Quand mourut Jonathan (11)
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Ils s’étaient assis dans un café dont la vitrine était ouverte, et leur table chevauchait presque la rainure du sol où ces vitres circulent. Jonathan, qui s’ennuyait, vit cet ennui troublé par des pleurs. Aigus, peu élevés, qu’une très petite poitrine devait émettre.
Serge lui montra qui c’était. Dehors il y avait, installés à un guéridon de terrasse, une femme et son fils. C’est cet enfant, de quatre ou cinq ans, qui pleurait : et sa mère lui murmurait contre l’oreille des réprimandes inaudibles. Seul le profil de cette femme, que défigurait l’effort de parler durement à voix basse, faisait deviner la teneur des paroles. Une longue traînée de sang marquait la joue, particulièrement ronde et blanche, du petit garçon : cela coulait vermillon, lentement, comme du fard qui se met à fondre. On eût dit, mais sanglante, la trace d’un escargot.
— Elle l’a giflé comme ça, à travers, et ça a saigné, expliqua Serge.
Un chaton de bague, ou un ongle cassé. La gifle pour se tenir bien avait, contre son intention, provoqué un spectacle indécent et bruyant que la femme essayait en vain de ramener à l’ordre. Les mots ne suffisaient pas : sa main, au bord de la table, doigts raidis, paume creusée, avait de courtes saccades rythmiques, pour attirer discrètement l’attention du bambin sur la menace d’une nouvelle gifle qui remédierait aux effets de la première.
Mais elle n’osa plus frapper. À petits coups de ses yeux sans regard, elle épia autour d’elle. Non, aucun client du café ne réagissait : ils savaient que l’art d’enseigner les convenances aux tout-petits est plein d’embûches. Mais quelques passants, obligés de frôler la table à cause de l’étroitesse du trottoir, apercevaient le gamin ensanglanté, entendaient les pleurs, regardaient rapidement la mère. Elle portait un tailleur noir démodé, à taille cintrée et basques rondes, des cheveux longs, brun roux, crantés, noirs aux racines. Des matrones solitaires s’arrêtaient une seconde ou même se retournaient, comme pour évaluer la plaie et lire sur le visage du petit la bonne raison de ce sévice ; puis elles s’éloignaient, impassibles et prudentes, sans avoir dit un mot ni risqué une mine.
Gênée cependant, la femme en tailleur noir se décida à tamponner avec un mouchoir la joue de son fils, car le sang commençait à mouiller le col du garçonnet, qui prit peut-être ce geste pour une autre violence : il se mit à pleurer plus fort et essaya de libérer sa tête, que la femme maintenait par-derrière en l’essuyant. Exaspérée, elle rangea le mouchoir et jeta quelques pièces sur la table, où attendaient deux verres de limonade mélangée de sirop, l’un rouge, l’autre vert. Elle se leva avec un air de personne offensée ; elle arracha l’enfant de son siège aussi brusquement et aussi haut qu’elle put, le plaqua un bon coup les pieds au sol, lui empoigna une patte et l’entraîna.
— Tu sais pas pourquoi ? dit Serge d’une voix blanche, c’est parce qu’il voulait pas boire, il avait pas soif. Alors elle a tapé.
Le diabolo grenadine était intact, en effet.
— Moi ma mère si elle me fait comme ça moi je lui fous dans la gueule, s’écria Serge.
— Il était trop petit.
— T’avais qu’à l’empêcher, dit Serge. Pourquoi t’as rien dit ?
— Personne ne dit rien, c’est sa mère. Ça ne sert à rien. Elle t’engueule toi, et lui elle lui en flanque le double à la maison.
Après mille scènes familiales qu’avait vues Jonathan, il n’avait à répondre que cela ; et, oppressé de colère et de honte, oublier au plus vite ces drames minuscules qu’il était dérisoire ou dangereux de prendre à cœur.
— Alors moi si Barbara elle me tapait tu la laisserais ? demanda Serge avec un sourire incrédule.
— Non, mais je la connais. Les autres on ne peut pas. On se bouche les oreilles, on attend que ce soit fini.
On était mercredi, jour de congé scolaire, ce qui amusait Serge puisqu’il était, lui, déjà en vacances. Ce matin-là, vers dix heures, ils étaient venus en ville par le car. Ils n’avaient pas trouvé de grenouilles chez le marchand. Il y avait de beaux crapauds, certains aux yeux dorés, d’autres aux yeux rouges, mais Serge les jugea dégoûtants. Il s’intéressa davantage à des souris blanches, et à une cage puante de hamsters blottis dans leurs excréments. Fasciné, il respira aussi l’odeur blette d’urine, de punaises, de clapier, qui montait d’une cage en verre couverte d’un fin grillage, où dormait un nœud de couleuvres. Ils n’achetèrent rien et, pendant que Serge examinait les oiseaux des cages, stupides, nerveux, aux couleurs criardes de bibelots féminins, Jonathan attendit sur le trottoir.
Il faisait très beau et la promenade en ville plaisait beaucoup à l’enfant. Quand ils traversèrent le pont, Serge observa les pêcheurs et désira pêcher. À la vitrine d’un magasin tout proche, Jonathan lui montra les hameçons et lui expliqua comment on en perçait un ver rouge ou un asticot, puis comment le fer s’accrochait à la lèvre ou dans le ventre du poisson. Cela ne troubla pas le petit, qui comprit cependant que Jonathan ne voudrait pas acheter cela, et n’insista pas.
À vrai dire, Jonathan se moquait du sort des poissons, mais, depuis son arrivée en ville, un sourd mélange de haine, de souffrance et de mauvaise humeur l’avait saisi au contact de ses contemporains, qu’il avait perdu l’habitude de voir de près.
Serge, quant à lui, semblait plutôt négliger ses semblables que souffrir d’eux. Lorsqu’ils croisaient une petite fille ou un petit garçon, il ne daignait pas les suivre des yeux ni même les dévisager. Mais c’étaient des enfants irréels, tous crochés par des femmes près desquelles ils marchaient avec froideur.
Sur le pont, au contraire, il y eut une poignée de gosses qui pêchaillaient ensemble. Ils avaient deux ou trois ans de plus que Serge. Il détacha sa main de Jonathan et, adossé au parapet, silencieux, captivé, il les contempla comme un spectacle forain inouï. C’est sans doute cette image de liberté, d’association braillarde, qui lui avait donné envie de pêcher à la ligne. Les gamins se laissèrent admirer sans jeter un regard à ce petit pisseux ébahi, aussi méprisable à leurs yeux qu’ils l’étaient eux-mêmes pour ces adolescents de quatorze ou quinze ans qui péchaient un peu plus loin, et dont les voix muées, fortes et rauques, semblaient délimiter un territoire réservé où aucun mioche n’aurait eu l’audace de s’aventurer, tandis que les adultes, prévenus par ces sortes d’aboiements, se tenaient eux aussi à l’écart et entre eux.
En bas, sur la berge, il y avait le coin des vieux, dans une zone ombragée meublée de quelques bancs publics. Ces vieillards n’étaient pas groupés, mais égrenés le long de la rive, chacun avec son pliant de toile, sa nasse vide et son attirail décoloré.
Personne ne tirait de poisson. La rivière était glauque, verdâtre, limoneuse, comme si elle avait lessivé cent kilomètres de draps sales et de mouchoirs glaireux. Jonathan se demanda quel arôme avaient les poissons qui survivaient là-dedans ; et il imaginait plutôt que, vers minuit, toute la ville endormie, les museaux avides et les yeux luisants de milliers de rats émergeaient de cette eau, avant que la course brusque des rongeurs anime les deux berges.
C’était une jolie petite ville, aux jardins très soignés, aux beaux édifices anciens. Elle n’avait pas d’industries, pas de bureaux, pas d’immeubles en cités. On y commerçait ; on y dormait ; on y comprenait couramment la radio, la télé, les chansons ; on y mourait dans un bon hôpital ; on ne s’accouplait pas, mais on s’épousait et il y avait des enfants.
Serge avait saisi d’autorité la main de Jonathan dès la descente du car. Il la tenait doucement et de façon vivante ; après le premier instant, il tortillait sa propre main pour que les doigts de Jonathan, tirés de-ci de-là, changent peu à peu de position et enferment complètement ses doigts à lui. Alors sa main devenait très molle, et Jonathan avait l’impression de réchauffer un oiseau endormi. Le bras correspondant ballait, inconsistant, léger ; puis, à la moindre sollicitation du dehors, l’oiseau se raidissait, le bras communiquait un élan, une traction, l’oiseau s’envolait et Serge avec lui. Sa course faite, il revenait se poser au ralenti ; et, dans l’intervalle, la main de Jonathan restait immobile, vide comme un nid déserté.
Le petit avait plaisir à se montrer avec Jonathan, ici plus encore qu’à Paris. Tandis que Serge, indépendant et têtu, marchait volontiers dix mètres à l’écart s’il accompagnait Barbara, il avait, dès ses premières sorties avec Jonathan, capté sa main pour s’y enfermer et s’y abandonner. Et, lorsqu’ils arrivaient devant l’école, le matin, Serge se serrait encore davantage. Il y avait là tous les autres petits, menés par leur mère ou, plus souvent, leur grand-mère, en cheveux et en pantoufles. Elles prenaient Jonathan pour un jeune papa et lui adressaient des sourires entendus. Un papa trop intime avec ce marmot somnolent et gai, qui se hissait jusqu’au visage de son père et là, bien suspendu et soutenu, lui parlait dans la joue et l’embrassait à peine, comme on fait quand on s’aime vraiment bien.
Dans une boutique, Jonathan voulut acheter certaines couleurs, certains médiums, certains outils qui lui manquaient depuis que Serge lui avait redonné envie de peindre. C’était une librairie, papeterie, bibles, folklore, baromètres, art religieux et matériel pour en produire. Serge, en explorant la pile de livres pour enfants (il avait déjà réservé une liasse de tatouages à décalquer), découvrit un album d’images qui, si on grattouillait leur surface, étaient bonnes à renifler et à lécher. Elles étaient imprimées au moyen d’enduits sucrés, multicolores, que saturaient les parfums artificiels des mauvais bonbons, avec leur odeur excessive et affolante de rue à lupanars. En dépit de ces charmes et du lieu, l’album n’était pas un Évangile raconté aux tout-petits. C’étaient des dessins de fruits, chacun aromatisé à l’aide d’un produit chimique qui était à sa vraie saveur ce qu’était à sa vraie chair la candeur truquée de la représentation.
Jonathan y reconnut le talent de ces jeunes femmes libérées qui travaillent à séduire les enfants, à l’usage des publicistes et des industries du bébé, de la mère ou de l’institutrice. Gagne-pain à la mode sans lequel les plages immenses du tiers monde, les poutres apparentes, l’entrée en psychanalyse sur un vélo pliant et en robe à la fermière (en soie fleurie tombant aux pieds) sont des bonheurs inaccessibles. Les petits dessins naïfs chantaient à Jonathan leur adroite chanson :
— … Les gosses c’est inouï ce que j’apprends maintenant ! Tu sais on met rien au point sans eux, on en invite une douzaine, tu parles les instit’ elles raffolent les pauvres, avec les tartines les tasses de chocolat tout ça le magnétoscope — moi j’adore ! Ils sont pas croyables !… Ils ont des idées pas croyables ! On les fait dessiner, on leur teste nos machins, parce que c’est eux qui choisissent finalement, ils décident tout ! Ben t’es dépassée, tu te dis toi qui te croyais un peu créative quoi un brin quand même ! Parce qu’alors là tu vois ce que c’est créatif ah là tu le vois ! Ah, ils sont — formidables !… Moi écoute je vais finir par en faire un, c’est vrai ! Mais alors je veux pas le mec, dis donc je fais mon gosse je me le garde, lui le mec il a tiré son coup, il est content, alors bonsoir. Non mais si tu réfléchis ! Qui c’est l’encloquée lui ou moi ? Quand vous serez enceintes vous on en reparlera… Et puis un mari… Les garçons moi je trouve c’est bien quand c’est petit, après c’est la merde, t’en auras un sur cent mille qui… Tiens je te choque on dirait ! Ah tu me déçois Jonathan ! Eh ben mon vieux faut t’habituer, les femmes ça a changé t’es pas au courant ? Non Jonathan, n’empêche c’est un boulot, tu devrais essayer. Je te passerai les bandes, tu peux pas imaginer ça, on peut pas imaginer ce que c’est !… Y a le côté corniaud, la commande, le machin à rendre, d’accord, seulement y a des moments écoute vraiment tu flippes. T’es pas en forme, tu regardes vaguement leurs machins aux mômes, tu te fais chier — et puis hop, ça démarre ! Ça fout le camp dans tous les sens ! D’un coup tu sais plus, tu te retrouves finalement, enfin je sais pas moi, toute petite fille quoi !… C’est plus le boulot, tu t’en fous, t’es accrochée, tu flippes, et même tu chiales et t’y peux rien ! C’est
Et les jolis fruits brillants lui restituaient mille autres confidences semblables, qu’il avait recueillies de ses consœurs au temps de ses études, lorsque sa patience, son silence, son apparence douce, ses bonnes épaules, son visage avenant, lui valaient d’essuyer l’esprit des filles.
Le hasard du souvenir lui faisait souvent rencontrer de telles choses, et de pires. Il ne cultivait donc pas les réminiscences. Il s’y sentait fouilleur d’ordures, chien au museau merdeux : il fallait une adresse prodigieuse pour se déplacer à travers une mémoire sans buter à chaque pas sur ce qu’ils y avaient laissé.
Il acheta l’ouvrage (sa couverture révélait qu’elles s’étaient mises à deux), qui évoquait les vieux crimes commis autrefois, quand on offrait des livres aux pages imbibées de poison, qu’il fallait lire souvent, en se léchant l’index. Ce cadeau à la vénitienne l’amusait. Serge, dans la rue, heurta plusieurs passants, tant l’absorba la tâche de gratter, lécher, faire gratter, lécher à Jonathan.
Puis il y eut, dans l’avenue commerçante, trois petits garçons de l’âge de Serge. Ils se ressemblaient et on aurait cru voir des triplés, s’il n’y avait pas eu une légère différence de taille entre eux. Ils allaient en file indienne, pas vite, sans adulte. Ils portaient un short en drapeau américain et ils avaient le torse nu, hâlé, avec des bras forts et un ventre musculeux. Ils suivaient périlleusement deux lignes acrobatiques : sous leurs pieds, le rebord pavé du trottoir, étroite route entre deux précipices ; et, au-dessus de leur tête, le lambrequin très bas d’un auvent de café, lambrequin qu’ils tenaient tous du même bras changé en pantographe, tandis que les trois autres mains portaient chacune une même chemise.
Serge, en rigolant, suivit ce petit train le long de son rail, et les trois machines, très rieuses aussi, lui rendirent vivement son amabilité : dans des déserts si dangereux, solidarité oblige.
Jonathan en profita pour s’asseoir au café que longeait cette voie ferrée. Il se demanda ce que Serge, dont il admirait le talent d’élocution (chose déterminante dès l’âge où l’on sait simplement lallayer), racontait au chemin de fer américain, qui dut, sous la surprise, faire halte, lâcher la caténaire et se dissocier pour mieux prêter l’oreille.
Uniment, Serge avait invité les trois petites machines ; elles firent cercle autour de la table de Jonathan. Il serra les trois mains. Tout le monde accepta de boire, sauf la moyenne machine, qui préféra une glace et la mangea debout en gigotant, comme on mange les glaces.
Jonathan ne voulait pas gêner cette jeune compagnie. Il alla au fond du café pour téléphoner : il devait commander à Paris certains articles qu’ignorait le magasin d’art religieux et de poisons design.
À son retour, le petit train avait disparu et Serge aussi. Peu après, l’enfant revint en courant :
— J’suis chez eux, on joue au train, expliqua-t-il. Tu viens ?
— Non, pas moi, dit Jonathan, que ces enfants heureux intimidaient. Je vais voir la petite église, on se retrouvera ici. Je t’attendrai, et si je suis pas là j’y serai plus tard. Ça va ?
— Ouais ils sont pas loin leur maison, dit Serge, c’est facile.
Jonathan lui donna de l’argent et l’enfant repartit. Il n’y aurait sans doute plus de car lorsqu’il aurait fini de jouer. Mieux valait prévoir de dîner et dormir à la ville.
Jonathan traversa la rue et gagna un hôtel-restaurant à banne rouge et terrasse entourée de buis. Ce n’est pas là qu’ils avaient déjeuné. Il réserva une chambre à grand lit. On lui donna des fiches à remplir, mais sans lui demander de prouver sa parenté avec l’enfant qu’il inscrivait. Il avait attribué son propre nom de famille à Serge, et n’avait pas fait remarquer que la formalité policière des fiches était abolie depuis quelque temps. Il savait combien il lui était utile de filer doux, et il était le plus obéissant des citoyens, même aux lois qu’on abroge.
Il fit quelques emplettes pour la toilette du lendemain. Il craignait, sans bagages, sans voiture, de susciter des soupçons à l’hôtel, accompagné comme il l’était d’un gamin sans bagages lui-même. Kidnapping, évidemment. Il faudrait, d’ici ce soir, se procurer une valise de qualité, pour attester qu’il n’étranglait pas les enfants, s’il les empruntait un peu. Ces précautions, et le passage au bureau de l’hôtel, le mirent dans une humeur désolée. Il rejoignit l’église qu’il aimait, un édifice roman trapu et noir.
Sur le parvis, une jeune fille en jean bleu, pull marin bleu, blouson de nylon bleu marine, petite, à très grosses cuisses, genoux très bas, cheveux en fontaine, l’arrêta. Elle pressait des prospectus ou des revues contre ses seins.
— Ayez pas peur monsieur ! s’écria-t-elle. Je vais pas vous prendre votre paquet monsieur ! Si vous étiez assez gentil pour m’écouter un peu !… Je vais pas vous manger !…
Et, après avoir confessé sa religion, elle expliqua que les enfants d’un certain quartier pauvre étaient abandonnés à eux-mêmes : l’association qu’elle représentait avait donc l’intention d’y envoyer vingt jeunes catholiques qui leur porteraient assistance, ouvriraient un foyer, protégeraient, animeraient, seraient une autre famille. Tous des jeunes, mais pour qui l’enfance, c’est important. Ce fut sa formule.
En même temps, elle montra (elle ne souriait plus, car la figure de Jonathan s’était extraordinairement assombrie, comme s’il allait soit pleurer, soit la frapper) une carte préfectorale plastifiée, portant sa photo, un timbre-taxe et d’autres preuves de son honnêteté, de son droit, de son devoir. Mais cet exorcisme ne sut pas effacer la tristesse de Jonathan : elle exposa donc à nouveau, d’une voix plus hachée, plus pathétique, l’état dangereux de ces enfants livrés à eux-mêmes, et le remède qu’y apporteraient vingt jeunes chrétiennes — et quelques garçons, d’ailleurs. Mais on manquait d’argent, acheva-t-elle, et la plus petite aide…
— Si vraiment, murmura enfin Jonathan, aussi bas qu’un mourant, si vraiment, mademoiselle, vous voulez faire une… une bonne action… vraiment une bonne action… alors, écoutez-moi : foutez-leur la paix !… Faites-le au moins pour eux… Excusez-moi.
Et il entra dans l’église, où la jeune fille n’osa pas le suivre. En écoutant Jonathan, ses fortes joues s’étaient violacées ; ses lèvres s’en avalaient, mordues l’une contre l’autre ; ses yeux en louchaient, rétrécis entre deux paupières courtes, roses et roussâtres, comme sont les oreilles de cochon échaudées de leur crin, mais non de leur duvet.
Ce que Jonathan aimait dans les églises, et qu’offraient moins les autres œuvres d’architecture, était rudimentaire : sentir des ornières sous ses pieds, des gênes de chaque côté de lui, des pesanteurs au-dessus de lui, puis des dalles lisses, des salles immenses, des nues profondes. Semblables aux vraies musiques, les édifices talentueux ménageaient, du lent au rapide, de l’évasé à l’étroit, de l’écrasant au diaphane, du clair à l’obscur, du caressant au brutal, mille mouvements de plaisir et mille tiraillements du corps — qui semblait changer de dimensions, de forme, d’âge, d’espèce animale, devenir un et pluriel, à chaque pas, à chaque seconde, tandis que s’éveillaient toutes les heures que l’on avait vécues, ou rêvées.
Ensuite, un édifice désirable pour Jonathan présenterait un lieu particulier où, la longue polyphonie de ce parcours une fois entendue, il désirerait se terrer, se défaire, sans autre pensée que flottante, inexprimable et incolore. Dans la petite église romane, ce lieu était l’abri glacé d’une culée de voûte à l’angle du transept nord, près d’une chaire à abat-son de vilaine menuiserie, dont l’escalier ressemblait à un escabeau de ménagère et qui sentait les pieds de prêtre. Là-haut, devant, dans le vide aérien qu’ouvrait un silence de la maçonnerie, il y avait un long fil de lumière tranchant sur l’ombre, mais qui ne diffusait pas. Jonathan comparaît cette lumière étroite et rectiligne à un faisceau de libellules sous un ciel gris, immobiles, aux ailes ternies comme une vitre sale ou un insecte mort. Souvenir de ruisseau, de printemps triste, d’enfance démunie.
Ce bonheur sans joie et sans actes l’apaisa. Il était seul. Il désira repartir ; mais il appréhenda de croiser la quêteuse, et il se remit à marcher dans l’église.
— Et où vous l’avez encore pêché, celui-là ? dit avec bonne humeur la jeune mère des trois petites locomotives, quand elle aperçut Serge, à quatre pattes parmi les rails électriques.
Elle rentrait de faire les courses ; elle était jolie ; elle avait une robe à la fermière en cretonne fleurie tombant aux pieds, lesquels étaient chaussés de sabots parisiens à lourds talons.
— Nulle part, grommela un de ses fils.
— Bon, vous êtes marrants vous ! Mais je peux quand même peut-être savoir où t’habites toi non ?
— J’habite pas ici ! dit Serge en haussant les épaules. J’habite ailleurs !
— Eh ben c’est clair comme ça ! dit la femme. Elle s’affaira à déballer ses nouveaux biens, qui étaient de nourriture et d’hygiène.
— Quand même, ajouta-t-elle, froissée par l’hostilité muette des garçons, figurez-vous que moi j’en ai marre ! Ça va encore être des histoires. Faudrait pas oublier quel âge vous avez. Vous vous vous en foutez, mais un de ces quarts d’heure on va encore avoir une bonne femme qui nous tombe dessus et qui nous fait son numéro parce que son gosse est pas chez elle. Alors votre petit copain il va être bien gentil, il va prendre ses cliques et ses claques et il va rentrer bien gentiment chez lui, si ça vous dérange pas trop.
— Ma mère elle est en Amérique, remarqua Serge en se levant.
— Ben elle a bien de la chance ! dit la jeune femme. T’es peut-être quand même avec quelqu’un non ? Ta grand-mère ?
— Ma grand-mère elle est à Péronne, dit Serge.
— Bon, ton père quoi.
— Mon père il est à Paris, enfin j’crois, dit Serge.
— Bon, d’accord, bien entendu t’es tout seul, tu te balades, etc., dit-elle en soupirant. Ah vous en ratez pas une vous, pas une !…
— J’suis avec Jonathan, on a pris le car, c’est un copain.
— Ah ! Quand même ! C’est sa mère qu’est avec vous alors ?
— Non, juste nous deux, affirma Serge. Lui il m’attend au café, il s’soûle la gueule ! ajouta-t-il avec malice.
Mais un des garçons intervint et dit que Jonathan n’était pas un enfant, c’était un monsieur.
— Ah, vous avez le chic vous ! répéta la femme.
— Ouais, d’abord c’est un Amerloque, décida tout à coup Serge. Et il m’a donné un tas de dollars, cent mille dollars ! Pour aller jouer !
Il éclata de rire et montra le billet de Jonathan.
Perdue dans cette confusion, la jeune femme résolut d’accompagner elle-même Serge jusqu’au café.
— Et vous vous bougez pas d’ici vous avez compris ? ordonna-t-elle à ses fils (très mobiles et que lui ramenaient parfois deux gendarmes, un voisin ou un commerçant). Par précaution, elle ferma la porte à clef.
Jonathan n’était pas au café.
— Il est pas là, remarqua Serge. Il était là à la table, mais c’est plus lui. Alors y a qu’à l’attendre.
Cette perspective ne réjouissait pas la jeune femme, qui finit cependant par apprendre de Serge que, peut-être, son ami était « à la petite église ». La désignation de ce lieu la rassura. Et c’était tout près.
Ainsi, Jonathan eut la surprise de se voir restituer Serge par une jeune et gracieuse maman, dont les sabots claquèrent dans l’église comme des coups de fouet assénés à la fois sur mille dos d’hérétiques. Elle était souriante et elle raconta l’histoire sans se plaindre ni donner de conseils, mais au contraire en s’excusant d’avoir dû, par crainte des ennuis qui arrivent toujours, renvoyer le gamin. Les façons de Jonathan rendaient souvent aimable. Et ce retour abrupt de Serge l’étonnait moins que l’invitation que les trois enfants lui avaient faite : il savait qu’en France on n’entre pas — et qu’on sort à peine plus.
Il estima la femme attrayante et gentille. Serge eut une autre opinion et il l’exprima devant elle, d’un seul mot, à voix sourde. Jonathan pêcha ce mot d’une oreille et c’est à lui qu’il répondit sans transition quand la jeune mère les eut quittés :
— Oui, mais on n’y peut rien !
Il n’y eut plus qu’à annuler l’hôtel et à prendre le dernier car.
En passant devant le magasin de jouets, Serge montra la vitrine :
— Tiens c’est ce train-là qu’ils ont, juste le même ! Ah ouais eh juste pareil !
Jonathan proposa de l’acheter (il avait retiré une forte liasse à la banque). Serge refusa :
— On peut pas y jouer tout seul.
Il accepta un fusil à fléchettes, dont l’énorme cible lui avait tiré l’œil.
Le trajet de retour se passa gaiement, car Serge, qui avait ouvert le paquet, découvrit que les ventouses des flèches adhéraient à la peau, si on les suçait un peu. Il s’en mit une au front, puis deux, puis trois, essaya sur les joues, grimaça pour les décoller, en remit d’autres, et à la fin il transforma Jonathan en diable cornu. Il contempla le nouveau visage du jeune homme avec un plaisir inexprimable et il le provoqua de ses propres cornes, comme un chevreau qui joue.
Les dames du car, dont plusieurs avaient dû aller en ville pour se faire coiffer et permanenter, estimèrent, malgré le chahut du petit, qu’un sourire indulgent et des regards coulés leur iraient mieux au masque, ce jour-là, qu’un air réprobateur, vu l’état distingué de leur crâne et le rinçage bonnes-œuvres de leur tignasse cendrée ou mauve. Ensuite, le chauffeur ouvrit la radio, et Jonathan comprit, en découvrant des haut-parleurs tout au long du véhicule, que c’était pour les voyageurs. Ce tapage éteignit celui de Serge. Il se remit à gratter son livre de fruits et de venins, sans s’arracher les fléchettes — qui tombèrent d’elles-mêmes quand la salive eut séché.
— C’est un vélo qu’il te faudrait, dit soudain Jonathan, surpris de n’y avoir pas pensé plus tôt.
— Moi ? un vélo ? dit Serge. Tu m’achètes un vélo ? Pourquoi ?
Car Serge n’y avait pas pensé davantage : peu avide de cadeaux, il ne demandait presque jamais rien, et il fallait, dans les magasins, qu’on le lâche seul et libre comme un voleur pour qu’il ait une envie.
— Et toi ? demanda-t-il.
— J’en achèterai deux. Et on pourra venir ici sans prendre le car, si tu as le courage. Ce serait mieux.
Ce projet de Jonathan n’inspira pas d’images agréables au garçonnet. Il aimait bien le car, lui, il ne haïssait pas la radio, et il adorait les grands-mères frisées de neuf.
— J’en préfère pas un, de vélo, dit-il après avoir réfléchi.