L’île atlantique : IX

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chapitre VIII

IX

À l’issue d’une enquête très courte, on arrêta Simone Roquin. Les journaux publièrent l’histoire de Julien.

Le père poignardé, l’enfant disparu, la mère (selon les voisins) furieuse et folle : on changeait de siècle.

On rappela de la caserne les deux fils aînés. On vit des beaux gars, brutes et méfiants. Ils froncèrent les sourcils, ne dirent du mal de personne. On aurait cru des taupes.

Tous les biens étaient au père.

Le commissaire Lorge, comme il était chargé de cette nouvelle affaire, eut envie de la relier à celles qu’il traitait. Il supposa que Jean Roquin était — ainsi qu’il est courant — un inverti assassiné par un voyou. Un soir, il avait dû, ce monsieur Roquin, essayer de violer son jeune fils, Julien, qui s’était enfui à cause de cela. Puisque les pères normaux, eux, violent leur fille, à ce que murmurent les assistantes sociales qui fréquentent ces milieux et qui se plaignent que, sur mille viols familiaux, mille incestes en règle, il n’y en ait pas dix que les juges de grande instance acceptent de prendre en considération. Prononcer la déchéance de paternité d’un homme ? C’était l’avortement en pire.

Oui, heureusement, pensait le commissaire Lorge, que l’affaire Roquin était celle d’un pervers. On comprenait la malheureuse épouse. Monsieur Lorge fit appréhender et interroger, en s’efforçant de ne pas nuire au tourisme, les quelques garçons de Saint-Rémi qui passaient pour troués et vendus. Cela établissait mille raisons de les tourmenter : mais aucun motif d’inculpation. La rage au cœur, le commissaire Lorge dut renoncer aux coupables qu’il aurait aimé avoir. Au moins, il leur en avait fait baver : ce qui leur apprendrait à n’avoir pas, à temps, assassiné quelqu’un.

Il se rabattit sur Simone Roquin. Une virago, c’était sûr. Une adultère ? Décidément, ces pistes-là, pourtant si bonnes, ne rendaient plus comme jadis. Droguée ? L’expertise des cultures Roquin ne fit pas découvrir de cannabis ou de pavot. Folle ? Le psychiatre la décrivit épouse et mère, très passionnée de ces deux devoirs. Il fallut la relâcher.

On n’avait pas traîné Jean Roquin dans la saline. Les traces, bien nettes, étaient celles d’une promenade. Mais l’assassin, lui, avait évidemment marché sur l’herbe et dans les bassins.

À moins que le crime ait été accompli d’une manière peu habituelle. Le rapport d’autopsie, complexe, savant, presque gêné, révéla tout très vite. Tout, sauf l’identité de l’assassin.

Les médecins avaient été surpris par la variété des coups de couteau. Dimensions, profondeurs, emplacements, impacts évoquaient l’état d’une cible de liège qu’on eût criblée de fléchettes de tous formats. Crime d’enfant.

On put conclure que monsieur Roquin avait reçu, sans doute, un rendez-vous à cette saline : un mot à détruire, et qui devait lui promettre une rencontre alléchante. Son amant ? Son fils ? Qui sait, une femme ? Un marché ? Un chantage ? Les raisons de vivre.

Dès après son travail, et avant de dîner, il était venu ici. À pied. Quinze à vingt minutes, pour son âge et depuis son domicile. Il n’avait trouvé personne. Tout à coup, les fléchettes (canifs, couteaux de cuisine, poignards scouts…) étaient parties. Il avait piétiné, tourné, sans rien voir. Ses poumons remplis d’eau prouvèrent que les coups de couteau, qu’on les eût portés ou lancés, lui avaient fait perdre connaissance mais ne l’avaient pas tué. Jean Roquin était mort noyé, le nez dans un bassin d’eau de mer. Ensuite, on avait enlevé les fléchettes.

L’hypothèse d’agresseurs multiples excita le commissaire Lorge. Il n’eut pas le temps d’y songer : on vint de Paris pour enquêter à sa place. Les riches étaient las. Ils avaient sollicité le pouvoir central. On jubila ; on attendit une suite d’arrestations comme, jadis, dans les villages que traversait la route des forçats, on attendait le passage de la chiourme, en roulant des crachats dans la bouche, des pierres dans la paume, en préparant des injures, en s’autorisant toutes les violences et tous les cris qu’on s’était interdits jusque-là. Les gens de Paris allaient, eux, dénicher, torturer ce qu’on souhaitait de condamnés. Puis on irait en foule de l’autre côté de l’eau assister au procès. On glapirait comme il convient si les magistrats hésitaient à confirmer cette culpabilité-là : avoir été arrêté. En régime d’inégalité, toute personne que la police a touchée est un bouc émissaire. Les flics ne s’en prennent jamais à n’importe qui : être accessible à eux, c’est déjà être coupable. On n’est innocent que lorsque le flic et le juge regardent, l’œil flou, à l’horizon, pendant que vous faites ce que votre fortune, votre notoriété, vos relations, votre âge, vous permettent. La liberté, la loi se vendent au plus offrant.

Cependant, la police judiciaire et ses élites parisiennes, sur l’île, piétinèrent. C’était trop campagnard. Les quelques truands locaux — boîtes de nuit, Sphynx-club, haschich, discrètes pressions sur les commerçants, les cours du poisson et des viandes, invisibles suggestions aux journalistes trop vertueux, provende immatérielle aux caisses électorales de la classe dominante, infiltration candide des usines et des syndicats — les truands, vraies fourmis ouvrières de l’ordre en place, ne furent pas inquiétés. Et ces messieurs de Paris, quant à l’affaire Roquin, trouvèrent que la solution la plus courte, la plus juste, celle qui, en somme, ne nuirait que bien peu au coupable désigné et apaiserait les consciences tourmentées, c’était le crime passionnel. Il fallait consulter Simone Roquin. Lui assurer qu’elle avait assassiné son mari (en lui lançant l’argenterie familiale — ce mot sauve tout — sans intention de tuer : il était mort noyé, c’était prouvé). Et qu’elle avait commis cette tentative de meurtre, mal conclue mais très pure d’intention, parce que Jean Roquin draguait des loulous. Un mari pareil, en effet, vaut un acquittement.

Loulous ? Simone Roquin écuma. Elle parla de la Fouilloux. Les flics, renonçant à forger puisqu’on se décidait enfin à leur donner des faits, s’intéressèrent intensément aux jalousies de madame Roquin. On fila, seulement quelques heures, la gamine. Elle avait rendez-vous avec le père Guillard. On les arrêta ensemble. On fut effaré : Fouilloux, chez le vieil artisan, n’était pas seule. Une certaine Claudine Moraillon, de treize ans et demi, sa copine, était aussi dans la salle à manger pseudo-bretonne, en aggloméré de particules plaqué vrai chêne massif. Ballets roses chez un peintre : les journalistes doués d’esprit s’en donnèrent à cœur joie. Une palette, dirent-ils, un peu uniforme : à quand la période bleue ? C’était les vacances, il fallait vendre ça.

Le père Guillard se suicida dans sa cellule la nuit même qui suivit son arrestation. Marc, son fils de quatorze ans ou environ, menacé d’être recueilli par l’État bienveillant, avait filé et disparu. Les deux pauvres filles avaient été confiées à un mélange de médecins et de religieuses : elles étaient réparables.

Julien eut un sourire :

— Alors toi Guillard tu l’fais plus ça ? Tu l’touches plus ça ?

— Non tu parles. Pourquoi.

On allait changer de repaire. La maison crevée était trop dangereuse. Trop de gens dedans. Trop de fouineurs aux environs. Et la belle saison permettait tout. Ce matin, on savait où partir. Julien rayonnait d’un enthousiasme abrupt.

— Pasque tu l’as fait. C’était vrai ! Tu t’rappelles !

— Ben je l’fais plus, dit Guillard. Il tira une mine funèbre.

— Ton père il est mort. Moi aussi, dit encore Guillard.

— Non, dit Julien.

— Quoi, non.

— Non. J’peux pas t’expliquer. Mais c’est pas pareil.

— Quoi. C’est pareil. On est foutus.

Julien ignora la remarque :

— Toi ton père il s’est tué.

— Oui. Ben oui. Et tu parles pourquoi. Les salauds.

Marc Guillard prit le visage et le balancement de tête qui signifie : c’est trop dur de bavasser là-dessus. C’est, c’est.

— Moi mon père, reprit Julien avec un rire rond, étonné, qui tirait sa voix vers le zézaiement, moi c’est pas pareil !

Il avait un air, un calme, une grâce, à vouloir prendre tout le monde dans ses bras et vous enfoncer dans les joues de solides baisers gauches :

— Moi on l’a tué !

Il rit tout à fait.

— Voilà. Le mien on l’a tué !

Marc Guillard secoua la tête :

— Allez allez Dracula. Dis qu’c’est toi qui l’as eu. Allez.

Il soupira. Comme les gosses étaient lourds, avec leur imagination. Un bébé qui crie de faim fait plus de bruit qu’un juste assassiné. Ils emmerdent, les gosses, ils emmerdent : ils croient qu’on a la vie d’avance. Ah, pensa Guillard, merde à eux.

Julien sourit encore, délicat : il n’était pas vexé.

— Non c’est pas moi. D’abord je sais pas qui c’est. D’abord les flics non plus. Ils disent qu’il est noyé. Il s’est mouillé l’pif. Ils disent.

— Dracula t’as pas peur, grogna Marc Guillard.

Julien rougit et eut brutalement envie de montrer à Marc son dos torturé. Maintenant qu’il y avait, ici, tant d’habitants, il était obligé d’aller très loin pour se déshabiller, se laver, nager. Les autres garçons, sous le soleil, se mettaient torse nu (ils avaient, par dressage hétéro, une pudeur vaniteuse de leur bas). Julien ne pouvait pas. Il aurait été obligé de raconter. La peau martyrisée, sous ses doigts, produisait l’effet d’une gravure de raisins en relief. Il gardait une chemise, un maillot.

— Ma mère est en prison, ajouta-t-il.

— Moi, elle était morte, fit Guillard.

Cette confrontation n’avait pas de sens. Marc voulait être accablé ; Julien était heureux. L’un avait pris le maquis malgré soi ; l’autre par volonté.

— En tout cas tu t’rappelles tu f’sais ça ! dit Julien en tapant au bas-ventre la culotte de Marc.

— Mais merde, merde, je t’ai dit merde arrête merde ! cria Guillard. Il avait secoué son pénis dans le con de Fouilloux. Est-ce qu’il pouvait, à présent, retomber dans les errements, les simulacres des puceaux ?

— Si ça t’travaille va voir une pute ! se plaignit-il.

Julien eut aussitôt un visage glacial. Il se sentit injurié. Il cracha par terre, sans répondre. Il s’éloigna.

Il n’avait parlé à personne de l’argent qu’Alain Viaud lui avait apporté. La somme était invraisemblable. Il n’avait encore jamais caressé de projet qui implique de l’argent. On vole, au mieux, ce dont on a besoin : mais on ne possède pas. Maintenant, au lieu que cette fortune lui inspire des rêves, elle les empêchait. Elle semblait dire : « Julien, fais quelque chose de moi. Et pas moins, mais pas plus. » Ce que Julien souhaitait, il ne savait pas le traduire en argent ; et ce qu’il savait chiffrer n’était rien, au regard des neuf liasses.

Déjà, accoutré comme il était, il n’osait pas présenter un billet de cent francs dans une boutique. Les caissières des supermarchés, elles seules, prenaient ça froidement, sans se préoccuper du porteur. Elles en voyaient trop, ou assez.

Mais, si Julien était allé où que ce soit acheter, payer, une chose ou un paquet de choses qui coûte plus d’un billet, on l’aurait aussitôt suspecté, interrogé, saisi. Le petit million d’Alain Viaud n’était bon qu’à émietter ; il égalait quelques centaines de vols à l’étalage ; il était presque aussi difficile à écouler que ces vols auraient été durs à réussir. L’argent n’était pas vraiment séparable de ceux qui avaient droit de le détenir : ils s’étaient arrangés pour que tout autre qu’eux, dépensant les mêmes sommes, parût un imposteur. Julien était plus pauvre que jamais.

Il s’arrêta contre un gros rocher et regarda les trois nouveaux. Tous plus âgés que lui, sauf, ou presque, celui-là aux grandes oreilles sympathiques, Camille. Ils s’en allaient nager.

Depuis que ces garçons étaient là, Julien sentait tout le poids du temps écoulé. Il était la brute de service. L’« ancien » gourmé, pesant, qu’on trouve dans la cellule où on vous jette. On l’évitait, lui, le plus petit. On le craignait comme un fou. Et, maintenant, on le soupçonnait même d’avoir tué son père, ce qui le flattait mais qui entretenait, autour de lui, une méfiance. Aucun de ces enfants ne savait parler à un autre. Qui le leur aurait appris ? Pourtant, chacun l’espérait, le ruminait, tournait autour, en tâtait, jouait un rôle solitaire, souffrait, était nu, commençait de haïr. Chacun avait fui un milieu infirme, une famille : on se retrouvait entre mutilés, on bégayait, on boitait, jamais aucune parole ne naîtrait, aucun geste ne s’inventerait. Trop tard. Chocs de béquilles, de prothèses, douleurs dans des membres fantômes, calottes crâniennes en acier et à vis, mains articulées, fausses dents, nez de cuir, yeux de verre : des enfants rescapés simulaient de se voir, de se toucher, de parler ensemble. C’étaient les survivants les plus lestes et les plus combatifs. Tous à se montrer l’œil qu’on ne leur avait pas crevé, le bras qu’on n’avait pas coupé, le sexe qu’on n’avait pas eu le temps d’écrabouiller, le gramme de cerveau qu’on n’avait pas su extirper et brûler et qui, à lui seul, essayait de tout comprendre, réparer, sauver, aimer presque, imaginer le monde.

Mais personne d’autre que Julien, parmi la bande, n’éprouvait cela. Il percevait le creux, la fausseté, les singeries, l’effort, la peur, les charognes ; les garçons, même Guillard, lui semblaient de la même sorte que les adultes qu’ils avaient fuis. Ils n’étaient pas méchants, bien sûr.

Julien décida de les abandonner. Il emballerait ses affaires, son argent, et ferait mine d’aller à la nouvelle cache. Mais il continuerait son chemin bien au-delà.

Il quitterait même cette partie de l’île. C’était trop habité. Le risque de rencontrer les autres garçons, les ennemis, était trop grand. Julien remonterait vers le nord. Villages dispersés, agriculture, pas de plages, pas de ports, pas de police ; forêts, reliefs, nombreux hameaux désertés pour toujours : il serait comme un aventurier qui découvre une terre inconnue et qui en prend possession. Il renoncerait, en principe, à employer son argent. Voler en nature, dans les maisons, les fermes, lui serait plus pratique, et presque moins dangereux, puisque personne ne le verrait. Quand on achète, au contraire, il faut se montrer.

François Boitard régnait en maître sur les deux frères Gassé. Il les avait débauchés sans peine : c’était une farce. On s’offrait des vacances de sauvages. On avait bien le droit. Les parents pardonneraient. On leur avait écrit.

Les frères Gassé n’étaient pas certains que le pardon leur soit accordé aussi volontiers que l’assurait François. L’escapade les ravissait mais leur laissait beaucoup d’angoisse. Il leur manquait quelques bonnes raisons. Jouer aux naufragés rend malheureux, quand on n’a pas la permission de ses parents.

François balayait ces craintes-là. Benoît et Camille étaient des moules. Qu’ils boivent un bon coup, s’ils avaient peur. Les journées n’étaient-elles pas drôles, remuantes, idéales ? Est-ce qu’on n’était pas mille fois mieux que n’importe où ? On n’avait jamais été aussi grands. On pouvait se passer entièrement d’adultes. On mangeait ce qu’on voulait, quand on le voulait. On se piquait le nez. On vivait trois quarts à poil. On n’avait plus honte de rien. On dormait comme des pachas (ils avaient, dans les villas, pris des masses de literie et d’objets de ménage). Les Gassé n’avaient qu’à rentrer chez leur maman, ces mouflets, lui François ne les imiterait pas. Ils étaient libres !

En réalité, François aurait violemment souffert que Benoît et Camille abandonnent la partie. À eux trois, ils formaient un petit noyau d’enfants bourgeois et lycéens, très différents des autres garçons. Même ceux que François connaissait depuis longtemps, comme Guillard ou Roquin, avaient changé de caractère et de façons. Évidemment : ils avaient de gros ennuis. Ils cohabitaient par nécessité. Leur avenir était sombre, fermé. Si François avait dû rester seul avec eux, il n’aurait pas résisté longtemps. Quant aux garçons qui, sans coucher au repaire, venaient y faire un tour, François n’avait rien à leur dire. C’étaient des amis de Guillard, des demi-voyous à blousons cloutés, des abrutis de banlieue. François en avait peur et même les haïssait. Eux l’ignoraient ou moquaient sa bande d’enfants de riches. Ils se retenaient visiblement de leur casser la figure à tous trois ; ils reprochaient à Marc Guillard de les avoir acceptés ; les haines étaient réciproques.

Guillard, lui, était coincé. Ses gros projets de hold-up, maintenant, l’embarrassaient. Il se trouvait crapuleux, coupable. Le danger, incertain jusque-là, avait pris une terrible couleur après l’arrestation et le suicide de son père. Le réel avait fait un pas en avant. Les lois confirmaient leur autorité. Que devenir ? Un grand coup, plusieurs millions, aurait-il seulement amélioré la situation ? Marc en doutait. Même enrichi, où aller, où vivre, où n’être pas un suspect ? Pendant presque quatre ans, la seule place de Guillard c’était l’orphelinat — ou ses équivalents durs. Sinon il devrait rester clandestin tout ce temps, solitaire et clochard. Il ne s’en sentait pas le courage.

Les garçons de Roche-Notre-Dame avaient réussi récemment deux affaires très fortes, la même nuit et dans la même rue élégante de Saint-Rémi : ils avaient mis à sac une pharmacie, puis, ayant aperçu presque à côté la boutique d’un coutelier-armurier, ils s’étaient largement servis. Le vol de médicaments n’était pas de leur initiative. Quelques camarades plus âgés les y avaient poussés, en donnant des listes de produits, des repères. Cela se revendrait comme drogues, le profit serait considérable. Les gosses avaient marché. Quant aux armes, c’était pour le plaisir. Carabines, pistolets, poignards. Une délectation. Ils avaient fait cadeau à Guillard d’un joli 6,35 avec ses munitions. Marc avait apprécié cette gentillesse. Détenir une arme, la garder dans sa poche lui procurait un bien-être profond, comme si le revolver était un monde en miniature, d’une géométrie nouvelle, qu’on pouvait déplier à tout instant pour s’y enfuir. Une planète de rechange, dense et dure, que Marc rallierait au premier gros ennui. Il avait fait une longue randonnée pour s’exercer à tirer sans que les autres risquent de l’entendre.

Les gamins de Roche-Notre-Dame, malgré leur mauvais genre, leurs déguisements, leurs visages qui effrayaient, leurs voix déjà offensives et brutales comme celles de flics en herbe, étaient bons types, et courageux, pensait Guillard. Dommage que les liens entre eux et lui soient encore aussi lâches.

— Mais pourquoi ? Mais pourquoi ? Mais enfin peux-tu me dire pourquoi ? demande Laure Boitard à sa fille.

C’était son thème, depuis la disparition de François en compagnie des petits Gassé. Les deux familles, loin de refroidir leurs relations, les avaient resserrées. On parlerait des responsabilités plus tard. Dans l’immédiat, il fallait retrouver les enfants. Et comprendre.

Le président Gassé est pris entre deux feux. L’affaire Fouilloux est très ennuyeuse. Il y a ces morts absurdes de petites gens. On ne peut pas étouffer cela. Et la masse des faits divers, depuis le printemps, sollicite l’attention de l’île entière. On parle de peste. Les bons jours sont révolus.

L’enquête sur Fouilloux fera tout découvrir. Le président n’a rien à craindre d’aussi excessif qu’une convocation, un interrogatoire ; il a obtenu des assurances là-dessus. Mais il ne peut pas empêcher les langues de trotter. Il a même déjà su qu’on le créditait d’avoir couché avec l’amie de Claire Fouilloux, celle qui a treize ans et quelque. Révoltante calomnie. La malfaisance des gens. Comment démentir ?

Donc il ne verra ni policier ni juge, mais dorénavant ses mœurs seront connues de tous. Une partie essentielle de sa façade sociale, de sa carrière, de ses ambitions, est ruinée.

De l’autre côté, il y a la fugue de ses deux fils. Entraînés, évidemment, par le petit Glairat, le fils d’intellectuel. Mais cette influence même paraît absurde au président Gassé. Peu d’enfants, sur l’île, étaient mieux traités, mieux nantis, plus satisfaits de leur sort. Calmes, dociles, presque un peu ternes. Monsieur Gassé ne parvient pas à croire que cette passivité plate et bien élevée ait pu dissimuler des personnalités révoltées et perverses, que trois sottises proposées par un gosse d’imbécile auraient enflammées. Benoît et Camille ne se sont pas enfuis. Impensable. On les a enlevés.

L’idée d’un rapt (où le petit Boitard aurait servi de chèvre) est la plus satisfaisante. Le président Gassé la développe avec sa femme. Il découvre à cette occasion que madame Gassé n’éprouve qu’un intérêt très froid, très creux, pour ses fils. Comme il la négligeait, il la supposait bonne mère, rabattue sur les consolations de son rôle. Madame Gassé n’est pas dans ce cas. La disparition des garçons l’ennuie prodigieusement. Elle comprend fort bien pourquoi son mari hésite à recourir aux grands moyens, secouer la police, etc. Elle ne croit pas au rapt : depuis le temps, la demande de rançon serait parvenue. L’enlèvement sadique est exclu : trois enfants d’un coup, dont deux, autant le reconnaître, n’ont guère de quoi éveiller ces passions-là… Non, ils s’amusent, ils reviendront. Leur lettre ne ment pas. Madame Gassé espère simplement qu’ils n’auront pas commis trop d’actes délictueux, et qu’ils rentreront assez tôt pour qu’elle puisse accomplir le voyage qu’elle a prévu : elle désire visiter l’Indonésie. On y brode très bien.

Le président Gassé admet finalement cette interprétation dédramatisée des faits. Et, puisque en effet ses fils vont réapparaître sagement d’un jour à l’autre, il engage juste un détective privé pour flairer un peu l’île ; et il s’enquiert des collèges durs mais élégants qui existent en Suisse ou en Île-de-France. Madame Gassé approuve ce projet d’internement sévère. Mais qu’ils rentrent, d’abord !

Laure Boitard a une position toute différente. Son fils n’est, ne sera peut-être, l’héritier de personne. Elle ne saurait envisager une éducation à poigne. Le recours à la police, même privée, lui répugne. Mais elle veut absolument comprendre. Digérer. Reconstituer, en écrivain, chaque pas, chaque sentiment, chaque seconde de l’aventure intérieure que son fils a vécue, forcément, pour aboutir à ça, cette fugue. Elle n’a jamais tant parlé, surtout chez elle ou sans qu’on la paie.

Maurice Glairat, après l’avalanche d’affaires qui a entouré la mort du maraîcher Roquin, s’est senti une vocation de mage. Ses chroniques — la première à propos des deux filles mineures — tournent au prophétisme. Le ton est biblique :

« … Car ce drame — affirmons-le : il nous questionne. Implacablement. Mais non — ah ! oui ! infiniment non encore ! — il nous interroge. Et j’oserai même oser penser que, ce faisant, il nous parle. Il nous parle à chacun de nous tous. Car il est terriblement — hideusement ? ah ! pusillanimes, taisez-vous ! votre heure n’est que trop passée ! Assez ! — terriblement vrai. N’est-ce pas ce qui, fondamentalement, aura si hâtivement indigné ? En conscience — je le risque, ah ! ce mot ! — il faut répondre oui. Oui. — Oui mais ?… Non pas. Il n’est plus temps. Je dois — nous devons, vous devez — pousser mon cri. Car la bouleversante, la muette petite F***, elle… »

On apprécie le soutien apporté aux familles, la discrétion sur les débauchés, la hauteur de vue profondément élevée : et Glairat grandit de jour en jour. Ses véhémences de comices agricoles ne font pas sourire : on dit que c’est au deuxième degré. Qui dénigre Glairat est un inepte, ou quelqu’un qui en veut aux idées que défend le chroniqueur. Quelles idées ? Il serait indélicat de les chercher. Ce sont, en somme…

— Je te dis c’est un gosse, il voulait déconner ! fait Amélie-Lyane. Il va se ramener là n’importe quand, il te sortira une ribambelle de gros mots, et fini. Un bébé. Un sale bébé.

— Mais, Amélie-Lyane, s’il ne s’agit que de… puérilité… non, non, c’est impossible. Il… l’imagines-tu de retour ici et on recommence comme si… non, non. Il aura, tu comprends, il aura vécu quelque chose. Quoi que ce soit : quelque chose à lui — et contre nous. Contre nous ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Toi tu cherches des explications comme si c’était un adulte, soupire Amélie-Lyane, aussi agacée qu’ennuyée. Tu lui fais sa psychologie et cetera, tu me fais marrer ! C’est pire que papa ! Franchement pire. À supposer ça possible évidemment.

— Ne dis pas cela ! répond Laure Boitard. Maurice, à mon sens, a merveilleusement encaissé. Merveilleusement. Tu ne te rends pas compte. Tu traites François de bébé, mais je te trouve, toi, bien petite fille quand tu essaies de juger ceux qui…

— Bon, compris, dit Amélie. Seulement si t’arrêtes pas de me parler de François, pour la pure et simple raison que tu cherches des prises de bec, ben là ma vieille je regrette ! Là je te suis plus ! Ou alors tu veux que je pense que j’aurais mieux fait de faire comme lui ? Parce que c’est ce que je vais finir par penser à la fin, si ça continue tes petites conversations gentilles-gentilles ! Parce que si tout ce que tu veux c’est me chier dessus ben vas-y directo ce sera plus franc, au lieu de faire semblant de t’occuper de ton François. Dont tu te fous royalement, entre parenthèses, et tu le sais mieux que moi.

Cette sortie d’Amélie-Lyane pétrifie un instant Laure Boitard. Elle y dénie, mentalement, toute vérité : il n’est pas question que sa fille puisse dire une chose juste. Spécialement sur ce ton agressif. Mais quelle violence ! Quel désordre ! La pauvre gamine.

— Ma chérie, dit enfin Laure Boitard, lénifiante, tu te trompes si complètement que je renonce même à… Et vois au moins, si tu peux, à quel point tu… Et ça aussi c’est une preuve. Ça aussi. Tu parles de puérilités mais tu as senti — tu vois ? — tu as senti quelle grave révolte, quel lourd événement au fond, il… et tu te laisses entraîner, tout ficher par terre, être grossière — une grossièreté inacceptable, chérie, car en effet fais-moi les reproches qui te passent par la tête — n’importe quoi ! n’importe quoi ! si ça te soulage — mais pas celui, je t’en prie, d’être grossière avec toi, avec vous. Tu formes ta personnalité… difficilement, comme nous tous à ton âge… je le comprends, je sais combien l’image maternelle peut être malmenée pendant cette période et…

— Et merde ! merde ! merde ! hurle tout à coup Amélie-Lyane en se levant et en flanquant un coup de pied qui renverse la table du living et les boissons qu’elle portait. Merde ! Merde avec ta pommade ! Merde avec ta psycho ! Merde avec ta connerie ! Ta connerie ! Meeerde ! Assez de tes merdes !

Elle quitte la pièce. Laure Boitard, les joues en feu, n’a pas bougé. Ces crises de nerfs, à l’âge de l’identification-à-l’adulte, sont bien éprouvantes. Et Amélie-Lyane n’a vraiment aucun égard envers elle, Laure, que torture la fugue du garçon. L’âge ingrat, soit : mais un tel égoïsme, une telle cruauté… Amélie ne tient cela ni de Maurice ni d’elle, c’est incroyable. La grand-mère Pinon ?

Les taches de jus de fruits, si difficiles à enlever de cette moquette en laine. Laure soupire. Son cœur bat de travers.

Julien Roquin suit à pas vifs un sentier de falaise. Le soleil le cuit et l’inonde de forces. La mer, par là, est longue et ronde, plus scintillante qu’ailleurs. On la voit tout entière. Il n’y a pas de bateaux.

Son balluchon est copieux : rien n’est facile à voler, et il aime son confort. Il a détourné une merveille : un sac de couchage spécial pour plaisancier, grand, douillet, imperméable, que les garçons avaient déniché dans il ne sait plus quelle villa. Avec cela il peut bivouaquer n’importe où, être plus discret, plus mobile qu’aucun animal. Tout son nécessaire, mis à l’épreuve, trié, recomposé dix fois depuis qu’il a quitté la maison Roquin, présente la même commodité.

C’est cette réussite qui a dû changer son humeur. Et depuis si longtemps qu’il désirait se séparer des autres. Une occasion de rêve. Voici son vrai premier jour de liberté. Il longe un rivage surplombant et crayeux ; il sent l’Océan qui le pique et l’entoure de millions d’étoiles ; il n’a plus à se cacher, à s’arrêter nulle part ; son balluchon à l’épaule, il est roi de cette île. Ce n’est plus la même île du tout.

L’été est favorable aux affaires de l’épicerie Théret. Jolies, les petites filles sont dans la boutique et elles servent. René coltine, plus ou moins nu ; monsieur Théret, lui, compte, range, téléphone, suppute, réclame, lit des journaux spécialisés. Madame Théret domine ces travaux et fait des sourires coupants à la clientèle de saison.

Le chiffre est gros quand même. Tant mieux, l’automne ne vaudra rien. On n’arrive pas à être riche, à peser lourd.

René est vertueux et malheureux. Il devine trop l’identité des auteurs des mauvaises actions que la presse raconte. Il a perdu tout penchant à la révolte. Il n’a même pas besoin de refréner, ici ou là, une colère, un dégoût, une réplique un peu dure. Sa cicatrice au visage s’élargit, bronzée, vaguement grasse. Elle lui donne, croit-il, de la virilité. Il en a particulièrement besoin. Il se trouve le pénis vraiment petit. Il a aussi appris, dans un dictionnaire médical de poche, que la difficulté à décalotter est un vice de forme qu’on se doit d’opérer : cela entretient, à votre insu, des pourritures. Un jour, une grappe de vers blêmes aux ondulations brillantes va lui sortir du bout. Il se demande comment expliquer cela à ses parents, afin d’être opéré. L’opération qu’indique le dictionnaire est, en outre, sans nuances : circoncision. S’il y a mieux c’est plus cher, et sûrement pas remboursé (le dictionnaire, quoique « pratique », ne s’abaisse pas à parler d’argent).

René Théret se connaît d’autres défauts corporels. On lui a dit qu’il courait comme s’il voulait se cogner les genoux à toute vitesse. L’image est vexante. Il a aussi le gros orteil de chaque pied ridiculement long, et cela ne fait que s’accentuer avec le temps. Ses chaussures lui blessent donc ou l’amour-propre ou l’orteil ; cet embarras contribue même peut-être à son attitude bizarre quand il court ; et à ses opinions de plus en plus renfermées en matière de mariage.

Car il se mariera. Il aura au moins vingt-cinq ans. Il se sera laissé pousser la moustache, épaisse, blond roux, tabac anglais, à la playboy (il ne sait pas encore que ces moustaches-là sont surtout l’appendice favori des folles viriles). Il épousera une très jeune et jolie vierge, qui n’aura aucune opinion à propos d’orteils ou de phimosis. Ils n’auront pas d’enfants. Ou ils en auront, mais seulement, bien sûr, à condition que et que. Il ne sera pas épicier. Il aime titiller le nerf sciatique des grenouilles et actionner la crémaillère d’un microscope. Une blouse blanche lui irait très bien. Docteur Théret. Inclinations du chef.

Il n’a pas encore avoué cette ambition à ses parents. Ce sera, certes, une charge, une croix pour eux. Cependant, à la fin, ils le verront à la télévision, opérer en direct. Ça sera beau, émouvant, ils seront bien récompensés. Il aura souri très gentiment à la petite fille avant qu’on l’anesthésie, et on verra particulièrement bien ce sourire affectueux et noble, sur l’écran. Il sera encore jeune.

Il attend l’automne : il forcera sur les matières scientifiques, il sera un crack. Les professeurs — nouveaux pour René, car il passe dans ce qu’on appelle le grand lycée — n’en reviendront pas que le petit lycée leur ait envoyé une recrue aussi exceptionnelle. René comprend tout. Il a toujours l’air qu’il faut pour chaque professeur, selon leur caractère. Il est d’ailleurs modeste, soucieux, affairé, préoccupé : il veut remporter sans délai tout le savoir que le maître a répandu. À la limite, il ferait répéter :

— Monsieur… excusez-moi (il mouille ses lèvres ; il est au premier rang) : j’ai pas bien tout entendu.

En réalité, il n’a rien perdu des précieuses paroles : mais il veut montrer qu’il aime et qu’il est aimable. Il veut, raffinement suprême, lui, le premier, le meilleur, l’inespéré, l’unique, il veut avoir l’air de faillir. Comme l’automne sera beau !

— Mon petit Théret, allons, allons !… Fatigué, mon garçon, hein ?… Allons, qui veut répéter pour Théret ? Messieurs ?…

Le professeur est vieux. Un autre fayot, mais moins subtil, lit ses notes (chimie ou biologie : ce serait trop compliqué ou trop risqué d’interrompre en maths). Le professeur dit : « Voilà. C’est noté, maintenant, Théret ?… »

Théret remouille sa lèvre avec avidité, mais humblement. Il (c’est un peu cavalier, mais si charmant ! il le sait) il secoue respectueusement, adorativement la tête pour dire oui : et baisse aussitôt les yeux. Complice, le professeur reprend, d’un ton plus sec. Et aucun risque de dévoiement après la classe : tout se passe pendant. C’est ce qui plaît à René : avoir tout en évitant tout. Il ne sera pas le dernier au monde. Cependant, il a deviné qu’à ce prix on n’obtient que des simulacres : il deviendra un faux bon élève, un faux docteur, un faux mari, un faux homme. Mais c’est, toute chose pesée, ce qu’il préfère, justement : le vrai est trop impur. Trop d’angoisses, de saletés, de doutes. Seule l’imitation produit ce qu’un modèle n’est jamais : un étalon, une règle, l’implacable pouvoir. Mieux vaut écrire des grammaires que des romans ; jouer la musique des autres que la sienne ; soutenir les opinions du plus fort que toute autre : qu’est-ce que le vrai ? le beau ? le juste ? Des conventions, voire des manies. Autant choisir, alors, celles où souffle le vent du siècle, l’haleine de la fortune. Malhonnêteté, bassesse ? Pauvres mots. Tout est beau qui réussit : et René ne se trompera plus jamais là-dessus. Il est donc devenu très attentif à ses parents, qui (c’était, il y a peu de temps encore, son sentiment blessé) en savent long dans cet art spécial.

Cet esprit d’ambition et de résignation marque pour Théret le premier stade de la maturité. D’ici peu de mois, il saura ce que le mot équilibre veut dire. Sans parler du mot adaptation.

— Je suis… contente de toi, affirme sèchement madame Théret, entre deux clients ou dans un coin de porte. Contente ! Tu me rassures. Bon. Je ne veux rien te dire. Mais tu verras… Tu verras, René, qu’entre un grand fils et sa mère, quand ça colle, quand on se comprend… Bon. Je ne dis rien. (Elle sourit en fronçant les sourcils.)

Malgré tout, René manque d’un petit bout d’année pour entendre cela sans que l’estomac lui tourne. Mais ça passera.

Les nouvelles, indirectes, qu’il a de ses anciens amis ou complices le laissent aussi mal à l’aise. Il ne se reproche, bien sûr, aucune lâcheté. Mais, si les délits, et parfois pire, dont il est question dans les journaux ne lui inspirent pas de jalousie, de rêveries, d’espoir, il se sent pourtant seul. Il aimait être avec eux, et c’est à eux qu’il pense sans cesse. Il se trompe, il a tort d’en être malheureux. Il embellit ses souvenirs. Il est comme un ancien combattant : il se flatte de ce qu’il a fait parce que personne ne peut plus y aller voir, et qu’il n’a pas à craindre de devoir jamais recommencer. C’est beaucoup plus beau ainsi. René reste un peu déchiré : mais il a choisi son camp. Encore un grand été de chaleur familiale, d’assentiments tacites, de sollicitations sans phrases, et il oubliera même ses blessures de guerre : ou rêvera de chirurgie esthétique par là aussi.

Julien n’a pas de carte et ne sait pas où il va. Il n’a jamais vadrouillé aussi loin.

Parfois, quand il voit un sentier raviné qui tombe de la falaise sur une grève de rochers, il a envie de descendre. Mais il pense que les garçons, ou quiconque, pourraient passer par son chemin : et il veut, lui, se débrailler, pêcher, faire du feu, prendre du bon temps.

Il devine les fonds à gros poissons, à vieux crustacés. Personne ne s’aventure sur ces roches glissantes, friables, d’où on tombe dans des tourbillons écumeux et bruyants, mais d’eau propre. C’est la côte ouest : il n’y a plus une terre jusqu’aux Amériques. Des courants aux températures contrastées, aux directions divergentes, brassent cet espace énorme : et des vents fous, ivres comme des poitrines, se bousculent par-dessus. Julien le sait. Il a résolu d’être dedans, un jour. Il n’est pas pressé : il a peur et, accroupi sur un rocher savonneux, son fil de nylon à la main, il frissonne lentement au bruit, au mouvement, à la couleur de l’eau. Mais il ira quand même. Il prendra son temps. Il est bâti pour résister, pour patienter. Son jour viendra, forcément.

Il a faim. Il a du pain, une boîte de sauce italienne, un ouvre-boîtes, un couteau. On parle de canifs à dix-huit lames ou accessoires : Julien ne sait seulement pas encore où ça se vole. Ni ce que sont ces outils escamotables.

Il voit devant lui quelques arbres, une étendue de genêts, des herbes. Le vent les fait crisser. Il se cache là. Il mange. Il a les joues chaudes de lumière, parce qu’il est parti à la plus mauvaise heure. Cette chaleur assomme, c’est agréable. Julien a peut-être envie de dormir par ici. Il ne manque même pas d’eau ; et, dans la gourde métallique entourée d’un chiffon mouillé, elle est bonne. Il n’est pas soiffard. Après son repas, il respire un peu d’acétone et s’endort, les yeux ouverts sur les branches qui bougent, la brise lumineuse et pointue, tout le bleu flou en bas. Il a revissé le bouchon à temps. Il sent doucement son estomac sous ses bras croisés.

Sœur Euthanase n’était pas une brute. D’ailleurs on observait, dans l’établissement, une stricte neutralité religieuse. Cependant, les catholiques pratiquants pouvaient assister au culte. Les autres aussi, bien entendu.

On avait séparé la Moraillon et la Fouilloux : sœur Euthanase en était désolée. La mère supérieure, le commissaire, le docteur, le psychologue, le psychiatre, le représentant des associations familiales, le délégué des unions de consommateurs, le délégué des partis d’opposition, le registre d’entrée et les lits disponibles en avaient décidé ainsi. Mais sœur Euthanase se rendait bien compte que les deux adolescentes, dans ce lieu nouveau pour elles, étaient un peu tristes. Dépaysées, en somme. Un rien perdues, qui sait ? Cependant, on ne pouvait pas les aider ensemble à franchir cette épreuve difficile, certes, mais nécessaire (comme elles le comprendraient plus tard !) : et sœur Euthanase courait d’une cellule à l’autre, et était si bourrée de consolations, de bonnes phrases à dire, qu’elle les prononçait toute seule dans les couloirs, prise d’impatience à cause du long trajet.

Il lui en restait assez pour les gamines, qui n’étaient guère sensibles à tant d’affectueux procédés. Elles ressemblaient presque au mal qu’on dit de leurs pareilles. Mais, intimement démocrate, sœur Euthanase ne s’y laissait pas prendre. Elle savait que les petites avaient été tripotées et dévirginées par des capitalistes monopolistes. Le sexe entre les dents ou ce genre d’horreur historique. À désespérer du bon Dieu. Les enfants étaient innocentes. Comment le leur faire sentir tout en les gardant enfermées et soumises ?

Fouilloux, à la vérité, se réjouissait. Elle aimait les religieuses. Ça l’ennuyait horriblement d’être bouclée sans compagne : mais, comme elle s’était attendue à la prison, ce traitement-là (une initiative raffinée, quoiqu’un peu désuète, du sous-préfet en personne) l’avait réconfortée. La sœur Chose était une gourde pas croyable. Le lit était petit mais frais et immaculé. La fenêtre à barreaux montrait un jardin de pins, de buis, de fleurs raides, qui évoquait le plus convenable des paradis. On sonnait pour aller au cabinet. On avait mangé, à midi, des délices : du chou rouge en crudité, des carottes en crudité, des pommes à l’huile, un filet de hareng fumé, ensuite du chou rouge bouilli, des carottes bouillies, des pommes bouillies, tout cela plein de beurre ou presque, et un morceau de poitrine de porc fumée. La moutarde n’avait pas manqué, ni le pain du couvent, ni le vin presque rouge servi à volonté. À volonté aussi, le fromage des brebis du couvent, qui se vend des fortunes aux restaurateurs. Et une pomme de saison. Et ce soir on recommencerait tout.

Claire Fouilloux s’impatientait. Si seulement il y avait eu la télé, ou au moins la radio, dans les chambres. Mais on ne trouvait que des imprimés pleins de phrases écrites, des journaux professionnels pour curés etc., peu d’illustrations, pas un disque. Claire Fouilloux en était réduite, faute d’aimer lire, à penser.

Pourtant, les visites de sœur Euthanase ne la divertissaient pas. Selon Fouilloux, la religieuse essayait de lui tirer les vers du nez. On les connaît. Elles font semblant de vous câliner. Leurs visages trop blancs, trop lisses, qu’on croirait lavés à l’eau bénite glacée. Fouilloux n’avait pas confiance. Dommage : elle aurait adoré être une sœur, avoir une sœur pour amie, être entre sœurs. Elle enviait la religieuse, mais sœur Euthanase ne lui proposait pas du tout de devenir sœur. Elle la jugeait sans doute indigne. Il était probable (pensa Claire Fouilloux) que sœur Euthanase n’avait jamais sucé de bite. Même pas celle d’un grand enfant de quatorze ans. Et elle prétendait venir vous consoler.

Fouilloux pensait souvent à Guillard, le fils. Quand elle avait appris la mort du père, ç’avait même été sa seule réaction : que va-t-il devenir, lui ? Marc ?

— Sa queue sentait. Elle sentait bon. Il m’a sucée aussi.

Elle aimerait dire ça à la volubile sœur Euthanase. À présent que les curés et les curettes ne vous parlaient plus de leurs idoles surchoix, d’époque et tout, il n’y avait plus aucun romantisme. Du lard et du chou : on se demande vraiment. Ce n’était pas leur bon Dieu, au fait, qui défendait le cochon ? Ou non, celui d’après. Enfin, il y en avait un qui mangeait du lard, et pas les autres. Sœur Euthanase adorait donc un Dieu tolérant, qui aimait le cochon, les adolescentes dévoyées, les sœurs. Il ne lui manquait que la parole.

Claire avait eu, un moment, l’idée excentrique d’écrire un mot pour Claudine Moraillon. Elle aurait besoin de… De papier et de… Ah, un bic, un feutre, un… Dans les romans, la sœur geôlière refuse toujours de prêter ces engins-là, comme s’ils coûtaient de l’argent. Sœur Euthanase, au contraire, tira aussitôt un calepin et un crayon de sa poche et les offrit gentiment à la Fouilloux, qui fut bien embêtée :

— Je sais pas quoi lui mettre, expliqua-t-elle à la religieuse.

— Ma petite Claire ! Quelle enfant, Notre Seigneur, quelle enfant, Notre Dame, que dites-vous ? À votre amie ? Oh ! Oh, oh !

— Surtout si vous r’gardez j’saurai pas ! dit Fouilloux, piquée.

— Notre très sainte Trinité, quelle défiance ! murmura la sœur.

— Ouao, je sais bien qu’c’est plein d’poulaille ici allez, fit Claire Fouilloux.

La sœur, bizarrement, comprit l’allusion. Fouilloux renonça à communiquer avec sa petite amie. Selon sœur Euthanase, Claudine se portait à merveille, exprimait à chaque instant mille bonnes pensées d’affection, de repentir ; elle exhortait sa camarade à prendre patience. Probablement elle lui proposerait bientôt d’assister à la messe ou d’aller à vêpres, si la sœur continuait de s’enhardir.

— Savez-vous, dit la sœur, que votre patronne a fondé un ordre célèbre et qu’on révère son crâne dans huit paroisses de France ? Il y a encore (sœur Euthanase eut un joli rire franc) onze autres crânes de sainte Claire en Italie, dont quatre dans la seule ville d’Assise ?…

Cet excès mutin, coquin, primesautier, avait une intention charitable : sœur Euthanase avait appris que ses jeunes pensionnaires allaient repasser la visite gynéco-psychiatrique.

— Mais, ajouta-t-elle, que de ferveur au fond dans ces innocentes supercheries ! Ne faut-il pas, au-delà des mensonges apparents, retrouver la profonde vérité du cœur ?… Fouilloux pensa alors, en plissant le front, qu’elle n’aimait pas du tout Marc Guillard. Plus précisément, elle n’en était pas amoureuse. Le petit dégoûtant. Quelle grosse quéquette.

— Et même, finalement, de la foi ! dit, radieuse, sœur Euthanase. Onze et huit : dix-neuf crânes ! En sept siècles ! Votre sainte patronne, chère Claire, aura donc été…

Pas amoureux. C’était un gosse. Mais ça l’avait atrocement excitée. Elle l’aurait bouffé partout, ce mal lavé. Elle aurait déconné avec. Ils auraient inventé toutes les saletés. Fouilloux s’était branlée un tas de fois sur Guillard fils. C’était son plus grand sentiment, la chatouille. Elle n’eut l’occasion de le dire à personne. Sœur Euthanase souriait de toutes ses dents à ses propres plaisanteries de crânes. Les flics, les médecins attendaient. Le destin de Fouilloux était tout tracé, et pas pour un seul jour. Quand on tombe entre les pattes de ceux qui ont le droit d’être bons à vos dépens, on n’en sort plus jamais. Fouilloux risquait de se faire aimer et comprendre jusqu’au jour où elle préférerait se taillader les poignets, ou se jeter à l’eau, ou étrangler quelqu’un. Chacun sa nature.

— Et ces religieuses s’appellent des clarisses ! tintinnabula sœur Euthanase, les yeux en bille de joie.

Elle récitait toujours aux séquestrées du couvent la vie de leurs patronnes. Cela relevait les pauvres humiliées, qui étaient si à plaindre. On en avait de moins en moins, hélas, vu la sévérité des administrations pénitentiaire et sanitaire. Il fallait presque un passe-droit, désormais, pour que les enfants traumatisés (filles ou — qui l’oserait croire — garçons) par les grands capitalistes monopolistes multinationaux puissent goûter le réconfort inestimable non certes du message divin (ce n’était pas le moment), mais simplement de la bonté évangélique.

— Quoi ? Clarisses ? dit Fouilloux égayée. Attendez voir ma sœur : y a pas une vache dans Mickey qui s’appelle Clara… euh ?

— Clarabelle ! Mais oui ! répondit, enchantée, sœur Euthanase. Comme c’est amusant !… Mais c’est un joli nom aussi ! non ?… Clarabelle ! Claire, belle. C’est sûrement une sainte américaine.

— Une vache oui c’est une vache qui chante, inventa et gloussa Claire Fouilloux, survoltée.

La sœur l’abandonna dans cette euphorie. Elle avait à préparer l’autre gamine.

Guillard en a sa claque. C’est le troisième portage, de l’ancien repaire au nouveau. Il reste une quantité de choses à déplacer. Enfin, pour ce soir ça ira.

Le nouveau n’est pas une construction. C’est, dans le flanc d’une gorge, une grotte à auvent, très proche d’aspect de certains sites préhistoriques fameux. On y accède par une sorte de toboggan, partie en terre, partie en pierre usée, bossuée. Tout en bas, on a la meilleure eau, bruyante et toujours froide, impolluée, savoureuse. La gorge est toute fourrée d’arbres bancals, de buissons touffus et difformes encombrés d’oiseaux.

Malgré cette sauvagerie, on est beaucoup plus près de Saint-Rémi qu’auparavant.

La grotte n’est jamais visitée. On n’y voit ni étrons ni papiers ou boîtes de conserve. Elle possède plusieurs vestibules et, sans compter le premier abri sous l’auvent, deux salles.

Les petits Gassé sont plutôt claustrophobes. Ils n’iront pas dormir au fond. L’auvent même les effraie un peu. Tout peut s’écrouler n’importe quand. François Boitard partage assez cette opinion. Les autres garçons s’en moquent.

On est étonné que Julien Roquin ne soit pas là. Est-il déjà parti pêcher (c’est sa manie) quelque part le long du torrent, ou a-t-il eu un accident ? Ses affaires n’ont été vues ni sur le trajet, ni dans la grotte. Pourtant, il n’a pas pu se tromper de chemin. S’il s’est trompé, malgré tout, où chercher, où appeler ? Il a aussi bien glissé jusque dans l’eau avec ses affaires. On explorera un peu le fond de la gorge, tout à l’heure. Il y a trop d’ennuis. Guillard a presque envie de rentrer en ville. Il pense à chez lui. Il a une brusque envie d’œufs au jambon, suivie de bouffées nostalgiques.

Monsieur Seignelet est d’humeur mauvaise. Il a eu une discussion désagréable avec ses collègues. Il ne s’agissait pas de leur métier mais de morale, d’éducation, à propos des événements antifamiliaux de ce mois de juillet. Quelqu’un soutenait que les mineurs, par principe, étaient toujours innocents et irresponsables : il fallait les absoudre, quoi qu’ils fassent. Un autre jugeait ce point de vue excessif : on devait, disait-il, adapter les châtiments à l’âge des coupables et à la nature des délits, sévir intelligemment, déraciner le mal sans abattre l’arbre, le jeune arbre, le rejeton, c’était le cas de le dire. Monsieur Seignelet, quant à lui, n’admettait pas ces fausses tolérances :

— Tout ce qu’on fait, dans la vie, il faut le payer. C’est pas compliqué. T’as fait ça ? Bon, d’accord. Mais maintenant : paye. Y a pas à chiquer, faut payer. Gosse ou pas gosse. Tu fais ce que tu veux ? Mais très bien mon ami : mais paye. Non : sinon ce serait trop commode. Paye : c’est tout.

Cette opinion, rationnelle et qui, en sa logique, évoquait la balance à deux plateaux (un pour les actes, un pour l’argent) de la Justice, impressionna l’auditoire. Cependant, le collègue extrémiste riposta assez impoliment ; il se fit soupçonner d’abolitionnisme et la discussion, quittant l’enfance, aborda la peine de mort. Les esprits s’échauffèrent. Monsieur Seignelet, selon son principe de débit et crédit, appliquait la loi du talion : il aurait seulement souhaité que les assassins périssent d’une mort identique à celle qu’ils avaient infligée. Pas plus, pas moins. Cela fit rire : quelqu’un parla des victimes de viol. On haussa les épaules.

Les choses s’envenimèrent surtout après le bureau, quand les pères furent au café. À cette heure-là, monsieur Seignelet était ordinairement très éméché : et, aujourd’hui, ses convictions et sa voix avaient besoin de renfort. Il but plusieurs ricards à peine dilués, affirma que la guillotine n’était pas douloureuse : il exigeait un vrai supplice. Sa verve bruyante semblait menacer tout un chacun d’exécution. Au reste, il jura que pour lui, face à l’horreur d’un crime, il n’y avait plus amis ni parents : mais seulement des hommes. Il ne transigerait jamais avec sa conscience et il serait le premier, oui, le premier, aussi déchirant que ce soit (car il se flattait d’être un ami véritable et un père authentique, qui ne vivait que pour les siens), il serait le premier à livrer à la justice son meilleur ami ou son fils s’il les savait coupables : et il exigerait même — qu’on l’entende : il exigerait — qu’on soit particulièrement sévère envers eux. C’était la base de la morale et de la société.

Cette intransigeance déplut. Monsieur Seignelet aurait voulu être en cas de prouver sur-le-champ la vérité de ses principes. Que n’y avait-il de justice à rendre aux alentours ! Où trouver quelque chose à juger, à punir sans délai sous leurs yeux : quelqu’un à faire payer, là, payer, payer, payer. Démontrer par l’exemple les supériorités de la rigueur.

D’ailleurs sa position était en béton armé. Sévère mais inattaquable. Il avait raison. Le patron du café lui-même, malgré sa prudence, ses hochements évasifs, était contraint d’approuver :

— Eh oui, c’est vrai… On paye toujours… Il faut payer…

L’élan justicier irrépressible de monsieur Seignelet continua de le tourmenter comme un rut, une colère inassouvie, tandis qu’il revenait chez lui. En période de vacances scolaires, il était trop souvent frustré. Ses descentes dans la vie de ses fils sentaient leur prétexte douteux, tiré par les cheveux, inondé de pastis. Même sa femme, en ce cas, renonçait à l’épauler. L’été, la chaleur, la rendaient bien assez nerveuse, et elle voulait un mari calme.

Pour produire malgré tout les délits qu’il cherchait, monsieur Seignelet improvisait à ses enfants des devoirs, des tâches, des buts. Il les mettait ainsi en mesure de fauter. Il fallait des trésors d’imagination : mais, à la fin, il réussissait bien à en coincer un et à le faire payer, payer, payer.

Sa manière d’inventer des lois parce qu’il avait besoin de coupables révoltait ses fils. Ils attendaient ce procédé-là de leur mère mais non de lui. Madame Seignelet avait des crises : l’arbitraire lui était donc naturel. Au contraire, monsieur Seignelet avait des systèmes : ils étaient repoussants, effrayants, mais on s’y était à peu près accoutumé ; on parvenait à s’y plier ou à passer au travers ; c’était un effort d’adaptation aberrant que monsieur Seignelet avait obtenu qu’on fasse ; il n’avait pas le droit, non, pas le droit de bricoler de nouvelles lois sous prétexte qu’on ne transgressait plus assez les précédentes.

Les années idéales avaient été (pour monsieur Seignelet) celles des devoirs de vacances. Jadis, il en mettait au point à l’usage de ceux de ses enfants qui avaient obtenu de mauvais résultats scolaires. Une fois, notamment, Dominique avait été condamné à redoubler sa classe. Monsieur Seignelet, à l’issue de longues palabres au lycée, avait arraché pour l’enfant un traitement de faveur. Dominique pourrait entrer dans la classe supérieure, en automne, s’il passait avec succès un petit examen qui porterait sur les matières où il était le plus faible — à peu près toutes, en vérité. Son père consacra plusieurs soirées à lui tracer un programme de travail qui couvrirait tout l’été : puis il s’adonna aux délices de la pédagogie à domicile. Dominique étudiait seul, dans la journée ; le soir après dîner, monsieur Seignelet remplissait les nobles fonctions du précepteur : il inspectait, contrôlait, critiquait, jugeait, punissait, glosait.

Ces joies-là, cependant, ne furent pas sans contrepartie : car Dominique, après avoir joué presque trois mois le rôle délirant d’élève de son père, resta ce garçon timide, terrorisé, passif, presque benêt, docile à toute autorité, et que la seule vue de ses parents recroquevillait et faisait transpirer, comme tremble et gémit un chien de laboratoire quand il aperçoit les appareils auxquels on l’a soumis. Dominique n’était plus du tout, semblait-il, un fils intéressant pour monsieur Seignelet : il était trop vide. Depuis cet été-là, on le laissait donc plutôt en paix : et, très lentement, très douloureusement, ses tissus martyrisés, son esprit encore mal réveillé du cauchemar, se régénéraient en secret. À présent, d’ailleurs, l’alcool avait trop désorganisé la cervelle de monsieur Seignelet pour qu’il puisse remettre en scène, autour d’un de ses fils, ce drame ou ces tortures pédagogiques. Un bonheur sans lendemain — les grandes heures de son rôle paternel.

Mais aujourd’hui, et grâce à sa femme, son talent de père et l’humeur néfaste où l’a plongé la conversation vont se trouver un aliment.

— Robert ! glapit la Seignelet dès qu’il entre.

Il sue, il a soif, il se défait. Il écoute.

— Regarde-moi ça. Regarde simplement. Je te dis rien, regarde ! répète madame Seignelet.

Elle tend un livre à son mari. La page de titre est arrachée, c’est un vieux bouquin maigrichon, gris jaunâtre. Monsieur Seignelet ouvre au hasard, et jette un coup d’œil.

« … et abandonnons aux pervers de grande envergure l’exécrable soin d’orner leurs nuits de hideux sexes buccaux. »

— Bertrand, dit madame Seignelet pour tout commentaire.

— Bertrand ? fait monsieur Seignelet surpris, d’une voix sourde. Il a posé le livre sur la table de la cuisine et continue d’y regarder tout en se déchaussant.

« … Chancres syphilitiques à la langue, au palais, blennorragies orales, gencives infectées et fétides, lèvres et gorge rongées de cancer vénérien, tel est le sort fréquent de celles qui, vénalité ou vice sensuel, se prêtent à ces fantaisies pathologiques de l’amour ou plutôt de ses grinçantes caricatures… Quant à l’Homme qui, par un dangereux délire de l’imagination qu’un excès de désir pour sa partenaire lui aura… »

— Je vois, murmure monsieur Seignelet.

Sa femme éclate enfin (cependant elle refrène un peu sa voix : le sujet est trop scabreux) :

— Non mais tu te rends compte ! À quinze ans ! À quinze ans ! Non mais tu te rends compte ! Mais il est malade ce gosse !

Monsieur Seignelet ne répond pas. Sa femme et lui sont pudibonds. Ils ne parlent jamais de « ces problèmes-là ». Il se doutait que ça arriverait un jour avec l’aîné. Il se verse un grand verre de vin rouge glacé et il le boit d’une traite. Puis il se prépare un ricard. Madame Seignelet dit : « Tiens, donne-moi donc un coup » et, galamment, son mari lui sert un guignolet-kirsch. Elle explique qu’elle faisait à fond la chambre de Bertrand et Jean-Baptiste et qu’elle a trouvé ça sous le lit de Bertrand, simplement.

Ce récit n’est pas exact : elle a fouillé. Ravie de sa découverte, ou s’imaginant qu’il ne peut pas exister pire, elle n’a pas cherché plus avant. Elle pique son mari, à présent, pour l’engager à une grande inspection générale quand les enfants seront de retour. Aucun problème : on dîne froid, tout peut attendre. Monsieur Seignelet accepte ; il boit gravement, avec une lenteur componctueuse, jusqu’à l’arrivée de ses fils.

Il prend d’abord Bertrand à part, sans brusquerie. Il n’y a pas lieu de gifler ou de crier. C’est tout autre chose qu’il faut. Monsieur Seignelet s’y connaît. Bertrand, rouge foncé, tripote ses lunettes sur son nez et ne dit mot. Le motif de l’inspection ainsi posé, monsieur Seignelet passe aux actes.

Il a une expérience impressionnante de la fouille. On croirait qu’il n’ignore aucune des cachettes où ses enfants réfugient leurs secrets : mais que, par générosité, il dédaigne habituellement d’aller y voir et leur concède ces menus territoires. Jusqu’au jour, bien sûr, où un grave manquement…

La vérité est autre : dès l’instant que Robert Seignelet entreprend ses recherches, son imagination travaille sur ce qu’il aperçoit, elle suit le chemin même de celle de ses fils et atteint les mêmes buts.

Il a commencé par les affaires de Bertrand. Il trouve rapidement le jeu de cartes obscènes, qui lui paraît considérablement plus coupable que l’ouvrage médical. On peut admettre en effet, comme circonstance atténuante, qu’un adolescent, lors de certaines crises (qu’il a d’ailleurs grandement tort d’avoir dissimulées à son père), recherche des connaissances qui… quoique… Mais ces photographies, elles, n’ont rien de médical. Elles signalent, elles sous-entendent, elles…

Deux revues naturistes, maintenant, en couleurs. Mais parfait. Et, juste avec, un cahier, un gros cahier de classe.

Monsieur Seignelet devine qu’il tient là un prodigieux corps de délit. Il établit un silence solennel, il ouvre le cahier. Bertrand, pris de folie, se précipite et l’arrache aux mains de son père. Bertrand hurle et pleure de sa voix rauque. Le balourd est à bout de nerfs. Il en est déjà à s’excuser, à supplier, à demander pardon : mais il ne rendra pas le cahier, un journal intime. Monsieur Seignelet, suffoqué par la violence de cette révolte et l’humilité furieuse et pleurnicheuse avec laquelle Bertrand essaie d’effacer son crime, ne sait que faire. Il est dépassé. Impérialement, ou en pontife, il cède à Bertrand le droit de garder ses pensées pour lui ; il ajoute même, sur un ton de pitié froide : « Mon pauvre garçon, si tu crois qu’il y a une seule ligne là-dedans, à ton âge… pauvre type, va… » Il exprime de sombres et durables menaces, par contre, s’agissant de l’irrespect monstrueux, ébahissant, parricide, du geste de Bertrand. L’intention pouvait s’absoudre ou, mon Dieu, se comprendre, au moins : mais la façon, la façon, non. Ce qui s’est passé est d’une gravité qui excède même toute possibilité de verdict immédiat. Monsieur Seignelet se réserve de prendre une décision mûre et réfléchie à cet égard. Rien, rien de plus terrible ne…

Bertrand s’est effondré, piteux. Il serre son stupide cahier, rempli de projets professionnels et conjugaux, souvent chiffrés. Il avait craint la divulgation de ces laborieuses rêveries, ces pesantes projections, ces dociles secrets, mêlées de pensées générales, de sentences sur ce qu’un homme, une épouse, un professeur, etc., doivent être, et dans quel style on doit se meubler, et quels titres et diplômes il…, et quelle grande entreprise internationale le… et si un mari et une femme ne peuvent vraiment pas se (il se sent assez libéral sur ce point), etc. Toutes ces misères sous son bras : soixante ans de sa vie à venir, et à condition qu’il réussisse, et atteigne chaque but. Il est mort de honte pour une décennie. Son père n’a rien lu, certes, mais c’est pire : il a compris, il sait. Le cahier est un exact équivalent du petit étui de cartes obscènes, et il a le même usage.

Monsieur Seignelet reste dans la chambre et étudie, assez distraitement, les biens de Jean-Baptiste. En général, les gamins (autrefois les quatre fils, à présent Philippe et Jean-Baptiste seulement) subissent avant tout une fouille corporelle. Leur père sait qu’à leur âge on n’a rien à cacher de bien volumineux : quelques sous volés à maman, ou les sottises qu’on a achetées avec. La moindre poche, le moindre coin de slip suffisent pour dissimuler ça. L’inspection des tiroirs, placards et boîtes n’est jamais fructueuse. C’est un préambule, une mise en condition, avant l’humiliation principale. Ce déshabillage, ce tripotage sont vexants ? Monsieur Seignelet n’est pas de cet avis. Un enfant n’est qu’un enfant : dès qu’il atteint l’âge où une certaine pudeur…, le développement…, monsieur Seignelet renonce. Mais, jusque-là, il est bon que les gamins ne considèrent pas leurs habits ou, plus largement, leur personne, comme un domaine auquel l’œil du maître n’aurait pas accès. Se retirer, intouchable, dans son propre corps ? Comme ce serait moche, et quelle méfiance injustifiable, quel quant-à-soi maladif, asocial, de la part d’un enfant — estime monsieur Seignelet.

Une catastrophe fait qu’aujourd’hui Jean-Baptiste échappe à la fouille corporelle. Son père déniche les couverts volés à la Lycorne d’or, voici plusieurs semaines. Une fourchette, une cuiller, en argent lourd et beau, marquées du signe du restaurant : une sorte de chèvre debout sur les pattes de derrière, le front garni d’une longue corne de narval. Jean-Baptiste ne conserve rien de ce qu’il vole à la maison : ces couverts-là, il les a oubliés, il n’y pensait plus.

Un fils parricide et masturbateur ; un autre voleur ; les parents Seignelet sont abasourdis. Jean-Baptiste, la figure fouaillée de gifles par sa mère hors d’elle, sera fessé par son père tout à l’heure, après dîner, en grande séance. Quant aux couverts, il les rapportera lui-même au restaurant dès demain matin, s’expliquera comme il pourra, recevra la punition qu’il plaira à MM. Baveut et fils de lui infliger.

Jean-Baptiste, malgré ce verdict d’une vigueur instantanée, ses larmes, sa condamnation à l’autodafé solennel, est plutôt soulagé. Ses parents ont gobé sans soupçons l’explication qu’il a donnée du vol. Il avait pris les couverts pour s’amuser, il voulait les remettre juste après et n’a pas réussi.

— … Et privé de plage pendant quinze jours, bien entendu, ajoute sobrement monsieur Seignelet, que tant d’aubaines submergent et rendent presque serein.

Raymonde Seignelet n’approuve pas l’idée de restitution des couverts. Trop théâtral. Ça lui ferait les pieds, mais finalement ce sont ses parents qui seraient compromis. On n’a pas d’enfant voleur, un point c’est tout : on est donc obligé d’être complice de celui-là. Elle l’expliquera, ce soir ou demain matin, à son mari. Pas devant eux, bien sûr.

Les parents Seignelet fouillent maintenant la chambre que partagent Dominique et Philippe. Maigre chère.

Sauf aujourd’hui. Monsieur Seignelet, en refermant brutalement un tiroir, sent une chose que ce choc décroche et qui se bloque derrière. Il rouvre, il cherche, il ramène des liasses de papiers à lettres en demi-format, studieusement calligraphiées : les poèmes de Dominique.

Le garçon n’a aucune réaction. Après la scène ridicule qu’a jouée Bertrand, il est plutôt fier, lui, de n’avoir que ça à cacher. Son père examine feuille à feuille, ironiquement, sans mot dire ; puis tend les liasses à Dominique qui répond merci. Un orage éclate juste à ce moment derrière eux. Madame Seignelet flanque une raclée féroce à Philippe en hurlant qu’il est fou et malade, fou et malade, fou, etc. Ce n’est pas vraiment une correction. C’est plutôt une explosion d’hystérie où la femme, au lieu de mordre l’air et de griffer le vide, s’acharne sur un amas de chair humaine : madame Seignelet enveloppe Philippe comme une araignée tient un insecte entre ses pattes et le roule en cocon. L’impression du petit garçon est d’être enfermé dans un tonneau rempli de clous, de lames de rasoir et de plaques chauffées à blanc qu’on ferait dévaler du haut d’une montagne. Variante d’utérus. Un instant, madame Seignelet lâche l’enfant et, avisant le tas des jouets qu’elle a sortis, elle les piétine, les bouscule, les écrase sous ses talons carrés et bas, en hurlant :

— Ah puisque toi tu m’as fait ça ben moi j’te fais ça !
explication qu’elle répète à s’en fendre la gorge jusqu’à ce qu’elle ait mis tous les jouets en bouillie. Puis elle reprend son fils sous elle et achève sa colère avec une violence à s’en retourner les ongles.

Plus tard, on apprend le crime du petit. À l’aide de sa descente de lit, un peu décalée de sa place normale, il cachait une tache grasse, grande comme une crêpe, qu’il a faite sur le parquet de la chambre. En parlant tout seul, il avait joué au représentant de commerce : il se vendait des cires, assis par terre, et la cire en question était un vieux tube de liniment gras, lequel a imprégné le parquet. C’est cela qu’il a « fait à sa mère ».


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