourgeois, et d’imposer silence à la contestation que lui infligerait l’art provocant qu’il aime à prôner, s’il s’y soumettait vraiment. Cette régression étonnante, où le subversif (ce qui renverse) est simultanément admiré et parqué dans un lieu clos qui évite de l’entendre, prend même une forme plus insolite : car de nombreux livres « actifs », et peut-être tous, peuvent être lus d’un regard réducteur qui, censurant les anomalies, réchauffant les traces de convention, mutile l’œuvre et restitue à partir de ses restes le roman banal et confortant qu’elle n’était pas — pourvoyeur de réel et de signification massive. Quelques-uns ont, pour amputer et dévier, un talent sélectif qui se choisit son auteur d’avant-garde ; c’est ce qu’on appellera l’avoir compris et l’aimer bien ; tout compte fait, il ne mord pas si on sait comment le prendre.

L’amusant est que des lecteurs prennent la peine de cet apprivoisement. Mais le livre subversif est à présent chargé d’une aura socio-culturelle assez vive ; il est même pilier de la culture dans la mesure où, désobéissant, il manifeste cette liberté sociale propre à la classe possédante, et participe à l’humanisme révolutionnaire qui, parce qu’il abolit tout sentiment de classe, est l’idéologie avancée de la bourgeoisie. L’autocontestation entretient la stabilité du contesté, elle prouve son innocence, sa lucidité et son bon vouloir  ; et le livre subversif joue malgré lui son rôle dans ce manège en rond.

Ainsi la subversion par le roman est un art consommé par la classe qui bénéficie, matériellement, socialement, sexuellement, de l’ordre du monde qu’il attaque. C’est une hyperculture qui est souvent au-dessus des ressources intellectuelles de la bourgeoisie, et que se partage surtout une élite vouée professionnellement au « culturel » et à la révolte. Les paroles libérées, qu’elles puissent ou non être initiatrices de liberté, sont la nourriture d’un poulailler au grillage solide.

À l’intérieur de ce groupe, largement mêlé d’universitaires, la littérature « renversante » dont une forme contemporaine s’est appelée nouveau roman a reçu un statut très curieux. On lui consent une lecture abstraite qui, négligeant les pouvoirs et les beautés des œuvres, s’intéresse exclusivement à leurs particularités formelles, c’est-à-dire aux techniques qui mettent en pièces l’univers romanesque et social conformiste, son sujet, son objet, ses valeurs et son temps. Comme si le lecteur, déçu de ne pas apercevoir l’architecture habitable qu’est tout discours d’autrui (et donc l’objet-histoire vendu par l’édition), se résignait à n’investir que cette maison étroite et cette marchandise nue que sont les mots, leur organisation rhétorique et leurs ressources combinatoires. Contre l’agression insupportable d’une non-fiction, le réconfort de sa logique supposée.

Tandis que ces romans, ou certains d’entre eux, inventaient un réel ressaisi en deçà de celui que dicte notre société, leurs lecteurs les plus convaincus s’obstinaient à y découvrir les modes et les subtilités d’une désécriture, alors que ces œuvres étaient effort ou succès de la réécriture — du premier dire qu’est, à chaque époque, l’« artisanat furieux » des écrivains. L’analyse des procédés subversifs du nouveau roman a même inspiré l’idée candide qu’un plus ou moins de formalisation égalait un plus ou moins de révolution ; et que, d’autre part, nouvelle littérature impliquait lecture nouvelle — sentiment fondé sur l’impossibilité prétendue de déchiffrer ce nouveau sans s’y être préparé, et qui dénonce (puisque les œuvres en question se prêtent autant que d’autres à une lecture naïve) quels détours on imaginait pour prendre l’œuvre sans la subir. De cet examen formel on a enfin déduit que la littérature ne consommerait vraiment sa rupture que lorsqu’elle substituerait, aux refus empiriques et douteux de l’auteur dissident, la vérité sans appel d’un savoir de l’écriture, seul garant de la pureté et de l’universalité de son action à venir ; ainsi s’engendrèrent quelques ouvrages « libres » que fascine ce paradoxe : la présence absolue du non-lieu.

Quoi qu’il en soit, les œuvres anciennes et récentes qui, écrivant le censuré, ont ébranlé le romanesque témoin de la société et agent de sa reproduction, sont victimes de la pire espèce d’effacement : une non-lecture qui se prétend métalecture ; une consommation qui, pour n’être pas victime de l’objet consommé, le pratique et le goûte obliquement. Ces recettes de non-lecture que sont les analyses théoriques du roman sont très écoutées ; et, bien qu’elles enseignent méfiance et distance à l’égard du discours littéraire, elles bénéficient elles-mêmes d’une crédulité sans limite. C’est que leur propre espace de fiction (la reconstruction hypothétique du roman et de son système) est infiniment plus réconfortant que celui des œuvres commentées. On y trouve, en un récit stable, un héros sûr de lui, cohérent, érudit et fort, auquel on s’identifie volontiers — l’auteur —, et, abstraits mais bien présents et bien gros, des personnages, bons, méchants, jeunes, vieux, dans leur hiérarchie, leur chronologie, leur rapport de valeur prêt à être recopié, tant il est raisonnable : les œuvres, les formes, les concepts. Et quelques croquis abscons, chiffres de Dieu — pour que l’univers soit complet. L’essai critique offre à ses lecteurs ce bien même qu’on cherche dans le roman bourgeois, et que l’art nouveau leur refuse : une communication transparente, un ordre des choses, et un verbe univoque. La lecture formaliste a été réduction de l’art subversif par la société dont il pulvérise le récit. Tout ce qui existe d’œuvres maudites dans notre passé culturel jouit peu à peu de cette sorte d’amnistie par la castration — et Sade le premier.

Ce destin paradoxal est difficile à interpréter. Il ne tient sûrement pas à un système de police culturelle qui incarcérerait les œuvres « nuisibles » ; ce que nous avons de censure agit d’une manière plus directe et plus ingénue. Mais il est frappant qu’elle ne s’intéresse qu’à deux formes de dissidence : l’écrit politique et la pornographie. Les autres subversions semblent trop englouties dans l’art où elles se manifestent, pour pouvoir attirer l’attention. Au reste le nouveau roman, par exemple, n’a jamais affiché de prétentions révolutionnaires : il se disait plutôt « désengagé » (même si certains de ses auteurs ont cru devoir, en 1968, jouer à la petite guerre). La vérité est simplement qu’on lit aujourd’hui une subversion dans cette sorte de littérature, parce que ses défiances et ses refus coïncident, sous des espèces élaborées, avec ceux qu’exprime, sans vouloir les insérer culturellement, la plus récente génération. Cette coïncidence devrait être un espoir de lecture : mais, par ses lieux et ses modes, la subversion littéraire est inaperçue ou inaccessible.

L’incohérent et l’interdit qui resurgissent dans les contre-fictions passent par le chas d’une aiguille pour se manifester, ils empruntent les voies difficiles d’un art contorsionniste qui à la fois se révolutionne et sauvegarde au sein même du cataclysme les conditions anciennes de son existence. L’œuvre est toujours plus œuvre, l’auteur plus sauvagement et solitairement auteur, l’écriture davantage écrite : une lutte au bord de l’impossible se livre entre les exigences iconoclastes de la subversion et la « peau » de l’œuvre d’art qui reste son lieu. Cette lutte est peut-être l’art même : l’absolu du compromis, l’extrême séparation et l’extrême assentiment.

Malheureusement, cette problématique contribue au désintérêt que semble ressentir la fraction du public révolté qui pourrait la comprendre, mais pour qui le degré d’élaboration d’une œuvre prouve son degré d’appartenance à la classe possédante, maîtresse du langage. Génération où court, à l’opposé, le mythe ou l’espoir d’un art et d’une littérature faits par tous et pour tous : d’une parole présente pour être parole, itération d’un non sans édifice esthétique qui l’étaye, affirmation d’un je que n’étranglerait pas la problématique contradictoire de l’antilittérature ; postlittéraire, il ne serait ni discours de la société réassumé par l’individu conforme, ni discours de l’art perverti par le romancier subversif, mais parole immédiate, graffiti, coup de poing. Puisque aucune parole pure n’est possible, la violence de l’expression vaudrait mieux que l’ascèse du non-dire se disant. Avant tout, le droit de parler et d’écrire ne serait plus asservi à la capacité culturelle de le faire, trop arbitrairement partagée pour rester déterminante. Cette prise de parole s’appuie donc sur le pouvoir physique. Elle suppose que le discours qui jaillira de ce corps violent sera libre et vrai, puisqu’il n’aura emprunté aucune voie de compromis ; et que chacun le comprendra, puisqu’il sera passionnel. Un tel espoir est infiniment attirant. Il paraît pourtant nul.

Car le sujet libéré du dehors ne prononce que sa subjectivité — qui ne lui appartient pas. Le spontané, l’affectif, le passionnel, le corporel ne sont pas innocents ; ils sont, eux aussi, la société dans le sujet. La première des libérations, et peut-être la seule qui importe, est donc de désécrire les formes du sujet, de son corps, de son désir, de sa violence, et de réécrire ce que le langage en a tu — même si ce devait être leur inexistence. Cette tâche aventureuse peut délivrer la parole et celui qui parle ; « le sexe et la drogue », comme disent les journaux, contribuent sans doute à la désécriture ; mais on ne voit que l’art qui réécrira. Double condition pour que le réel social cesse de demeurer au sein même de celui qui le refuse — en son désir, sa perception, sa jouissance.

Curieusement, le mythe de la parole libre et la pratique individuelle de telle ou telle technique de libération sont comme une parodie du sauvetage personnel auquel, pense-t-on, s’adonne l’artiste dissident. Chacun agit dans la mesure de ses moyens et donc refuse l’art, trop dur et dont la maîtrise est naïvement posée comme privilège, et non comme pouvoir qui, lui aussi, se prend. Mais qui, pour y parvenir, se soumettrait à la lenteur et aux épreuves de cette prise de parole-là ? On préfère, aculturel, un art résumé au « cri » — qui ne peut malheureusement dire que son contraire, être obéissance à l’ordre antérieur du sujet, à cet ennemi qu’il voudrait déchirer au-dehors et ne sait pas déchiffrer en dedans.

Le refus de tout contact culturel — écriture ou lecture — capable d’opérer ce déchiffrement essentiel est significatif. Car le non à la culture parce qu’elle est bourgeoise est entièrement inséré dans l’erreur bourgeoise sur la culture : cette erreur qui sacralise l’art en bien d’accès et de pratique réservés, difficiles et peureux. Pourtant, ce que nous avons de musique, de peinture, de littérature passées ou présentes, est le communicable immédiat, le quotidien sauvage, l’assimilable sans détours ni limites — et l’émergence du réel proscrit. Mais l’idée qu’il puisse y avoir contact droit et entier avec l’art échappe à ceux mêmes qui veulent un nouvel art pour tous. Pour tous : ce que précisément l’art n’a jamais cessé d’être ; seulement, son accès exigerait en préalable, laisse-t-on croire, un savoir de propriétaire compétent — jugement, érudition, analyse, inventaire —, alors que l’œuvre, présence simple, réclame simplement la présence de l’autre, et non sa fascination conquérante ou humiliée. Lire, voir, entendre, c’est être là, et être égal — ou le devenir.

Effort, dirait-on, impossible, et peut-être l’est-il aujourd’hui en effet. Car cette incapacité ou ce refus d’être présent aux œuvres (présent au censuré, au risque, au plaisir), et son corollaire, le rejet de l’art, semblent révéler un aspect mutilateur nouveau du milieu social — qu’on supposerait organisé désormais pour sécréter l’autisme et le présenter comme unique et dernière chance de survie. À cet autisme obéiraient également, puisque signes de la même impuissance, les formes récentes d’art voulu spontané, collectif et sans obstacles. Un retrait intégral du sujet est apparent dès la notion de « consommation » ; un système fondé sur elle laisse présumer l’incertitude et la ruine de son idéologie, un délabrement où chacun choisit pour salut une forme exquise d’annulation. L’objet-histoire ou l’objet-opinion, bâtisseurs rituels d’un objet-discours dont l’inconsistance et la rigidité montrent à quel point est usé le réel qu’il élabore à vide, l’objet-roman, produit à peu près superflu de l’industrie du papier noirci, l’objet-habitat, l’objet-famille, l’objet-nature, l’objet-sexe, l’objet-révolution et quelques autres sont des écrans de l’objet-homme, animal clos et qui simule sa transparence, son ouverture, en projetant sur lui-même le trompe-l’œil d’un réel limpide, possession idéale, spectacle illimité, concrétion de l’idéologie qui s’y fige et s’y sauve.

On imagine que l’amateur de fictions conventionnelles — en dessins, en photos, paroles, écrits ou films — n’en est même plus à entretenir, par une autopropagande consciencieuse, son adaptation sociale et son accord de principe avec un soi falsifié. De cette fiction, il ne recherche que la présence d’objet conforme, valide parce que nul. La lecture est une répétition immuable, garante d’une totale inactivité de l’écrit sur quoi et qui que ce soit — une inoccupation qui habitera le sujet moribond sans rien provoquer ni modifier, ni atténuer, ni renforcer. Règne du neutre et du même, stase, autisme. La « majorité silencieuse » est comme un espace blême où l’on n’en finirait pas de parler pour couvrir l’absence de parole, masquer le cadavérique d’un discours réduit à l’écho de son inanité.

Tout acte de présence est au-dessus des forces de cette solitude inhabitée, cette désincarnation concrète, qu’est le sujet-objet. Mais on peut craindre en outre que la minorité contestatrice présente, à certains égards, des revendications et des refus qui s’inspirent du même système d’annulation. Le sujet libéré qu’elle a souvent pour idéal, son éden de nudité, d’égalité, de jeunesse et de sociabilité sans agression, son espoir en l’expression salvatrice, autant d’actes de foi qui paraissent simple passage du mauvais au bon objet-monde. Y reste présent le mythe du dehors limpide, du sujet souverain, du semblable désarmé ; c’est la même marche, sur une route plus blanche encore que celle de la « consommation ». Comme si notre société était la patience d’un purgatoire et que certains de ses membres, fidèles à sa mythique, exigeaient tout de suite le paradis promis, son innocence et sa clarté.

Dans cet univers asservi à l’objet, la fiction romanesque a de bien pauvres pouvoirs. Elle n’a aucune chance d’assouvir un énorme besoin de réalité modèle que satisfait beaucoup mieux le culte de l’objet, dont les images ont l’omniprésence des stations pieuses dans une ville sainte. La publicité photographique, la bonne forme du monde qu’offrent les films, l’écrit non littéraire — journalistique, érudit, scientifique, pratique —, qui disent « vraiment » le réel social pris au mot, ont une force plus grande et une action plus rapide et moins ambiguë que le roman. Le discours mythifiant sur l’objet comble à merveille ces manques du réel que la fiction romanesque retisse avec lenteur. Les modèles de parole, de sentiment, de corps, de beauté, de comportement ont, en image, l’absolu d’un exemple parental, une présence aussi impérative qu’est à un enfant celle de son entourage. Et le spectateur qui voit « de l’homme » sur un écran se convainc, à l’inverse de l’animal face au miroir, qu’il se voit lui-même et qu’il n’est donc pas cette passivité fascinée, mais ce spectacle agissant et bien constitué. Le plus banal des feuilletons écrits, parce qu’il réclame au moins une opération physique de lecture continue, est à côté de cela un marais d’équivoque et un enfer d’action ; et l’effort de lecture est d’autant plus inutile qu’il ne procure pas le dixième du bien que dispense l’abandon à l’image. Probablement, la qualité éminente de celle-ci ne tient d’ailleurs ni à sa préformation par son auteur, ni à l’évidence de sa lisibilité, mais au fait qu’un regard infirme peut la réduire et y trouver encore du sens. Tout le monde se croit à même de voir — ce qui signifie seulement que, d’une image passée par le cerveau le plus opaque, il reste toujours l’illusion de quelque chose.

À plus forte raison, la lecture d’une fiction subversive sera un travail forcené, deux fois désagréable : par le « tais-toi et marche » qu’est toute incitation à lire, et par le chemin hasardeux qu’il faudra parcourir. Le lecteur que le subversif peut troubler s’y refuse parce que c’est son trouble même qui l’a conduit au livre, et que sa lecture est une quête d’apaisement, d’enfermement et de sollicitude. Il veut guérir ce trouble en reconsolidant l’ordre qui l’a créé, et non en le détruisant — voie étroite qui mènerait à un ailleurs maudit.

L’écrivain n’est plus qu’un étranger ; on le refoule. Sa critique du perçu, de l’imaginaire, du mémorisé, du scriptible préétabli, tenu pour seul lisible recevable, font de lui l’auteur d’une autre langue, qu’on prétend étrangère parce qu’on la comprend et qu’on n’en veut pas. Refus honteux et détourné qui affiche parfois son contraire — en cela tout semblable à la relation que chacun entretient avec son corps ; car, chez le plus étouffé des sujets-objets, le corps est lui aussi menace d’une réapparition du réel indésirable ; il est toujours en instance de devenir l’étranger. Le jeu social partage le corps en sujet et en avoir, celui-ci esclave et porteur de tout le maudit, inquiétant y compris dans cette manifestation ultime et dérisoire de son existence : la sexualité orthodoxe. La pornographie et son statut expriment bien les deux étapes de l’incarcération du corps : discours du sexe, elle n’émane pas du sexe, mais de son état social infirme ; cependant, parce qu’elle est écrit « obscène », on l’interdit. Une boîte autour d’une boîte qui ne contient qu’un vestige.

C’est que l’obscène de la pornographie est encore approbation du corps, apparition trop vive. Seule est tolérée cette complète occultation du corps que l’on appelle l’érotisme. Car, de l’un à l’autre, c’est la différence entre le sale et le propre, le réel et le transfiguré ; est « obscène » ce qui paraît littéral, est « érotique » ce qui a été ennobli par les poncifs littéraires bourgeois. L’œuvre consacrée à la sexualité doit à tout prix être soumise à l’idéalisme des signes extérieurs du distancié — science ou art. L’érotique n’est alors que le pornographique traduit, le graffiti de gare recodé par un écrivain de salon.

Tous deux pourtant expriment la même chose : les stéréotypes du sexe obéissant qui ressasse les images de sa mise en scène obligée. La fiction sexuelle dit des fantasmes qui ne sont que programmation sociale de la sexualité. C’est pourquoi le seul aspect qu’on en condamne est l’obscénité, honteux rappel du corps ou plutôt candeur du corps qui s’investit dans une langue censurée où, parce qu’elle est proscrite, il reconnaît sa propre espèce.

Entre le lecteur que séduit le pornographique a-littéraire et celui qu’attisent les métaphores de l’érotisme bourgeois apparaît la même parenté qu’entre les passionnés du nu et ceux du voilé. La lecture est identique, et sa fin. Recherche d’un plaisir immédiat où le lecteur investit de son désir la fiction proposée, comme l’acheteur de femelles en caoutchouc gonfle sa partenaire sans parole, sinon sans voies. Et la confiance que prouve cette consommation rigoureuse de la fiction sexuelle tient simplement à ce que la lecture et son plaisir ont des lieux différents.

Cette opposition entre le fictif du récit et le réel simultané de l’onanisme transpose celle qui est intérieure au désir, vécu comme désir d’un corps pour l’image d’un corps. Elle a, de ce désir, le même manque de réalité, et pourrait donc se dire par son contraire : adhésion d’un sexe fictif à un discours réel. Le lecteur d’érotique accepte le corps-propre que cet érotique lui donne, il l’habite et le sépare de la fiction en le créditant d’une réalité qu’il n’a pas.

Aussi, une œuvre érotique qui, à la façon des romans de Sade, serait réinvention du corps, décevrait le désir ; elle serait infidèle à sa préécriture telle que le sujet l’ignore quand il se choisit un corps prétendument réel — que reproduit au contraire la littérature érotique bourgeoise. La réapparition du corps échappe au système d’images où le corps amputé cherche son semblable, son exercice et la confirmation de ses bornes. Ici peut demeurer cependant une micro-fascination qu’opérerait la lettre de l’écriture perverse, si elle recourt à l’obscène : le mot cru devient signe supposé que s’accomplit un rituel transgressif, et semble alors résumer le corps « socialisé » que construisait la fiction convenue du sexuel. Seule l’ironie du texte rendrait presque impossible le détournement de la parole du corps intact par la fascination du corps infirme — détournement qui est cette non-lecture qu’on a vue à l’œuvre face à tout excès.

Que l’écrit érotique soit conformiste ou subversif, sale ou propre, populaire ou bourgeois, la lecture sait donc aisément le réduire à ce qu’elle exige de lui ; et c’est à coup sûr le point-limite de familiarité et d’activité que puisse atteindre le « non-lecteur ». Sans doute parce que se trouver en tête à tête avec une fiction « du bas » autorise des privautés que n’inspirent guère les discours d’en haut.

On poursuivrait encore cet inventaire des non-lectures ; celles qu’on a relevées disent au moins l’essentiel. L’art subversif n’est pas seulement bouleversement du réel romanesque ; c’est à son lecteur même qu’il s’attaque et, de la réalité dont le roman traditionnel se prétend recopiage, il démontre l’enracinement dans l’homme qui en attend la reproduction littéraire. Roman, société, lecture sont les trois lieux qu’intéresse la subversion ; ils lui opposent avant tout une résistance par élimination. L’écrivain subversif a bâti un objet inclus dans le système qu’il détruit ; il passe donc pour un faussaire, auteur d’un objet marchand non loyal, dénonciateur d’une convention implicite, qui exige que la fiction soit inscription sacrée du lisible, duplication de l’univers admis — alors que son effort d’écriture est révélation et destruction de l’idéologie au sein même de ce qui paraît se situer en deçà, au-delà ou à l’opposé de son pouvoir. On tient cette libération pour indésirable : on y découvre un manque du monde. Une antilittérature est pourtant inséparable du temps où elle a lieu, son image du monde n’est pas l’hypothèse d’un futur de la perception et du sujet, mais la réécriture aventurée de ce que le présent étouffe et cache de lui-même. En cela, elle est forme moderne de ce que l’art n’a jamais cessé d’être, et son statut social n’a lui non plus rien de neuf. Cependant, une similitude de démarche unit cet art et l’action subversive d’une minorité ; et il serait précieux qu’on aperçoive qu’écriture et lecture peuvent accomplir, sur la parole formatrice de l’idéologie combattue, une action essentielle et qui leur est propre : ainsi pourrait réapparaître, au-delà de la lecture-consommation et de ses autres visages, religion formaliste ou refus de l’art, une lecture qui serait présente aux écritures libératrices et au monde qui s’y cherche.


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