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''[[Quand mourut Jonathan (30)|précédent]]''<br><br>
{{Citation longue|Cet automne lui apporta, de Paris, une nouvelle qui le ressuscita.
{{Citation longue|Ce même hiver, la vieille voisine mourut. Jonathan assista à cela. Il avait enterré le
chien, il avait senti que la femme suivrait vite. Il y a un moment où la solitude, au-delà de
toute tristesse, donne une telle impression de dureté minérale, d’insensibilité, de nudité sans
pudeur, qu’on en devine que la mort rôde.


C’était une lettre de Simon, le père de Serge. Phraseuse et sans malice, la lettre racontait
Quand la vieille tomba malade, il le sut : les maisons étaient trop proches pour que ces
que Simon avait renoué avec Barbara — délaissée de sa bande américaine, et que son fluide
deux ermites ne s’observent pas. Après deux jours qu’il ne l’avait pas vue sortir, il se décida à
de guérisseuse, semblait-il, n’enrichissait pas plus que ses barbouillages de taches rêveuses à
frapper chez elle, pensant déjà la trouver morte.
l’acrylique. Elle avait repris du secrétariat à mi-temps et envisageait sérieusement de s’établir.
Simon se rendait compte qu’elle se rabattait sur lui faute de mieux : mais il l’aimait, lui, et le
reste lui était égal. Le cabinet d’architecture où il travaillait attenait à des affaires de
prévarication, des superbes, avec députés, conseillers municipaux, ministre et banque : infect,
reconnaissait-il, mais qui promettait une prime que son mariage avec Barbara rendrait bien
opportune. C’était tout de même le principal, on n’a qu’une vie. Oui, ils allaient se marier
dans les règles, les familles seraient là, et tout : il fallait seulement attendre la prime, parce
qu’il y avait des problèmes de logement, à trois personnes. Car il avait absolument besoin
d’un bureau — et, en outre, Barbara aurait préféré qu’ils fassent chambre à part. Ça évite à
l’amour de s’user, au fond elle avait raison.


Ce serait donc au printemps, ou à l’été, selon l’argent.
On ne répondit pas. Ce n’était pas fermé à clef. Il entra. La maison était sans feu. Il
trouva la femme au lit. La chambre puait épouvantablement. La vieille avait chié et pissé sous
elle ; elle semblait dans le coma ; elle ronflait. Sa figure était jaune et verte, dans des tons vifs.
Sa bouche béait, elle avait quelques dents.


Là, juste à un coin de page, Simon transmettait naïvement à Jonathan un bonjour de
Jonathan eut envie de la laisser mourir là. Par lâcheté, il s’y refusa, et il descendit
Serge ; et il ajoutait que l’enfant pensait beaucoup à lui, Jonathan, et qu’il aimerait bien
rapidement au village. À l’épicerie, on pouvait téléphoner (il n’y avait de médecin qu’à la
revenir à la campagne chez lui. Peut-être au printemps, ou à l’été, précisait Simon, parce que
ville voisine).
justement, après le mariage, un petit voyage d’amoureux, lui et Barbara, sans le gosse… Oui,
ce serait bien. Non, évidemment, ils n’allaient pas passer leur vie à engager Jonathan comme
nurse : Simon disait plutôt ça parce que son fils, ma parole, avait un vrai béguin pour
Jonathan : alors si ça emmerdait pas trop Jonathan — mais enfin on verrait, bien sûr, c’était à
lui de décider, on se rendait bien compte que, et puis au pire il y aurait toujours l’une des
grands-mères, mais enfin, lui, Simon, il trouvait que, etc.


Il réexprimait aussi, avec vaillance, ses ambitions artistiques (sculpter, surtout) ; et il
Mais, dans la boutique, Jonathan changea d’idée. Il acheta du jambon, du vin, du beurre,
commentait l’actualité, les jeunes talents.
du fromage, et il remonta tranquillement chez lui sans avoir prévenu personne.


À peine cette lettre déchiffrée, Jonathan eut envie de bondir à Paris. Il tournait et
— Je n’avais pas le droit de lui faire ça, se dit-il simplement.
retournait dans la maison, lisait et relisait la phrase où Serge pensait à lui, il riait, se traitait
d’imbécile, ouvrit une bouteille, l’abandonna dans l’évier, pleura en riant, s’arrêta, s’effleura
une main comme si c’était celle du petit, courut au jardin, s’émerveilla de la moindre feuille
morte, rentra tout brûlant, s’effondra sur une chaise et, les yeux brouillés, délaissant la lettre,
il éprouva toute la pureté et toute la douleur de sa joie.


Du regard, il recomposait la maison comme elle était avant ; il revoyait chaque objet
Il vint la veiller, avec ses sandwichs et son vin. Il se sentait mieux. Il pensait à Serge
comme si un autre regard allait le retrouver, l’aimer ; une voix aiguë et rauque, délicieuse,
sans douleur. Très vêtu, une écharpe jusqu’au nez, un beau verre près de lui, il s’était assis à la
rapide, au chant de rivière impétueuse et embarrassée de cailloux, aux douces ingénuités de
tête du lit, dans une haute chaise de peluche prune, et il écoutait la vieille ronfler. C’est
lac, lui revint aux oreilles ; il se prépara à manger et dressa richement la table comme si, la
réconfortant de voir mourir ceux qui ne vous sont rien : on se voit soi-même, on s’habitue.
minute d’après, allait apparaître l’hôte qu’il attendrait, désormais, chaque jour et le suivant.


Livré à ce bonheur enfantin, il écarta son assiette, prit du papier et dessina, comme une
— Ah, une bonne soirée, murmurait Jonathan, étonné d’éprouver tant de paix.
couverture de journal à sensation, cet événement gigantesque : le retour de Serge. Alors il
Décidément, les choses ne ressemblaient jamais à ce que les gens prétendent : ni les enfants,
s’aperçut qu’il ne parvenait plus à reproduire les traits de l’enfant. Il chercha ses dessins
ni la mort.
anciens, les examina, et sa joie tomba aussitôt. Il comprit qu’il se trompait.


Si Serge venait à Pâques, ce serait presque deux ans après ces dessins-là. S’il venait à
— Forcément, c’est des cons, c’est des salauds ! dit Jonathan, qui sourit en répétant ces
l’été, ce serait un grand petit garçon de dix ans, un enfant inimaginable. Un inconnu, et qui
mots de Serge. Ça aurait sûrement plu à l’enfant d’être là. Il aurait peut-être fait la
porterait dans son cœur, dans sa mémoire, un autre inconnu. Jonathan eut peur.}}<br>
conversation à la moribonde, puisqu’il parlait avec les lapins.
 
Jonathan avait entrouvert la fenêtre, à cause de l’odeur. Et cette odeur, décantée
maintenant, ne laissait plus qu’un parfum de vomi, de bile, d’entrailles creuses.
 
Pour manger, Jonathan quittait la pièce : mais non pour boire.
 
Il regarnit un petit poêle à charbon. À un moment, il voulut du papier, et dénicha
quelques grandes feuilles de papier à lettres, lignées de bleu, et pliées d’avance en quatre pour
être rangées dans les enveloppes. Au stylo-bille, il se mit à dessiner ce qu’il voyait. C’était
plutôt par curiosité que par manque de mémoire — une curiosité pour une sorte d’images
qu’il n’avait jamais tracées.
 
Vers le milieu de la nuit, il rentra se coucher. Il était ivre, il dormit mal.
 
Il s’éveilla sur midi, lourdement. Les premiers souvenirs qui lui vinrent lui montrèrent
la vieille. Il en fut revigoré, après une brève nausée. Il fila dans la maison voisine.
 
L’odeur de la chambre avait changé : elle était devenue très fétide, mais fluide, fraîche,
un peu acide, comme celle des couches de nourrisson. La femme respirait sans ronfler. Ses joues étaient froides et molles, ses yeux toujours clos ; ses cheveux en arrière découvraient un
crâne bleuâtre.
 
— Ah, ma jolie, tu es bien fatiguée, soupira Jonathan. Bien fatiguée vraiment ! Mais tu
me plais. Les gens sont presque bons à aimer quand il n’y a plus personne dedans. Je t’aime
bien, je ne mens pas ! Je vais te peigner, tiens.
 
Il la veilla jusqu’au soir, et repartit sans avoir rien bu.
 
C’est seulement le lendemain matin qu’il la trouva morte. D’abord il n’en fut pas sûr. Il
lui prit le pouls, lui écouta la tête, les seins.
 
Son agonie avait été agitée ; les draps étaient rejetés, un pied nu sortait, une main était
agrippée au matelas, une paupière s’ouvrait un peu sur un blanc d’œil, la bouche semblait
arrêtée au milieu d’un cri, ou d’un mot, et les cheveux étaient tortillés de sueur.
 
Cette fois, Jonathan descendit téléphoner pour de bon.}}<br>
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Ce même hiver, la vieille voisine mourut. Jonathan assista à cela. Il avait enterré le chien, il avait senti que la femme suivrait vite. Il y a un moment où la solitude, au-delà de toute tristesse, donne une telle impression de dureté minérale, d’insensibilité, de nudité sans pudeur, qu’on en devine que la mort rôde.

Quand la vieille tomba malade, il le sut : les maisons étaient trop proches pour que ces deux ermites ne s’observent pas. Après deux jours qu’il ne l’avait pas vue sortir, il se décida à frapper chez elle, pensant déjà la trouver morte.

On ne répondit pas. Ce n’était pas fermé à clef. Il entra. La maison était sans feu. Il trouva la femme au lit. La chambre puait épouvantablement. La vieille avait chié et pissé sous elle ; elle semblait dans le coma ; elle ronflait. Sa figure était jaune et verte, dans des tons vifs. Sa bouche béait, elle avait quelques dents.

Jonathan eut envie de la laisser mourir là. Par lâcheté, il s’y refusa, et il descendit rapidement au village. À l’épicerie, on pouvait téléphoner (il n’y avait de médecin qu’à la ville voisine).

Mais, dans la boutique, Jonathan changea d’idée. Il acheta du jambon, du vin, du beurre, du fromage, et il remonta tranquillement chez lui sans avoir prévenu personne.

— Je n’avais pas le droit de lui faire ça, se dit-il simplement.

Il vint la veiller, avec ses sandwichs et son vin. Il se sentait mieux. Il pensait à Serge sans douleur. Très vêtu, une écharpe jusqu’au nez, un beau verre près de lui, il s’était assis à la tête du lit, dans une haute chaise de peluche prune, et il écoutait la vieille ronfler. C’est réconfortant de voir mourir ceux qui ne vous sont rien : on se voit soi-même, on s’habitue.

— Ah, une bonne soirée, murmurait Jonathan, étonné d’éprouver tant de paix. Décidément, les choses ne ressemblaient jamais à ce que les gens prétendent : ni les enfants, ni la mort.

— Forcément, c’est des cons, c’est des salauds ! dit Jonathan, qui sourit en répétant ces mots de Serge. Ça aurait sûrement plu à l’enfant d’être là. Il aurait peut-être fait la conversation à la moribonde, puisqu’il parlait avec les lapins.

Jonathan avait entrouvert la fenêtre, à cause de l’odeur. Et cette odeur, décantée maintenant, ne laissait plus qu’un parfum de vomi, de bile, d’entrailles creuses.

Pour manger, Jonathan quittait la pièce : mais non pour boire.

Il regarnit un petit poêle à charbon. À un moment, il voulut du papier, et dénicha quelques grandes feuilles de papier à lettres, lignées de bleu, et pliées d’avance en quatre pour être rangées dans les enveloppes. Au stylo-bille, il se mit à dessiner ce qu’il voyait. C’était plutôt par curiosité que par manque de mémoire — une curiosité pour une sorte d’images qu’il n’avait jamais tracées.

Vers le milieu de la nuit, il rentra se coucher. Il était ivre, il dormit mal.

Il s’éveilla sur midi, lourdement. Les premiers souvenirs qui lui vinrent lui montrèrent la vieille. Il en fut revigoré, après une brève nausée. Il fila dans la maison voisine.

L’odeur de la chambre avait changé : elle était devenue très fétide, mais fluide, fraîche, un peu acide, comme celle des couches de nourrisson. La femme respirait sans ronfler. Ses joues étaient froides et molles, ses yeux toujours clos ; ses cheveux en arrière découvraient un crâne bleuâtre.

— Ah, ma jolie, tu es bien fatiguée, soupira Jonathan. Bien fatiguée vraiment ! Mais tu me plais. Les gens sont presque bons à aimer quand il n’y a plus personne dedans. Je t’aime bien, je ne mens pas ! Je vais te peigner, tiens.

Il la veilla jusqu’au soir, et repartit sans avoir rien bu.

C’est seulement le lendemain matin qu’il la trouva morte. D’abord il n’en fut pas sûr. Il lui prit le pouls, lui écouta la tête, les seins.

Son agonie avait été agitée ; les draps étaient rejetés, un pied nu sortait, une main était agrippée au matelas, une paupière s’ouvrait un peu sur un blanc d’œil, la bouche semblait arrêtée au milieu d’un cri, ou d’un mot, et les cheveux étaient tortillés de sueur.

Cette fois, Jonathan descendit téléphoner pour de bon.


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