Quand mourut Jonathan (31)

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Ce même hiver, la vieille voisine mourut. Jonathan assista à cela. Il avait enterré le chien, il avait senti que la femme suivrait vite. Il y a un moment où la solitude, au-delà de toute tristesse, donne une telle impression de dureté minérale, d’insensibilité, de nudité sans pudeur, qu’on en devine que la mort rôde.

Quand la vieille tomba malade, il le sut : les maisons étaient trop proches pour que ces deux ermites ne s’observent pas. Après deux jours qu’il ne l’avait pas vue sortir, il se décida à frapper chez elle, pensant déjà la trouver morte.

On ne répondit pas. Ce n’était pas fermé à clef. Il entra. La maison était sans feu. Il trouva la femme au lit. La chambre puait épouvantablement. La vieille avait chié et pissé sous elle ; elle semblait dans le coma ; elle ronflait. Sa figure était jaune et verte, dans des tons vifs. Sa bouche béait, elle avait quelques dents.

Jonathan eut envie de la laisser mourir là. Par lâcheté, il s’y refusa, et il descendit rapidement au village. À l’épicerie, on pouvait téléphoner (il n’y avait de médecin qu’à la ville voisine).

Mais, dans la boutique, Jonathan changea d’idée. Il acheta du jambon, du vin, du beurre, du fromage, et il remonta tranquillement chez lui sans avoir prévenu personne.

— Je n’avais pas le droit de lui faire ça, se dit-il simplement.

Il vint la veiller, avec ses sandwichs et son vin. Il se sentait mieux. Il pensait à Serge sans douleur. Très vêtu, une écharpe jusqu’au nez, un beau verre près de lui, il s’était assis à la tête du lit, dans une haute chaise de peluche prune, et il écoutait la vieille ronfler. C’est réconfortant de voir mourir ceux qui ne vous sont rien : on se voit soi-même, on s’habitue.

— Ah, une bonne soirée, murmurait Jonathan, étonné d’éprouver tant de paix. Décidément, les choses ne ressemblaient jamais à ce que les gens prétendent : ni les enfants, ni la mort.

— Forcément, c’est des cons, c’est des salauds ! dit Jonathan, qui sourit en répétant ces mots de Serge. Ça aurait sûrement plu à l’enfant d’être là. Il aurait peut-être fait la conversation à la moribonde, puisqu’il parlait avec les lapins.

Jonathan avait entrouvert la fenêtre, à cause de l’odeur. Et cette odeur, décantée maintenant, ne laissait plus qu’un parfum de vomi, de bile, d’entrailles creuses.

Pour manger, Jonathan quittait la pièce : mais non pour boire.

Il regarnit un petit poêle à charbon. À un moment, il voulut du papier, et dénicha quelques grandes feuilles de papier à lettres, lignées de bleu, et pliées d’avance en quatre pour être rangées dans les enveloppes. Au stylo-bille, il se mit à dessiner ce qu’il voyait. C’était plutôt par curiosité que par manque de mémoire — une curiosité pour une sorte d’images qu’il n’avait jamais tracées.

Vers le milieu de la nuit, il rentra se coucher. Il était ivre, il dormit mal.

Il s’éveilla sur midi, lourdement. Les premiers souvenirs qui lui vinrent lui montrèrent la vieille. Il en fut revigoré, après une brève nausée. Il fila dans la maison voisine.

L’odeur de la chambre avait changé : elle était devenue très fétide, mais fluide, fraîche, un peu acide, comme celle des couches de nourrisson. La femme respirait sans ronfler. Ses joues étaient froides et molles, ses yeux toujours clos ; ses cheveux en arrière découvraient un crâne bleuâtre.

— Ah, ma jolie, tu es bien fatiguée, soupira Jonathan. Bien fatiguée vraiment ! Mais tu me plais. Les gens sont presque bons à aimer quand il n’y a plus personne dedans. Je t’aime bien, je ne mens pas ! Je vais te peigner, tiens.

Il la veilla jusqu’au soir, et repartit sans avoir rien bu.

C’est seulement le lendemain matin qu’il la trouva morte. D’abord il n’en fut pas sûr. Il lui prit le pouls, lui écouta la tête, les seins.

Son agonie avait été agitée ; les draps étaient rejetés, un pied nu sortait, une main était agrippée au matelas, une paupière s’ouvrait un peu sur un blanc d’œil, la bouche semblait arrêtée au milieu d’un cri, ou d’un mot, et les cheveux étaient tortillés de sueur.

Cette fois, Jonathan descendit téléphoner pour de bon.


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