Le garçon à la tête dure

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Texte précédent : La mémoire immédiate

Conte de Tony Duvert paru dans Minuit n° 30 (septembre 1978).
Republié par Gilles Sebhan sur son site, puis en annexe de son livre Retour à Duvert (2015).


Inspiré des Mille et une Nuits

Il est raconté qu’il y avait un roi, un roi très grand, roi de son métier, qui s’appelait Splendeur-du-pal. Il régnait glorieusement sur la septième île de la septième mer. Et ses nombreux sujets disaient de lui :

— Nous avons un roi, un roi très grand, un roi de métier, qui règne glorieusement !

Un jour ce roi, lassé de l’amour, vint à épouser une femme. Et il engendra un fils. Et l’enfant était si beau, si rayonnant, si doux qu’on le nomma Clair-de-lune.

Puis le temps succéda au temps. Le prince Clair-de-lune atteignit sa quinzième année : et sa beauté, cessant d’être infinie, devint comme l’oasis. Et il ressentit soudain les tourments du désir.

— Quelle chose étrange, songea le roi son père. Mais voyons ce qui le soulagerait.

Le harem du roi comptait trois cent soixante enfants, un pour chaque matinée, trois cent soixante adolescents, un pour chaque midi, et trois cent soixante jeunes hommes, un pour chaque soir. (En cette antiquité, les années n’étaient pas longues.)

Le roi mena son fils à ce harem. Les serviteurs s’inclinèrent devant l’adolescent, et dirent :

— Sois le bienvenu, ô Visage-de-vélo !

Car tel était le surnom que le peuple, émerveillé par sa beauté, avait donné au prince Clair-de-lune.

Or le jeune prince s’accoupla d’abord aux trois cent soixante garçonnets, puis il dit :

— Ô l’enfant tel le melon d’eau, car il pisse tandis qu’on le perfore avec élan !

Puis il s’accoupla aux trois cent soixante adolescents, et il dit :

— Ô l’aïeule chèvre au soleil, ô mille chèvres, ô les vieilles, ô rancies !

Puis il s’accoupla aux trois cent soixante jeunes hommes très membrés, et il dit :

— Ô l’âne ! es-tu monture de prince ? Ô prince ! es-tu monture de l’âne ?

Et il retomba dans sa mélancolie, tandis que le roi commençait de gémir :

— Avant la fleur de l’âge, mon fils, demanda-t-il au prince, tu faisais l’amour comme nous tous. Pourquoi donc ressens-tu, maintenant, les tourments du désir ?

— C’est que je ne veux plus rien, expliqua Clair-de-lune.

Le roi lui proposa des singes, des lapins, des figues, des poissons, des poumons, une pâtisserie feuilletée, un lézard, une grenouille, une gazelle, la reine, le roi, un chien, un pot d’étrons, un pain de sucre, un sorbet, un plat de riz à la crème et à la cannelle, un sabre, un lavement, une tête de mort, une coloquinte, un miroir, le pal.

Mais Clair-de-lune refusait avec tristesse et hochait la tête : son amour d’on ne sait quoi était inconsolable.

Il dépérissait. Les nourritures exquises, les poèmes rimés, les danses même l’indifféraient. Il haïssait le jour et la nuit, l’aube et le crépuscule, le désert et l’ondoiement des lacs, midi et les éclipses. Il ne se lavait plus, portait ses cheveux chiffonnés, ses habits déchirés.

Le peuple, voyant cela, se lamentait :

— Clair-de-lune n’est plus comme la lune à son quatorzième jour  ! Il n’est même plus comme la lune à son vingt-neuvième jour ! Voici que son visage est sec comme les pattes de poule de la sorcière Mère-des-furoncles — qu’elle soit maudite !

Désespéré, le roi fit crier à travers le royaume qu’il donnerait une drachme à quiconque trouverait un remède à la mélancolie du prince : et quiconque n’en trouverait pas serait empalé !

Cette proclamation plongea les habitants de la septième île dans la perplexité.

Mais le jeune Clair-de-lune avait bon cœur : et il pensa que, si le roi exécutait ainsi tous ses sujets, le royaume ne vaudrait plus rien quand il en hériterait. Il simula donc d’être déridé, et même guéri, tandis que chaque sujet se présentait au palais et proposait son invention de facétie ou de plaisir. Ainsi on distribua beaucoup de drachmes, et le pal resta sec.

Mais, la nuit, le prince inondait de pleurs les soieries de sa couche : et sa figure jaunissait comme la vulve d’une chamelle dédaignée !

Quant au roi, il s’étonnait :

— Comment, disait-il, tous mes sujets t’ont diverti avec succès, et ta figure jaunit comme la vulve d’une chamelle dédaignée !

— C’est vrai, répondait adroitement Clair-de-lune, mais sois certain, sire mon père, que sans eux je serais mort !

— Eh bien, dit enfin le roi, va te promener au marché !

Car, lorsque la sagesse, ni l’argent, ni le pal n’avaient pu résoudre un problème, tel était le remède que ce monarque préconisait.

Le prince Clair-de-lune s’en alla donc au marché. Il se laissa héler par les marchands effrontés, qui ne reconnaissaient pas Visage-de-vélo dans cette pauvre figure. Il écarta poliment les sollicitations des perforateurs impudiques, qui ne le reconnaissaient pas non plus. Puis, lassé de cris, de gestes, de couleurs, il atteignit un quartier misérable, près des équarrisseurs, des tanneurs et des remparts de pisé ocre ; et, afin de se reposer, il demanda l’hospitalité d’une petite boutique.

Au fond de la boutique, un vieillard était assis, qui lui souhaita paisiblement le bonjour, lui accorda un tabouret branlant, et ne lui proposa ni marchandise, ni copulation, ni rien.

Cette discrétion surprit le jeune prince et excita sa curiosité.

— Ô vieillard, père des Vieillards, pourquoi ne me proposes-tu ni marchandise, ni copulation, ni rien ?

— Tu peux te féliciter, dit l’autre, de m’avoir appelé père des Vieillards : sinon je t’aurais fait un mauvais parti !

Car ce vieillard, en réalité, était un génie, chef des génies, qui prenait un corps de vieillard pour s’asseoir à l’aise sous un plafond de roseaux et de palmes, aux heures chaudes, dans la fraîcheur exquise du quartier de l’équarrissage — dont les mouches nombreuses étaient ses suppôts.

— Que ferais-je de commerce et d’argent, dit le faux vieillard, quand mon estomac est plus rétréci qu’une figue sèche ? Que ferais-je de copulation, quand l’enfant-de-mon-père bat tristement mes genoux ?

— Ô vénérable ascète ! murmura le prince, en s’approchant pour baiser le bas de sa robe effilochée.

— Cependant, prince Clair-de-lune (car je sais qui tu es), le bruit court, dans la ville, d’un certain adolescent qui n’aime pas les garçonnets, ni les adolescents, ni les hommes… Et je sais, moi, ce qu’il lui faut : et je pourrais l’aider à le trouver !

— Ainsi tu m’as reconnu, malgré ma figure jaune ? dit le prince étonné. Or je dois te confier que je ne cherche personne : seul le désir me tourmente ! Mais parle, vénérable !

— Prince Clair-de-lune, tu ne dirais pas que tu ne cherches personne, si tu savais qu’il existe un certain jeune enfant.

— Euh, dit Clair-de-lune.

— Un enfant beau comme le lys, joyeux comme la gargoulette, suave comme la mousse au chocolat…

— Euh, dit Clair-de-lune.

— Un enfant vaillant comme un jeune homme, mais au sexe blanc et lisse ; brûlant comme l’adolescence, mais parfumé comme les vergers de Dieu  ; lascif commue le nourrisson à la dent de perle, mais dont les orifices divers n’ont pas d’incontinences…

— Euh, dit Clair-de-lune.

— Un jeune garçon doué de l’enfance éternelle, et dont l’âme est fleurie de songes et de poèmes, et dont la voix est comme les sources de l’Île-aux-cabrioles, et comme les jeux d’eau du Jardin-à-bascule, et comme le cri des oiseaux ivres de l’Arbre-aux-petits-mirlitons !

— Tais-toi ! s’écria soudain l’adolescent. Car je reconnais maintenant l’enfant que tu me dépeins : et c’est le merveilleux petit Garçon-à-la-tête-dure ! Or, vieillard père des Vieillards, pourquoi veux-tu me faire souffrir ? Chacun sait que le Garçon-à-la-tête-dure n’existe pas.

Et les larmes du cœur profond vinrent mouiller les joues amaigries de Visage-de-vélo. Mais le génie, chef des génies, tira de son caleçon un étui minuscule et, l’ayant ouvert, il dit au prince :

— Voici l’Aiguille d’or. Pique-la dans le fauteuil de ta chambre. Et prends soin qu’elle soit tête en bas ! Et, ensuite, fais ce que tu feras : et tu rencontreras le Garçon-à-la-tête-dure.

Bouleversé, Clair-de-lune prit l’Aiguille d’or, l’épingla près de son col, salua le vieillard et, livrant ses jambes au vent, il courut jusqu’au palais royal.

Qui, en effet, ignorait la légende du Garçon-à-la-tête-dure ? Qui n’avait entendu louer sa beauté surnaturelle et ses solides petits bras ? Qui n’avait rêvé de ses poèmes inouïs, de sa voix ravissante, de ses cantillations si célestes qu’on en tombait sur le derrière, et on se trémoussait, et on se mouillait d’urine, et on pleurait des larmes de bonheur plus douces encore que le sorbet au jujube ?

Quand le roi vit Clair-de-lune galoper vers lui (le visage rose, l’œil scintillant, les lèvres ourlées d’un sourire, la cheville élancée des gazelles !), il se leva, le reçut dans ses bras et dit :

— Clair-de-lune, l’adolescent ! Serais-tu guéri ?

— Sire mon père, écoute-moi bien ! s’écria le jeune prince dans un élan de joie. Maintenant, je sais ce qu’il me faut. Je veux épouser le Garçon-à-la-tête-dure !

À ces mots, le roi Splendeur-du-pal vit son âme noircir, et il tomba évanoui.

Ses serviteurs, s’étant précipités, le déposèrent sur un divan et noyèrent son visage d’eau de rose, d’eau d’orange, d’eau de pal. Et enfin il reprit connaissance.

— Clair-de-lune, mon fils, ô crâne duveteux, quoique menu, du rossignol ! murmura le roi. Comment veux-tu épouser le Garçon-à-la-tête-dure, alors que tu sais, et je sais, et chacun de ces hommes sait, que le Garçon-à-la-tête-dure n’existe pas ! Il n’existe pas ! Ce n’est qu’une légende, une fable du Maître des Histoires Volées — qu’il soit maudit !

— Mais non, sire mon père, le Garçon existe ! Il existe ! Et la preuve, c’est qu’il suffit de passer par cette aiguille d’or pour le rejoindre !

Alors le roi se déchira les joues, et partagea sa barbe en deux poignées, et se cassa les dents sur sa couronne, qu’il mordait d’affliction, et il gémit :

— Mon fils a perdu l’esprit ! Hélas ! Clair-de-lune n’a plus qu’une cervelle de mouche (filles de Satan, ô purulentes) !

Et il se fit enterrer jusqu’au cou sur la place des Malices-diurnes, afin d’éteindre, par la souffrance physique, la violence de sa douleur morale. Mais cela ne suffit pas. Alors il ordonna à tous les habitants de la ville de se rassembler sur la place et de lui marcher sur la tête. Mais cela ne suffit pas. Alors il pleura de terribles pleurs.

— Mon père est fou ! pensa, en même temps, le prince Clair-de-lune. Moi, je vais épouser le Garçon-à-la-tête-dure (le merveilleux, ô l’éternel ! le petit !) et lui, mon père, il s’enterre jusqu’aux pointes de la barbe, et le peuple marche sur lui, et il pleure. Homme délirant — et cependant roi de métier !

Et le peuple, sur la place, murmurait :

— Voyez ce roi ! C’est le nôtre ! Voyez-le ! Il se fait marcher sur la tête ! Et Visage-de-vélo, son fils, veut passer dans une aiguille ! Malédiction !

Et toutes ces véhémences, et cette désolation, et tout cela.

Lui, Clair-de-lune, il était monté dans sa chambre : et il avait soigneusement piqué l’Aiguille d’or au milieu de son fauteuil. Depuis, il attendait juste en face et il la contemplait, assis parmi les carreaux de velours et de duvet d’oie. Mais rien ne se passait.

— Le père des Vieillards m’a menti ! s’écria enfin Clair-de-lune.

Et il fut saisi de colère, il tourna dans sa chambre comme un ours furieux, il condamna au pal le serviteur de la porte, le serviteur du loquet, le serviteur des gonds, le serviteur du pal : et il frappa sa tête contre les murs, et lacéra sa robe, et ses bas, et son beau caleçon à rayures vertes dont le poète disait :


Tes yeux, ô Clair-de-lune, sont le suc ambré des oranges célestes, flamboyantes, qui désaltèrent le voyageur mortel — ô le suc !

Ton sourire, ô Clair-de-lune, est la paupière malicieuse de l’éléphant jouvenceau, fils de la trompe — ô la paupière !

Ta croupe, ô Clair-de-lune, est le calice où s’enivre l’abeille jaseuse aux cuisses niellées d’or végétal — ô le calice !

Mais ton caleçon à rayures vertes, ô Clair-de-lune, est le paradis des guerriers ! Et le sel des enfants ! Et l’âme songeuse des énamourés ! Et le temple de l’Héritage ! Et l’équinoxe ! Ô l’infini caleçon, le brillant, ô les rayures ! Tel !


Cependant, Clair-de-lune avait déchiré son caleçon à rayures vertes : et il se serait arraché la peau, s’il avait eu des ongles aigus. Et il s’agita et se dépensa tellement qu’il s’effondra, épuisé, dans son fauteuil.

Aussitôt, par un effet magique, l’Aiguille d’or rappela sa présence : car le prince bondit en l’air, et poussa un cri dans une langue inconnue.

Or, à ce cri, un cheval ailé apparut dans la pièce : et sa robe était d’argent, et ses ailes étaient d’or, et ses yeux étaient de saphir, et son front était marqué d’une gemme écarlate en forme d’étoile.

— Clair-de-lune, mon maître, le joli, le brave, dit ce cheval, tu m’as appelé, me voici !

Étonné au-delà de l’étonnement, le jeune prince, après avoir détaché l’Aiguille d’or du lieu délicat où elle s’était piquée, caressa le cheval pour vérifier qu’il n’était pas un songe : et le cheval étincela sous sa main fraîche. Et l’adolescent demanda :

— Où irons-nous, brave cheval d’entre les meilleurs chevaux ?

— J’obéis, dit le cheval, à quiconque désire épouser le Garçon-à-la-tête-dure (mon bel ami, mon petit frère) !

Alors Clair-de-lune fit ses ablutions, rangea ses cheveux aux boucles foisonnantes, revêtit une robe brodée, douce à la peau imberbe, et un caleçon neuf d’émeraude et de nacre. Il chaussa ses sandales jaune citron, épingla l’Aiguille d’or près de son col, et, ayant réclamé une besace de vivres et de boissons, il enfourcha le cheval ailé, sans éperons, sans bride, sans selle. Il embrassa sa crinière d’argent, il flatta la courbe de ses ailes d’or, et le cheval heureux, passant la fenêtre, prit son essor.

Ils survolèrent, plus vite qu’une trombe, les sept îles de la septième mer, et toutes les autres îles, et toutes les autres mers. Ils furent bientôt, l’adolescent joli et brave, et le cheval aux flancs vaillants, loin au-delà du monde — qui ressemblait, tout en bas, à une minuscule galette aux graines de sésame, d’ailleurs un peu moisie.

Et, quand ils furent hors du monde, le cheval descendit doucement vers un jardin aux mille fleurs et aux mille bosquets, semé d’oiseaux chanteurs, inondé de ruisseaux rapides et bavards, et où brillait un soleil printanier, souple et vif comme un baiser d’enfant ; et où s’étendaient des pelouses veloutées, semblables, par leur délicatesse, aux cuisses bénies de l’amour, et, par leur couleur, au caleçon de Clair-de-lune ! Et une brise plus légère que le chant des oiseaux caressait les oiseaux, les fleurs, les bosquets, les pelouses, le soleil.

— À présent, expliqua le cheval, si tu désires un conseil, je t’en donnerai un. Cache-toi derrière ce bosquet, et attends que le Garçon-à-la-tête-dure (mon bel ami, mon petit frère !) s’en vienne à la fontaine. Et alors, tu feras ce que tu feras  ! Et, quand tu voudras me rappeler, il te suffira d’utiliser l’Aiguille d’or (tu sais comment).

Et le cheval ailé disparut.

Le jeune prince s’approcha de la fontaine ; il s’agenouilla, embrassa saintement la margelle que, peut-être, toucherait tout à l’heure le Garçon-à-la-tête-dure ; puis il se dissimula derrière un buisson, et il patienta.

Bientôt, un petit bruit de pas se fit entendre. Et s’avança un garçonnet de huit à neuf ans, d’une beauté surnaturelle. En effet, sa chevelure, plus éblouissante que le soleil au zénith, ébouriffée, raide, courte, était envahie de poussière et d’herbes sèches ; ses joues, plus blanches que le camphre et plus roses que la rose, étaient tachées de chocolat, de terre et de tomates ; ses yeux, plus grands et plus joyeux et plus vifs qu’est vive, et grande, et joyeuse, la source cristalline pour l’assoiffé, avaient une petite chiure noire au coin ; sa silhouette, plus mince et plus dodue et plus souple que le rameau d’oranger où danse le fruit, était déguisée de hardes percées d’accrocs indiscrets ; ses deux mains, plus délicates que la tige du safran, étaient sales comme deux pieds. Et, de sa voix puérile aux accents chantonnants, il improvisa ces vers inspirés :


Sur l’ chemin

D’ Saint-Frusquin

J’ai trouvé trois p’tits lapins !


J’en mets un

Dans l’armoire

Il me dit :

Fait trop noir !


J’en mets un

Dans l’ tiroir

Il me dit :

Va t’asseoir !


J’en mets un

Dans l’ placard

Il me dit :

T’as pas l’heure ?


Je m’ le fous

Aux nichons

Il me fait des p’tits suçons !


Je fous l’autre

Dans mon dos

Il me croqu’ mon p’tit noyau !


J’ fous l’aut’ dans

Mon cal’çon

I’ m’ boulott’ mes petits roustons !


Sont pas bien

Les lapins

Qui s’ balad’ à Saint-Frusquin !


Lorsqu’il entendit ces vers sublimes, le jeune prince reconnut que c’était là le Garçon-à-la-tête-dure, et il s’évanouit de bonheur.

Quand Clair-de-lune revint à lui, le Garçon-à-la-tête-dure avait rejeté ses haillons et s’était plongé dans le bassin de la fontaine, où il prenait un bain délicieux et rafraîchissant, en s’arrosant la tête avec une chaussure. Il gratta ses oreilles, son nez, le coin de ses yeux, et ses cheveux, et tous les trésors de sa perfection, et il se frotta de bas en haut avec l’insistance, les cabrioles, les coquineries du dauphin qui, près du rivage, appelle l’adolescent pour jouer dans les vagues rieuses.

En même temps, il improvisa ces vers mélodieux, qu’il accompagna en claquant d’une main sa semelle sur la surface élastique de l’eau :


L’aut’ matin

J’ai voulu


Fair’ caca

Dans la rue !


Y avait l’ vent

Qui soufflait


Et ma crotte

S’ balançait !


Ah dis donc

Ça s’coue l’cul


D’ fair’ caca

Dans la rue !


D’ fair’ caca

Dans la rue !


Alors, le prince Clair-de-lune ne sut résister plus longtemps et, doucement, pour ne pas effrayer le petit garçon, il sortit de sa cachette.

— Je te salue, ô Garçon-à-la-tête-dure, ô l’éternel ! le petit ! dit-il en faisant une ample révérence à l’enfant merveilleux, beau comme le lys, la source et le chocolat. Et les diamants de sa robe scintillaient avec timidité tandis qu’il s’approchait de la fontaine où scintillait l’enfant.

— Ouais. Salut ! dit le Garçon-à-la-tête-dure. J’ai faim ! Donne-moi un gâteau !

— Voici, ô visage de délices ! dit le prince Clair-de-lune en tirant un gâteau de son sac.

— Non, eh ! pas celui-là ! dit le Garçon-à-la-tête-dure.

— Et de quelle sorte en veux-tu ? demanda le prince.

— J’en veux des à l’huile de limaces ! Et dépêche-toi !

Heureusement, l’adolescent en avait quelques-uns de cette espèce, que seul savait réussir, dans le monde des mortels, le cuisinier du roi.

— Voici, ô l’éternité de l’étroite cambrure !

— Bon. Ça va. Et maintenant sors-moi de l’eau. Et dépêche-toi !

Et, comme le soleil d’avril perce avec candeur l’ondée passagère, l’enfant jaillit de l’eau entre les mains du prince : et il se dressa tout rayonnant sur la margelle de la fontaine. Et le prince, ébloui, sentit que son âme lui envahissait l’œil. Et il essuya le petit garçon dans un drap de plumes blanches, dans une gaze d’amandes effilées, dans un voile de sucre fondant, dans un châle d’haleines de colombes. Puis le Garçon-à-la-tête-dure sauta de la margelle et dit :

— Bon. Ça va. Maintenant, donne-moi un gâteau à l’huile de limaces !

— Voici, ô dilatation des dilatations !

Et pendant que l’enfant mangeait et que, pour s’occuper, il pinçait alternativement ses œufs de chaque côté en comptant :

— Un, deux, trois, cinq ! Sept, six, onze, douze ! Soixante ! le jeune prince lui raconta le voyage magique qu’il avait accompli pour le rencontrer, lui, l’Enfant d’entre les enfants, et pour entendre sa voix délectable et ses poèmes renommés jusqu’à la septième île de la septième mer.

— Bon. Ça va. Alors, écoute celui-là ! dit le Garçon-à-la-tête-dure. Et il improvisa ces vers, en riant et en tapant avec ses paumes, tour à tour, sur le flanc de ses cuisses et sur la poitrine de Visage-de-vélo :


Un garçon

I dormait

Sur un lit

De gruère !

Il avait les patt’ en l’air !


Et j’ai vu

Moi j’ai vu

Le petit p’tit trou d’ son cul !


Et j’ai vu

Moi j’ai vu

Tous ses deux petits pieds nus !


Du garçon

Qui dormait

Sur un grand trou du gruère !


— Et maintenant, s’il te plaît, donne-moi un gâteau à l’huile de limaces, dit l’enfant.

— Voici, ô lèvres de sucre, ô flexible, ô le cou étiré de la larme du miel !

— Bon. Ça va. Alors maintenant on va se marier, ordonna le Garçon-à-la-tête-dure.

Il y avait justement, près de la fontaine, un gazon soyeux et tendre, sous des arbres couverts de fruits dont l’ombre parfumait. Et le garçonnet y fut délicatement porté par le prince Clair-de-lune, et, délicatement, comme il convient entre garçons, ils firent ce qu’ils firent. Et, quand ils l’eurent fait, le Garçon-à-la-tête-dure s’écria :

— Bon. Ça va. Mais ce qui me plairait bien, c’est un gâteau à l’huile de limaces !

Puis ils le firent une autre fois, et ensuite l’enfant improvisa ces vers audacieux :


Eh t’as pas vu

Mon p’tit crayon ?

Il est pas rond

Il est pointu !


Non eh t’as vu ?

Il est bien long

Il va au fond

C’est pour ton cul !


Aussitôt, ils firent ce qu’ils firent. Puis le garçonnet dit :

— Bon. Ça va. Mais si par hasard t’avais un gâteau à l’huile de limaces ?

Puis, s’étant ainsi restaurés, ils eurent l’idée de faire ce qu’ils firent. Cependant, lorsque ensuite le petit garçon désira un nouveau gâteau, le jeune prince s’aperçut qu’il n’en avait plus.

— Bon. Ça va. Alors donne-moi à boire !

Clair-de-lune sortit un flacon d’or garni de pierreries, et il le tendit à l’enfant. Celui-ci le porta à sa bouche, puis recracha violemment sa gorgée et cria :

— Eh, fils des mille Enculés ! Œil des bouses ! Cul de vieille ! Ô fiente du nez ! Je veux pas boire ça ! Ce jus de fesses de couleuvres ! Donne-moi du sirop de frites, le vrai ! le jaune ! le bien sucré !

Par chance, le jeune prince avait un flacon de sirop de frites, le vrai, le jaune, le bien sucré. Le Garçon-à-la-tête-dure le vida d’un seul coup, et dit :

— Donne-m’en un autre.

— Je n’en ai plus, avoua le jeune prince.

— Bon. Ça va. Alors on va un peu s’marier.

Et ils firent ce qu’ils firent, sous l’arbre dont les fruits avaient une ombre ronde et parfumée.

Alors l’enfant, épanoui de gaieté, et son âme prise dans les vapeurs du sirop de frites, improvisa ces vers licencieux :


Langue au cul

L’est tout’ molle !

R’mets-la d’sssus

Ca m’ rend folle !


Pine au cul

Ma ch’mis’ vole !

Piss’ dessus

Qu’ ça la r’colle !


Poème qui donne à croire qu’ils firent ce qu’ils firent. Et, dès lors, ils continuèrent de partager ces voluptés magiques jusqu’au crépuscule, et de chanter, et de s’émerveiller d’eux.

Alors ils virent les timides nuages blonds et bleus de la fuite du jour, et le petit garçon dit :

— Bon. Ça va. Maintenant, rentre chez toi. Et moi je me dépêche, parce que je rentre chez moi.

— Mais où habites-tu, ô légendaire ? Les âmes ont-elles un toit ?

— Où j’habite ? Moi moi ? dit moqueusement le petit garçon. Et, en manière de réponse, il improvisa ces vers savants :


Chez Tonton-la-gargouille

Qu’est l’astiqueur d’ mes couilles

Çui qu’a l’ cul en ombrelle

Et qu’est pédésexuel

Pasqu’i m’ tât’ le balai !


Çui qui baiss’ sa culotte

Pour qu’ j’y mets ma carotte

Çui qui lèv’ ma liquette

Pour qu’i m’ tir’ la quéquette

Pasque ça sort du lait !


— Non j’en ai pas du lait, corrigea modestement le petit garçon. Mais je pourrais. Déjà, c’est moi je lui pisse.

Or, l’homme qu’il caricaturait ainsi n’était autre que le plus grand poète du millénaire, celui même qui lui avait appris à exceller dans les impertinences rythmées : le Maître des Histoires Volées — le merveilleux, ô l’éternel ! le grand !

Et ce maître n’avait jamais accepté qu’un seul disciple, entre les millions de garçonnets et d’artistes qui cherchaient son enseignement. Car il s’éloignait des hommes par amour d’eux. Et ce disciple était l’Enfant d’entre les enfants, le Garçon-à-la-tête-dure !

Alors le prince Clair-de-lune, émerveillé que l’on puisse, quand on est hors du monde, rencontrer ceux que le monde révère, exprima le désir de voir le maître de l’enfant éternel. Mais celui-ci répondit :

— Non. Ça va. On s’est mariés. Maintenant rentre chez toi !

— Ô langue céleste entre mes dents, confiture de mon ventre, têtard de l’orifice secret, ô Garçon-à-la-tête-dure, ma vie est la tienne ! Daigne l’accepter !

— Non. Ça va. Allez, au revoir !

Et cet adieu attristait infiniment le jeune prince. Il ignorait qu’un simple mortel n’a le droit d’épouser qu’un seul jour le Garçon-à-la-tête-dure (car telle est la loi de ce monde singulier). Et Clair-de-lune, à tout le moins, aurait bien goûté ce plaisir pendant les trois jours qui sont le bon usage des mariages réussis.

— Ô œil dans mon œil, cœur dans mon cœur, nombril dans mon nombril, œufs dans mes œufs, ô Garçon-à-la-tête-dure, permets-moi, à tout le moins, de rester auprès de toi pendant les trois jours qui sont le bon usage des mariages réussis !

— Ben non. On s’est mariés. Ça va. Au revoir !

— Ô miel aux babines de l’ours, ô étoile écarlate de la fleur des cactus, ô graisse onctueuse du ventre des mouches, ô enfant délectable ! Ô morve dans la narine, amande dans l’abricot, nectar du trèfle, sirop balsamique de l’écorce du cèdre, ô julep ! Permets-moi de rester auprès de toi ne serait-ce qu’un seul jour !

— Ben non, dit gentiment (malgré sa tête dure) le petit garçon. Mais si tu veux, tu peux me donner des gâteaux à l’huile de limaces. Je vais te dire que je les aime beaucoup !

— Ô enfant ! Mais tu sais que je n’en ai plus.

— Alors, tant pis.

Et le jeune prince sentit la mort voiler ses yeux et rétrécir sa poitrine, et il dit :

— Ô source savoureuse de mon amertume ! Je ne te quitterai donc que pour les ténèbres de l’enfer, car ma mort est écrite dans tes paroles harmonieuses !

Mais l’enfant éternel se contenta d’accomplir une culbute dans l’herbe que le crépuscule parsemait d’or rouge, et il improvisa ces vers ironiques :


Aïe aïe aïe aïe !

Si t’es mouru

Tu s’ras foutu

Dans un bahut

T’auras p’us d’air

Et les p’tits vers

T’ bouff’ront l’ derrière

Aïe aïe aïe aïe !


Cependant, il chantonna cette réponse avec des larmes plein les yeux.

— Larmes ! Ô la rosée qui abreuve le faon aux sabots capricieux, tandis qu’il se délecte aux prés émouvants de l’aube ! Mais tu as dit au revoir, Garçon-à-la-tête-très-dure ! Pourrai-je donc revenir ?

— Ben non, ça se peut pas, dit l’enfant.

— Voici donc que je t’obéirai, murmura le prince désespéré. Et son visage exprimait tant de tristesse que le petit garçon improvisa ces vers, d’une voix cassée et comique, en s’essuyant les yeux avec le revers du poing :


Trou du cul

Quoi qu’ t’as eu ?

T’es pus bien

Dans tes fesses ?


Trou du cul

Quoi qu’ t’as eu ?

T’es pus bien

Dans ton cul ?


Et il mêla les pleurs, les rires et les envois de baisers, tandis que le prince Clair-de-lune, s’étant piqué pour appeler le cheval magique, enfourchait l’animal et disparaissait dans les nuages légers du ciel.

Il eut bientôt regagné le monde, traversé les mers et les continents, et atteint la septième île de la septième mer. Et il fut au palais du roi, son père, qui s’était déterré entre-temps et qui donna une grande fête pour célébrer le retour et la guérison de Clair-de-lune son enfant bien-aimé.

Selon les lois de la civilité, rien ne fut dit avant qu’ils eussent savouré le festin, et apprécié les réjouissances, et vidé mille carafes de vin vieux, et dulcifié leur gorge avec la neige hachée et vanillée du Mont-aux-abeilles. Alors le roi demanda au jeune prince :

— Dois-je croire, mon fils, que tu as réellement trouvé le Garçon-à-la-tête-dure en passant par l’aiguille ?

— Oui, sire mon père, je ne te mens pas (ma parole sur mes œufs !) : je l’ai trouvé ! Et il était beau comme le lys, joyeux comme la gargoulette, suave comme la mousse au chocolat ! Et son sexe était blanc et lisse, et sa chaleur était celle d’un adolescent parfumé comme les vergers de Dieu, et sa lubricité était celle des nourrissons à la dent de perle et ses orifices n’avaient pas d’incontinences ! Et lui, ô l’éternel, il chantait comme les sources de l’Île-aux-cabrioles, et comme les jeux d’eau du Jardin-à-bascule, et comme les oiseaux ivres de l’Arbre-aux-petits-mirlitons ! Et je l’ai épousé ! Je l’ai épousé. Et à présent me voici.

— Et as-tu été heureux ? demanda le roi.

— Oui, sire mon père, je l’ai été, soupira Clair-de-lune.

— Ne soupire pas, une fois vaut mieux que ne pas une, soupira le vieux roi.


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