Les plumes du coq (Conrad Detrez)

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Les plumes du coq, publié en 1975, est un roman de l'écrivain et poète belge naturalisé français en 1982, Conrad Detrez (1937-1985). Sur la toile de fonds historique de la Question royale, il y est question des amitiés particulières du narrateur dans un collège catholique. Il est le deuxième d'une suite de quatre romans à caractère autobiographique dont la troisième, L'herbe à brûler (1978) obtint le prix Renaudot.

Résumé

Dans une Belgique des années 50 au moment de la Question royale, le narrateur de douze ans fait son entrée dans un pensionnat catholique. Dès la première nuit, Victor se glisse dans son lit ; ils sont surpris par le père supérieur qui les sermonne en public puis devant un conseil de discipline convoqué en urgence. Leur principal péché est d'avoir trompé l'Epoux.

La basse-cour et le maraîchage permettent des allers et retours entre réalités et métaphores improbables ; Victor a des cheveux de poule, et le narrateur surprend les expéditions nocturnes du père supérieur dans le poulailler, où il doigte tant les poules que le coq, procédé sans doute à l'origine de l'expression autobiographie hallucinée[1]. Les amitiés particulières mettent à l'aise le narrateur, mais pas les jeux sexuels collectifs auxquels Victor l'invite à participer.

Les plumes du coq contient un peu d'intertextualité pédérastique, fait rare pour un roman sur le thème des amitiés particulières[2]. Les internes sont le cheptel de l'Epoux[3], un détournement pédérastisant d'un paradigme du mysticisme catholique associé généralement aux religieuses[4]. Cet Epoux est jaloux et possessif. Il se glisse dans les lits (ou il demande à deux reprises au narrateur d'enlever sa chemise de nuit pour essuyer les « larmes » sur son ventre), se manifeste au réveil, sous la douche, et dans des lieux inattendus, offre de « troublants spectacles » et des « postures inattendues ». Vêtu de peu ou de façon suggestive, il crée des situations embarrassantes comme le ferait une érection intempestive.


Extraits


Une main s'est posée, cherche une prise sur mon épaule encore humide. On me souffle dans l'oreille, on veut m'expulser du ventre du sommeil. Je n'ose faire un geste, manifester que, sous mes paupières closes, mes yeux cherchent à se représenter le visage de l'intrus.
— N'aie pas peur, chuchote-t-il, mais je ne reconnais pas la voix.
L'haleine de l'inconnu me picote la joue ; je m'efforce de maintenir figés les muscles de la face.
— N'aie pas peur, c'est Victor...
Ce nom ne me dit rien. Je n'ai jamais partagé ni mon lit ni mes jeux ni une demi-pomme de terre avec aucun Victor. Je n'ai jamais accompagné une personne ainsi nommée au marché de Visé. Mon père n'a jamais transporté le moindre Victor dans sa camionnette.

La tête de l'inconnu descend le long de mon bras posé sur la couverture. Son front s'arrête sur le dos de ma main. Mon sang, mes humeurs convergent vers l'extrémité du membre ; les tremblements de mon corps, ma fièvre, ma sueur s'y ramassent, soumettant mes doigts, mon poignet à l'agonie. Le visiteur prononce d'autres mots mais la laine de la couverture assourdit sa voix. Il soulève légèrement la tête :
— Mes cheveux... est-ce que j'ai des cheveux de poule ?[5]





La grotte se termine en boyau qu'obstrue un mur de briques non cimentées. Il suffit à Victor d'en remuer quelques-unes pour ouvrir le passage qui mène au souterrain.

Marien est assis au centre sur une caisse, le corps serré dans un déshabillé soustrait à la garde-robe du supérieur. Une dizaine de rubans découpés dans des morceaux de tissu de toutes les couleurs divisent ses cheveux en mèches, font un parterre de houpettes et nœuds, une prairie après la fenaison, parsemée de bottes. Un rideau lui entoure les épaules, couleur crème, bouffant, dont les extrémités se rejoignent dans l'échancrure de la robe déboutonnée entre le bas de la gorge et les tétons. Les pieds de Marien sont nus. On tire au sort le nom du premier candidat. Victor tient le chronomètre. Le candidat s'assied à califourchon sur la caisse, serre des mains les tempes du travesti, lui colle, au signal de l'arbitre, les lèvres sur la bouche ; chacun compte pour soi les secondes. Le concurrent n'a pas songé à se remplir d'air les poumons ; au chiffre vingt-cinq il pouffe, enduisant d'un long crachat le menton de l'embrassé.
— Mauvais, dit Victor, au suivant !

Le suivant aspire comme un visiteur de fonds marins, bombe le torse, ouvre les bras, plonge dans un baiser tellement agité que la caisse se met à remuer comme un animal qui sort d'une période d'engourdissement, griffe le sol, va et vient avec le couple qui le monte. L'embrasseur détache les bras du cou de l'autre, bat l'air ; on dirait qu'il veut l'entraîner à reculon, à l'extérieur de la zone de lumière, loin de la lanterne. Le partenaire se laisse remorquer, un câble coule entre les quatre lèvres soudées pour un interminable voyage, un voyage de noyés, dans les souterrains d'un océan large et long et profond comme la nuit sur toute la surface du globe. Le baiser fait des gargouillis. L'embrasseur nage plus rapidement que jamais. L'embrassé lui pend à la bouche comme une dépouille, le nageur s'excite, s'affale sur sa proie, essoufflé. Marien ne survit à la compétition que parce qu'il a, lui, prête-bouche, le droit de respirer.

Mon tour vient, j'ai envie de fuir. Je n'ai jamais embrassé personne sur la bouche, je pars perdant. D'ailleurs un garçon qui embrasse un autre garçon, ça ne compte pas, même avec une robe et des papillotes. Tant de ruses, tant de mystères pour un concours de faux baisers ! Si j'avais su, jamais je n'aurais sollicité de dispense. J'aime encore mieux faire vingt kilomètres à pied dans la boue et entre deux Flamands que d'abandonner le bout de ma langue, fût-ce à un premier de classe, à un fort en vocabulaire et qui laisse voir sa copie, à un connaisseur des règles et des exceptions, une grosse tête, une tête ornée de la bosse de la grammaire et enrubannée, comme celle d'une fille, une fausse fille ! On s'embrasse quand on est fiancés. Ici, personne ne l'est; personne ne peut l'être : l'Epoux le saurait. L'Epoux ne proteste pas, Marien n'est qu'un épouvantail et Victor et les autres feraient mieux, pour apprendre à retenir leur respiration, de plonger dans la vasque à l'entrée du réfectoire, de faire la vaisselle, de laver les cuillères, les fourchettes coulées à pic, de gratter, assis au fond de l'eau, les taches de graisse sur les saucières et les assiettes. Ils feraient mieux de se colmater la bouche, le nez, les oreilles, d'y fourrer des tampons d'ouate, d'y poser des pinces à linge et de parcourir autant de fois la distance qui va de l'entrée à la cour d'honneur...

— A ton tour, insiste Victor !
— Je...
— Allez !
— Je ne l'aime pas !
Mes concurrents éclatent de rire, Marien quitte son siège, s'approche de moi, furieux, les poings serrés dans ses voiles, les rubans frémissants autour de sa tête comme des joncs sous le vent.
— Qu'est-ce qu'il te faut, hein ? Qu'est-ce qui me manque ?
— Rien.
— Alors ?
— Ben, peut-être... que sais-je ? Peut-être les cheveux...
— J'en ai, des cheveux !
— Oui, mais...
— Embrasse-moi !
— Non !
— Embrasse-moi, répète-t-il, redevenu aimable. Fais comme tout le monde.
— C'est pour rire, explique un des vétérans.
— Fais-le vite, comme ça tu perdras, tu ne seras pas obligé de recommencer.
— Tu n'aimes pas les filles ? enchaîne Marien.
— Si !
— Eh, bien ?
— Tu n'es pas une fille, tes cheveux...
— Moi non plus, intervient Victor. Moi non plus je ne suis pas une fille. Comme si j'avais eu à son sujet quelque doute, comme si ses cheveux étaient blonds comme les cheveux d'une fille, alors qu'ils sont noirs, qu'ils sont si noirs qu'on les croirait bleus et que ces cheveux-là, s'il m'est arrivé d'avoir envie de les approcher des lèvres ce n'est pas pour y déposer d'inutiles baisers, c'est pour les manger.

Ce concours m'ennuie, Marien m'ennuie, je n'ai rien à faire avec ces suceurs de bouche, avec cette tireuse de langue et sa robe trop grande pour elle, rien à faire ! Victor m'avait semblé tellement différent, tellement au-dessus des autres, avec ses plumes de coq lustré. Et le voilà maintenant, lui que je tenais pour un vrai camarade avec une fausse fille... Non ! Je ne l'embrasserai pas ! A fausse fille, faux garçon. Ni Victor ni personne ne me retiendraient une seconde de plus dans ce trou, personne ![6]





Ce samedi-là, Victor était allé, sur l'ordre d'un des moniteurs, se faire tailler les cheveux. (Le moniteur, on l'a découvert plus tard, confisquait à son profit les mèches des élèves pour lesquels il s'improvisait coiffeur. Il les revendait à un plâtrier, sauf celles de mon camarade, dont il avait fourré son lit et dans lesquelles il se roulait. Il s'avéra qu'il les caressait de tout le corps : la mort le surprit dans son sommeil et il était nu.)[7]



Bibliographie

A revoir.

  • Conrad Detrez, Les plumes du coq, Calmann-Lévy, 1994, ISBN : 9782702100615
  • Conrad Detrez, Les plumes du coq, Actes Sud, 1995, ISBN : 9782742706549
  • Conrad Detrez, Les plumes du coq, Le livre de Poche, 1982, ISBN : 9782253029311.

Notes

  1. Une explication différente est à lire dans l'appareil critique d'une réédition de Ludo :
    • Conrad Detrez, Ludo, préface de Jacques Bauduin et lecture d'André-Joseph Dubois, éd. Labor, Bruxelles, 1988, ISBN 2-8040-0355-8, p.166-168.
  2. Outre le roman de Roger Peyrefitte, qui en est lardé, mentionnons « Les boîtes en cartons » (1991) de Tom Lanoye.
  3. Conrad Detrez, Les plumes du coq, Labor, 1995, p.44.
  4. Un détournement de ce type est sous-entendu dans l'explication de la cantate BWV 21 par Dominique Fernandez dans l'essai « La rose des Tudors » , Juillard, 1976, lire l'extrait sur le site de La plume verte
  5. Conrad Detrez, Les plumes du coq, préf. de Jean-Louis Lippert, éd. Labor, ISBN : 280401309X, p.36.
  6. P.82-85
  7. P. 147-148.