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''[[Quand mourut Jonathan (11)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Jonathan ressentit un orgueil gêné, tant le petit se montra heureux de rentrer chez eux,
{{Citation longue|<p>Comme le soleil était vif chaque jour, Jonathan mit le linge à sécher dehors. D’ailleurs il
chez lui Serge, ici. Nuit tombante, les membres fatigués, l’estomac creux, l’esprit soûlé,
y en avait trop maintenant pour le pendre dans la cuisine comme à l’accoutumée.</p>
excité, embué par les émotions de ce long jour.


Lui Stéphane sa bite elle est grande pareil que ça, dit Serge en montrant avec les
Il lavait à la vieille façon, avec un matériel vétuste qu’il avait trouvé dans la cave :
doigts.
lavoir de ciment, lessiveuse avec son tube à champignon, réchaud à gaz, battoir et brosse en
chiendent à moitié dégarnie. Il aimait ce travail solide qui l’enchanta davantage quand se
mêlèrent à ses vêtements les habits sales de Serge. Il leur consacra un soin extrême. Curieux,
Serge l’observa tout au long : il ne connaissait que les blanchisseries des villes, cette grande
lessive familière lui plut. C’était l’avant-dernier jour. Tout serait sec, visité et repassé pour son
départ.


— Ah, dit distraitement Jonathan, très occupé à lever les filets d’un canard, qui ça ?
Jonathan avait ressenti l’envie sourde de voler quelques habits de l’enfant, de les cacher.
Il n’osa pas. Barbara ou Serge étaient assez désinvoltes pour que le larcin reste inaperçu, mais,
dans la solitude de Jonathan, ces vêtements prendraient trop de place, seraient trop présents au
fond de leur recoin, Jonathan n’irait jamais les regarder, sauf peut-être, une seule fois,
avant de les ramasser en boule et de les jeter, très loin d’ici, dans la rivière, bien lestés de
cailloux.


— Lui, Stéphane. Celui qu’était grand.
La voisine s’assombrit quand elle vit Jonathan étaler la jolie lessive. Ces petites tailles
d’habits étaient propriété de femme, aucun monsieur ne touche cela. Elle haussa les épaules,
murmura pour elle-même, ne se montra pas. C’était bien lavé, le blanc blanc, les couleurs très
vives, les choses en laine légères et floconneuses, tout net comme la gaieté. Du mauvais
travail l’aurait, bien sûr, mieux satisfaite : elle aurait pu intervenir, dire ce qu’elle savait,
régner un peu.


Les filets de canard, qu’il allait escaloper et mariner au cognac, devaient garnir le milieu
Serge aida à pendre la lessive. Il tirait du baquet ses dépouilles à lui, car il n’osait pas
d’un pâté qu’il ferait demain avec le reste de la bête, du lard, du bacon, du veau, des foies, des
toucher les vêtements de Jonathan. Puis il se décida à en exhiber un, et un autre, avec un rire
œufs, des pistaches, du citron, du coriandre et des herbes. Jonathan, plus encore par goût des
crapule et presque une danse. Jonathan, la bouche suçant quelques épingles à linge, ne réagit
maîtres flamands que par gourmandise, aimait préparer des pâtés en croûte ou des timbales, et
pas. Leurs silhouettes d’étoffe s’agitèrent au vent, brillèrent sous le soleil, très nues, très
il avait plusieurs beaux moules pour cela. Le dessin de ces moules semblait n’avoir pas varié
naïves, parmi les draps et les serviettes.
au long des siècles.


Ah oui. Pourquoi, les autres, ils…
Serge ne manifestait pas la même ironie quand ils se lavaient ensemble : la vraie nudité
effaçait les différences que les habits accusaient ou créaient. On chauffait une grande marmite
d’eau, on préparait le tub au milieu de la cuisine, en poussant table et chaises. Pour que Serge
n’ait pas froid, cela se passait au meilleur de l’après-midi cela durait presque jusqu’au
dîner. Jonathan lavait d’abord l’enfant ; il exécutait cet office sans fantaisie et restait vêtu.
Serge se tenait bien, droit comme un militaire. Mais ensuite Jonathan se déshabillait,
rallongeait l’eau du bassin, y entrait debout : aussitôt le gamin, la figure écarlate de chaleur et
le corps perlé de gouttelettes, commençait les agaceries, les niches, les gros mots. Le mardi
gras d’être nu, mouillé, les fesses fraîches et le bout dressé, à la cuisine, à l’heure des tartines
et des sorties d’école.


J’sais pas, j’ai pas vu.
Ta grosse couille ! gloussait-il, lorgnant de biais le membre de Jonathan, qu’il
finissait par saisir, gifler, tordre, avant de déclarer :


Serge semblait soucieux, il avait quelque chose à dire. Jonathan n’essaya pas de l’aider.
— Moi j’te lave.
Il continua à désosser le gros Nantais, dont le derrière béant était énormément boursouflé de
graisse jaune.


Il baisse son froc pour jouer au train ?
Il savonnait vigoureusement Jonathan, partout, à fond, jusqu’au plus indiscret, avec le
sans-gêne et l’énergie d’une ménagère qui torche ses moutards. Jonathan ne lavait lui-même
que son visage et ses cheveux, régions trop éloignées pour que le petit puisse les traiter sans
maladresse.


— Mais non ! protesta Serge, t’es con il le baisse pas !
Ce récurage achevait d’énerver Serge. Il semblait affamé. Il avait évité de se remouiller, puis il s’en était moqué et il avait attrapé du savon en se plaquant à Jonathan. Des taches
mousseuses, rondes, ovales, en chapelets, indiquaient sur sa peau les points de contact entre
les corps.


Serge n’avait jamais encore dit con ni bite ; c’est la jeune maman qui disait con ; l’autre
Leurs bousculades produisaient un océan d’éclaboussures. Il fallait déserter la cuisine.
mot appartenait sans doute à ses fils.
Serge et Jonathan montaient dans la chambre et, couchés le grand sous le petit, ils
s’enveloppaient du même drap de bain. Le gamin reprenait ses facéties sur le ventre, sur le
dos du jeune peintre. Les peaux moites, poisseuses de savon, émettaient en se collant, se
décollant selon les tortillements de Serge, des bruits de pets et de succion.


— Ce sont les femmes qui disent con ? demanda Jonathan. Les garçons le disent pas,
Le calme revenait après la circonstance qui assouvit les garçons. Serge, désormais, se
non ? Ou alors conne ? Enfin, je ne sais pas le français.
jugeait assez sec et il en venait à l’essentiel : s’asseoir sur Jonathan, tête-bêche, comme sur un
fauteuil créé à cet usage. Les jambes de Jonathan un peu repliées formaient le dossier du
meuble, dont son abdomen, sexe apaisé, était le siège. Selon les jours, Serge s’allongeait
là-dessus à plat dos, ou en chien de fusil, ou même à plat ventre ; l’inclinaison du dossier
serait réglée en conséquence. Dans tous les cas, le but était d’offrir à Jonathan, très disjointe,
une partie que ce dernier devrait caresser aussi longtemps que Serge le jugerait bon.
Invariablement, cette caresse était un effleurement de l’index, ou plutôt de sa pulpe, qui
suivait une course précise, sans appuyer ni modifier son rythme. Le doigt touchait la raie des
fesses, quatre ou cinq centimètres au-dessus du trou, glissait, frôlait un bord de l’anneau ou
chatouillait son milieu, continuait plus bas, plus vite, dessinait le tour des bourses, puis il
s’évanouissait. Trois secondes plus tard, il renaissait là-haut, et reprenait sa glissade. Après
mille parcours, le grain délié de la peau enfantine paraissait à Jonathan grossi, presque râpeux,
tandis que la chair de son doigt était comme mise à vif.


— Si, eux ils le disent. Ma mère elle le dit pas.
Les autres caresses intéressaient moins Serge ou lui inspiraient des entreprises. Cette
chatouille-là, au contraire, se suffisait à elle-même. Bientôt, l’érection de l’enfant retombait :
il prenait son pouce dans la bouche et fermait les yeux, plus immobile et plus amolli qu’un
dormeur. Occupé à ce devoir monotone, Jonathan s’engourdissait aussi ; mais que son doigt
abandonne, et la voix de Serge éclatait sur-le-champ :


Barbara, en fait, le disait très souvent. Jusqu’ici, le mot avait donc traversé l’esprit de
— Continue ! Continue-le !
l’enfant sans s’y fixer.


Jonathan lui donna à éplucher les pistaches : il n’en avait trouvé que de salées et
Ils avaient inauguré ce rituel l’année d’avant, un matin qu’ils étaient seuls et avaient
grillées, mais, en les trempant, elles conviendraient peut-être.
dormi nus. Serge, admis à visiter les ressources d’un garçon adulte, avait découvert la position
où Jonathan servait de chaise-longue, et, satisfait qu’une anatomie soit aussi habitable, il se
l’était appropriée, gracieusement mais sans réplique. Jonathan avait embrassé les nudités
ouvertes à son visage. La petite caresse était née parmi d’autres, et Serge l’avait élue, en
expliquant, sous le plus gras des rires qu’il savait :


Non, parce que j’l’ai vue, reprit Serge, au bout c’est tout rouge.
Ça m’fait d’l’électricité dans mon cul !


Rouge ?
On mettra une lampe, avait suggéré Jonathan.


Vraiment une vieille bête, qu’il vaudrait mieux mariner plus longtemps que prévu.
— Ah ouais dis donc eh une lampe ! Allez, refais-le !


— Oui, et tu sais pas pourquoi ? Parce qu’y a pas la peau dessus. Parce que le docteur il
En même temps avaient commencé la succion de pouce et la torpeur. Sinon, pour
l’a coupée. Tu sais pas ? Stéphane le docteur il leur a coupée tous les trois, tu sais pas
s’endormir, Serge à six ans mâchait une serviette à thé qu’il serrait dans un poing.
pourquoi ? Parce que leur mère elle a dit c’est sale il faut la couper, parce qu’elle leur a dit
qu’après ils auront des maladies.


Jonathan soupira.
Son premier matin à la campagne, avant le véritable éveil, la posture s’était recomposée
spontanément, avec l’étrange perfection du mouvement des oiseaux, du sommeil des renards.
Mais Jonathan l’éprouvait comme un rite d’éclosion, végétal, lent et secret, dans sa
monotonie, son oubli du temps, des actes, des images. Leurs autres intimités sensuelles étaient
banales : celle-ci devait sa rareté à la répétition et à l’hypnose qu’elle produisait.


Ce n’est pas vrai. Mais elles font ce qu’elles veulent, dit-il.
Ce n’était pas un plaisir du soir, ni du jardin. Serge ne le recherchait qu’au lit, en
s’éveillant, ou après le tub.


— Ben elle a pas intérêt Barbara ! s’écria Serge, subitement en colère. J’ui pète la
Les moments consacrés à la toilette du corps, deux ou trois fois par semaine, condensaient toutes les idées et toutes les extravagances que sa nudité et celle de Jonathan lui
gueule moi ! D’abord elle a pas le droit !
dictaient. Il s’amusait à uriner de loin dans le tub, et il savait comment se retrousser et se
pincer pour obtenir une projection raide et longue comme celle d’une lance d’incendie. Il
réclamait que Jonathan l’imite : d’un naturel pudique, Jonathan prétextait qu’il manquait des
eaux nécessaires.


Elles ont tous les droits, murmura Jonathan. Si elle en a envie ils te le feront.
T’aurais qu’à boire, insistait le petit.


J’la tuerai ! hurla Serge. D’un coup de poing, il balaya les pistaches et leur bol, qui
Ça ne ressortira pas tout de suite, disait Jonathan. Serge visait le bassin depuis la
roulèrent à travers la cuisine ; ses deux joues furent brutalement inondées de larmes.
porte de la cuisine, ou prétendait chercher une souris à arroser. Mais ces tumultes les
effrayaient, on n’en voyait pas une.


Jonathan, le visage brûlant, partageait cette colère, mais il n’osait rien en montrer. Il se
Elles se montraient plutôt le soir après dîner, et leur théâtre favori était le dessus du
remémora le petit chemin de fer, le dévêtit, l’affligea des trois mutilations. Il dit :
fourneau. Elles y grignotaient ce qui avait débordé des casseroles ; ces résidus demi-brûlés,
que Jonathan nettoyait le matin, leur plaisaient mieux que les petits repas qu’on disposait par
terre et qu’elles laissaient souvent intacts. Le lait caillait, la confiture se croûtait, le lard
suintait. Puis on retrouvait les soucoupes vides, nettes comme si une armée de rats avait
envahi cette cuisine de cocagne.


— Elles font ça parce que le docteur dit que c’est bien. Tout ce que disent les docteurs
Le goût de Serge pour les animaux était plus faible que ne l’aurait fait croire l’attention
elles le croient. Tu vois c’est eux les vrais salauds, insista-t-il doucement.
qu’il leur consacrait. Il était surtout curieux de Jonathan, des espaces de Jonathan avec ce
qu’il y avait dedans, choses vives ou inertes.


— Ouais, c’est des salauds, répéta Serge, dont la voix devenue basse était éraillée de
La chambre, par exemple, était un lieu où, nu sous des draps tièdes, et si on restait à lire,
sanglots.
à veiller, sans bouger, sans parler, les souris, non, une souris, elle ou son frère, ferait une
audacieuse apparition, et se hasarderait même sur le couvre-lit, à leurs pieds, comme si elle
suivait un chemin nécessaire, inévitable quels qu’en soient les dangers nouveaux.


— C’est parce que c’est coupé qu’il t’a montré ? reprit Jonathan.
Et elles dévisageaient les deux garçons avec une telle malice et mêlaient tant
d’hésitations, de retours et d’avances effrontées dans leur passage que, de vermine, elles
devenaient êtres nains, êtres fées, proches des gnomes, des lutins, des servans, de toutes les
canailles miniatures qui, autrefois, peuplaient le monde et ricanaient derrière les gens avant de
leur jouer un tour. Mais Serge aurait préféré que la souris apparaisse lorsqu’il étreignait
Jonathan, et il se la serait mise là.


— Non, il m’a pas montré. Il a regardé, moi, parce que j’étais au cabinet, parce que je
C’est ce qu’il tenta de faire avec le lapereau, le soir où ils dormirent ensemble. Après
savais pas où c’était. Après il m’a montré, lui.
s’être distrait à le courser gentiment par terre, Serge l’emporta sur le lit et le posa dans le nid
de ses cuisses : l’animal n’eut pas un coup de museau pour son sexe. En vérité, il n’aimait pas
être là, et Serge peinait à le contenir. Mais cette boule tressaillante excita les audaces de
l’enfant : il entrebâilla les jambes, montra son trou au petit lapin et le pelotonna tout contre,
mots grossiers à l’appui. Entre deux rires aigus, il reçut les chatouilles que lui fit l’animal
velouté, qui frissonnait du pelage, des oreilles, et essayait de bondir.


— Ah. Et comment il préfère ?
Le cynisme de Serge troubla Jonathan ; il refréna une tentation de l’imiter (en une scène
où Serge serait le lapin).


— Comme moi. Mais pas quand j’pisse, parce que je fais comme ça.
Il désira plutôt être brutalisé lui-même, quand l’enfant changerait de jouet.


Il montrait sur son pouce le geste de se décalotter. La difficulté de cette description
Car Serge, délicat et très doux en amour, devenait batailleur dès qu’on s’occupait de son
l’avait un peu apaisé.
beau petit membre : et il querellait le sexe de Jonathan comme si ç’avait été un bâton
incassable. Serge, aussi, mordait volontiers. Dans sa première année d’école, plusieurs enfants
de sa classe l’avaient craint pour cela. Il osait parfois éprouver jusqu’au sang l’endurance de
Jonathan, lui mordait la joue, l’avant-bras, la tétine, le flanc, qu’il mâchait près du foie après
avoir pincé un pli de peau. Les yeux humides de douleur, Jonathan se soumettait à ce mystère
et n’y voyait nulle cruauté, sinon celle des initiations primitives, des liens tribaux et des pactes
enfantins — le plus tendre, s’il ressemblait à l’émotion qu’il laissait après lui.


— C’est quand j’l’ai remis, la peau, dit-il, sinon c’est pas beau. La bite. Mais eux on ira
Un autre bonheur de Jonathan, ces jours de grande toilette, était de renifler sur le crâne du gamin les effluves sidérants du shampooing bon marché, quand, les draps tirés au cou, le
quand même les voir, hein ?
plaisir pris, la lampe éteinte, leurs têtes se rapprochaient étroitement pour dormir.}}<br>
 
— Bien sûr. Seulement si leur mère elle te fout dehors chaque fois… Tu sais les gens
dans ton pays…
 
— C’est une conne ! cria Serge. C’est des salauds ! (Il repensait aux médecins.) Tiens,
dit-il d’une voix subitement jolie, Thomas il m’a donné ça… Eh, machin, regarde !
 
''Machin'' aussi était un mot nouveau (mais d’intention aimable). Serge extirpa de sa
poche un petit paquet et en déplia le papier, qui était un billet de dix marks tout neuf. Dedans,
il y avait une belle tête de cheval en ivoire, peut-être le sommet d’une grosse pièce d’échec
cassée, et une chaînette en or, très courte et très fine, sans doute le reste d’une gourmette de
bébé sans sa plaque.
 
Jonathan montra à Serge qu’on pourrait visser la tête à la chaînette et lui pendre ça
autour du cou avec du fil. Serge voulut que ce bricolage soit exécuté de suite. Jonathan, les
mains sanglantes et grasses de canard, le lui promit pour l’après-dîner. Il renonça à ramasser
les pistaches et il les repoussa vers le coin des souris. Le bol, un récipient en plastique à
couvercle, ne s’était pas cassé.
 
Serge n’avait rien donné à l’autre petit en échange du cadeau. Il en avait un remords. Il
expliqua à Jonathan que, s’il avait emporté l’album avec les odeurs… Mais il n’avait rien sur ui, sauf le billet de cent francs, qui n’était pas un vrai cadeau — ou alors peut-être si ?
 
Jonathan dit que oui, et il sourit en imaginant la figure qu’aurait faite la jeune mère en
découvrant ce billet parmi les propriétés de son fils.
 
Tout de même, Serge avait des choses mieux à Paris, c’était dommage. Il décrivit une
petite boîte dont Jonathan ne sut pas si elle était en écaille, en nacre ou en plastique (cela
semblait être un poudrier). Puis l’enfant énuméra les objets qu’il y rangeait, et qu’il estimait
beaucoup. Un bouton doré, ou plutôt bronze et noir, à décor d’ancre marine. Deux petits
aimants rectangulaires, de ceux qui sont logés dans la fermeture magnétique des portes de
placard : ils marchaient très bien. Une boussole miniature, breloque de porte-clefs, et dont
l’aiguille tournoyait à merveille. Un jeu de patience fait d’un boîtier identique à celui de la
boussole, mais avec une bille dedans et un fond concave comportant une couronne de trous à
marques chiffrées. Une bague ornée d’un diamant gros comme une noisette. Une carabine à
ressort, longue d’un doigt, qui lançait jusqu’au plafond les allumettes enflammées. Cette
collection et sa boîte lui paraissaient appariées au cadeau qu’il avait reçu.
 
— Ça sert même à rien, c’est des bêtises ! jugea-t-il pourtant, un peu confus d’avoir
décrit ce butin secret, rare parce que minuscule, et très supérieur aux jouets ordinaires — qui
sont gros et où il n’y a rien à regarder de tout près. Mais Jonathan n’avait pas dû manifester
un enthousiasme suffisant. Il rangeait des escargots dans un plat à four, pochait des cervelles,
extirpait les arêtes d’un hareng au vinaigre, égouttait des olives noires, couvrait d’ail une
salade de maïs aux tomates, aux endives et à la betterave rouge. Tel était le menu étrange
qu’on pouvait composer avec quelques-uns des aliments que Serge avait choisis en ville.
Grâce aux dîners bohèmes de Barbara, le petit n’avait pas des goûts fades. Les escargots
surtout, que Serge mâchait à pleine joue comme du chewing-gum, étonnaient Jonathan, qui
les gobait sans presque y mettre la dent, et qui avait attendu d’être homme pour aimer l’ail.
 
Néanmoins, Serge était grand mangeur de nouilles : et il avait pour elles une
prédilection très pure, car il n’y acceptait qu’un atome de beurre cru et il les dégustait sans
sauce, sans fromage, sans épices, avec les doigts, une à une, trop cuites et plutôt froides.
Celles qui, petites et glissantes, doivent se prendre à la fourchette, à la cuiller, ne lui
inspiraient que répugnance et, à l’épicerie, s’il voyait Jonathan saisir un paquet de ce genre, il
l’arrêtait :
 
— Non ! pas celles-là ! elles sont pas bonnes !
 
Quant aux desserts, l’enfant mangeait tout le sucré, sans discrimination. Mais un
pâtissier plus chatouilleux que Jonathan aurait jugé vexante la passion de Serge pour certaine
marque de biscuits industriels, qu’il grignotait toute la journée et dont la maison regorgeait.
Sur l’emballage, on pouvait découper de petites cartes à jouer. Serge les collectionnait, et ce
furent elles qu’il choisit, après mille comparaisons, en cadeau pour Thomas. Il garderait
seulement les doubles. Il ne songea même pas à examiner les jouets que Jonathan lui avait
achetés avant son arrivée : il ne s’en servait guère et ne leur portait pas d’intérêt personnel. Il
hésita plutôt devant les illustrés. Mais il ignorait si l’autre garçon savait lire. Et il était un peu
jaloux des rares publications sur lesquelles il parvenait à exercer son propre talent.
 
— Non… il sait pas lire… avait-il murmuré en feuilletant ses lectures, étalées avec lui
sur le parquet après le repas.
 
Thomas était le benjamin des frères, celui qui parlait le moins et qui riait le plus. Il
regardait tout, et tout l’amusait. Jonathan, qui l’avait préféré aux autres, était ravi que Serge
voue à ce très jeune enfant (il manquait des dents à Thomas, tandis que celles de Serge étaient
repoussées depuis des siècles, au moins sur le devant) une tendresse aussi immédiate et si
vive ; et que ce petit, lui-même, ait été le seul des trois qui fasse un don à Serge — ce cadeau biscornu, sans valeur ni visage sinon pour ceux qu’il avait passagèrement associés.
 
À la fin, Serge se réserva les brochures qu’il connaissait ; et, pour Thomas, il en choisit
une magnifique mais qui lui semblait extrêmement rébarbative à déchiffrer. Il la joignit aux
cartes.
 
— Puisqu’il sait pas lire, ça fait rien si c’est dur, dit-il avec logique.
 
Jonathan approuva : il se rappelait avoir offert de trop bons livres à ses amis au nom du
même raisonnement.
 
Pendant les recherches de Serge, il fora un infime avant-trou dans la tête de cheval et, à
l’aide d’une vis également infime, il réussit à y fixer la chaînette par ses derniers maillons,
pour former un anneau. Le pendentif ainsi façonné, insignifiant et sauvage, prit place sur un
élastique à chaussette de couleur noire, que Jonathan avait préféré à d’autres cordonnets, par
crainte que le gamin s’étrangle.
 
Il eut raison : Serge garda le colifichet à son cou pour dormir. Le lendemain, Jonathan
remplaça l’élastique par un signet de soie arraché à un grand ouvrage relié ; ce ruban moiré,
vert émeraude, était assez fragile pour n’être pas dangereux, et il décorait très bien la peau.}}<br>
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Comme le soleil était vif chaque jour, Jonathan mit le linge à sécher dehors. D’ailleurs il y en avait trop maintenant pour le pendre dans la cuisine comme à l’accoutumée.

Il lavait à la vieille façon, avec un matériel vétuste qu’il avait trouvé dans la cave : lavoir de ciment, lessiveuse avec son tube à champignon, réchaud à gaz, battoir et brosse en chiendent à moitié dégarnie. Il aimait ce travail solide — qui l’enchanta davantage quand se mêlèrent à ses vêtements les habits sales de Serge. Il leur consacra un soin extrême. Curieux, Serge l’observa tout au long : il ne connaissait que les blanchisseries des villes, cette grande lessive familière lui plut. C’était l’avant-dernier jour. Tout serait sec, visité et repassé pour son départ.

Jonathan avait ressenti l’envie sourde de voler quelques habits de l’enfant, de les cacher. Il n’osa pas. Barbara ou Serge étaient assez désinvoltes pour que le larcin reste inaperçu, mais, dans la solitude de Jonathan, ces vêtements prendraient trop de place, seraient trop présents au fond de leur recoin, où Jonathan n’irait jamais les regarder, sauf peut-être, une seule fois, avant de les ramasser en boule et de les jeter, très loin d’ici, dans la rivière, bien lestés de cailloux.

La voisine s’assombrit quand elle vit Jonathan étaler la jolie lessive. Ces petites tailles d’habits étaient propriété de femme, aucun monsieur ne touche cela. Elle haussa les épaules, murmura pour elle-même, ne se montra pas. C’était bien lavé, le blanc blanc, les couleurs très vives, les choses en laine légères et floconneuses, tout net comme la gaieté. Du mauvais travail l’aurait, bien sûr, mieux satisfaite : elle aurait pu intervenir, dire ce qu’elle savait, régner un peu.

Serge aida à pendre la lessive. Il tirait du baquet ses dépouilles à lui, car il n’osait pas toucher les vêtements de Jonathan. Puis il se décida à en exhiber un, et un autre, avec un rire crapule et presque une danse. Jonathan, la bouche suçant quelques épingles à linge, ne réagit pas. Leurs silhouettes d’étoffe s’agitèrent au vent, brillèrent sous le soleil, très nues, très naïves, parmi les draps et les serviettes.

Serge ne manifestait pas la même ironie quand ils se lavaient ensemble : la vraie nudité effaçait les différences que les habits accusaient ou créaient. On chauffait une grande marmite d’eau, on préparait le tub au milieu de la cuisine, en poussant table et chaises. Pour que Serge n’ait pas froid, cela se passait au meilleur de l’après-midi — cela durait presque jusqu’au dîner. Jonathan lavait d’abord l’enfant ; il exécutait cet office sans fantaisie et restait vêtu. Serge se tenait bien, droit comme un militaire. Mais ensuite Jonathan se déshabillait, rallongeait l’eau du bassin, y entrait debout : aussitôt le gamin, la figure écarlate de chaleur et le corps perlé de gouttelettes, commençait les agaceries, les niches, les gros mots. Le mardi gras d’être nu, mouillé, les fesses fraîches et le bout dressé, à la cuisine, à l’heure des tartines et des sorties d’école.

— Ta grosse couille ! gloussait-il, lorgnant de biais le membre de Jonathan, qu’il finissait par saisir, gifler, tordre, avant de déclarer :

— Moi j’te lave.

Il savonnait vigoureusement Jonathan, partout, à fond, jusqu’au plus indiscret, avec le sans-gêne et l’énergie d’une ménagère qui torche ses moutards. Jonathan ne lavait lui-même que son visage et ses cheveux, régions trop éloignées pour que le petit puisse les traiter sans maladresse.

Ce récurage achevait d’énerver Serge. Il semblait affamé. Il avait évité de se remouiller, puis il s’en était moqué et il avait attrapé du savon en se plaquant à Jonathan. Des taches mousseuses, rondes, ovales, en chapelets, indiquaient sur sa peau les points de contact entre les corps.

Leurs bousculades produisaient un océan d’éclaboussures. Il fallait déserter la cuisine. Serge et Jonathan montaient dans la chambre et, couchés le grand sous le petit, ils s’enveloppaient du même drap de bain. Le gamin reprenait ses facéties sur le ventre, sur le dos du jeune peintre. Les peaux moites, poisseuses de savon, émettaient en se collant, se décollant selon les tortillements de Serge, des bruits de pets et de succion.

Le calme revenait après la circonstance qui assouvit les garçons. Serge, désormais, se jugeait assez sec et il en venait à l’essentiel : s’asseoir sur Jonathan, tête-bêche, comme sur un fauteuil créé à cet usage. Les jambes de Jonathan un peu repliées formaient le dossier du meuble, dont son abdomen, sexe apaisé, était le siège. Selon les jours, Serge s’allongeait là-dessus à plat dos, ou en chien de fusil, ou même à plat ventre ; l’inclinaison du dossier serait réglée en conséquence. Dans tous les cas, le but était d’offrir à Jonathan, très disjointe, une partie que ce dernier devrait caresser aussi longtemps que Serge le jugerait bon. Invariablement, cette caresse était un effleurement de l’index, ou plutôt de sa pulpe, qui suivait une course précise, sans appuyer ni modifier son rythme. Le doigt touchait la raie des fesses, quatre ou cinq centimètres au-dessus du trou, glissait, frôlait un bord de l’anneau ou chatouillait son milieu, continuait plus bas, plus vite, dessinait le tour des bourses, puis il s’évanouissait. Trois secondes plus tard, il renaissait là-haut, et reprenait sa glissade. Après mille parcours, le grain délié de la peau enfantine paraissait à Jonathan grossi, presque râpeux, tandis que la chair de son doigt était comme mise à vif.

Les autres caresses intéressaient moins Serge ou lui inspiraient des entreprises. Cette chatouille-là, au contraire, se suffisait à elle-même. Bientôt, l’érection de l’enfant retombait : il prenait son pouce dans la bouche et fermait les yeux, plus immobile et plus amolli qu’un dormeur. Occupé à ce devoir monotone, Jonathan s’engourdissait aussi ; mais que son doigt abandonne, et la voix de Serge éclatait sur-le-champ :

— Continue ! Continue-le !

Ils avaient inauguré ce rituel l’année d’avant, un matin qu’ils étaient seuls et avaient dormi nus. Serge, admis à visiter les ressources d’un garçon adulte, avait découvert la position où Jonathan servait de chaise-longue, et, satisfait qu’une anatomie soit aussi habitable, il se l’était appropriée, gracieusement mais sans réplique. Jonathan avait embrassé les nudités ouvertes à son visage. La petite caresse était née parmi d’autres, et Serge l’avait élue, en expliquant, sous le plus gras des rires qu’il savait :

— Ça m’fait d’l’électricité dans mon cul !

— On mettra une lampe, avait suggéré Jonathan.

— Ah ouais dis donc eh une lampe ! Allez, refais-le !

En même temps avaient commencé la succion de pouce et la torpeur. Sinon, pour s’endormir, Serge à six ans mâchait une serviette à thé qu’il serrait dans un poing.

Son premier matin à la campagne, avant le véritable éveil, la posture s’était recomposée spontanément, avec l’étrange perfection du mouvement des oiseaux, du sommeil des renards. Mais Jonathan l’éprouvait comme un rite d’éclosion, végétal, lent et secret, dans sa monotonie, son oubli du temps, des actes, des images. Leurs autres intimités sensuelles étaient banales : celle-ci devait sa rareté à la répétition et à l’hypnose qu’elle produisait.

Ce n’était pas un plaisir du soir, ni du jardin. Serge ne le recherchait qu’au lit, en s’éveillant, ou après le tub.

Les moments consacrés à la toilette du corps, deux ou trois fois par semaine, condensaient toutes les idées et toutes les extravagances que sa nudité et celle de Jonathan lui dictaient. Il s’amusait à uriner de loin dans le tub, et il savait comment se retrousser et se pincer pour obtenir une projection raide et longue comme celle d’une lance d’incendie. Il réclamait que Jonathan l’imite : d’un naturel pudique, Jonathan prétextait qu’il manquait des eaux nécessaires.

— T’aurais qu’à boire, insistait le petit.

— Ça ne ressortira pas tout de suite, disait Jonathan. Serge visait le bassin depuis la porte de la cuisine, ou prétendait chercher une souris à arroser. Mais ces tumultes les effrayaient, on n’en voyait pas une.

Elles se montraient plutôt le soir après dîner, et leur théâtre favori était le dessus du fourneau. Elles y grignotaient ce qui avait débordé des casseroles ; ces résidus demi-brûlés, que Jonathan nettoyait le matin, leur plaisaient mieux que les petits repas qu’on disposait par terre et qu’elles laissaient souvent intacts. Le lait caillait, la confiture se croûtait, le lard suintait. Puis on retrouvait les soucoupes vides, nettes comme si une armée de rats avait envahi cette cuisine de cocagne.

Le goût de Serge pour les animaux était plus faible que ne l’aurait fait croire l’attention qu’il leur consacrait. Il était surtout curieux de Jonathan, des espaces de Jonathan avec ce qu’il y avait dedans, choses vives ou inertes.

La chambre, par exemple, était un lieu où, nu sous des draps tièdes, et si on restait à lire, à veiller, sans bouger, sans parler, les souris, non, une souris, elle ou son frère, ferait une audacieuse apparition, et se hasarderait même sur le couvre-lit, à leurs pieds, comme si elle suivait un chemin nécessaire, inévitable quels qu’en soient les dangers nouveaux.

Et elles dévisageaient les deux garçons avec une telle malice et mêlaient tant d’hésitations, de retours et d’avances effrontées dans leur passage que, de vermine, elles devenaient êtres nains, êtres fées, proches des gnomes, des lutins, des servans, de toutes les canailles miniatures qui, autrefois, peuplaient le monde et ricanaient derrière les gens avant de leur jouer un tour. Mais Serge aurait préféré que la souris apparaisse lorsqu’il étreignait Jonathan, et il se la serait mise là.

C’est ce qu’il tenta de faire avec le lapereau, le soir où ils dormirent ensemble. Après s’être distrait à le courser gentiment par terre, Serge l’emporta sur le lit et le posa dans le nid de ses cuisses : l’animal n’eut pas un coup de museau pour son sexe. En vérité, il n’aimait pas être là, et Serge peinait à le contenir. Mais cette boule tressaillante excita les audaces de l’enfant : il entrebâilla les jambes, montra son trou au petit lapin et le pelotonna tout contre, mots grossiers à l’appui. Entre deux rires aigus, il reçut les chatouilles que lui fit l’animal velouté, qui frissonnait du pelage, des oreilles, et essayait de bondir.

Le cynisme de Serge troubla Jonathan ; il refréna une tentation de l’imiter (en une scène où Serge serait le lapin).

Il désira plutôt être brutalisé lui-même, quand l’enfant changerait de jouet.

Car Serge, délicat et très doux en amour, devenait batailleur dès qu’on s’occupait de son beau petit membre : et il querellait le sexe de Jonathan comme si ç’avait été un bâton incassable. Serge, aussi, mordait volontiers. Dans sa première année d’école, plusieurs enfants de sa classe l’avaient craint pour cela. Il osait parfois éprouver jusqu’au sang l’endurance de Jonathan, lui mordait la joue, l’avant-bras, la tétine, le flanc, qu’il mâchait près du foie après avoir pincé un pli de peau. Les yeux humides de douleur, Jonathan se soumettait à ce mystère et n’y voyait nulle cruauté, sinon celle des initiations primitives, des liens tribaux et des pactes enfantins — le plus tendre, s’il ressemblait à l’émotion qu’il laissait après lui.

Un autre bonheur de Jonathan, ces jours de grande toilette, était de renifler sur le crâne du gamin les effluves sidérants du shampooing bon marché, quand, les draps tirés au cou, le plaisir pris, la lampe éteinte, leurs têtes se rapprochaient étroitement pour dormir.


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