Quand mourut Jonathan (52)

De BoyWiki
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

— À la maison tu sais pas c’je m’fais ? C’est pas compliqué ! J’coupe des oignons, j’les mets dans la poêle dans du beurre, après, quand c’est bien doré, j’les mets dans d’la viande hachée, oh au moins deux cents grammes, et puis j’mets deux œufs, et puis j’fais ça (geste de malaxer avec les deux mains), et puis j’fais une boule, et puis j’l’aplatis (geste avec le poing), et puis j’la mets dans la poêle avec plein d’beurre, et puis j’mange ça ! Ça fait un peu une croûte dessus ! Mais si tu mets pas d’sel, du poivre, c’est pas bon. C’est vrai. J’en mange tout l’temps. Et puis des nouilles.

L’appétit de Serge, qui avait toujours été vaillant, devenait démesuré. Cela inquiétait Jonathan, qui avait beaucoup moins d’argent qu’à l’époque du premier séjour de l’enfant. Il n’osait pas le lui dire. Les repas étaient superbes ; les voyages à la ville voisine, où la municipalité avait ouvert une piscine et, attenant, un petit centre de nautisme établi dans une sablière, avaient lieu tous les deux ou trois jours, car Serge y prenait un goût extrême ; il manquait de vêtements et de tout ; il lisait au lit beaucoup plus longtemps qu’autrefois, et usait deux ou trois brochures par soirée : en à peine deux semaines, les mensualités de Jonathan seraient épuisées.

Il se refusa, évidemment, à écrire aux parents du garçon — il craignait qu’en ce cas ils le reprennent.

Il n’avait pas d’amis fortunés ou généreux, ou qui soient, par impossible, l’un et l’autre. Il se dit qu’il devrait faire une réalité du mensonge improvisé dans sa conversation avec Simon : recommencer à peindre. Pas forcément de la toile géniale en bonne et due forme pour son marchand et sa clientèle de mongoliens de luxe : n’importe quoi qui se puisse vendre vite et n’importe où. Sa perfection de main (il n’attachait aucune importance à cela, mais il savait bien qu’il avait ce défaut) lui permettrait, pinceau ou plume, de produire sans même avoir à les regarder les plus jolis sous-bois et les plus savoureuses scènes rustiques qu’on aurait vus dans les monoprix — sans compter les nus féminins, qu’il réussissait à merveille, tant il avait copié d’œuvres tolérées, et chefs-d’œuvre quand même.

C’est plutôt le démarchage qui l’embarrassait. En outre, pendant l’été, ces commerces dorment. Il aurait fallu partir sur la Méditerranée, et croquer des profils aux terrasses, le soir. Les gens seraient contents : il savait faire ressemblant — très, trop, et même pas trop. Il avait vécu de cela tout un an, jadis, pendant son premier séjour en France. Il avait dix-huit ans. Il avait gagné assez d’argent pour réaliser le seul souhait que Paris lui avait inspiré : aller ailleurs. Ce qu’il avait fait.

Mais il était revenu quand même, longtemps après. La France, pour lui, avait quelque chose de creux, de glacé, de sénile, qui convenait à son peu de sociabilité et qu’il n’avait vu que là. Et les lumières équivoques de cette pointe de continent, ni grises ni claires, ni charnues ni diaphanes, ni rayonnantes ni voilées — semblables à l’impression que donnerait un individu terne qui fait son possible pour être non pas brillant, mais intéressant et agréable —, ces lumières qui jamais ne dominaient le regard et jamais ne flattaient les choses, ces lumières laissaient ses yeux en paix. Des yeux trop fragiles, que le déjà créé captivait au point de rendre l’artiste impuissant. Seule la faiblesse de l’art lui avait donné la force d’être peintre en dépit de la perfection de ce qui est là.

Il n’avait compris ni cette orientation de sa vie, ni l’enthousiasme violent que, depuis son adolescence, son travail inspirait. Du moins, il avait eu des raisons de dessiner et de peindre, même s’il n’imaginait pas celles de cet enthousiasme des spectateurs. À présent, il n’avait plus aucune raison de faire quoi que ce soit. Son seul présent, son seul avenir, c’était Serge, son frère.

Donc faire n’importe quoi pour avoir de l’argent.

Il écrivit à l’éditeur qui avait commandé, puis refusé les Sade. On n’était pas encore en août ; il eut une réponse aimable. Jonathan ne connaissait pas le livre qu’il faudrait illustrer ; le nom de l’auteur appartenait à la littérature française, que Jonathan connaissait peu. Il aurait, en tout cas, accepté, s’il n’y avait pas eu une difficulté : il avait demandé que, en cas de commande, il reçoive un acompte substantiel — pratiquement le prix du travail. L’éditeur, peut-être échaudé par l’expérience d’avant, n’offrait qu’un à-valoir ridicule. Jonathan, par une sorte de réflexe que, jusqu’ici, son indifférence à l’argent avait entretenu, mais qui devenait maintenant hors de propos, refusa.

Il avait également écrit à son marchand, pour tâter le terrain. Tardive, la réponse décrivait le fâcheux état du marché ; rappelait le grand nombre de toiles encore invendues ; suggérait à Jonathan qu’il produise une douzaine de petits formats très simples et très limpides, décoratifs, comme il en avait déjà fait deux ou trois dans sa vie, et qui avaient tellement plu, cela pourrait peut-être se négocier assez vite, et le marchand, en ce cas, dès réception des six premiers, lui avancerait trente pour cent de la valeur du tout. En plus des mensualités, bien sûr.

La somme offerte, quoique modeste, convenait à Jonathan et le rendit heureux. Ce serait suffisant pour le séjour de Serge. Il fit les six petites toiles en une semaine. Froidement, il se copia. Le marchand fut ravi et adressa l’argent. C’était un peu moins que prévu : les toiles, paraît-il, auraient dû être un peu moins petites, donc… Jonathan sourit en voyant ce rabais, qui s’élevait à quelques centaines de francs : les riches ont leur secret.


Retour au sommaire