L’île atlantique : VIII

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chapitre VII

VIII

— Non j’peux pas rentrer ! murmura Joachim Lescot.

— Mais si ! dit Hervé. J’suis sûr que tu passes !

— Oui il passe, dit Viaud.

— Il dit qu’il peut pas, dit Marie-Antoine.

Hervé, agenouillé à côté du soupirail, examina à nouveau la cave de madame Arnauld. Il était vexé : il avait négligé de se munir d’une torche, comme l’expédition était fixée pour la fin de l’après-midi. Mais on n’y voyait presque rien, dans ce fichu sous-sol.

Heureusement, il avait plusieurs fois reconnu les lieux. Il pourrait les décrire à Joachim.

— Mais pourquoi tu peux pas ? Si ta tête passe, tout passe ! T’en passes des plus serrés que ça, des barreaux !

— Non, j’peux pas ! répéta le petit Lescot.

Ils avaient cassé la vitre, ouvert la petite fenêtre à unique battant. Le soupirail était très bien situé. Un mur de jardin, quelques buissons, une sorte d’appentis, et la maison elle-même, protégeaient des regards. Il fallait seulement ne pas se mettre debout. Les pavillons du voisinage étaient tout proches. On entendait des enfants jouer dans certains jardins.

— Il a peur ! dit Viaud.

— Mais oui, qu’est-ce que t’as ?… T’as peur d’aller en prison ? Mais ils nous attraperont pas ! Si on se dépêche !

Joachim Lescot secoua la tête. Il ne craignait pas la prison. Il était bien tranquille ! Ni la guillotine !

— Si tu veux pas descendre c’est fichu, dit son cousin. On n’a qu’à se tirer. C’est raté alors. De ta faute c’est raté.

Non, Joachim ne désirait pas que ça rate. Il se décida enfin à avouer le motif de son refus :

— C’est là. À cause de ça là, dit-il en montrant avec l’index les profondeurs de la cave.

— Mais quoi, ça ? dit Pellisson. Y a rien. Tu peux sauter facile. C’est même pas haut. Y a rien !

— Mais si ! s’écria Joachim, mécontent. Tu les vois pas ? Tous les p-poils d-d’araignées ?

— Y a des araignées ? dit Marie-Antoine effaré.

— Dans l’plafond, dit Viaud.

— T’es un vrai con ! dit Pellisson à Joachim. Y en a pas c’est propre. On l’verrait si on les voyait ! Les toiles !

— Moi je les vois aussi maintenant les étoiles d’araignées, fit Péréfixe, qui s’était approché. Elles sont grosses.

Hervé soupira :

— Joachim ? Écoute vas-y !

— Marie il a qu’à y aller, dit le petit Lescot.

— Je sais pas, dit Marie-Antoine. Ça fait peur.

— Elle rentre à quelle heure la vioque ? demanda Alain Viaud, qui commençait à s’impatienter.

— Pour manger elle rentre, dit Pellisson. À huit heures. Mais c’est pas une vieille : c’est madame Arnauld.

— On la tuera ? proposa Viaud.

Hervé, que tracassait le mauvais départ de cette affaire, n’était pas d’humeur à rire. Il ne tenait pas ses troupes en main. Mais il ne s’avouerait pas vaincu si vite. La maison l’alléchait, l’excitait de gourmandise. Comment contraindre l’un des deux petits à descendre ? Quelle promesse faire ? Ou quelle menace inventer ?

— Joachim, écoute… répéta-t-il.

L’enfant ne voulait vraiment pas. Il dit :

— Non. Y a qu’à passer par autre part.

De nuit, bien sûr, ils auraient essayé. Les persiennes n’étaient pas closes. Grimper à une fenêtre d’en bas, briser une vitre, ouvrir : rien de plus simple. Mais maintenant non. N’importe qui pouvait les voir. Et, quand la nuit serait tombée, il y aurait trop d’obstacles : madame Arnauld revenue, madame Lescot inquiète que Joachim ne soit pas là pour dîner, les parents Péréfixe effrayés, stupéfaits, téléphonant partout… Il fallait agir tout de suite ou jamais.

— Et toi Alain t’es sûr que tu y passes pas entre ces barreaux-là ? demanda Pellisson en désespoir de cause.

— Bah si, sûrement, que je passe, dit Alain Viaud.

— Mais alors tête de bourrique qu’est-ce que t’attends ? !

— C’est parce que je voulais pas, expliqua Viaud.

— Et alors tu veux pas ? dit Hervé. Quel maboul !

— Oh. Si, si. Ça me gêne pas, les araignées, dit Viaud.

C’était à s’en taper la tête contre les murs, pensa Hervé Pellisson. Une vraie bande de sinoques. Belle idée qu’il avait eue, de s’agréger les trois petits. Hervé regarda sa montre. Il ne l’avait pas volée, c’était un cadeau de communion tout récent. Les parents Pellisson ne s’étaient pas moqués de leur fils : la montre était superbe. Six heures vingt. Viaud essaya par la tête. L’espace entre les barreaux suffisait juste. L’enfant recommença, mais en présentant d’abord les pieds. Il glissa dans le vide toute la longueur de ses jambes, se contorsionna, fit passer son derrière, eut peur d’être coincé. Hervé le maintint tandis qu’il achevait sa descente. On l’entendit sauter. Lescot avait suivi l’action avec beaucoup d’intérêt. Il n’aurait pas cru Viaud si dégourdi.

— Et je vais où maintenant ? demanda Viaud essoufflé.

Hervé Pellisson lui décrivit la marche à suivre. Le but était de rejoindre une porte qui, du sous-sol, donnait sur le jardin par une rampe, et la déverrouiller. Dès que ce serait fait, Viaud préviendrait : et les trois autres, à quatre pattes, se couleraient jusqu’à cette porte.

La chose s’accomplit rapidement. La bande à Lescot fut dans la place.

Madame Arnauld, célibataire, était une excellente femme qui enseignait les mathématiques au collège technique. Elle connaissait bien Hervé Pellisson, à qui elle avait donné des leçons particulières qu’il venait prendre ici. Et, chaque mardi, si elle n’avait pas cours, elle s’offrait une sortie de l’après-midi, soit à Saint-Rémi (elle habitait la banlieue nord-ouest), soit sur le continent. Il était rare qu’elle restât chez elle ce jour-là, surtout pendant la belle saison.

Son pavillon, une location, était remarquablement aménagé, presque cossu. Les enfants en éprouvaient une gêne. Quand on cambriole comme tout le monde, la nuit et en assassinant, tout paraît anormal et on est donc à l’aise : on effectue une quantité de gestes difficiles et bizarres auxquels on ne s’était même jamais exercé, on a une grande présence d’esprit, on n’a pas peur de l’obscurité — on est du côté noir des lampes électriques. Si on rencontre les habitants, on les terrorise ; d’ailleurs, surpris à ces heures-là, ils ont toujours l’air vilains et bêtes.

Tandis qu’ici rien de semblable. Dehors, la fin d’une belle journée de juillet, le climat des vacances scolaires, les petits jardins convenables. Dedans, une impression de bonhomie, d’accueil. On aurait cru que madame Arnauld, entendant les gamins déboucher de sa cave, allait sortir de son salon, leur souhaiter la bienvenue, leur offrir une tasse de chocolat et de la tarte aux pommes. Elle serait soigneusement coiffée, chaussée à talons hauts, les ongles vernis. Elle se plaindrait, en souriant, de n’être pas encore en vacances, elle, avec les examens et mille autres corvées. Elle les remercierait de leur visite et elle les renverrait gentiment et ils auraient aux doigts un parfum de vanille, de beurre et de sucre.

— Qu’est-ce qu’il faut voler ? demanda, intimidé, Joachim Lescot. Moi j’ai envie de rien !

Il vit qu’Alain Viaud, au lieu de pisser partout, cherchait le cabinet, une main à la braguette.

— Le plus intéressant c’est l’argent, dit Hervé. Je sais qu’elle en garde beaucoup, des fois.

— Pourquoi ? dit Joachim.

— Parce que je l’ai vue, dit Hervé Pellisson.

— Alors, dit Viaud, c’est qu’c’est une rapiate une pisse-cul une grigoute. Elle se ramasse une cagnotte.

— Hein hein ? demanda Péréfixe. Elle vole alors ?

— C’est pas quelqu’un qui vole, une avare ! dit Pellisson. C’est quelqu’un qui cache tout d’côté, eh Marie !

— Ouais, l’avaresse, ouais, confirma Alain Viaud.

— Quand même où elle l’a eu d’abord, avant de l’avoir ? insista Joachim Lescot, que cette histoire d’argent thésaurisé chez elle par la dame professeur sidérait.

— Elle travaille, dit Pellisson. Elle est payée !

— Ouais, payée, ricana Alain Viaud. Une prof ouais !

Pendant ce temps, Hervé Pellisson faisait le tour des meubles du salon. Rien n’était fermé à clef. Ce salon attenait à une minuscule salle à manger dont la table ronde, très sculptée, servait de bureau à madame Arnauld, qui devait rarement retirer ces livres, ces cahiers, ces outils d’écriture, pour déplier la nappe et dresser un couvert.

Viaud chapardait distraitement, comme on grignote sans appétit. Il ronchonnait :

— C’est pas marrant quand c’est pas la nuit et qu’y a même pas quelqu’un. C’est pas poilant. On s’poile pas. On voit tout à l’avance. On est comme à la maison. Tout seuls.

— Ben pas moi ! dit Pellisson. J’espère qu’elle l’a pas mise à la banque son oseille. Parce que je trouve rien.

Les vieilles et modestes villas de cette banlieue possédaient généralement un étage mansardé, disposition peu répandue sur l’île. Les enfants montèrent visiter la chambre de madame Arnauld. Ils s’y plurent : il y avait de la pénombre, on était resserré, inquiet d’être coincé là si quelqu’un apparaissait en bas. Le chapardage lui-même reprenait sa saveur. Cependant ils n’osèrent ni renverser les tiroirs, ni casser, ni salir. Ennuyé de ne rien pouvoir voler qu’il eût rapporté et conservé chez lui, Marie-Antoine Péréfixe regardait les autres et éprouvait une peur mesurée. Il aurait aimé qu’on le charge d’un travail de manœuvre : descendre des piles de draps, le tapis ou l’horloge, compter des mouchoirs, des liasses d’argent. Le vol était, au fond, une chose décevante, idiote, casse-pieds. Marie-Antoine ne comprenait vraiment plus qu’on s’amuse à ça. (C’était beaucoup plus curieux de feuilleter, par exemple, des découpages avec une méchante petite fille, dans un coin bien sombre.)

Hervé avait une longue figure :

— Rien de rien, répétait-il.

— C’est pour acheter quoi, que t’en veux ? demanda Joachim Lescot. De l’argent ?

— C’était pour l’avoir, eh ! Tu te rends compte ce qu’on aurait fait avec ! dit Pellisson.

— Non, avoua Joachim. Qu’est-ce qu’on aurait fait ?

— Parce qu’après on fait ce qu’on veut ! dit Pellisson.

— Ouais, c’qu’on veut ! assura Viaud.

Joachim ne comprenait toujours pas. Il n’éprouvait pas ces besoins pharamineux et mystérieux que son cousin et Alain Viaud semblaient connaître et estimer par-dessus tout. On lui passait ses volontés du matin au soir. Et, tel Marie-Antoine, il n’appréciait dans le vol que l’amusement, le dépaysement, l’adresse physique. Non le bien mal acquis : il ne pouvait pas, lui non plus, receler. Il prenait et rendait.

— Avec combien ? demanda-t-il sans conviction.

— Ah ouais au fait, combien ? dit Viaud.

— J’en sais rien, dit Hervé. Je sais qu’elle en cachait, j’ai pas pu compter ! Forcément !… Non, pour nous c’est le mieux l’argent. C’est ça qu’est pratique.

— Et pour apporter à Roquin, dit Alain Viaud.

Pellisson ne répondit pas.

Hugo Grandieu a fait un terrible cauchemar pendant sa sieste. Il éprouve souvent des peurs solitaires ridicules depuis la mort de sa femme. Il a une hantise des vampires. Il s’attend à des surgissements, des attaques par-derrière, des géants à face de lions noirs ou de tigres écarlates. Il craint les ombres, les recoins : mais aussi, même en pleine lumière, tout l’intérieur de sa maison. Elle sonne trop vide.

Mais, jusqu’ici, son sommeil était épargné. Il dormait longtemps et fort, en gardant une veilleuse pour atténuer l’angoisse d’être seul. Ni rêves ni réveils en sursaut.

Il se demande, après cette affreuse sieste, si les hantises vont désormais contaminer ses heures mêmes d’inconscience.

Monsieur Grandieu n’a pourtant pas de remords. Il pense sans cesse à sa femme, mais avec plaisir. Cela meuble ses ternes journées ; cela le rassure, le réconforte quand il rentre chez lui et que les hantises idiotes se manifestent. Il regrette de plus en plus la compagnie de la vieille madame Grandieu. Les rituels empesés, l’enjouement pétrifié, les manies insignifiantes, les plaisirs conventionnels, les bavardages creux, les humeurs fades, les bonnes manières sans cœur. Ce monde automatique était, après tout, le plus civilisé possible ; et on ne goûte la paix que dans ces représentations en à-plat. Cela paraissait vide ? Justement. Depuis que monsieur Grandieu habite le nouveau vide qu’il a créé, il sent toute la beauté du précédent. Il a haï le vide du conformisme ? Il n’a plus que celui de la mort.

Au-delà de ces constatations surprenantes, Hugo Grandieu ne découvre pas en soi la force de reconstruire l’état de choses dont il s’est privé. Il n’aurait pas beaucoup de peine à se procurer un automate, un perroquet, une momie, et à vivre une dernière fois l’imbécile paix qu’il a brisée. Pas d’obstacles matériels. Des vieilles comme cela, il en existe plus que des vieux comme lui. Mais il a perdu le ressort. Quelque chose ne répond plus. Sa nostalgie est exactement à sa place bornée et fixe de nostalgie : elle ne voit pas, ne veut pas l’avenir. Rien à recommencer. Rien à essayer. Monsieur Grandieu sombre simplement vers la mort, et son regret des bons jours est l’occupation appropriée, convenable, de ces jours qui ne sont même pas mauvais. En vérité, la seule chose imprévue, odieuse, déplacée, ce sont ces hantises, ces paniques — et, à présent, ces cauchemars. Probablement ils expriment que monsieur Grandieu a peur de soi et de l’abominable événement, certain, inéluctable et proche, que renferme son corps de vieillard.

Il avait congédié la bonne peu après les obsèques de sa femme. Les gens avaient apprécié ce geste élégant. Maintenant, une pauvresse bien propre, hors d’âge, idiote et presque muette, tenait son ménage. Elle savait à peine cuisiner, malheureusement : et Grandieu ne tarderait pas à l’échanger pour une gouvernante aux petits soins qui coucherait en ville. Monsieur Grandieu eut une vision de belles chairs lourdes, lisses et blanches, comme en dissimulent certaines vieilles au visage flétri et à la voix gâtée. Il devina que ces viandes anonymes, presque abstraites, pourraient l’intéresser bien plus que les fraîcheurs des fruits verts. Les jeunesses sont si encombrantes ! Une vieille qui prête son gros cul exactement comme elle apporte la soupière, le rôti, le solide gâteau : voilà ce qui lui conviendrait. Payé.

Et cela suffirait peut-être à ramener les sommeils calmes, et à rejeter dans leur univers grotesque les vampires nègres à face léonine. Entre vieux, on n’a plus d’âge.

Monsieur Grandieu rencontre assez souvent le commissaire Lorge, qui dirige l’enquête sur la vague de délinquance juvénile qui a envahi tout le sud de l’île. Il y a, là, dans les conversations, les hypothèses, une possibilité de double jeu qui délecte Hugo Grandieu et qui lui fait mépriser plus que jamais « les flics ».

En effet, Grandieu — et lui seul — sait que les agressions, les chapardages, les cambriolages, les homicides involontaires ont pour auteurs des enfants très jeunes. La police, certes, a senti et déduit, sinon prouvé, qu’il s’agissait de mineurs : mais elle cherche dans une tranche d’âge bien trop élevée, où elle peut, chaque jour, dénicher plus de coupables que la justice n’en exige. Cet acharnement à pêcher les délinquants là où il faut qu’ils soient (voyous populaciers de quinze à vingt ans) est ce qui écœure le plus Grandieu dans l’enquête du commissaire Lorge et de ses acolytes.

Non : ce n’est pas un casque de moto, une clinquante et méchante pièce d’armure de loubard, qu’on a oublié chez monsieur Grandieu. Il a envie de mettre le commissaire Lorge sur la bonne piste ; il signale le côté petit-bourgeois, saugrenu, incohérent et non motorisé de certaines affaires. Mais le commissaire lui en oppose qui semblent plus féroces : Grandieu n’y sent plus « ses » voleurs. À la longue, quand il y a un nouveau coup, même décrit en quelques mots seulement dans la presse, il sait s’il s’agit des siens ou de ceux du commissaire Lorge. Alors il éprouve de l’affection, un attendrissement : « Ça… voilà mes canailles. » Sa propre sécurité d’assassin ne serait pas en jeu, il se refuserait tout autant à les dénoncer. Leurs affaires, objectivement, n’ont rien de plus estimable que les coups des loubards. Même le climat brouillon ou blagueur n’est pas évident, du dehors. Leurs excès, leurs bavures, les rendent ni plus ni moins condamnables que les autres. Grandieu, en vérité, les dépiste et les aime parce qu’ils lui ressemblent, à lui et à son crime. On ne sait quoi de non-violent, de non commis, quelle que soit la matière des faits. Et monsieur Grandieu suppose que ces enfants sont, à cause de cela, aussi imprenables que lui. D’ailleurs, s’il jurait au commissaire Lorge que ceci, cela, cela, a été commis par des gosses, il ne leur nuirait pas et n’aiderait pas le flic. Où et comment les trouver, sauf piège ou flagrant délit ? Quand les oiseaux dévastent un arbre fruitier, on dit « ce sont les oiseaux » et on tire dans le tas. Mais désigner les coupables… Grandieu pense, et souvent se répète :

— Pourvu qu’ils ne fassent pas de conneries.

Il vit un peu avec eux désormais. Et il leur en prête trop. Ce qui s’accomplit en réalité n’est qu’ordinaire et n’a pas les couleurs qu’il croit. La fameuse vague de délinquance — peu importe qui elle entraîne, et d’où elle vient — n’est sûrement qu’un coup d’air poussiéreux, un seau d’eau sale jeté à travers des saletés moins mobiles. Mais monsieur Grandieu, comme il est capable de craindre les vampires et les rêves, n’est pas à une illusion près ; et il se recompose ainsi une morale. Ses valeurs de toujours tiennent bon. L’âme et l’armée.

Des arrestations ont eu lieu. Des interrogatoires. Rien que de banal. Même la presse la plus mesquine daigne à peine en faire mention. Cela se répète trop : les choses imaginées sont mieux renouvelées, plus grosses et plus digestes, la délinquance ça rase les gens, ils préfèrent les feuilletons policiers. Le public s’est seulement réveillé quelques jours, quand on a signalé le viol d’une petite fille près de Roche-Notre-Dame. Son âge était assez alléchant, quoiqu’un peu ordinaire déjà : neuf ans (à neuf ans, au Pérou ou au Pakistan, on est depuis longtemps épouse et mère, vous affirment les journaux). Mais on ne l’avait ni tuée ni même beaucoup contrainte : et elle a dénoncé des coupables dont on ne pourra pas faire grand-chose non plus quand on les aura identifiés et arrêtés : dans les douze ans, pas une goutte de sperme ni de sang. Les familles se sont détournées de l’affaire avec mépris. Mœurs bucoliques, péquenauds qui s’essaient. Ça, un viol ? Les journalistes montent tout en épingle.

— Et moi je t’emmerde à pied, à cheval et en voiture !

— Et moi j’t’encule à voile et à moteur !

— Et moi j’te baise à l’eau, à l’huile, à la moutarde !

— Et arrêtez, on les connaît par cœur, dit Dominique Seignelet, plutôt gêné. Il repassa la bouteille de Martini.

— Et moi à l’eau de Javel et au balai de chiottes, dit son frère Jean-Baptiste sans même l’entendre.

— Et j’t’emmerde en chaussettes et en parapluie ! dit ingénieusement Benoît Gassé.

Son frère cadet rit :

— Et moi sur un seul pied et sans les mains !

— Et moi, euf, et moi j’t’encule en marche arrière !

C’était François Boitard, un peu à court. Les capacités de repartie des frères Gassé l’avaient pris au dépourvu : ils se dessalaient vite, les bourgeois.

— Et moi au four, au bain-marie et à la broche !

— Et moi en noir et en couleurs !

— Et moi à la mer, à la montagne et en bateau et sur la lune !

— Mais qu’est-ce que je fous avec des gosses pareils, gémit Dominique Seignelet. Il ne savait pas ou n’osait pas improviser, participer, peur de tomber à plat, de n’être pas le meilleur, de paraître étriqué — comme si c’était l’enjeu.

— C’que tu fous ? glapit Boitard. Facile : on te baise à la main et à la machine, en photo et au cinéma, à l’heure et à la minute, par la radio et… euh.

— À la télé ! reprit tranquillement Benoît Gassé.

— Ouais et moi j’t’encule à hélice et à réaction ! En couchette et en strapontin !

— Sur une échelle dans un hamac !

— Sur un canasson à vélo !


— Par lettre et par carte postale !

— Non moi j’t’encule en pilules et en suppositoires !

— Et moi avec des frites !

— Et moi à l’ail et à l’oignon !

— Et moi tout nu tout habillé !

— Hein ? dit Jean-Baptiste.

C’est lui qui avait, jusqu’ici, bu le plus. Il n’avait pas la nausée ; mais une sorte de bille très dure et très rapide lui tournait derrière le front. Cependant, un violent besoin de se taire et de desserrer sa ceinture l’avait pris sans s’annoncer. Dominique reconnut en un clin d’œil que son frère allait mal : il était accoutumé à déchiffrer le visage de leur benjamin, Philippe. Il se rapprocha de Jean-Baptiste et murmura :

— C’est pas le Martini ?

— Quoi ? grogna l’enfant. Parce que je…

— Et toi Dominique fais-en un ! T’en as dit aucun ! criait François Boitard. Dominique haussa les épaules. C’était pourtant vrai que les mômes l’ennuyaient. Ils étaient… sans queue ni tête, interminables. En réunir plusieurs du même âge et d’un caractère voisin, c’était comme ouvrir tous les robinets d’une maison et être incapable de les refermer. François dit :

— … Et si j’te disais que j’t’emmerde en bouteille et en boîte et en poudre et en tube ?

— Et moi en carré en triangle en losange en trapèze ?

— Et moi à Moscou à Paris à Pékin et à Rome ?

— Et que j’te pisse à la raie d’autobus ?

— Et que j’te chie au nez nuphar ?

— Moi au nez buleuse ?

— Moi au pif nuphar ?

— Moi au tarin tintin ? Et j’te tâte rape-mouche ?

— Moi j’te tâte entif ! Et j’te…

— Chut ! Assez ! supplia Dominique.

Il chercha des yeux la bouteille d’apéritif. Il prit un air presque sévère :

— Vous êtes fous de vous soûler comme ça. Normal qu’y ait des pépins après.

Les garçons protestèrent qu’ils n’avaient rien touché. Le bar de la villa, en réalité, était si bien garni qu’ils auraient pu y prendre de quoi tomber raides morts en moins d’une heure. Ce qui leur manquait, c’était à manger. La villa était la résidence d’une famille parisienne qui y venait deux ou trois mois par an. Tout le quartier des plages était couvert de propriétés semblables. Une bonne moitié d’entre elles étaient, à ce moment, inoccupées. Les garçons en avaient essayé une au hasard, non pour cambrioler, mais simplement pour profiter du confort, s’amuser, se réunir. La présence gauche et scrupuleuse de Dominique les dérangeait un peu. Il n’y aurait pas de dégâts. On ne portait même pas de gants.

Les frères Gassé étaient enchantés de l’invitation. François Boitard les avait conquis. Ils n’avaient jamais prononcé autant de gros mots dans leur vie : du moins, l’un devant l’autre. Ils avaient découvert ainsi qu’ils connaissaient les mêmes : identité peu surprenante, puisqu’ils fréquentaient le même lycée. François ne parvenait à les surpasser et à les étonner qu’en forgeant des mots, en composant des formules. Quand on est le fils d’un fameux professeur de philosophie, c’est le moindre des devoirs.

Dominique Seignelet, de son côté, rencontrait les enfants pour la première fois : et c’était aussi son premier délit. Depuis que Jean-Baptiste lui avait raconté l’affaire de la vieille paysanne cardiaque, et dévoilé tous les secrets de leur bande, Dominique éprouvait des sentiments partagés et douloureux. Il avait compris que Jean-Baptiste, sans doute, exagérait sa responsabilité : la vieille n’était même pas morte en l’apercevant spécialement, lui Jean-Baptiste. Mais l’enfant, qui avait d’abord juré à son frère de rompre avec la bande et de renoncer à toute activité délictueuse, n’avait pas tenu ce serment. Il avait, au contraire, incité peu à peu Dominique à l’accompagner dans ses étranges sorties. Il l’avait rendu témoin de certains exploits — vols à l’étalage, par exemple. La morale de Dominique était essentiellement composée de timidité, de pruderie, de peur des châtiments corporels ou affectifs. Jean-Baptiste n’avait aucun de ces traits de caractère : c’était naturel (comprit Dominique) qu’il ose commettre des actes qu’il croyait innocents.

Jean-Baptiste, cependant, n’avait pas encore réussi à entraîner son frère. D’ailleurs la bande avait éclaté en une quantité de groupes informels : on ne se rencontrait plus que par hasard, on n’organisait et ne complotait plus rien ensemble, il n’existait plus d’armée où enrôler Dominique ni aucun nouveau.

Rien que de normal dans cette débâcle : les choses avaient commencé sans préméditation et sans but, elles avaient continué au hasard. On voyait que le fils Glairat aurait aimé créer, sinon diriger, un petit commando juste composé comme aujourd’hui. Seul Dominique y était de trop. Son âge, la différence de taille avec les quatre autres, etc., n’étaient pas des inconvénients essentiels. Mais il montrait, malgré sa gentillesse, une aversion trop profonde pour chacune des choses qui excitaient et assouvissaient les gamins. Il était comme un petit de cinq ou six ans, benêt, godiche, et qui eût encombré.

— Toi qui disais qu’y aurait des conserves ! se plaignit poliment Camille Gassé. Tout le monde avait faim.

Le fonds d’épicerie, à la cuisine, s’était révélé exactement nul : du gros sel, un reste de vinaigre trouble, quelques sachets de levure alsacienne, des poussières de farine ou de fécule, parmi lesquelles s’éparpillaient des crottes de souris. Jean-Baptiste, qui reprenait ses esprits, se leva tout à coup et, pompeusement, il s’écria :

— Je sais !

On le regarda avec une attention outrée ; on fit caricaturalement silence. Le garçon révéla sa pensée lentement :

— Y a des maisons… Quand les gens ils font des réserves… De la bouffe qu’ils gardent…

— Oui ! Oui ! Oui !

— Alors ils la gardent… dans… la… cave.

Le dernier mot produisit une déception. On n’avait jamais entendu parler de ça. Des estivants, des touristes qui cacheraient à la cave, d’une saison à l’autre, les petits pois, les sauces chasseur, les paquets de nouilles qu’ils n’ont pas consommés ? Invraisemblable. Il était soûl, rond, givré, brindezingue : il était bourré, bituré, pompette, et paf et archi-paf, Jean-Baptiste ! L’enfant protesta :

— Pas vrai ! Y en a qui ont des collections !

— De boîtes à camembert, j’te crois.

Mais ils se levèrent et cherchèrent la cave.

— Ce serait bien d’essayer toutes les bicoques comme ça.

— Ouais. Et si on dégueulasse pas trop, les gens ils appelleront même pas les flics.

— Ouais, c’est c’qu’i faut tiens ! Pas rien déranger ! Ni vu ni connu ! Du camping !

— À quoi ça sert, non ! non ! Faut déranger ! protesta François. Tout casser ! Tout boire ! Tout foutre la merde ! Sinon qu’est-ce qu’on fait chez les gens ? Moi j’reste chez moi alors.

La villa ne possédait pas de cave à strictement parler : il y avait une seule pièce en sous-sol, bétonnée, où se trouvaient la chaudière, un petit établi, plusieurs caisses de champagne.

— On les casse ou on les vide ?

Ce grave problème donna lieu à une discussion prolongée. Dominique était partisan qu’ils ne touchent à rien. Les bouteilles étaient chaudes. L’heure tournait. Les frères Gassé auraient volontiers fait sauter quelques bouchons, mais par jeu : sans boire, sans bris de verre. François et Jean-Baptiste, eux, militaient pour la destruction, le fracas. Dominique insista : plus graves les dégâts, plus élevés les risques d’avoir la police aux fesses quand les estivants découvriraient ça. Qu’une seule personne du quartier se rappelle avoir vu leur bande rôder par ici…

— … Aux fesses ? cria Boitard. Nous ? La fesse lisse au pot ? Quoi quoi ? Jamais ! Jamais ! La police elle est…

Il exprima son idée par une grimace complexe, bruitée. Cependant, les frères Gassé se rangèrent à l’avis de Dominique ; et Jean-Baptiste, attentif au seul danger immédiat — rentrer en retard chez les Seignelet —, vit son propre enthousiasme tiédir. Privé de public, François Boitard renonça à son tour.

Humières n’était pas si désagréable qu’on l’assurait. Maurice Glairat dut se l’avouer ce soir-là : Laure et lui avaient invité le vieil intellectuel à dîner chez eux, et, contre toute attente, Humières avait accepté. Il est vrai que, dès le début des congés scolaires, Saint-Rémi se vidait de ses plus brillants citoyens ; la préfecture, de l’autre côté de l’eau, ne valait pas mieux ; et Paris encore moins. Humières devait s’embêter ferme, avec son caractère d’ours et ses mœurs sédentaires. Malgré tout, Glairat avait pensé que la complaisance du vieil original n’était pas sans rapport avec sa réputation grandissante, à lui Maurice Glairat. Avoir Humières à sa table, c’était tenir une preuve concrète, on n’osait dire palpable, de réussite sociale : cela se saurait.

— J’avais d’abord songé… mm… à intituler cette pièce… mm… la Diva borgne… vous voyez… l’allusion, enfin…

— Chéri ! dit Laure Boitard. Quelle sottise !

— Une idée stupide, en effet, grogna Humières. Et le… le texte était du même acabit ?… Plagiat, pastiche, ou charge ?

La soirée serait très brillante. Il y avait seulement le problème des enfants. Ils avaient passé la journée à la plage (chose excellente, qu’ils aient séduit les petits Gassé) mais ils allaient rentrer d’une minute à l’autre : Glairat ignorait si Humières supportait les adolescentes et les jeunes crétins. C’était peu probable, puisqu’il affichait déjà une haine féroce pour les garçons et les filles des terminales. Le bruit courait qu’il n’appréciait que les moins de trois ans. Une nounou dans chaque cœur de misanthrope. Des femmes enceintes séchées sur pied.

— Le texte… mon cher Humières… le texte… Imaginez-moi simplement à trente ans, trente-cinq ans… Un puceau, il faut le dire, un puceau… Le texte ! Ah !… Je me rappelle seulement des premières répliques, c’était…

— … les. Pas rappelle des. Rappelle les, coupa Humières.

— Non non non ! cria Glairat, vexé. Je maintiens ce des qui vous scandalise ! Je le maintiens ! N’est-ce pas… Mm. Car…

« Maurice est merveilleux, pense Laure Boitard. Il ne boit que de légers champagnes-cassis. Il est maître du jeu. L’autre vieux con. Un bel alcoolique. Des. Les. Des. Je me rappelle de mes souvenirs. Je me souviens de mes rappels. Abruti. Il vide ça comme un évier. Évier sale. Gris. Squelette. »

— Ça ?… Ou… ? Co…

— Oui, dit Humières, prenant « ça », autrement dit le champagne seul. Il portait un ridicule nœud papillon de professeur de musique, une chemise assez blanche, un costume assez bleu, des souliers noirs extraordinairement épais, à bout rond, qui rendaient, même sur la moquette, un puissant bruit de bottes.

(« Tatanes refuge. Agress. Peur pan. Du mond. Lui. Énormes bateaux… comment… Péniches. Disent argot péniches. Pénis. Non. Pas. Des berceaux. Marche dans des. Berceaux blindés. Ferrés. Blockhaus. Déchaussé va pleurer. Piauler maman. Tomber accordéon. Il a. Peur. »)

— Et vous l’avez conservée votre Diva myope ? dit Humières en ricanant. Son amabilité avait quelque chose d’infect.

— Certes non pas ! Non pas !… Mm… Je crois même ne l’avoir jamais relue. J’empilais du papier, du papier…

Maurice Glairat mentait. Il avait soigneusement serré sa première œuvre dans un gros dossier, avec les autres : il se relisait sans vergogne et se savourait tout seul, chaque fois qu’il éprouvait un besoin de plaisir littéraire absolu. Aucun texte n’était achevé. Glairat ne se voulait pas écrivain : c’était plutôt une étape de son évolution, un…

— Ce n’était qu’une… mm… une étape, l’écriture… un pas vers — osons ce mot décrié, cher Humières — vers la maturité. Il y a le… le côté infantile, mm… de la, mm… littérature, qui…

— Chéri ! s’écria Laure Boitard. Je ne partage pas cet avis ! Il faut, comprenez-vous Humières, il faut que Maurice écrive.

— Et après cette histoire de vagin chauve ou je sais quoi ? dit poliment le vieux professeur.

— Après, oh… Comme tous les écrivains, je le crains, dit Glairat sur un ton négligent. Il aurait bien aimé savoir si Humières, lui aussi, grattait du papier. Une vie si creuse. Il ne passait quand même pas tout son temps à lire. Ah oui, les visiteurs mystérieux. Les menées obscures. Les petits plans machiavéliques minutieusement combinés sur des feuilles de calepin qu’on brûle aussitôt après. La faveur des grands de ce monde. Bobards. Un vieux pion qui en faisait accroire. Résidu d’une famille honorable, déchet protégé par son nom. Du vent, des fumées.

— Bon-jour. Bon-jour ! dit François-Gérard, parodiant son père en entrant. Quoi ?… Encore du champagne ? Quelle journée !

Il reconnut monsieur Humières, qu’il apercevait souvent au lycée. Le vieux, assis très bas, lui tendit une main osseuse, recroquevillée en pince, et se la fit prendre sans serrer celle de l’enfant.

— Amélie-Lyane n’est pas avec toi, chéri ? dit Laure.

— Non ! Elle baise en ville ! J’crois avec les deux Gassé !

— François-Gérard, mon fils… intervint Glairat, je serais… non, je ne dis pas heureux de, ou désireux de… enfin… un vœu… une profonde joie… très pure… que tu montres ce soir… mm… oui, pour notre hôte, certes… mais aussi pour notre joie, je l’ai dit je le répète… si tu, donc, nous montrais la… l’extraordinaire raffinement dont tes manières… ton langage… en somme pourrais-tu être poli ? Nous… mm… inonder de délices ?

Il y avait une certaine tension dans le monologue de Glairat, François le sentit. Quelle malchance. Son escapade, son nouveau crime l’avaient frustré : il aurait voulu mettre la villa à sac. Au lieu de quoi on le condamnait tout un soir à jouer les enfants insipides pour aider son père à draguer un vieux con. La corvée. Enfin, il obéirait :

— Euf bon, papa, dit-il d’un ton exagérément contrit, dépité et comique. J’sais bien qu’i faut qu’j’gagne ma croûte !… N’empêche qu’Amélie-Lyane est réellement avec eux, les Gassé. J’ai aucune idée de pourquoi, mais elle y est. Les pauv’ petits ! Moi à leur place… j’me planquerais dans mon froc.

En parlant, il s’était insolemment servi un champagne à la framboise et il s’était affalé en travers d’un fauteuil.

— Chéri, a-t-elle au moins indiqué une heure de… Mais ne me dis pas que c’est pour Benoît et Camille qu’elle… Tu aimes donner un tour paradoxal à tes déclarations, non ? interrogea Laure Boitard. Elle se prévoyait, cette soirée-ci, un peu bestiale, un peu autoritaire, un peu maman. François saisirait certainement, d’après le ton. Il avait le sens des ambiances.

— Voilà, commença posément François. On avait tous laissé Amélie à la plage…

(« Bon. Ça va. Il a compris. Ce qu’il est rasant. Humières cringrince. Bien fait. Il les hait. L’air soûl. Amél. baise le petit Ca. & le petit Be. Pip pip pip. Sortir les. Salades. Pas trop glacées. Pas dit encore une seule chose intelligente ce vieux c. Dans quinze ans moi aussi. Même modèle. J’aurai un tailleur genre Chanel. Garde son esprit pour. Lui. Laisse croire qu’il. Mais ah oui. Très bien, Amélie très. La naine du président Gassé. La bercer une sous chaque bras. Donc Amélie l’a eue. Douée jeune fille. Un vrai cheval. Yeux trop cernés François s’onâne. Pas de pilule pour les garçons. Il est vrai que. »)

— … et si madame Gassé veut la garder à dîner elle téléphonera et moi je prendrais bien une aspirine pasque.

Une migraine de bambocheur commençait à encercler le crâne du garçon. Il avait aussi envie de se masturber avant qu’on passe à table. Mais le mal de tête rend ce plaisir douloureux, élancements, aiguilles. Au moins dîner avec une odeur de bite sur les doigts, épicer les aliments, la conversation. Non, même pas. Il s’était baigné en début d’après-midi. Ça ne se recompose pas si vite. Et François n’apprécie pas les odeurs d’anus. Vilaine, vilaine soirée. Il se leva.

— … Et se décida à nous avouer qu’il pigeait aux Renseignements généraux !… Et voilà le mystère !

Glairat porta son verre à ses lèvres. Humières daigna ricaner. Les Renseignements. Tiens. Tout ce qu’on invente pas.

— Trente-sixième subalterne, renchérit Laure Boitard. Vous imaginez, Humières, ce qu’il y a à pêcher sur notre malheureuse île ! Subversive !… On devait bien lui donner cent francs par mois !… Ou par an !

— Savoureux, dit Humières.

— Très savoureux ! dit Glairat. Je vois d’ici la teneur… mm… de ses rapports, euh… Le sous-préfet a ramené, mm, de Grande-Bretagne, une poupée gonflable, mm, style britannique… longues dents ni seins ni fesses, sourire et mensurations mm, duchesse de Windsor… ha, ha, ha. Se fait en jaune ou écossais.

— Ha, ha. C’est très faux ce que tu dis là des Anglaises, Maurice ! dit Laure Boitard. Mais enfin, oui, les rapports de ce pauvre Singlin… La risée, je le suppose, des… Car en effet…

— J’apprécie, dit Humières. Pauvre Singlin : vous l’avez dit.

Dans sa chambre, François s’était jeté sur son lit et déboutonné. Il se tripotait vaguement sans trop savoir à quoi penser. Il attendait surtout que l’aspirine agisse. Le vermouth de la villa lui remontait sous forme d’amertumes végétales multiples qui l’envahissaient jusqu’aux narines. La perspective de devoir passer à table d’un moment à l’autre l’épouvantait. Et parler. Et entendre. Et répondre. Et voir. Il n’avait pas mal au cœur. Le doigt de champagne qu’il avait avalé lui avait plutôt apaisé l’estomac. Son malaise était plus abstrait. Il… il en avait assez d’être un enfant. On pouvait exprimer cela ainsi. François pensait des bulles.

Laure Boitard était, quatre ou cinq fois l’an, une cuisinière intrépide. Elle avait besoin, en ce cas, d’un public difficile, inquiétant, redoutable : alors aussitôt les salades de sardines aux abricots, le lapin à la vanille et les huîtres à la crème de marrons naissaient comme par magie sous ses doigts inspirés. Une chaleur créatrice la prenait. Elle sculptait hardiment ses plats, généralement sans goûter — pour avoir la surprise à la fin. Elle possédait « le don », elle avançait en confiance. Gare à son innocent poulet de ferme si, l’ayant tripoté rêveusement en s’énumérant le contenu du réfrigérateur, elle recevait tout à coup l’illumination. Gare aux légumes, aux crustacés, aux épices. La plus inoffensive conserve pouvait se transformer en arme mortelle. C’étaient tous les périls et la beauté de l’Art. Qui cherche trouve, hélas.

Ce soir-là, cependant, elle avait bridé son talent. Ce grincheux de Humières devait avoir des goûts culinaires anachroniques, elle ne voulait pas déplaire. Elle avait préparé quelques plats froids ; puis on s’amuserait à griller des brochettes sur un barbecue de balcon. Insignifiant, mais propret, digeste.

Le téléphone sonna. C’était Amélie-Lyane, qui annonça qu’elle dînerait avec madame Gassé. Celle-ci échangea quelques politesses avec Laure Boitard. Et que mangerez-vous.

— Quels gens courtois, délicieux, les Gassé ! dit-elle quand elle eut raccroché. Mais nous serons privés d’Amélie-Lyane.

— Gassé ? fit Humières. Les pêcheries, hein. Ah je vous crois. Jolie fortune. Marché noir, dénonciations, racket. De l’histoire ancienne. Un homme charmant, aujourd’hui. Excellente fréquentation, excellente. Famille d’avenir. Tradition. Tout.

Ce commentaire jeta un froid. On savait tout ce que Humières venait de dire. Pourquoi le rappeler, ressusciter de vieilles haines, et d’ailleurs fréquentait-il, lui Humières, des gens plus innocents ? Un notable est un notable, c’est à prendre ou à laisser, et que celui qui n’a jamais etc. leur jette etc. D’ailleurs, au fond.

— Vous m’effrayez, Humières… dit enfin Maurice Glairat. Cette manière de… ce désir de… quelle intransigeance exc…

— Laure, euf, p’pa, moi ça va pas bien, mais alors pas bien, dit François, réapparu. J’aime mieux me coucher. Peux pas manger. Ça… tangue. Beuh. Mal de mer. À la tête.

On lui accorda la permission de se retirer ; on en était plutôt soulagé : Humières avait presque blêmi à l’entrée du bambin. (« Cette haine viscérale de. De tout. De tout. Qu’aime-t-il. Stérile. Mort. Qu’a de constructif ce. Rien. Rien. Pure négation. Aveugle. Bouche. Balaie. Détruit. Salaud. Le mot. Salaud. Je m’en. Doutais. Le mot. Il faudrait, il faudrait ne pas que. Maurice s’appuie sur. Non. Fausse piste. Seul signe sûr : l’amour. S’appuyer sur l’a. Secret réussite. Non paquet de haine. Pour faire croire qu’il est lucide. Que s’il parlait il. »)

— J’aime beaucoup votre fils, quel dommage ! dit soudain Humières. Très joli garçon. Adorable. Il doit affoler les pédérastes. Vous n’avez pas encore eu d’ennuis de ce genre ?

Maurice Glairat, agacé, sourit d’un air protecteur :

— François-Gérard, mon cher Humières, est à un âge où… mm… les amitiés, mm… certes brûlantes mais… fort pures sont…

— Non, non, ricana Humières, je veux dire se faire pincer les fesses. Agresser, n’est-ce pas. Il est très… j’avoue que moi…

— Ce serait, dit pompeusement Glairat, un grand enrichissement intellectuel pour lui, oh combien ! Mais… la question, comment dire, de la, en somme, réciprocité… Y avez-vous songé ? Car… je le crois… mm, assez taquin : c’est mon fils… Mm.

On rit. Humières admit qu’à son âge, être pincé au derrière par un garçonnet, son humour, son amour n’iraient pas jusque-là. Mais n’empêche, à croquer. Il comprenait vraiment ceux qui, plus jeunes et plus audacieux… François revint encore :

— J’suis foutu. Foutu. J’avoue tout. J’avoue. J’lâche tout. C’est ma dernière heure. Rhah. Un poison au goût sauvage… Non euh, j’peux aller dehors ? Raisse-pirr-rrrer ? Sinon cloup et clops. Merci Maurice !… Au revoir m’sieur.

Il sortit. Humières le dévora et dit :

— Ce qu’il faudrait demander aux connaisseurs, Glairat, c’est s’ils préfèrent la figure ou le derrière. À douze ans les deux sont si… dignes l’un de l’autre. Sublime passion.

Ce sarcasme déplut. On remplit les verres. Puis on remarqua que, depuis son arrivée, Humières n’avait pas prononcé une seule phrase qui fût directement désagréable pour ses hôtes. Il semblait notamment apprécier les lieux, le champagne, le sofa ; et laissait Glairat dégoiser non seulement sans l’interrompre mais en le relançant.

— Ce mois de juillet est frais, dit-il. Partirez-vous bientôt en vacances ? Moi, je ne quitte jamais Saint-Rémi. N’est-ce pas. À quoi bon chercher des îles désertes au diable vauvert quand on a ça sous la main. Je reste chez moi. Parmi nous.

Dans la rue, François respira largement. Ce n’était pas à cause de son malaise prétendu, mais par anxiété. Il avait décidé, juste l’instant d’avant, de quitter sa famille ; de n’être plus un singe. Partir tout de suite et sans rien. D’ailleurs on ne lui ferait aucun mal s’il revenait un jour. Leur écrire une lettre, dès demain, pour leur éviter d’avoir peur. Ils passeraient une ou deux sales nuits, ça leur ferait les pieds.

Où aller ? François ne connaissait pas le repaire de Julien. Auprès de qui se renseigner ? À cette heure-ci, difficile d’aller chez un copain sans tomber sur les parents.

François résolut d’attendre le lendemain. Il demanderait à Guillard. Il passerait cette nuit dehors.

Mais non. Pourquoi ne pas rendre visite aux Gassé ? Ça aurait l’air d’une plaisanterie. Il surprendrait sa sœur et les autres à table. Il chiperait de quoi manger — et, peut-être, de l’argent. Il inciterait Camille à le suivre, à fuguer lui aussi. Ils iraient tranquillement dormir dans la villa qu’ils avaient pillée l’après-midi.

Ce plan était excellent. François devait absolument convaincre l’un ou l’autre des Gassé, peut-être les deux. Quant aux parents Gassé, ils étaient trop civilisés pour que l’apparition inattendue du petit frère d’Amélie-Lyane les embarrasse. Mais se dépêcher.

François traversa le quartier animé. Malgré ses projets amusants, il se sentait mélancolique et seul. Il y avait beaucoup de touristes en ville. Les estivants riches semblaient heureux. C’étaient surtout des couples. Gens usés qui jouent les faux jeunes, comme les parents de François, et qui s’offrent une caricature de douceur, d’espièglerie, d’amour, lorsque, à cinquante ans passés, ils accèdent enfin aux bonnes places et au meilleur argent, après un demi-siècle de servilité et de grisaille. Tout d’un coup, la gérontocratie les touche de sa grâce : ces écrasés piteux, fripés, abrutis, presque morts, se font un masque, une voix, des convictions, et miment, moumoutes, râteliers, habits clairs et minceur, la liberté et les fraîcheurs que, désormais, ils contribuent à étrangler et à détruire dans les plus jeunes qu’eux. En gérontocratie, un quinquagénaire peut vivre enfin l’adolescence, sautiller, pépier, « créer », séduire, faire l’amour. François, fendant la foule des nantis, remarquait, subissait, exécrait ce carnaval des vieux. C’était comme à la maison. Lui, il n’était seulement pas un fœtus. Plutôt un invisible. Une virtualité. Dans trente ans, peut-être, mystérieusement, on lui accorderait la permission de naître, d’avoir un début d’apparence et un soupçon de voix. Il éprouvait une étrange détresse. Il prit l’avenue, presque déserte, qui conduisait chez les Gassé.

— Mais non c’est pas chaud ! Mangez sur le bord ! glapit Raymonde Seignelet. Elle aspirait elle-même avidement sa soupe, que refroidissait ce sirotement sur un bout de cuiller.

Monsieur Seignelet tournait son assiette et prélevait des cuillerées prudentes à la périphérie du liquide. C’était une délicieuse soupe d’été, une soupe de poisson. On mangerait le poisson ensuite, avec une sauce blanche aux câpres.

— Alors Philippe ? dit madame Seignelet. Qu’est-ce qui t’arrive ? Elle est pas bonne cette soupe ?… Quoi, mmm ? Tu pourrais répondre oui ou merde non. Elle est pas bonne ?

— Si, dit Philippe.

— Alors mange. On va pas t’attendre toute la nuit. On a presque fini nous. Regarde tes frères ils ont presque fini eux.

— C’est trop chaud, osa dire Philippe. Il rougit très fort.

— Comment, trop chaud ? Je t’ai dit de prendre sur le bord.

— Succulent, ma chérie, affirma Robert Seignelet. Tes soupes de poisson — non ! tes potages, chérie — de poisson sont d’authentiques, dirai-je, réussites culinaires. Succulent. Mmm…

— Pf, pf, dit madame Seignelet, tu parles, ça en vaut pas une en boîte ! Leurs soupes provençales, provençales t’entends ça ! Mais t’as qu’à demander à ces p’tits salauds s’ils la préfèrent pas, la celle en boîte, demande-leur donc ! Quand ça crache dans tout ce qu’on fait pour eux et ça dit même pas merci !… Deux heures il faut pour la préparer c’te soupe-là ! Deux heures ! Penses-tu qu’ils s’en foutent ! Une boîte je vais leur foutre moi ! Une boîte oui ! Pour c’que c’est la peine, ça ou d’la merde !

Le ton de Raymonde Seignelet hésitait, ce soir. Elle semblait avoir un fond de bonne humeur, de jovialité — mais qui inspirait et alimentait la seule espèce de faconde qu’elle pût montrer : irascible, teigneuse, au bord de la colère. On ne savait si elle allait s’en tenir à ces méchancetés radoteuses et aimables, ou verser dans la furie, les cris, les vraies rages, la justice.

Philippe détestait le poisson, les câpres, les soupes. Le menu de ce soir serait une suite de supplices. Madame Seignelet cuisinait les plus basses qualités de produits et selon les recettes les plus grossières. Un aliment, entre ses mains, passait ainsi du médiocre à l’infect, de l’insignifiant à l’immangeable, du douteux à la pestilence. Elle n’y employait pas autant de travail qu’elle le prétendait : elle savait produire ces métamorphoses-là en un tournemain.

Monsieur Seignelet, impatient de vin, racla son fond d’assiette et, d’un large mouvement de langue, lécha l’envers de sa cuiller. Il aimait sincèrement les soupes. Et ne pas salir la nappe.

— Et j’te f’rai remarquer qu’j’ai même pensé au vin blanc ! ânonna, sur un ton de reproche significatif, madame Seignelet.

— J’avais vu, dit son mari en tirant à lui le litre de liquide jaunâtre et glacé. Et j’ai vu qu’il était frappé. J’ai apprécié. On peut fort bien apprécier sans rien dire. J’ai apprécié, chérie. Merci, chérie. Je sais reconnaître les attentions dont tu…

— J’ai pas pris du supérieur ! s’écria madame Seignelet. Au prix où ils te le donnent ! D’ailleurs finalement c’est l’même. Y a qu’la bouteille qui change. Y a qu’la bouteille. I t’foutent des étiquettes tape-à-l’œil et résultat tu payes deux fois plus cher pour avoir d’la poudre aux yeux. Ah, ils savent s’y prendre encore ces salauds-là !… Remarque que c’est quand même du onze degrés.

— Exactement… absolument… absolument raison… répondait à mi-voix monsieur Seignelet. Mais il était plutôt embarrassé : les vins blancs lui brûlaient violemment l’estomac. Après un ou deux verres, il devrait adroitement manœuvrer pour revenir au vin rouge habituel : tant pis pour l’amertume avec le poisson. Il en mangerait si peu.

— Allez il en reste ! Vous allez pas me laisser trois malheureuses louches là-dedans, non ? Bertrand ! Ton assiette ! Dominique !… Mais t’as pas encore terminé, Philippe ? Dis donc ! C’est une claque que tu veux ? C’est ça qu’t’attends ? C’est ça qu’t’attends ?

Philippe dit non. D’ailleurs, la soupe était moins pénible après qu’elle avait refroidi. Le goût de tomate ressortait, l’arôme de fer rouillé s’atténuait, un gentil effluve pisseux se dégageait timidement, comme une odeur de devant de slip le samedi (les Seignelet changeaient de slip chaque dimanche matin). Il craignait davantage le poisson. C’était habituellement un gros morceau de cabillaud, dont les déchets et le court-bouillon, avec quelques têtes et parures d’autres bêtes que madame Seignelet réclamait « pour ses chats » au poissonnier, servaient à préparer la soupe — qui était l’eau de ce bouilli, dûment colorée, épicée, farinée, plus liquide que de la colle de tapissier, mais encore plus odorante. Le poisson fort aux gros feuillets filandreux traînait interminablement dans l’assiette de l’enfant, qui souvent lui préférait une gifle et des glapissements, une brutale mise au lit. Mais le pire était la sauce : eau, farine, graisse, vinaigre, et les abominables petits boutons verdâtres à marbrures vert-de-gris qui s’appelaient des câpres. Entre toutes les choses que Philippe voyait manger mais ne réussissait pas à trouver comestibles, ce condiment tenait l’une des premières places. Au contraire, sa mère s’en délectait et n’hésitait pas à en faire souvent la dépense et le don gracieux.

Ce jour-là, pour varier sa recette, elle avait rangé poisson, câpres et sauce dans un plat à four, avait parsemé de pain sec écrasé la surface gluante et avait mis le tout à gratiner. Elle était friande de ces gourmandises-là. Elle avait aussi fait vigoureusement bouillir des quartiers de patates qu’elle nommait pommes vapeur. Il faudrait absorber, ratisser tout cela, sous peine d’orage, de guerre et de lamentations.

Gloutons, Bertrand et Jean-Baptiste étaient contents. Dominique, moins vorace, tâcherait d’échapper à la corvée de rab et se ferait sans doute houspiller, traiter de maigrichon. L’inconnue, c’était la conduite de Philippe, ou son sort.

Les repas de l’été, cependant, avaient plus de sérénité que ceux de l’année scolaire. Madame Seignelet devenait négligente. Le beau temps, la plage, le jardinet lui volaient son monde. Elle avait des journées moins gênées de présences : et, pourvu que sa marmaille parte crier le plus loin possible, elle retenait assez ses propres hurlements.

Les Seignelet allaient en vacances dans la seconde quinzaine du mois d’août. L’expédition avait lieu en automobile et durait deux semaines. On étudiait le continent. Monsieur Seignelet cultivait sa famille. Les prés, les routes, les champs, les animaux domestiques, les cartes Michelin, les buvettes établies sur des sites fameux, les villes anciennes, les barrages (il avait un goût obstiné et inattendu pour les retenues d’eau, les sources des fleuves, les cascades, les lacs, les glaciers et les gorges), les musées historiques, les demeures des grands hommes, les manifestations folkloriques et savoureuses, l’artisanat sur bois, les costumes régionaux, les vins de pays et les marcs de ferme : tout lui était prétexte à embarquer sa famille en voiture et, au long d’interminables journées de route où l’on devait, mal assis, regarder, écouter et se taire, il dispensait à son ingrate progéniture le savoir étonnant qu’il pêchait dans les guides, les magazines automobiles, les prospectus d’exploitants vinicoles, les proses lyriques, éternisées et ampoulées, des syndicats d’initiative.

Ces vacances instructives ne présentaient qu’un point noir : la santé, l’estomac de Philippe, encore et toujours. Avec ses conséquences sur l’humeur de madame Seignelet. C’est pourquoi, si l’on quittait l’île avec satisfaction, on était vite saturé de tourisme et soulagé de rentrer.

— Mais grouillez-vous merde je m’brûle merde ! cria Raymonde Seignelet. Mets le dessous-de-plat ici ! Merde mais i s’en foutent qu’je m’brûle hein les p’tits salauds ils s’en foutraient !

Elle posa le plat de poisson, glapit encore, laissa tomber les torchons qui lui avaient servi à protéger ses mains, qu’elle examina en y soufflant : sa nourriture l’avait mordue.

Elle retrouva son humeur plaisante. Monsieur Seignelet acheva le vin blanc en le versant aux aînés. Bertrand tastevina l’acide. Il sentit une odeur de vieux gruyère lui monter de l’entrejambe : il n’était pas allé à la plage aujourd’hui. Il avait étudié un méchant livre broché, intitulé Grammaire de l’amour, par un médecin. L’auteur condamnait notamment les pipes, qu’il appelait de hideux sexes buccaux. Cette expression tourmentait beaucoup Bertrand, le chavirait, lui coûterait plusieurs branlées féroces. Hideux était trop réussi.

Pauline Ambreuse prépara sa seringue :

— Il n’est pas là votre petit-fils ?

— Ce sacripant, dit la vieille Viaud, ce bandit ? Vous pensez !

Elle soupira. Pour sa piqûre, elle ne faisait pas d’histoire : elle levait ses jupes à la taille, tournait le derrière, baissait ses pantalons de toile écrue, sa culotte de coton. La doctoresse Ambreuse, à chaque fois, devait réprimer un rire. La vieille se penchait en avant, s’appuyant à un dossier de chaise. En personne accoutumée à la douleur mais qui n’y attache ni pudeur ni sens, elle criait un bon Han ! brutal quand l’aiguille s’enfonçait, puis elle n’en parlait plus.

— Il faut quand même qu’il rentre manger, Alain ? demanda Pauline Ambreuse tandis qu’elle vidait lentement la seringue.

— J’entends rien, de dos ! cria la vieille Viaud.

La doctoresse répéta, d’une voix forcée et didactique.

— Oh oui il rentre manger ! dit la vieille. Oh oui ! Oh ça oui. Comme un rat il rentre manger. Comme un rat. Et il fait place nette, attendez ! place nette : à condition qu’il le vole ! Voilà !…

— C’est bien, qu’il mange ! continua à crier Ambreuse de la même voix. Et vous aussi c’est bien ! Il faut bien manger et bien chier ! C’est important de bien chier ! Très bien !

— Ah non ça alors non ça ma petite on peut pas dire qu’ça ça soit tout en rose ! Ah ça non. Y a des pas bons jours ! Pas bons du tout.

— Vous mangez trop de patates ! de haricots ! de cochon !

— Mais non, protesta la Viaud, mais non ! C’est plutôt ça qui m’en ficherait des tranchées ! Les haricots ! Mais non ! Je vais vous dire : je fais trop dur ! ça se bloque ! Voilà ! Ça se bloque je sais pas où, et après va donc l’attraper ! Des vraies pierres !

Elle se redressa, rejeta ses jupes, s’épousseta. La doctoresse Ambreuse aimait rester parler : mais, d’habitude, elle ne venait pas si tard. C’est la longueur du jour qui changeait ses horaires.

Les deux femmes regagnèrent la cuisine. Madame Viaud offrit l’apéritif : un ratafia d’orange qu’elle allongeait de vin rouge très frais. Elle en servit un demi-verre à moutarde chacune. Cela avait un peu goût de foie cru, d’extrait de glandes.

Alain Viaud apparut à ce moment. La vieille l’injuria, lui montra le poing. Le vaurien ! Viaud ne salua même pas la doctoresse Ambreuse : il grimpa dans sa chambre, en se tenant d’une seule main à l’échelle. De l’autre main, il écrasait sous son chandail un paquet rondouillard.

Sa chambre était le grenier de la minuscule baraque. La vieille n’y pouvait pas monter. Viaud y recelait un butin indescriptible, hétéroclite, plus abondant et plus brillant que les trésors d’un nid de pie. Cette collection, au reste, l’indifférait.

— Qu’est-ce que tu caches encore, mauvais singe ! cria la vieille. Elle avait bien remarqué la bosse du chandail.

Soudain, la doctoresse Ambreuse eut l’envie singulière d’escalader l’échelle et de visiter ce repaire. Elle demanda la permission. À sa surprise, Viaud accepta. La grand-mère approuva copieusement ce qu’elle crut être une inspection, et elle s’assit.

Viaud avait rapidement caché sous son matelas le paquet qu’il venait de rapporter ; car Pellisson avait fini par découvrir la cagnotte de madame Arnauld, et Alain Viaud avait exigé aussitôt sa part. Hervé conserverait celles de Joachim et de Marie-Antoine. Viaud avait donc reçu neuf mille francs en billets de cent francs — neuf cent mille francs, aurait dit Joachim. Dès demain, Viaud donnerait tout cela à Julien Roquin, en cadeau.

Il parla longtemps mais peu avec la doctoresse Ambreuse. Celle-ci vit plutôt des détritus que des trésors dans la collection de l’enfant. Elle fut émue de l’avoir apprivoisé. Elle l’aimait sincèrement. Viaud ne se livra guère. Il fut très troublé, méfiant, fier. Il eut un brutal mouvement d’affection pour la doctoresse. Il ne le montra pas. Ils se quittèrent étonnés.

Ce même soir, on découvrit le cadavre de Jean Roquin, le père, dans une saline de la côte est. On l’avait poignardé.


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